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Quelle est la place de la lecture dans les contes de Voltaire ? Quel lecteur appellent-ils ou font-ils advenir ? Sachant que les contes n’ont guère en commun que leur auteur, un certain style, une ironie et une certaine brièveté1, la réponse ne saurait être univoque. C’est là du reste la principale difficulté de notre étude : lier ensemble Zadig, Candide et L’Ingénu, pour interroger les différentes manières dont les héros éponymes lisent le monde, c’est-à-dire lient en un tout les événements isolés, fortuits, fortunés et infortunés, hasardeux, contingents ou nécessaires, qui leur arrivent. Quel monde ces événements construisent-ils ? En construisent-ils bien un ? Et si oui, selon quelle logique ? En vue de quelle finalité ? De quel optimum ?

Avant d’entrer dans les textes, définissons les termes et rappelons une évidence : dans son sens moderne, l’optimisme désigne une attitude psychologique ou morale, celle de voir le verre à moitié plein et d’appréhender l’avenir avec confiance. Candide ou l’optimisme a notoirement contribué à populariser ce sens dit « moderne », même si le héros en a forgé pour son usage une définition extrême : l’optimisme, selon lui, « c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » (95)2. Au XVIIIe siècle, l’optimisme désigne toutefois en premier lieu une doctrine philosophique, celle de Leibniz, plus connue sous le nom de théorie du meilleur des mondes possibles3. Précisons d’emblée que le « meilleur » dont il s’agit ici n’est pas « perfection » ; un monde parfait n’aurait le cas échéant pas été « meilleur »4 que notre monde actuel, explique Leibniz, car « les ombres rehaussent les couleurs et même une dissonance placée là où il faut donne du relief à l’harmonie »5. Derrière la métaphore esthétique se cache ici un calcul économique : comment avec un minimumde principes permettre la réalisation d’un maximum de bien ? Comment s’y prendre pour fixer entre l’un et l’autre l’optimum, c’est-à-dire la combinaison la meilleure de tous les événements possibles ?

L’une des particularités d’une telle pensée de l’optimum tient au mode de saisie universel des événements qu’elle commande : le monde apparaît pour elle comme décomposé en ensembles d’éléments distincts, c’est-à-dire comme une « collection des choses existantes »6. Comment pourrait-on en effet « optimiser » un système dont les éléments ne seraient pas identifiés, individualisés et dénombrés ? Une pensée de l’optimum, ou pour employer le terme dans son sens moderne, une pensée qui vise l’« optimisation » d’un système, en saisira nécessairement tous les éléments d’un coup dans un regard surplombant. Chez Leibniz, un tel regard absolu appartient à Dieu, le créateur qui a calculé « par avance une fois pour toutes »7, la meilleure combinaison possible de tous les événements passés, présents et à venir dans tout l’univers. Pour cette raison, dans son introduction de la Théodicée, Jacques Brunschwig compare le créateur à une « immense machine à calculer »8 ; pour sa part et dans son texte, Leibniz le voit comme un « faiseur de romans »9. Les deux métaphores ne s’opposent en réalité pas vraiment, car, à l’instar du mathématicien, l’auteur calcule ses effets en vue d’une fin : comme l’écrivait Leibniz à Anton Ulrich : « C’est en outre l’un des meilleurs artifices des faiseurs de romans de tout embrouiller et de tout lier ensemble de manière inattendue. Et personne n’imite mieux notre Seigneur que l’inventeur d’un beau roman »10. Autrement dit, l’auteur est celui qui combine des événements de manière optimale, dessinant des arcs narratifs ou des courbes de destinées, afin de produire le plus grand effet moral ou esthétique sur son lecteur. Mais pour quels yeux le roman apparaît-il comme un monde optimal ? Répondre à cette question impose de s’intéresser à la liaison des événements en un récit ainsi qu’aux lectures qu’en font les personnages, et se demander pour qui Zadig, Candide et L’Ingénu sont susceptibles d’avoir un sens.

Zadig et le lecteur absolu

Parmi les événements qui entourent la genèse de Zadig, on trouve cet incident survenu lors d’une partie de « jeu de la reine » en octobre 174711. À Emilie du Châtelet perdant de grosses sommes, Voltaire aurait glissé : « Vous jouez avec des filous ». Malheureusement, la phrase aurait été entendue et aurait fait scandale au point d’obliger Voltaire à fuir chez la duchesse du Maine à Sceaux. C’est elle qu’il aurait alors gratifiée des premiers chapitres de Zadig, écrits pour son plaisir et son amusement. Pour douteuse qu’elle soit12, l’anecdote n’est peut-être pas totalement gratuite puisqu’elle permet de mettre le doigt sur l’un des nœuds du conte. Zadig, sous titré ou la destinée, est d’emblée associé à un revers de fortune lors d’une partie de cartes. Or tous les joueurs le savent : la fortune est la plus capricieuse et la plus imprévisible des déesses, aveugle par surcroît, et souvent représentée en équilibre instable sur une roue menaçant à tout moment de tourner, retirant ses faveurs aux uns et accablant les autres de bienfaits immérités. N’est-ce pas en outre à une telle déesse que Zadig est dédié ? Dès l’« Épître dédicatoire à la sultane Sheraa », on rencontre en effet, parée des atours d’un orient stéréotypé, Madame de Pompadour, protectrice de Voltaire et amie des philosophes. Anne Soprani a relevé que l’apparition de la favorite à la cour en 1745 avait coïncidé avec le retour en grâce (temporaire) de Voltaire qui obtient la place d’historiographe du roi13. Or si l’intérêt de la Pompadour pour Voltaire semble sincère, sa protection sera pour le moins inconstante : la favorite occupant elle-même une position fragile auprès d’un roi qui estimait peu le poète. C’est ainsi que l’on comprend donc le fait que trône à l’entrée de Zadig une Pompadour-déesse de la fortune dont le pouvoir de séduction (« charme des prunelles », « tourment des cœurs », « lumière de l’esprit ») ne tient pas peu au fait qu’elle flotte en équilibre instable au-dessus du sol : « je ne baise point la poussière de vos pieds, parce que vous ne marchez guère » (24), écrit le pseudo-Sadi.

La figure inaugurale de la Fortune réapparaît dès le début du texte.

Au temps du roi Moabdar il y a avait à Babylone un jeune homme nommé Zadig, né avec un beau naturel fortifié par l’éducation. Quoique riche et jeune, il savait modérer ses passions ; il n’affectait rien ; il ne voulait point toujours avoir raison, et savait respecter la faiblesse des hommes. (25)

Dès la première phrase tout semble fait pour souligner le sens de la mesure du héros. Après une première période de sept syllabes, chacune des suivantes en comporte huit. La seconde phrase confirme cette première impression : elle commence par une subordonnée introduite par la concession « quoique » dont la principale antéposée comporte neuf syllabes ; ce schéma est reproduit ensuite par « il n’affectait rien » qui comporte à nouveau cinq syllabes, et « il ne voulait point toujours avoir raison », qui en comporte à peine plus que la principale précédente. La fin de la phrase prend quant à elle la forme d’un bel alexandrin aux hémistiches parfaitement équilibrés. Notons encore que, dans ce passage, « éducation » rime avec modération des « passions », et surtout avec cette bonté d’âme qui engage Zadig à ne pas vouloir imposer ses « raisons » aux autres. La paronomase « jeune homme nommé Zadig » pointe quant à elle le lien nécessaire entre le nom « Zadig » et l’homme : un lien de « justice », selon l’étymologie même du nom qui signifie en persan ou en hébreux le « juste » ou le « sage ».

La phrase suivante marque une rupture par rapport à ce début fait d’équilibre et de mesure.

On était étonné de voir qu’avec beaucoup d’esprit il n’insultât jamais par des railleries à ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, à ces médisances téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces turlupinades grossières, à ce vain bruit de paroles, qu’on appelait conversation dans Babylone. (25)

D’emblée la phrase est deux fois plus longue que chacune des précédentes. Deux longues périodes de 14 et 17 syllabes précèdent des rythmes « rompus », « tumultueux » et « téméraires » (respectivement 3, 5 et 9 syllabes) avant qu’elle ne retrouve progressivement sa mesure et ne se conclue par un nouvel alexandrin trimètre. Construite par effets d’accumulation, la phrase se termine finalement sur l’assonance rimée « paroles » et « Babylone » qui transforme la ville en un torrent de « conversations » sauvages, incontrôlées et incontrôlables, qui sont l’image des passions déchaînées, du souci de l’emporter et d’avoir toujours raison, c’est-à-dire tout ce à quoi ne participe pas l’homme juste « nommé Zadig ».

Le sage héros ne tardera cependant pas à être rattrapé par les passions, emporté par une « tempête » causée par « l’amour propre » (25) d’Orcan, dont la vanité avait été piquée de le voir en favori de la belle Sémire. Dès l’évocation des amours de Zadig, l’hiatus entre « mesure » et « passions » était apparu clairement : le texte souligne en effet que s’il « avait pour elle un attachement solide et vertueux », pour sa part Sémire « l’aimait avec passion » (26). Et c’est dans cet équipage instable qu’ils touchent au moment « fortuné » de leur mariage, lequel marquera le début des « infortunes » de Zadig. En d’autres termes, on ne va pas tarder à assister à l’entrée en jeu des tempêtes et des passions tumultueuses sous les traits d’Orcan. Ce nom a déjà été beaucoup glosé14 ; a-t-on toutefois déjà souligné sa proximité avec l’anglais « hurrican » ou l’allemand « Orkan » ? Voltaire est en effet familier des noms plus ou moins significatifs créés à partir de langues étrangères. Ce qui est certain, c’est qu’un ouragan s’abat bien ici sur Zadig. Et il s’abat par plusieurs rafales : on voit arriver d’abord « les satellites du jeune Orcan » (première rafale) qui est lui-même « neveu d’un ministre » (deuxième rafale) à qui les « courtisans de son oncle avaient fait croire que tout est permis » (troisième rafale), jusqu’à la vanité blessée ou « désespérée de n’être pas préférée » (cœur de l’ouragan). La « jalousie » d’Orcan n’est rien d’autre que cette « piqûre » dans « l’amour-propre » qui expose au risque de tempêtes dont Zadig avait voulu se prémunir.

Nous avions un torrent tumultueux de paroles et de passions, nous avons ici un ouragan aussi imprévu qu’imprévisible. Ajoutons à cela l’anecdote du jeu liée au conte et l’épître à Madame de Pompadour, et nous nous trouvons bel et bien renvoyés vers la vieille figure de la Fortune, cette reine capricieuse de l’univers. À la Renaissance, dans Le Prince, Machiavel l’avait décrite sous les traits d’une catastrophe naturelle qui n’est pas sans rappeler ce début de Zadig :

Je compare la fortune à l’une de ces rivières torrentueuses qui, dans leur colère, noient à l’entour les plaines, détruisent les arbres et maisons, dérobent d’un côté de la terre pour la porter ailleurs ; chacun fuit devant elles, tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun15.

Comment faire face à un tel courroux ? Le stratège italien avait répondu : il faut faire preuve de « prudence (prévoyance) » et construire des digues en temps de décrue ; mais également savoir faire preuve d’« audace », et de l’une comme de l’autre avec à propos et au moment voulu16. Et tel semble bien être dans toute la première partie du conte le problème de Zadig. Malgré sa sagesse, son sens de la justice et de la mesure, il se trouvera systématiquement à contretemps des événements. Dans le troisième chapitre, « Le chien et le cheval », il démontre une étonnante perspicacité à reconstruire à partir de traces, le double événement du passage d’une chienne plus d’un cheval ; mais à étaler cette science hors de propos, il se rend suspect aux yeux des serviteurs du roi. Devant ce résultat et résolu à être plus prudent, il manquera l’occasion de dénoncer un prisonnier en fuite, redoublant dès lors les suspicions à son égard. Les actions de Zadig ne semblent jamais avoir les conséquences attendues : entre ces dernières et leurs conséquences, la fortune brouille les cartes. La première méditation de Zadig sur ses malheurs en fournit la démonstration : « Grand Dieu ! dit-il en lui-même, qu’on est à plaindre quand on se promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé ! » (34) Cette exclamation qui supprime ici tout enchaînement entre la cause (le passage aléatoire d’animaux dans la forêt) et les effets (donner à Zadig le sentiment de l’injustice universelle) résume les événements en dehors de toute articulation logique : comme si la Fortune régnait bien sur le monde.

Dans les cercles du pouvoir, la déesse aveugle règne en maîtresse incontestée : là, les hommes sont directement soumis aux humeurs des puissants. Ministre du roi Moabdar, Zadig en fera l’amère expérience. Dans le chapitre « Les Généreux », le héros avait tout d’abord découvert qu’à un roi juste, il est bon de dire la vérité tout franchement – audace qui lui vaudra en outre la coupe de l’action la plus généreuse. Mais la malice du narrateur consiste à glisser immédiatement : « Le roi acquit la réputation d’un bon prince, qu’il ne garda pas longtemps » : la fortune est sur le point de tourner et Zadig, une fois de plus, sera à contretemps. L’exemple le plus frappant de ce découplage entre les actes et les effets se trouve cependant dans l’épisode de la rencontre avec Missouf, qui ne porte pas par hasard le titre de « belle capricieuse » (76). À peine délivrée de l’homme qui la battait, elle se retourne en effet contre Zadig de la manière la plus inexplicable avant d’être enlevée de manière parfaitement inattendue par des cavaliers dont on ne comprend ni qui ils sont ni le sens de leur action. De fait, Missouf est bien dans le conte une figure de la fortune incontrôlable et imprévisible, elle qui en outre, après son arrivée à Babylone, y mettra tout « sens dessus-dessous » : « obligeant le chef des mages, qui était vieux et goutteux, de danser devant elle », et ordonnant à « son grand-écuyer de lui faire une tourte de confitures » (76). Le monde ainsi gouverné, privé de tout sens et de tout ordre, est de fait abandonné au flot aveugle de ses passions.

Après sa fuite de Babylone, Zadig se laisse porter ou plutôt emporter par les événements. Il avait jusqu’ici cherché à saisir le sens de ses aventures, il interroge désormais la destinée. S’il avait dans une première phase posé la question pratique du meilleur comportement à adopter face à l’imprévisible, il pose désormais la question métaphysique du sens. Ce questionnement va l’accompagner durant ses pérégrinations ainsi que dans les innombrables tentatives de récapitulations auxquelles il se livre. Las, ne parvenant pas à arrêter un sens à son destin dont un ultime contretemps lui fera perdre la récompense de ses combats victorieux, il lui échappera « enfin de murmurer contre la Providence » (84). N’y a-t-il pas au-dessus du monde de la Fortune, au-dessus du monde des passions et des tempêtes, un Ciel immuable et une Providence capable de lier en un tout harmonieux les événements les plus fortuits ?

La réponse est « oui ». « Oui » parce que le récit conduit bien, malgré l’éparpillement des événements, vers une fin providentielle. Tous les protagonistes reçoivent précisément leur dû – sauf Missouf qui continue de courir le monde, portant partout ses désordres. Et si ces derniers finissent toujours par être endigués, ils ne le sont pas par la prudence ou l’audace des hommes, mais par la prévoyance de Dieu ; car si la Fortune est aveugle, la Providence – littéralement « vision à l’avance » ou « prévision » – a tout calculé « une fois pour toutes »17. Telle est entre autres la leçon de l’ermite retrouvant au passage, pour décrire les passions, la métaphore des eaux sauvages : si les flots peuvent submerger l’homme, les passions sont néanmoins nécessaires à son progrès. Plutôt que d’essayer d’en dominer le tumulte par la mesure ou la justice, il faut les utiliser à bon escient et s’en remettre pour le reste à Dieu. Zadig se soumet au destin ou, plus précisément, il se convertit à l’ordre providentiel de l’univers ; et ainsi les hasards vécus, les fortunes et les infortunes, se trouvent également convertis en une destinée. Tel nous paraît être le sens des retrouvailles de Zadig – l’homme sage et juste – et d’Astarté dont le nom évoque les étoiles : Astarté, astrum, stella, star. Si le terme « théodicée » signifiait littéralement la « justice de Dieu »18, le gouvernement de Zadig et Astarté sera donc une « justice par les astres ». Il devient dès lors lui-même la Providence de son peuple ainsi que la toute dernière phrase du conte, par la magie de l’anadiplose, en témoigne : « On bénissait Zadig, et Zadig bénissait le ciel. » (93)

À ce « oui » suit immédiatement un – ou plusieurs – « mais ». La conversion de Zadig constitue la conclusion « optimiste » du récit : elle a néanmoins un prix. Si la Providence permet de dépasser l’hiatus pratique entre la mesure du sage et les flots tumultueux de la Fortune pour les harmoniser en une destinée, elle ouvre un autre gouffre : celui, métaphysique, qui sépare un point de vue humain d’un point de vue divin sur le récit. Le plus sage des hommes, Zadig ne sait ordonner en un destin les événements de sa vie, c’est-à-dire lire dans le « livre des destinées » (84) que lui tend l’ermite. Seul Dieu, de sa position de lecteur absolu des destinées, est capable d’en lier le sens. Les hommes quant à eux ne peuvent que s’en remettre à sa Providence et l’adorer : la coordination entre les deux points de vue implique en dernier lieu une confiance plus ou moins éclairée par une révélation (incompréhensible) sur le sens du destin.

Le récit est donc optimiste quand bien même son sens nous échapperait, puisque nous avons foi dans le lecteur absolu de l’univers. Si cette conclusion est donc déjà mitigée, elle l’est encore bien plus sur le plan strictement philosophique, car les objections de Zadig à l’ange doivent être prises au sérieux, tout comme est sérieuse l’inquiétude de Voltaire scrutant ce que J. Goldzink a appelé cet « insondable triangle : Dieu-l’homme-le mal »19. La révélation de l’ermite, son plaidoyer pour l’optimisme, ne délivrent en effet ni de la violence ni du mal ; la garantie d’un sens est-elle alors suffisante ? Un incendie était-il bien nécessaire pour indiquer au philosophe qui accueillit l’ermite et Zadig l’emplacement d’un trésor sous sa maison ? Un trésor est-il d’ailleurs la récompense adéquate de la sagesse ? Et, plus grave, s’il fallait que l’enfant meure, quelle nécessité y avait-il à le « prend[re] par les cheveux » pour le jeter dans la rivière où « [l’]enfant tombe, reparaît un moment sur l’eau, et est engouffré dans le torrent » (88) ? N’est-ce pas là un acte de violence gratuite et délibérée ? Et plus profondément encore : si tout est arrêté d’avance qu’advient-il de la liberté ? Un personnage qui, à l’instar de Zadig, ne sait pas lire sa destinée, peut-il a fortiori se faire l’auteur ou le sujet libre de sa propre histoire ?

Candide ou le monde illisible

La question de la liberté est au centre de la Théodicée de Leibniz dont le titre complet est : Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Comment concilier la tension entre liberté et providence ? Réponse de Leibniz : par la contingence, car il y a bien, explique-t-il, « une liberté de contingence » selon laquelle rien ne pousse l’homme à se décider pour un parti plutôt que pour un autre20. La contingence n’est ni la fortune ni le hasard. Elle est tout ce qui est possible mais non nécessaire, ce dont « l’événement […] opposé est possible »21 ou dont le contraire n’est pas impossible. Était-il nécessaire qu’Adam succombe au péché ? Certes, sans chute pas de rédemption, et Dieu qui a tout organisé au mieux (c’est-à-dire en vue de la rédemption) avait besoin qu’Adam succombe. Mais Adam était libre : il aurait parfaitement pu ne pas pécher. Il aurait alors ouvert à un autre monde, un monde possible mais un monde qui n’est pas le nôtre. On fait ici face à une bifurcation : Adam peut être pécheur ou non-pécheur, mais il ne peut pas l’être – et c’est là le point principal – dans le même monde22.

Pourquoi s’arrêter sur ces arguties ? Parce que là où Zadig explorait le problème de la conversion de la fortune en providence, Candide explore les possibilités de la liberté sous le régime de la contingence. Dès la fin du premier chapitre, ce mode de fonctionnement est rendu parfaitement explicite. Dans le texte : « Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc »… Quel est ce jour ? Aucune date n’est mentionnée ; c’est autant par hasard que de toute éternité que Cunégonde s’y promène, car nous nous trouvons ici encore avant la chute. Que voit-elle ? Le langage « métaphysico-théologico-cosmogonigologique » (38) vient immédiatement travestir de manière carnavalesque les ébats de Pangloss avec Paquette, où le professeur donne une « leçon de physique expérimentale » à la servante ; on assiste alors avec Cunégonde à des « expériences réitérées » dont elle voit en outre la « raison suffisante » (39). Le carnavalesque transpose ici l’activité sexuelle en une parodie de langage leibnizien où tout apparaît comme conduit par une nécessité faite de causes et d’effets, ainsi que d’enchaînements mécaniques. Et Cunégonde qui, nous dit le texte, « avait beaucoup de dispositions pour les sciences », « observe », se livrant à un empirisme bouffon qui aura néanmoins pour effet réel d’éveiller son désir. Notons que dans tout ce passage, le langage carnavalesque n’apparaît qu’avec la vision que Cunégonde a des événements. Et si ce n’est pas à proprement parler son langage, c’est du moins celui du narrateur voltairien.

Le désir porte Cunégonde vers Candide, donnant lieu à la dernière scène du chapitre. Le travestissement carnavalesque du langage cède ici le pas à une écriture faite d’enchaînements et de parallélismes :

Elle rencontra Candide en revenant du château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d’une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu’il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière […]. (40)

Lorsque Cunégonde « rougit », Candide « rougit » de même ; s’adresse-t-elle à lui « d’une voix entrecoupée » qu’il répond « sans savoir ce qu’il [dit] » ; laisse-t-elle « tomber son mouchoir » que Candide « le [ramasse] ». Le jeu des parallélismes culmine au moment où « elle lui [prend] innocemment la main », tandis que « le jeune homme [baise] innocemment la main ». Et leurs lèvres se rencontrant, propagent de manière symétrique l’excitante sensation : « leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s’enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s’égarèrent ». Dans toute cette scène, les parallélismes mettent en évidence l’absence de recul ou de liberté : Cunégonde et Candide sont emportés par une nécessité non travestie par le langage métaphysique. Ce dernier ne réapparaît que lorsque le baron les découvre derrière le paravent : « et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château » (40). Une fois de plus, le langage « métaphysico-théologico-cosmogonigologique » est lié à la présence du tiers qui observe la scène de l’extérieur, car pour ce qui est des protagonistes, ils sont emportés par une mécanique implacable qui met pour ainsi dire Cunégonde et Candide en miroir l’un de l’autre.

Deux séries que souligne la proximité phonique des noms se mettent ainsi en place : la série « Pangloss/Paquette » tout d’abord, qui aura pour conséquence la contamination du métaphysicien par la vérole ; la série « Cunégonde/Candide » ensuite, qui aura quant à elle pour conséquence le renvoi du jeune homme de Thunder-ten-tronckh. Si chacune des deux séries prise pour elle-même a donc ainsi des effets nécessaires, ce n’est qu’incidemment que la première est cause de la seconde. Entre une série et l’autre, seul le hasard d’une promenade au parc est en jeu. Autrement dit, le renvoi de Candide qui ouvre l’histoire est pour partie dû au hasard et pour partie à la nécessité. Or un événement qui n’est ni nécessaire ni impossible, un événement qui se trouve nécessairement dans une série et par hasard dans une autre, est selon la définition de Leibniz un événement « contingent ». Aucune nécessité n’a forcé Candide à pécher ; pour autant, dans le monde du conte, il fallait qu’il fût pécheur et chassé du plus beau des châteaux du monde. Si Voltaire se moque donc de Leibniz en introduisant une parodie de langage « métaphysico-théologico-cosmogonigologique » dans son texte, cette parodie est celle de la description des événements par un tiers. Dans l’enchaînement des événements en revanche, il explore ces connexions faites de liberté et de nécessité que Leibniz appelle contingentes. Et ce n’est pas dire ici que Voltaire soit anti-leibnizien en surface et leibnizien sur le fond ; c’est avancer au contraire que, sur des modes différents, l’un et l’autre tentent de découvrir une manière de lier les événements qui forment le cours de monde en ménageant la liberté de l’homme d’une part, et la nécessité des enchaînements causaux de l’autre.

Ce mode d’écriture par séries est mis en pratique de manière systématique dans le conte, provoquant à tout moment des bifurcations et des dédoublements, et créant des effets cocasses de symétrie. La série d’événements causés par le baiser, c’est-à-dire le renvoi du château, va croiser dès le chapitre II une autre série d’événements, liés à la guerre. Une fois de plus, le lien d’une série à l’autre est contingent. Chassé du paradis terrestre, Candide a longtemps marché « sans savoir où » ; il finit par parvenir au village au nom tudesque et improbable de « Valdberghoff-trarbkdikdorff » (40). Les aléas de cette errance débouchent sur une rencontre à l’entrée d’un cabaret où deux officiers bulgares le prient d’être leur convive. Tout à son désespoir et à sa faim, le jeune homme ne peut refuser. Les séries parallèles de l’amour entre Cunégonde et Candide, et de la guerre entre Bulgares et Abares viennent alors à se croiser sous la forme programmatique d’un syntagme unique dans lequel Cunégonde sera remplacée par le roi des Bulgare : « N’aimez-vous pas tendrement ?... – Oh ! oui, répondit-il [Candide], j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde. – Non, dit l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas tendrement le roi des Bulgares. » (41) Au premier chapitre, Candide avait « innocemment » pris la main que Cunégonde lui avait « innocemment » tendue ; ici, il aime « tendrement » Cunégonde comme on veut qu’il aime « tendrement » le roi des Bulgares. Le parallélisme entre les amours marque à la fois le point de rencontre et de disjonction des séries, illustrant une fois de plus la contingence qui gouverne le destin de Candide. Le jeu des parallélismes se poursuit dans les noms des armées belligérantes, Bulgare et Abares, dont les exactions sont en outre parfaitement symétriques. Dans les villages traversés par Candide, on trouve un « village abare que les bulgares avaient brûlé » et un village qui « appartenait à des Bulgares, [et que] les héros abares […] avaient traité de même » (44). Toute la bataille est elle-même un jeu de miroir ; elle n’est racontée ni du point de vue d’une armée ni de l’autre, et propage symétriquement la mort dans chaque camp. Et si Cunégonde et Candide avaient un instant été liés par un baiser, les armées le sont désormais par « les canons [qui] renversèrent à peu près mille hommes de chaque côté », par « la mousqueterie [qui] ôta du meilleur des mondes environ neuf mille coquins », et enfin par « la baïonnette [qui] fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes » (43). Il n’y a pas jusqu’aux Te Deum que l’on fait chanter dans chaque camp qui ne soient exactement symétriques.

Redoublements et séries contingentes se retrouvent dès l’arrivée de Candide en Hollande, où il fait la rencontre d’un pasteur qui parle de charité sans la faire, puis d’un anabaptiste qui ne parle pas de charité mais la fait. Double événement donc dont le premier « cause » le second sans qu’il y ait ici d’autre nécessité que le bon cœur de l’anabaptiste qui « vit la manière cruelle » (45) dont Candide était traité. Les aventures de Cunégonde présentent le même type de dédoublements déjà constatés entre le héros et l’héroïne. Alors qu’elle raconte son viol par le soldat bulgare, Cunégonde conclut :

« le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. – Hélas ! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. – Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais continuons. – Continuez », dit Candide. (57)

La blessure reçue par Cunégonde – à la fois parodie de celle reçue par le Christ en croix et euphémisme du sexe féminin – donne lieu à plusieurs parallélismes et dérivations : celui des regards et des verbes : « j’espère bien la voir / vous la verrez » et « continuons / continuez ». Et dès qu’elle reprend son récit, c’est pour redoubler le soldat par son capitaine qui tue le « brutal » avant de faire de Cunégonde sa maîtresse. Alors qu’elle est vendue à un Juif, nous assistons à un nouveau dédoublement où la belle Westphalienne se partage entre le Juif lui-même et son antagoniste sous la forme de l’inquisiteur. Notons à cet égard que si le Juif ou l’inquisiteur ne sont ni l’un ni l’autre des amants impossibles ; ils s’excluent néanmoins mutuellement. L’un fera donc sa cour à Cunégonde les « lundi, mercredi et jour du sabbat » (58), et le second les autres jours. Et les deux événements « Juif » et « inquisiteur » n’étant pas possibles ensemble, lorsqu’ils finissent par entrer en collision, ce ne sera que pour s’annuler et provoquer la mort de leurs protaginistes de la main de Candide.

Le jeu des événements et séries dédoublées est systématique et se reproduit au niveau des personnages. Cunégonde ne trouve-t-elle pas dans la vieille un miroir au carré de ses propres aventures ? Mettant la vieille au défi d’avoir plus souffert qu’elle, Cunégonde lance :

Hélas ! lui dit-elle, ma bonne, à moins que vous n’ayez été violée par deux Bulgares, que vous n’ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu’on n’ait démoli deux de vos châteaux, qu’on n’ait égorgé à vos yeux deux mères et deux pères, et que vous n’ayez vu deux de vos amants fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez l’emporter sur moi (63).

La vieille l’emportera toutefois sans difficulté ; signalant son amputation d’une fesse, elle se révèle en somme comme la racine carrée plutôt que le carré de Cunégonde : partie de bien plus haut, elle était tombée bien plus bas. Quant à Candide, si son nom déjà le plaçait en miroir de Cunégonde, il se dédouble encore dans le personnage de Cacambo, une fois de plus proche phonétiquement. Ainsi dédoublé, le premier évoluera vers une sage retenue, tandis que le second se signalera par son audace aventureuse. À ces couples, il faut évidemment ajouter celui que forment Martin et Pangloss, le manichéen et le providentialiste, sur lequel nous ne nous étendrons pas ici.

Si toutes ces séries finissent bon an mal an par former un monde, Candide n’en rassemble pas les fils divergents en une fin providentielle. Son monde demeure celui de la contingence où, à tout moment, au gré des bifurcations entre séries, d’autres mondes paraissent possibles, c’est-à-dire ni nécessaires ni impossibles. La leçon finale même sera dédoublée entre celle du derviche qui impose le silence en fermant la porte au nez de nos philosophes, et celle du « bon vieillard » (139) qui invite à une retraite laborieuse. Refus de toute métaphysique d’une part, mise à distance du monde par le travail de l’autre. Zadig se concluait sur la nécessité d’adorer et de se taire, Candide sur celle de se taire et de travailler. Non seulement le sens demeure définitivement hors de portée, mais il n’y a plus aucune instance supérieure pour en garantir l’existence en dernier recours. Pareil au bien nommé « Seigneur Pococuranté », celui qui avait été le lecteur absolu du monde ne se soucie plus de rien. Ni ouvrages classiques, ni poésie ou théâtre, ni livres de philosophie, de droit ou de sciences, ne trouvent plus grâce à ses yeux. S’il lit encore parfois ses livres, ce n’est pas pour construire un sens universel ; comme il l’explique à Candide, il ne lit que pour lui-même et « n’aime que ce qui est à [son] usage » (122). Sa bibliothèque ne fait plus un monde, elle n’est que la collection des livres d’un lecteur qui se désintéresse de tout. N’est-ce pas ici aussi un congé donné aux « faiseurs de romans » dont parlait Leibniz, dont l’art était de susciter l’intérêt du lecteur par la combinaison optimale des événements en un récit ? Et, plus profondément, ces derniers ne sont-ils pas condamnés à céder la place aux journalistes, aux « nouvellistes » ou « faiseurs des gazettes » dont personne n’attend qu’ils lient en un roman cohérent les événements qu’ils rapportent ? Le monde de Candide n’est-il pas marqué par l’actualité des guerres et des catastrophes naturelles, telles qu’elles se donnèrent à lire à Voltaire dans les journaux ? De fait, suivie au jour le jour, l’actualité ne semble aimantée par aucune cause finale : à l’instar du conte, elle renvoie l’image d’un monde qui s’émiette et se fractionne, un monde fait de soustractions, d’ellipses et de litotes, un monde amputé de toute finalité et livré à une contingence sans Providence, un monde enfin illisible où le plus grand triomphe réside dans l’abandon de l’illusion d’une lecture possible.

L’Ingénu ou le lecteur éclairé

Dieu est-il le seul lecteur à même de garantir le sens du monde ? Le projet des Lumières n’est-il pas celui d’une diffusion du savoir même chez les plus simples d’entre les hommes, et, par conséquent, des techniques de son acquisition ? De fait, L’Ingénu est le récit d’un apprentissage de la lecture, apprentissage qui rendra le héros apte à comprendre le sens des événements qui lui arrivent et à se gouverner socialement. Au départ du conte, le problème est cependant sensiblement le même que celui que nous avons rencontré dans Zadig et dans Candide. Jean Starobinski l’a analysé en se fondant sur le début du chapitre VII de L’Ingénu23, qu’il faut commencer par relire :

L’Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie, se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur l’épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même ; mais il aimait encore la vie, à cause de Mademoiselle de Saint-Yves. Tantôt il maudissait son oncle, sa tante, et toute la Basse-Bretagne, et son baptême ; tantôt il les bénissait, puisqu’ils lui avaient fait connaître celle qu’il aimait. Il prenait sa résolution d’aller brûler le couvent, et il s’arrêtait tout court de peur de brûler sa maîtresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités par les vents d’est et d’ouest que son cœur l’était par tant de mouvements contraires.

Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu’il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l’autre s’enfuyait. (74)

Pour Starobinski, ce passage concentre plusieurs traits typiques de l’écriture voltairienne, au premier rang desquels il souligne le malin plaisir que prend l’auteur à brouiller le rapport des causes et des effets ; dans la phrase : « mais il aimait encore la vie à cause de Mademoiselle de Saint-Yves », la cause (Mlle de Saint-Yves) n’est mentionnée qu’après l’effet (il aimait encore la vie), et, note encore le critique, « l’oreille découvre, dans la syllabe Yves, l’image en miroir de la syllabe vie. »24 De tels jeux nous sont déjà familiers et se retrouvent à plusieurs niveaux dans L’Ingénu, comme cela est encore le cas dans la phrase suivante où l’oscillation entre malédictions et bénédictions est une fois de plus construite sur des parallélismes qui miment la versatilité du héros. Ce dernier avance au hasard, d’effets en causes, de désespoir en espérance, sans ordre ni raison. Et s’il est dit qu’il marche « à grands pas », il ne sait de fait pas où il va. Poursuivons :

[…] il entendit le son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié courait au rivage, et l’autre s’enfuyait.

Mille cris s’élèvent de tous côtés ; la curiosité et le courage le précipitent à l’instant vers l’endroit d’où partaient ces clameurs ; il y vole en quatre bonds. Le Commandant de la milice qui avait soupé avec lui chez le Prieur, le reconnut aussitôt ; il court à lui les bras ouverts : Ah ! c’est l’Ingénu, il combattra pour nous. Et les milices qui mouraient de peur se rassurèrent, et crièrent aussi : c’est l’Ingénu, c’est l’Ingénu (74).

Dans ce passage encore, Voltaire commence par évoquer l’effet tel qu’il se donne à la perception du héros et du lecteur qui auront tout lieu de s’interroger : les habitants sont-ils subitement devenus fous ? Pourquoi une partie court-elle vers le rivage et pourquoi l’autre s’enfuit-elle ? Pourquoi les cris et les clameurs ? L’impression produite par tant de désordres est tout d’abord comique, car on n’apprend qu’ensuite que les Anglais sont en train d’attaquer. Starobinski note à propos que « l’humour dans le conte philosophique travaille à la décomposition d’une situation globale en une série d’actes ou d’états “discrets”, séparés dans le temps. Le sens de l’événement total est comme “atomisé” en une série de petits faits concrets, parfaitement grotesques lorsqu’ils sont pris un à un. Étonnante efficacité de l’asyndète ! Nous ne voyons plus qu’une poussière d’instants qu’aucun vecteur de signification, qu’aucune cohérence rationnelle ne semble entraîner ni associer : chaque instant s’isole comme un petit monde clos. »25 On retrouve donc fondamentalement le problème qui était celui de Zadig et de Candide : comment faire advenir le sens à partir d’éléments distincts et de séries divergentes sans rapports les uns avec les autres, sachant que ce qui se donne à voir n’est que l’effet de causes qui demeurent obscures. Zadig essayait bien de se récapituler afin de trouver le sens de son existence, mais ses efforts restaient vains : seul un ange pouvait, le moment voulu, révéler aux hommes justes le sens de leur destinée. Dans Candide en revanche, l’éparpillement irrémédiable des séries ne permettait pas d’autre attitude que la résignation et la culture bornée de son jardin. Et pourtant, à cultiver la terre, ou, mieux, à se cultiver, il n’est pas exclu que l’on ne fasse un jour de grands progrès. Ce sera là la leçon de L’Ingénu. Ces progrès, disons-le tout de suite, sont le fruit de son application à un exercice qui est au cœur du conte : l’exercice de la lecture. Lire, c’est lier ensemble les lettres d’un texte ; c’est se donner les moyens de lier en une destinée les événements contingents d’une existence ; c’est gagner son autonomie par rapport à un lecteur absolu ; c’est donc affirmer sa majorité. Tel est l’itinéraire de l’Ingénu qui finira par dépasser Zadig lui-même. Ce dernier se voulait certes un lecteur du « grand livre que Dieu à mis sous nos yeux » (30), mais lorsque les serviteurs du roi lui avaient demandé s’il n’avait pas vu passer le cheval ou le chien, sa « lecture » se révélait n’être qu’un déchiffrement d’indices – déchiffrement dont il tirait certes de justes conclusions, mais, incapable de « lire » sa propre situation face aux serviteurs, il éveillait la suspicion de ces derniers jusqu’à se voir accusé du vol et du cheval et de la chienne26.

L’Ingénu débute par l’évocation humoristique – mais sans la férocité qui caractérisait Candide – d’une ancienne fable rappelant différents miracles de la Légende dorée. Si l’on se trouve évidemment ici dans le registre des superstitions, celles-ci appartiennent à un lointain passé car nous sommes le 15 juillet 1689, c’est-à-dire dans un contexte historique précis que Jean Goldzink a rappelé dans l’introduction de son édition du texte. C’est à cette date que l’Ingénu débarque en France, sans savoir alors ni qui il est, ni où il va ; il se dit simplement « curieux » (44). Il représente ainsi d’emblée une certaine voix de la nature, une certaine tabula rasa chère aux Lumières27, une potentialité non fixée : c’est un être en puissance, une page blanche ou une destinée encore à écrire. Du reste, à l’instar d’une page de livre, il se révèlera avoir une mémoire infaillible : « tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il ; et quand on gravait dedans, rien ne s’effaçait ; il n’avait jamais rien oublié. » (56) Cette tête encore vierge débarque donc le 15 juillet 1689 au prieuré de Notre-Dame de la Montagne, et c’est sur elle – plus que sur la carrure herculéenne de l’Ingénu – que porte toute l’attention : l’Ingénu ne s’élance-t-il pas « par-dessus la tête de ses compagnons », ne fait-il pas un « signe de tête » à Mademoiselle de Kerkabon, n’est-il pas « nu-tête », le « chef » uniquement « orné de longs cheveux en tresses » ? (43) Et c’est une tête si « intéressante » que toute la communauté du prieuré se rassemblera pour lui faire mille questions, comme on consulterait un compte rendu de voyages en pays huron. Cette tête cependant, ou le livre encore à écrire qu’est l’Ingénu, n’a ni titre ni auteur ; n’ayant « connu ni père ni mère » (45), il n’a pas encore pris pied dans l’ordre symbolique de la société. Tous et surtout toutes s’intéressent d’autant plus à lui. La communauté posera alors rapidement la question de la langue : le jeune homme parle en effet déjà excellemment le français. Qu’en est-il de la langue huronne ? Il n’est pas inintéressant de noter que l’origine « sauvage » de l’Ingénu ne sera définitivement confirmée qu’au moment où l’on trouvera dans une Grammaire huronne, c’est-à-dire dans un livre, quelque chose comme un premier certificat de naissance : « [Monsieur de prieur] revint tout haletant de tendresse et de joie ; il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron » (47). Cette reconnaissance équivaut à une naissance, justifiant ici en outre l’émotion du prieur. On se tourne ensuite vers la question des amours en pays huron. L’Ingénu reconnaît en avoir déjà connu les douceurs auprès de la belle Abacaba ; s’il n’avait donc pas été introduit dans l’ordre symbolique de la société par ses parents, il l’aura du moins été par le biais de cet abécédaire de l’amour matérialisé dans le nom de l’élue : Abacaba fut son ABC. Son alphabétisation encore sauvage demeure cependant rudimentaire. On ne sera donc pas surpris lorsqu’au chapitre suivant, il dit avoir certes « cru deviner quelque chose » du sens des œuvres de Rabelais et de Shakespeare, mais qu’il n’a « pas entendu le reste » (55). Ce à quoi l’abbé, qui n’a pas beaucoup plus de lettres que le héros, ajoute que « c’était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement » (55) : lectures non éclairées s’il en est.

Son éducation à la lecture ne commence véritablement qu’au chapitre III avec le Nouveau Testament. Or comment le lit-il ? « L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur. » (57) Si notre Huron est un livre, c’est donc un livre dans lequel on recopie un texte sans le comprendre et dont on ne saisit que la lettre. Cela entraînera bien entendu toute la série des quiproquos qui entourent les lectures bibliques de l’Ingénu jusqu’à son baptême. Ne veut-il pas couper le nez et les oreilles de Ponce Pilate si jamais il le rencontrait ? Ne veut-il pas se faire circoncire, et mettre à confesse le récollet qui l’avait lui-même confessé ? N’attend-il pas son baptême au milieu d’une rivière ? Dans tous ces malentendus se révèle une confusion systématique entre le sens historique, symbolique et littéral des saintes écritures. Il n’est à cet égard pas inintéressant de noter que pour défendre sa conception du Baptême, l’Ingénu se réfère aux Actes des apôtres, où un eunuque éthiopien, « haut fonctionnaire chargé d’administrer les trésors de Candace, la reine d’Ethiopie » (8,38) est baptisé par Philippe. Or dans ce passage, au-delà de la question du baptême, il est surtout question de l’apprentissage de la lecture. L’eunuque ne comprend en effet ce qu’il lit dans l’Evangile qu’après son baptême par l’apôtre. On ne saurait mieux dire que le baptême initie à l’esprit du texte en même temps qu’il permet de renaître à la communauté des baptisés. Maître de la technique de l’écriture et amoureux de Mademoiselle de Saint-Yves, l’Ingénu se mettra tout naturellement à faire des vers, sans se douter qu’il vient d’entrer dans le monde symbolique des lois au nom desquelles il ne pourra l’épouser. Plus avant, il ne se doute pas non plus que cette entrée dans l’ordre de la société se paye du prix de la sublimation du désir sexuel : sublimation éternelle pour l’eunuque biblique, et temporaire pour l’Ingénu privé de satisfaction par l’arrivée de l’abbé, sa gouvernante, un vieux domestique et un prêtre au pied du lit où il s’était jeté sur Saint-Yves.

Maître de la technique de la lecture et de l’écriture, l’Ingénu n’a pourtant encore rien appris de positif. Son apprentissage commencera avec son embastillement, prison où il trouve des livres et, en Gordon, un guide. Les deux prisonniers abordent tout d’abord la Physique de Rohault et la Recherche de la vérité de Malebranche, prolongeant leurs lectures de discussions sur l’origine du mal. Suivent des livres d’histoire – en particulier l’histoire de France (91) et l’histoire de Rome (92) –, d’astronomie, et enfin des pièces de théâtre et même des romans. Avec ses différents genres de texte et le passage en revue auquel elle donne lieu, la bibliothèque de la Bastille n’est pas ici sans rappeler celle du seigneur Pococuranté, à la différence près qu’elle remplit désormais sa fonction d’instruction, car « [l]a lecture agrandit l’âme, et un ami éclairé la console ». Lecture et amitié sont « deux grandes valeurs des Lumières » (92), note J. Goldzink à ce propos. Plus profondément n’est-ce pas aussi affirmer le lien originaire entre l’âme et le texte ? Comment en effet l’âme pourrait-elle « s’agrandir » si elle n’était pas déjà un livre ? D’une certaine manière, ce n’est peut-être pas tant le livre qui serait le prolongement ou le miroir de l’âme, il se pourrait bien que l’âme elle-même ne soit que la métaphore de la technique historique de la lecture et de l’écriture28.

L’Ingénu se mettra bientôt lui-même à écrire. Ce qu’il écrit est sa propre histoire : c’est-à-dire l’histoire ancienne des nations ou l’histoire naturelle des sociétés : « Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir » (93). Pareilles à l’Ingénu lui-même, les civilisations anciennes, étaient incapables de relier les événements passés et présents, et dès lors incapables de prévisions d’avenir. Il note ensuite que la culture européenne serait supérieure à celle des peuples « naturels » parce qu’elle aurait su « augmenter son être depuis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances ». Les arts et les connaissances ne sont-ils pas ici comparables à l’écriture en tant qu’ils stockent de l’information pour la transmettre aux générations futures ? Quant à l’être de la culture à proprement parler, une fois de plus, comment pourrait-il jamais s’« augmenter » par l’écriture s’il n’était pas déjà un livre d’histoire auquel on ajoute de nouvelles pages ? De tels livres ne sont pourtant pas les seuls qu’évoque l’Ingénu ; conscient du besoin que les sociétés ont des fables, il note : « s’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants et je hais celles des imposteurs. » (94) C’est là bien entendu l’énonciation du programme du conte voltairien lui-même, et, dans le même temps, le point où le contenu du conte se reflète dans son médium, c’est-à-dire le point où le conte nous parle de l’écriture et de la lecture comme techniques des Lumières. Par l’écriture et la lecture, c’est désormais l’homme éclairé qui lie entre eux les événements, lit et écrit son propre destin. Et cet homme c’est l’Ingénu, le lecteur conscient de son médium et de la manière de l’utiliser ; il est désormais prêt à écrire sa propre histoire, et à se faire l’auteur de son propre livre29. Point culminant du roman donc, à partir duquel le Huron va commencer à agir en retour sur Gordon, et point à partir duquel mademoiselle de Saint-Yves va quitter son couvent pour se rendre à Paris. Commence alors à proprement parler le roman sentimental de l’Ingénu : le roman d’un personnage désormais fixé dans et par l’écriture, et qui a accès à toute la dimension de son être moral et social. Ainsi « fixé », il devient toutefois également – il faut bien le dire – un héros de roman sentimental plutôt banal dans la littérature du XVIIIe siècle…

Conclusion

Les contes proposent des réflexions diverses sur des problèmes variés, mais ils touchent tous d’une manière ou d’une autre à la question du lien (causal, contingent, aléatoire) entre des événements atomisés. La question posée est celle du lecteur optimal, lequel, s’il existe, serait capable de donner sens au monde dans et par sa lecture. Dans Zadig, cette perspective sur le monde n’appartenait qu’à Dieu, le seul être capable de lier la Fortune par sa Providence. Le monde n’était pas lisible pour le personnage qui ne pouvait en dernier lieu que s’abandonner à l’adoration de cette Providence. L’inquiétude demeure cependant à la fin du conte, mais la confiance dans le lecteur absolu prévaut : un point de vue existe bien d’où tous les bonheurs et malheurs de la vie apparaissent en une courbe parfaitement harmonieuse. Dans Candide, c’est cette perspective absolue qui disparaît. Le sentiment de contingence qui naît de la lecture des gazettes, en suivant l’actualité des guerres et des catastrophes naturelles, renvoie une image d’illisible qui vient heurter de plein fouet l’équilibre cosmique du bien et du mal. S’il y a encore un lecteur, il se désintéresse désormais totalement du monde, pareil en cela au seigneur Pococuranté. Il n’y a dès lors plus personne pour arrêter les bifurcations sans fin du récit, et la suprême sagesse ne peut plus être l’adoration de la Providence, mais la résignation et le repli à l’abri des illusions ; dans le travail, la vie n’a certes pas plus de sens, mais elle devient au moins supportable. L’Ingénu enfin est celui qui fait l’apprentissage de la lecture, et qui dans cet apprentissage – qui est l’enjeu même des Lumières – devient véritablement le sujet de sa vie. Car savoir lier des lettres et comprendre le sens qui en émerge, c’est savoir lire son propre destin. Oser savoir par soi-même, comme disait Kant, c’est avant tout oser lire soi-même. L’Ingénu met en dernier lieu le texte en scène qui fait de nous des lectrices et lecteurs éclairé.e.s. L’optimum n’est plus donné dans la lecture « une fois pour toutes » d’un Dieu de la Providence, il est le travail d’humains éclairés qui lisent et organisent les événements de leur vie en un livre dont ils sont les auteurs.

 

Slaven Waelti

Notes

1

Sur la définition du conte, voir l’introduction d’Angus Martin, in Anthologie du conte en France, 1750-1799 : philosophes et cœurs sensibles, Paris, Union générale d’éditions, coll. 10/18, 1981.

2

Les références des contes de Voltaires sont données selon les éditions choisies pour l’agrégation 2020, c’est-à-dire Zadig, éd. J. Goldzink, Pocket, 1998 ; Candide, éd. J. Goldzink, GF Flammarion, 2007 ; L’Ingénu, éd. J. Goldzink, GF Flammarion, 2009.

3

On se reportera ici aux définitions de l’optimisme proposées dans le Dictionnaire de Trévoux ou dans l’Encyclopédie.

4

Leibniz, Essais de Théodicée [1710], éd. J. Brunschwig, Paris, GF-Flammarion, 1969, 1ère partie, §9, p. 108.

5

Ibid., §12.

6

Ibid., §8.

7

Ibid., §9.

8

Ibid., Introduction, p. 17.

9

Ibid., §34.

10

Leibniz, lettre à Anton Ulrich, 26 septembre 1713, in « Briefwechsel mit dem Herzoge Anton Ulrich von Braunschweig-Wolfenbüttel », in Zeitschrift des historischen Vereins für Niedersachsen, 1888, p. 233-234. Notre traduction.

11

L’incident est entre autres rapporté par Jacques Van den Heuvel, dans Voltaire, Romans et contes, éd. Frédéric Deloffre et Jacques Van den Heuvel, Paris, Gallimard, Pléiade, 1979, p. 737.

12

Toujours selon Van den Heuvel, si Zadig a bel et bien été composé à Sceaux, il l’aurait été en 1746 déjà.

13

Cf. Anne Soprani, Article « Pompadour », in Inventaire Voltaire, dir. Jean Goulemont, André Magnan, Didier Masseau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995, p. 1079.

14

Orcan est le nom de l’envoyé d’Amurat dans Bajazet ; on le retrouve en italien renégat à qui a été confiée l’éducation du jeune Charles, dans Henry duc des Vandales de Mme Durand ; ce nom réapparaît dans le dernier opéra de Rameau, Les Paladins [1760], livret de Duplat de Monticourt.

15

Machiavel, Le Prince [1532], Paris, Gallimard, 1980, p. 138.

16

Ibid., p. 140.

17

Leibniz, Théodicée, op. cit., §9.

18

Ibid., Introduction, p. 10.

19

Jean Goldzink, « La Métaphysique du mal », in Europe, 781, mai 1994, p. 72.

20

Leibniz, Théodicée, op. cit., §46.

21

Ibid., §282.

22

Gilles Deleuze a notamment médité sur cet exemple dans : Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. Voir en particulier le chapitre 5 intitulé : « Incompossibilité, individualité, liberté ».

23

Jean Starobinski : « Le Fusil à deux coups de Voltaire », Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, juin-eptembre 1966, repris dans Le Remède dans le mal. Critique de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, nerf essais, 1989, p. 144-163.

24

Ibid., p. 146.

25

Ibid., p. 155. Les « petits mondes clos » dont parle ici Starobinski ne sont pas sans évoquer ce que Leibniz appelait des monades, c’est-à-dire des « substance[s] simple[s] » (Leibniz : Monadologie, §1).

26

Sur cet épisode de Zadig voir en particulier : Umberto Eco : « Cornes, sabots, talons », in Le Signe des trois. Dupin, Holmes, Peirce, dir. Umberto Eco et Thomas Sebeok, Liège, Presses universitaires de Liège, 2015.

27

Nous faisons référence ici à l’Essai sur l’entendement humain [1689] de John Locke qui débute son enquête sur les idées humaines en supposant « qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit » (éd. Philippe Hamou, trad. Pierre Coste, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 216). Cette traduction ne permet cependant pas de comprendre l’enjeu fondamental de l’Essai de Locke ou du conte de Voltaire. Dans le texte original, Locke décrit en effet l’âme comme un « white paper », une « feuille blanche ». Cette expression est à notre sens bien plus qu’une métaphore ; elle nomme le média par excellence par lequel les Lumières pensent la formation de l’âme.

28

Nous rejoignons ici entièrement la thèse du théoricien des média Friedrich Kittler : « Lorsque l’écriture alphabétique, ce nouveau médium de la démocratie attique, a été standardisée à Athènes du fait de l’État, la philosophie, comme on sait, est apparue sous l’espèce des dialogues de Socrate que son élève Platon a ensuite mis par écrit. La question était ainsi posée de savoir ce qui a pu rendre possible l’activité philosophique. Or on n’a pas répondu que c’est le nouvel alphabet vocalique ionien, comme aurait dû l’affirmer un historien des médias comme moi : on a bien plutôt répondu que ce qui philosophe, c’est l’homme avec son âme. À Socrate et à ses zélateurs, flattés d’être choisis comme partenaires de discussion, il ne restait dès lors plus qu’à éclaircir ce qu’est cette âme elle-même. Et ne voilà-t-il pas que pour définir l’âme, c’est la tablette de cire qui s’offrit immédiatement, cette tabula rasa sur laquelle les Grecs gravaient avec un style leurs notes et leurs lettres ? À l’horizon de cette âme nouvellement inventée, ce qui est convoqué – sous le déguisement d’une métaphore qui n’en était en réalité pas une –, c’est en fin de compte bien une nouvelle technique des médias à l’origine de cette âme. » Friedrich Kittler : Médias optiques. Cours berlinois 1999, trad. sous la dir. d’Audrey Rieber, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 60.

29

Ajoutons avant de conclure que dans et par cette maîtrise de l’écriture, il échappe aux jeux de pouvoir et aux mirages dans lesquels les ennemis de la raison, figurés ici par les jésuites, essayaient de l’enfermer. N’oublions pas que les Exercice spirituels de Saint Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre, fut en un sens un livre écrit contre tous les livres, enseignant à méditer non pas à partir de lectures, mais par des exercices d’imagination.

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