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Dès la première représentation du Théâtre Libre, donnée le 30 mars 1887 dans une petite salle située au 37, passage de l’Élysée des Beaux-Arts, le jeune employé du gaz et l’équipe d’amateurs passionnés qu’il avait dynamisés, se trouvaient placés sous le parrainage de Zola et des milieux naturalistes.

À partir de cette date et jusqu’en 1896, le Théâtre Libre présenta 124 pièces dues à 114 auteurs différents. Le public parisien, lui, subit un double choc grâce à Antoine : la découverte d’un théâtre du naturel et celle d’un répertoire étranger, alors inconnu en France, avec la révélation par la scène d’écrivains comme Hauptmann, Ibsen, Strindberg, Tourgueniev, Tolstoï, ou Verga. Transgression des habitudes françaises par le passage de frontières géographiques, donc, mais aussi transgression par le passage de frontières morales au niveau des thèmes abordés par ce théâtre. Ces deux transgressions-là ont été tout aussi importantes pour la culture européenne. Car le si bien nommé Théâtre Libre, n’était pas un lieu comme un autre mais une association d’amateurs fonctionnant sur souscription de son public, par là, il n’était pas juridiquement soumis aux règles de censure ni aux effets de la « tradition » qui régentaient les autres théâtres.

Dans l’immense travail d’Antoine, les transgressions ne manquèrent donc pas, morales, esthétiques, souvent par le truchement du thème de la folie, qui y revêt une importance particulière.

Sur le plan idéologique, la folie y est constamment liée à une nouvelle façon d’envisager le problème du Mal en se défiant désormais de la métaphysique, en cherchant du côté du matérialisme les ressorts de ce grand mystère.

Sur le plan spectaculaire, la folie y est liée sur scène aux problèmes des manifestations extérieures d’un désordre intérieur, seulement guidées par l’esthétique du naturel, l’exigence d’une mise en scène réfractaire aux euphémismes, ennemie de la sublimation idéaliste.

C’est pourquoi, dans la filiation de Zola, Antoine a souvent choisi son répertoire en fonction d’une mise à nu du dysfonctionnement social ou du pathologique, car car, ainsi que l’écrivait André Degaine, « le théâtre naturaliste parle d’épidémies, de tares, d’obsession sexuelle (de fatalisme sensuel), de folie1. »

Le premier exemple qui vient à l’esprit, est la pièce qui a lancé Ibsen en France, grâce à Antoine : Les Revenants.

Ibsen y montre la lente progression d’un mal obscur qui détruit un jeune homme, Oswald. Il expie, physiquement et mentalement, les débauches de son père, mais aussi les fautes de sa mère qui n’a cessé de dissimuler à son fils la vérité sous de pieux mensonges. Oswald, tant qu’il est encore lucide, comprend que son père lui a légué la syphilis et exige de sa mère la promesse qu’elle l’aidera à s’empoisonner quand il sombrera dans la folie. Or, à la fin de la pièce, tout s’étant défait autour de lui, Oswald s’effondre, hébété, tandis que sa mère se dérobe.

Antoine qui, le 30 mai 1890, incarnait l’Oswald des Revenants, trouva à cette occasion le rôle pour lequel il eut toujours une préférence secrète. Sans doute cela était-il dû à une accointance profonde entre son propre tourment intérieur et celui du personnage, car Antoine avait dû puiser en lui-même pour donner vie à Oswald, ne craignant pas de mettre au jour, pour les besoins de la représentation, « cette espèce de détraquement qui est assez dans mes nerfs, confie-t-il, et qui m’a sauvé dans l’Oswald des Revenants2 ». À cette occasion, Antoine a poussé très loin l’identification à son personnage comme il est l’un des rares à le faire à l’époque. Une spectatrice (et future actrice), Béatrix Dussane, écrivit :

Aucun acteur, capable ultérieurement de s’analyser, n’a poussé plus loin, en effet, la dépossession de soi dans la transe du jeu,. Il lui est arrivé plusieurs fois (notamment pour Les Revenants), de rester prostré, et incapable de rentrer dans la réalité, même plusieurs heures après la chute du rideau3.

Outre l’audace qui consiste, en ce temps-là, à figurer sur scène les symptômes d’une maladie sexuellement transmissible, le délabrement du personnage d’Oswald offensait le besoin d’idéalisation dont une bonne part du public était friand, en s’exhibant jusqu’au détraquement. En effet, tare héréditaire et mensonge, deux formes conjuguées du Mal suivant le naturalisme ibsénien, aboutissent ici au pire anéantissement de l’être. Cet anéantissement-là, qui progresse lentement, paraît sur scène plus insoutenable que la mort, dans une vision rationaliste, en guerre contre la morale convenue, où la Raison est le seul honneur de l’homme, sa fondamentale dignité.

Si la réaction du public parisien curieux de nouveauté qu’Antoine et sa troupe s’était créé, fut positive, cette représentation des Revenants ne manqua pas de soulever la répulsion, à Londres par exemple, où, lors de la tournée du Théâtre Libre, la presse parla d’un spectacle d’une « obscénité révoltante ».

La saison suivante, celle de 1891, amena un nouvel éclat avec La Fille Elisa. La pièce, était tirée assez habilement par Jean Ajalbert d’un roman d’Edmond de Goncourt. La création en représentation privée put avoir lieu mais, lorsqu’il s’agit de passer sur les planches d’un « vrai » théâtre, il en fut tout autrement. Pour Antoine et sa troupe, c’était la première fois, en France qu’ils pouvaient accéder à l’une de ces salles professionnelles sous le contrôle de la censure, ce fut le Théâtre de la Porte Saint -Martin. Or la pièce, qui mettait en scène le destin d’une fille de joie saisie de folie meurtrière, scandalisa car on y montrait pour la première fois sur scène une maison de prostitution. Un débat mémorable s’ensuivit mené par le député Alexandre Millerand à l’Assemblée Nationale, le 25 janvier 1891. Le socialiste Millerand, pourfendant la censure, et le ministre de l’Instruction publique, Léon Bourgeois, défendant l’ordre moral, s’affrontèrent théâtralement au Palais Bourbon, à coup de lectures d’extraits de la pièce, au grand amusement des auditeurs et des journalistes présents. La représentation fut interdite et la levée de l’interdiction, qui permettra la reprise de La Fille Elisa n’aura lieu que 9 ans plus tard, en 1900. Quant à l’abolition de la censure théâtrale, la IIIe République ne l’instituera qu’en 1906.

La Fille Elisa montée par le Théâtre Libre en aura été la pierre de touche ; les prises de positions autour de La Fille Elisa en en auront été le premier jalon. On retiendra notamment l’avis de Zola, qui fut consulté officiellement, lui qui s’exclama en mars 1891 : « Moi , Messieurs, dans cette question, j’éprouve une véritable stupéfaction, c’est que la censure existe encore après vingt années de République4 ».

Transgression des conventions théâtrales, Élisa, le rôle-titre, est une "fille", c’est-à-dire une prostituée ; elle est d’origine campagnarde, et se trouve employée dans une maison comme il y en a dans les villes de garnison. Elle ressent sourdement son humiliation sans voir d’autre issue à sa vie. Un jeune soldat, d’origine paysanne lui aussi, lui fait l’hommage d’un Bouquet de violettes (titre du premier tableau). Une véritable tendresse naît entre eux. Lors d’une promenade au cimetière de Boulogne, « un coin ignoré du bois, plein, durant l’été, de verdure et de roses, sous lesquelles disparaissent les tombes5 », alors qu’Élisa cueille des fleurs avec un petit couteau, le jeune homme se fait pressant, tandis qu’Élisa se refuse. Prise d’une pulsion soudaine, elle frappe mortellement son amoureux de son couteau. Au procès qui s’ensuit dans la pièce, Élisa, qui risque la peine capitale, se montre incapable d’expliquer son geste. Elle ne doit qu’au talent de son avocat, qui obtient l’indulgence pour sa misère et sa folie, d’être seulement condamnée à la prison à perpétuité.

Dans l’économie générale de la pièce, qui comporte trois actes, la folie meurtrière d’Élisa n’occupe qu’une durée extrêmement brève. En revanche, la plaidoirie de son avocat, place l’interrogation sur les dessous psychiques du personnage d’Élisa en plein cœur de la pièce.

Il y a un secret , proclame l’avocat, mais elle-même ne le sait pas, elle dit vrai quand, interrogée sur ce qui l’a poussée à frapper, elle répond : Je ne sais pas , je ne sais pas. […] réfléchissez seulement […] par cet imprévu qui terrasse parfois autour de nous les plus magnifiques cerveaux, par tout ce qui bouillonne en nous quelquefois sans même troubler notre visage, par tout le vague et le mystérieux qui nous écrase tous à certains moments, réfléchissez, demandez-vous s’il n’est pas possible qu’un souffle de folie ait fait vaciller la lueur de penser si faible dans un cerveau comme celui de cette fille. [...] Enfin songez à ce que peut lui avoir légué d’hérédités atroces sa naissance de hasard.6 

L’avocat d’Élisa parvient à lui épargner la guillotine en développant à une argumentation encore subversive, mais qui commence à se répandre, « à une époque, dit Edmond de Goncourt, où le savant et le philosophe sont d’accord pour voir le plus souvent un malade dans un criminel7». Cette façon de relativiser la responsabilité d’Élisa est l’idée-force sur laquelle repose toute la plaidoirie, et celle qui donne l’intention dominante des auteurs. La folie d’Élisa lui conserve, presque intacte, une forme d’innocence dans le crime. Une telle transgression des principes moraux fait date, alors qu’elle est aujourd’hui devenus un poncif des tribunaux.

Or, il existe un autre exemple qui illustre à merveille comment la folie dans le répertoire d’Antoine se trouvait exposée sous les feux croisés du médical, du policier, et du juridique. Il s’agit d’une pièce aujourd’hui retombée dans l’oubli, mais pour laquelle Antoine avait eu un véritable coup de foudre à la lecture. C’était en octobre 1902. Cela s’appelait L’Enquête :

« Un juge d’instruction est chargé de mener une enquête à propos de la mort inexpliquée de l’un de ses confrères trouvé assassiné en pleine rue, dans la petite ville de province où le juge réside. Et voilà notre homme, magistrat intègre parti pour découvrir la vérité.. En réalité, c’est le juge lui-même qui, dans un réflexe inconscient, a tué d’un coup de canne à la tempe, le collègue avec lequel il se promenait. Après la crise, il ne lui en reste aucun souvenir et c’est de la meilleure foi du monde qu’il poursuit une vérité terrible qui va se dresser contre lui. Tout le second tableau est d’une angoisse inimaginable à mesure que l’homme, devant lequel des circonstances inexplicables se précisent peu à peu, glisse à l’épouvante. Et, dans la surexcitation où le plonge cette révélation, en présence du procureur général et du médecin légiste, il est foudroyé par une nouvelle crise d’épilepsie8. »

Tous les éléments sont ici réunis pour produire une intrigue qui est une parfaite synthèse d’un drame naturaliste de la folie où interviennent médecine, enquête policière, pouvoir juridique. La synthèse entre ces éléments est même si serrée qu’ils se trouvent condensés et superposés, comme en surimpression.

En effet,, par sa fonction de juge d’instruction, l’assassin enquête sur lui-même, c’est-à-dire ici sur la part de lui-même qu’il ignore, un aspect de sa nature vers lequel, avec le public, il avance, aveugle comme lui, "à tâtons", ainsi que l’écrivait Antoine. Le fou se confond avec celui qui mène l’investigation sur la folie, le transgresseur avec celui qui est censé protéger la société de la transgression. Le choc a été grand. Et pourtant la trouvaille de l’intrigue n’est pas si neuve et Antoine s’en est rendu compte, on pouvait y voir, dit-il, comme « une sorte de transposition d’Œdipe9 ». En revanche, en réactivant le mythe avec le souci de l’interprétation vériste, soutenu par la neurobiologie de son temps, Antoine, redonnait au public l’occasion d’éprouver l’épouvante ancestrale de l’homme devant son Double aveugle.

Lorsque Antoine, poursuivant son chemin d’homme de théâtre à l’affût de nouveau défis, obtint la scène de l’Odéon, (en 1906) il y traita à nouveau le thème de la folie mais tout autrement : ce fut Le Roi Lear de Shakespeare (en 1907).

Antoine avait choisi de heurter de plein fouet un certain nombre de préjugés concernant, d’abord l’auteur lui-même, et cette pièce particulière ensuite. Jamais on n’avait monté Shakespeare en texte intégral sur une scène française. Et surtout jamais Le Roi Lear dans sa totalité ! Une telle œuvre passait aux yeux des gens de théâtre et de la critique pour inassimilable « au goût français ». Non seulement Shakespeare passait pour étrange, voire fou, mais l’intrigue du Roi Lear comporte au moins trois personnages en relation directe avec la folie : le Fou, Edgar et Lear.

La version du Roi Lear montée par Antoine10, d’une prose claire et simple, à peine archaïsante, très vigoureuse (c’est la première traduction en prose de Shakespeare), mit parfaitement en lumière les trois personnages de fous et les liens analogiques qui se dessinent entre eux.

Le personnage que l’on appelle Le Fou, c’est à dire le bouffon attitré du roi, suit partout son maître avec la familiarité d’un animal de compagnie. Son costume comportait non un bonnet à grelots, mais des oreilles d’âne, ce qui était en accord avec une certaine iconographie médiévale mais surtout avec l’animalité du rôle.

Le Fou est pourtant le seul dont le roi tolère d’entendre la Vérité, surtout si elle fâche. « Tu te permets de m’appeler fou ? » lui demande Lear. Plus lucide que tous, souvent prophétique, Le Fou se doit aussi d’avertir et d’éclairer. Lear, bien entendu reste sourd à ces paroles de son fou, qui n’atteignent un véritable destinataire que du côté du public.

Deuxième fou, Edgar, qui, lui, simule la folie pour échapper aux poursuites des hommes de son père, le noble Gloster :

EDGAR (la figure barbouillée de terre, les cheveux en broussaille, le haut du corps nu, une vieille couverture lui enveloppant la tête et les jambes.) M’enfuir, m’ensauver, c’est ma seule chance, et singer les idiots, les fous que j’ai vus courir dans campagnes, pour mendier dans les bergeries et aux moulins : ceux-ci demandent l’aumône avec des cris de bêtes, ceux-là pour apitoyer, enfonçant des épingles, des échardes dans leurs bras maigres. Donc me voici pareil à eux, la figure barbouillée, les cheveux comme une crinière.11

Certes le plus fou des trois est Lear : une fois dépossédé de son royaume, par sa propre faute, il a franchi la barrière qui le séparait encore de la démence profonde. Il vit alors dans l’hallucination. Bientôt il aura rejoint les fous-mendiants errant comme des bêtes, exclus sans retour du cercle des humains, ramenés à une Nature d’avant toute raison.

À ce point de l’intrigue, une convergence s’opère entre les aspects diverses de ce thème dans la pièce, dont Antoine et son traducteur, Pierre Loti, ont voulu souligner la puissante orchestration. Les partitions séparées de la folie professionnelle du Fou, de la folie feinte d’Edgar, de la folie désespérée de Lear ont toutes trois libéré, au long de la pièce, l’inconscient et l’imaginaire. Ces trois délires ont répandu sur toute l’œuvre un même flot de poésie métaphorique, tel le « vent qui gémit à travers l’aubépine12 ».

Mais surtout l’expérience de la folie est, pour les puissants, l’occasion de rejoindre les fous-mendiants dans leur dénuement. La folie produit un dépouillement symbolique : on voyait Lear, arracher ses vêtements à la vue du dénuement d’Edgar13, et s’exclamer : « Quelqu’un sait-il qui je suis14 ? ». Le doute, celui de Lear ur l’identité d’un seul, lui-même, onne en spectacle l’inéluctable dépouillement de chacun, ce mouvement de toute richesse vers sa nudité, de tout savoir, de tout pouvoir vers son abdication.

Pour un tel rôle, Antoine s’était dûment préparé. Il écrivait dès juillet 1903, (il était alors en vacances) : « Comme j’ai à jouer l’hiver prochain le rôle énorme de Lear, je prends mes précautions et j’ai fait venir ici Madame Lempereur, la souffleuse du théâtre, qui me fera répéter tous les matins15 ».

Il alla même plus loin, utilisant une technique de mémorisation complètement novatrice à l’époque : il répétait inlassablement, se servant pour cela d’un enregistrement à cylindre qu’il mettait en marche chaque fois qu’il rentrait chez lui.

Antoine fit communiquer pour la première fois le personnage shakespearien avec le public français grâce au jeu naturel, à l’échelle humaine, qui était sa spécialité. Il renoua pour les scènes de folie, avec le jeu intériorisé, tel qu’il l’avait déjà pratiqué chez Ibsen puisant dans ses propres ressources psychiques : « L’humanité, et cette espèce de détraquement qui est assez dans mes nerfs et qui m’a sauvé dans l’Oswald des Revenants m’ont beaucoup servi dans toute la partie de la folie du vieux roi16 ».

Ce ne fut pas moins qu’une révolution qui ouvrait la voie à une nouvelle conception de la mise en scène des chefs d’œuvre du répertoire et de l’interprétation des grands personnages tragiques. Le critique Nozières, notait dans Gil Blas :

Mounet-Sully ou De Max auraient eu des gestes plus nobles et des cris plus terribles, mais ces grands artistes auraient-ils exprimé, comme Antoine l’a fait l’humanité profonde du personnage ? Quand il quitte le château de Gloster et part dans la nuit, en compagnie de son fou et de Kent, sa douleur a été si poignante que toute la salle en a frissonné17.

Ce frisson où il entrait de la compassion pour le roi Lear et sa folie, n’allait pas non plus sans épouvante, d’autant qu’Antoine n’avait pas épargné à son public la vue de toutes les cruautés que comportait le drame shakespearien. Témoin la scène atroce où Régane et le Duc de Cornouailles aveuglent Gloster : « ses cris de douleur, dans la scène où on lui crève les yeux, sont d’un réalisme très observé18 » dit un critique.

C’est que la dérive vers la recherche de l’horreur, ce frisson qui parcourt l’échine, est une des tentations du naturalisme au théâtre. Les pièces que nous avons évoquées, où la transgression a été accouplée à la syphilis, à la prostitution, à l’épilepsie, où à la sénilité d’un monarque absolu, rendait au public d’Antoine blasé par la « tradition » des professionnels routiniers, une réceptivité à fleur de peau. En montant coup sur coup Les Revenants, La Fille Elisa, L’Enquête, Le Roi Lear, Antoine avait voulu donner au spectateur la sensation d’un vertige nouveau19, lui faire éprouver la familiarité du monstrueux, toute une charge de vérité humaine que la routine théâtrale n’était plus en mesure d’exprimer avant lui. Après lui, d’autres, allaient en faire une recette, cultivant le sensationnel, cette institutionnalisation de la transgression.

Ainsi que l’écrit Félix Duquesnel, qui voyait presque tous les spectacles de Paris, la saison théâtrale 1904 marqua un point culminant dans la transgression naturaliste au théâtre :

Il semble […] qu’un souffle d’horreur parcoure en ce moment les théâtres : c’est au Roi Lear la curieuse tentative d’Antoine, les yeux crevés, en scène, à l’infortuné duc de Glocester, et, au Grand-Guignol, une scène plus lugubre encore, extraite de la guerre de Chine... On ne peut monter plus haut au thermomètre de l’effroi20.

On peut affirmer que le choix de représentations transgressives, du détraquement des nerfs, de la pathologie individuelle et sociale, dont nous avons évoqué la mise en scène par Antoine à la charnière entre XIXe et XXe siècle, participait d’abord d’une quête de vérité. En somme, pour Antoine, comme pour Zola, représenter le Mal était le moteur d’un progrès : la transgression était le vecteur d’une progression. Telle la levée de la censure en 1906.

Or la représentation de la transgression, telle que l’avait mise en scène Antoine, passa très vite du Théâtre Libre au Grand Guignol d’Oscar Méténier et même, avatar extrémiste, au « Théâtre réaliste » d’un Frédéric de Chirac.

On peut se demander alors si les exhibitions théâtrales les plus transgressives en leur temps, ne sont pas retombées, dès ce moment-là, dans une innocuité de topoï, absorbées par l’avidité voyeuriste du siècle du journalisme et de la photographie. Dès le XXe siècle, en effet, surexposition, saturation, hyperbolisation des ruptures deviennent les procédés récurrents de « l’avant-garde ». Si bien qu’aujourd’hui, au XXIe siècle, la transgression pourrait se perdre dans la prolifération des images-chocs : est-elle encore interpellation troublante, interrogation dynamique pour une civilisation ? Ou bien n’est-elle qu’addiction figée à l’angoisse immobile, à la vie mutilée, à la mort-spectacle comme chez Joël-Peter Witkin, glorieusement qualifié par la critique de « photographe du monstrueux21 » ?

Notes

1 .

André Degaine, Histoire du théâtre dessinée, Nizet, Paris, 1992, p. 288.

2 .

André Antoine, Mes souvenirs du théâtre Antoine et de l’Odéon, Grasset, Paris, 1928, 294 p., p. 245.

3 .

Béatrix Dussane, Dieux des planches, Flammarion, Paris, 1964, p. 156.

4 .

Journal officiel, Session ordinaire, séance du 11 mars 1891, Déposition de M. Emile Zola.

5 .

É. De Goncourt, cité par Alexandre Millerand, discours accompagnant l’édition de La Fille Élisa, Charpentier et Fasquelle, Paris, 1910, p.II.

6 .

Ibid., acte II, sc. I, p. 37.

7 .

Ibid. p. 38.

8 .

André Antoine, Mes souvenirs du Théâtre Antoine et de l’Odéon, op. cit, p 201.

9 .

Ibid.

10 .

William Shakespeare, Le Roi Lear, traduction de Pierre Loti et Émile Vedel, ornée de gravures de Jean Lebedef, Société littéraire de France, Paris, 1916.

11 .

W. Shakespeare, Le Roi Lear, traduction de ¨Pierre Loti et Emile Vedel, Société littéraire de France, Paris, 1916, p. 28.

12 .

Ibid. , sc. 12, p. 32.

13 .

Ibid. , sc. 12, p. 32 : « Allons plus de plumage d’emprunt ! Arrachons ! »…

14 .

Ibid.

15 .

André Antoine, Mes souvenirs du théâtre Antoine ..., op. cit., p. 238.

16 .

Ibid., p. 245.

17 .

Mosnier, l’acteur qui interprétait Gloster, a réuni six cahier sur Antoine, ceci se trouve dans le cahier n° 1V, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal.

18 .

Louis Schneider, op. cit., p 23.

19 .

A. Antoine, op. cit., p. 244 : « Pour la première fois chez nous on a eu la sensation complète du drame shakespearien. »

20 .

Louis Schneider, op. cit., p. 24.

21 .

Gwendal Fossois, article paru sur Internet le 13/04/2012, dans Echos Arts, sur l’exposition Joël-Peter Witkin. Enfer ou Ciel, du 27 mars au 1er juillet 2012 à la BNF, site Richelieu, Galerie Mansart.

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