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Ce numéro 6 de la revue MaLiCE est résolument tourné vers l’avenir. Il comporte en effet deux dossiers, le premier consacré au programme 2016 de l’agrégation de lettres, le second aux actes d’un colloque « Jeunes chercheurs » intitulé Dissidence, déviance, décentrement.

D’un côté, donc, il s’agit de nos jeunes collègues qui s’engagent dans la carrière de l’enseignement, et le colloque Le Goût des lettres s’est penché, au delà du travail philologique et critique sur les œuvres au programme, sur les enjeux pédagogiques et didactiques d’un enseignement des lettres aujourd’hui.

De l’autre côté, il s’agit de la recherche menée par les doctorants, en l’occurrence dans le domaine de la littérature et de la civilisation classiques en français et en anglais.

Ces deux rubriques témoignent de la politique d’ouverture du CIELAM, par les partenariats qui ont permis de mener à bien ces projets : partenariat avec le Laboratoire d’étude et de recherche sur le monde anglophone (LERMA), à l'initiative du projet Dissidence, Déviance, Décentrement, et patronage de la Société française d’étude du XVIIIe siècle (SFEDS) et de la Société d’études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles (SEAA 1718) ; partenariat avec le Laboratoire Parole et Langage (LPL) et l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de l’université d’Aix-Marseille pour le projet Le Goût des lettres, avec la participation de l’Inspection générale des lettres et de l’Inspection académique.

J. H. Fragonard, La Liseuse, 1765, Washington, National Gallery of Art
J. H. Fragonard, La Liseuse, 1765, Washington, National Gallery of Art

Sans ces partenaires, sans ces collaborations, sans le soutien de l’Université d’Aix-Marseille, de la Faculté des lettres, sans l’appui logistique de la Maison de la recherche Schuman, ces projets n’auraient pas pu être menés à leur terme : que chacun ici en soit chaleureusement remercié.

Sans entrer dès à présent dans le détail des articles du présent numéro, je voudrais présenter plus précisément ce qui a motivé ces deux projets et conduit à publier ces deux dossiers.

Le goût des lettres

Le colloque Le Goût des lettres s’est efforcé, à l’occasion de la préparation aux concours des agrégations de lettres 2016, de réfléchir sur les problèmes que rencontre la formation au métier de professeur de lettres et, plus profondément, sur la crise voire la désaffection qui frappent un débouché professionnel essentiel pour les départements de lettres des universités, et vital pour l’avenir des collèges et des lycées de France.

Certaines causes sont bien connues : nul doute qu’il faudra revaloriser les salaires et diversifier les parcours de formation pour remédier à l’hétérogénéité des classes. Mais la discipline littéraire même est également en cause, à l’articulation entre la recherche universitaire qui y est menée et la formation qu’elle dispense aux futurs enseignants, aux étudiants, aux élèves : les enseignants ne savent plus comment aborder les textes, comment en communiquer, en restituer non seulement le sens, mais le goût ; comment accéder au plaisir du texte. Cette crise du projet pédagogique est donc en même temps une crise de l’herméneutique littéraire et engage la discipline à la fois dans ses méthodes, ses objets, sa place et sa fonction dans la cité.

Le Goût des lettres voudrait y apporter quelques réponses, en reliant l’analyse la plus exigeante des textes et de la littérature aux défis d’un enseignement secondaire pour tous, sans dissocier la recherche de la nécessaire diffusion de ses résultats. On touche là à une spécificité de la discipline littéraire, pour laquelle l’enseignement ne consiste pas simplement dans la vulgarisation des produits de la recherche, mais suppose en soi déjà la démarche du chercheur : la justesse et l’efficacité de l’acte pédagogique engagent, dans sa conception même, une véritable démarche d’enquête, sans laquelle tout savoir reste lettre morte.

Les textes littéraires au programme de l’agrégation, par leur difficulté intrinsèque — difficulté de compréhension de la langue, de maîtrise de la métrique et de la syntaxe, de circulation du littéraire au théologique, du métaphysique au politique, de la fiction à l’histoire, du texte à sa représentation — se prêtent particulièrement bien à ce type de démarche.

A l’intérêt structurel du corpus agrégatif, qui présente chaque année à l’étude la palette historique et générique la plus étendue, s’ajoute, pour le programme 2016, un double versant méditerranéen qui désigne tout naturellement l’université d’Aix-Marseille pour accueillir cette manifestation : le nouveau programme de littérature générale et comparée s’intitule en effet « Inspirations méditerranéennes : aspects de l’essai au XXe siècle » (Albert Camus, Zbigniew Herbert, Lawrence Durrell), tandis que le programme de littérature française du XIXe siècle est consacré à La Fortune des Rougon, d’Émile Zola, dont l’action se déroule à Plassans, c’est-à-dire, à quelques écarts près, à Aix-en-Provence.

Le premier objectif de ce projet était, au travers des textes au programme abordés en atelier, de disposer d’un corpus d’étude et d’enseignement à la fois large et représentatif qui permît de dégager, en table ronde et à partir d’exemples concrets, connus et partagés par les participants, les verrous de compréhension et les obstacles au plaisir : qu’est-ce qui, dans un texte donné, ne passe pas, ne passe plus, pourrait passer autrement ? Bien souvent, cette question, que se pose tout pédagogue au moment d’enseigner une œuvre littéraire, permet de mettre en évidence un point aveugle ou une zone de rupture, une série de fractures où se joue notre vérité du texte, et avec elle la possibilité d’un accès au texte.

A partir des exercices imposés du concours, la dissertation, l’explication de texte, la leçon, il s’agissait de réfléchir à la finalité de ces exercices, à leurs limites aussi, dans un monde où le livre a changé de place, où la lecture a changé de pratique, où le savoir comme sa diffusion prennent de nouvelles formes. Sans doute cette première édition du Goût des lettres n’a-t-elle fait qu’ouvrir la réflexion. Mais le double mouvement était bien là, qui donne son sens plein au métier et à la vocation d’enseignant-chercheur, ou plus simplement de professeur : penser la pédagogie comme un projet de recherche, mais aussi penser la recherche littéraire, l’investigation des textes, des archives, la compréhension interdisciplinaire du fait littéraire comme une pédagogie, c’est-à-dire comme la restitution d’un accès aux textes, d’une signification – en soi et pour nous – des textes.

Dissidence, déviance, décentrement

Une des conséquences majeures du mouvement de la Réforme qui a divisé l’Europe de la Renaissance, et de l’aventure coloniale qui a commencé au même moment, a été d’ébranler fondamentalement le rapport de l’individu à la norme, religieuse, sociale, politique, subjective dans laquelle il s’inscrit désormais, tandis que les travaux de Copernic, de Galilée, de Kepler, décentrent la terre dans l’organisation de l’univers. Cet ébranlement affecte

  • la vie politique et religieuse, avec l’apparition de dissidences et de formes de radicalisme qui ne peuvent plus être réduites à des hérésies

  • le rapport de l’individu à l’espace, terrestre, maritime, mais aussi céleste, avec à chaque fois l’exercice d’un décentrement

  • la définition même de l’individu, du rapport entre raison et folie, et l’acceptabilité même de sa déviance

Le colloque Dissidence, Déviance, Décentrement s’est proposé d’étudier comment ce vaste ébranlement s’est répercuté dans les formes de la représentation. Faut-il d’ailleurs parler de répercussion, d’anticipation ou de corrélation entre ces bouleversements historiques et leurs représentations littéraires et artistiques ? Les formes discursives de la dispute, de la controverse, se déplacent-elles du domaine logique ou théologique de l’Église et de l’École, ou du jeu lyrique et allégorique des poètes vers la sphère politique, ou bien cette sphère était-elle déjà présente dès la pratique médiévale ? Émerge-t-elle, par la satire et le pamphlet, à travers un discours de la dissidence, ou est-elle au contraire plus que jamais frappée d’interdit ? Quels sont alors les mécanismes de contournement ? Comment la littérature morale traduit-elle ce décentrement ? Est-elle un moyen de dire la déviance ou un instrument pour la censurer ? Voit-on émerger un nouveau rapport à l’autre avec la mise en œuvre d’un dialogue contradictoire des parties, ou bien les formes du dialogue qu’imaginent les penseurs, les hommes d’Église, les dramaturges, les poètes accentuent-elles la fragmentation d’un discours solipsiste ?

Il s’agissait d’examiner les relations entre l’histoire des sciences, de la médecine en particulier, et l’émergence de nouvelles formes littéraires. Comment se constitue un nouveau discours sur le corps et l’esprit ? Comment la « mélancolie », maladie dite « anglaise », évolue-t-elle du poète, ou de l’aristocrate taciturne au dissident frappé de folie ? Quelle est l’influence des écrits et des pratiques médicales décrivant, soignant ou sanctionnant la déviance, mais aussi du travail des artistes chargés de la représenter ? Comment enfin, les discours médicaux, moraux et juridiques contribuent-ils à construire et infléchir les représentations des comportements sexuels estimés déviants ?

Au delà des formes de la représentation, les participants se sont interrogés également sur les espaces et les figures qu’elle met en œuvre, non seulement dans la littérature morale et dramatique, mais aussi dans les utopies et les récits de voyages, qui permettent à leurs auteurs, par l’exercice du décentrement, de figurer, de stabiliser des figures de la dissidence et de la déviance. Comment comprendre ce détour du voyage ? Comme le contournement d’un interdit de la représentation, l’ailleurs permettant de représenter ce qui ici dérange la norme ? Ou, au contraire de cet appel à la tolérance, comme une crispation imaginative autour de mondes clos, hyper-normés, offrant un paradoxal et nostalgique retour vers un monde recentré ?

Comités d’organisation

Le Goût des lettres : Catherine Daumas, Jean-Raymond Fanlo, Régis Lefort, Stéphane Lojkine

Dissidence, déviance, décentrement : Stéphane Lojkine, Anne Page, Jean Viviès

 

Stéphane Lojkine