Beaumarchais avoue dans la « Lettre modérée » qui fait office de préface au Barbier de Séville « [avoir] toujours chéri la musique sans inconstance et même sans infidélité ». Un rapide aperçu de sa vie nous révèle que c’est comme maître de harpe de Mesdames, filles de Louis XV, qu’il commença sa carrière de courtisan. Il composa aussi de nombreuses chansons populaires, qui eurent d’autant plus de succès que leur auteur était célèbre pour ses affaires, judiciaires ou secrètes au service de la Cour, en France comme à l’étranger. Longtemps il réfléchit, dans le sillage de Gluck qu’il avait découvert en 1774, à une voie pour rénover le genre de l’opéra qui traversait une crise depuis la querelle des Bouffons. De fait, il ne se contenta pas d’écrire le livret de Tarare (1787), car il imposa à Salieri sa « doctrine », paradoxalement anti-musicale, estimant par exemple que « le charme de la musique […] n’est qu’une expression nouvelle ajoutée au charme des vers », ou que « chanter n’est que parler plus fort, plus harmonieusement ». Ce primat de la parole dramatique n’a en aucun cas nui à la postérité musicale de son théâtre, comme en témoignent ses transpositions opératiques ; en particulier, les trois « époques » du « roman de la famille Almaviva » ont été adaptées par Mozart, Rossini, Darius Milhaud et d’autres encore. Symétriquement, Beaumarchais lui-même dirigea en 1793 une adaptation du Mariage de Figaro sur la musique des Noces de Mozart, ce qui devait donner un bien curieux mélange !
Mais par les chansons et les morceaux orchestraux d’accompagnement, la musique innerve aussi son œuvre dramatique. On sait que dans sa version originelle malheureusement perdue, Le Barbier de Séville était un opéra-comique, mais ayant été refusé par la troupe des Italiens, Beaumarchais l’adapta afin de pouvoir le proposer à leurs concurrents directs, les Comédiens-Français. Nonobstant, il eut l’audace de conserver plusieurs chansons dans la version définitive que nous connaissons, soit quatre morceaux originaux conséquents. On ne peut comprendre la prégnance de la musique au sein des pièces de Beaumarchais – exception faite de La Mère coupable –, sans la situer dans les pratiques et les créations de son temps. En effet, de la décennie 1750 jusqu’au début du XIXe siècle, la mode est au « frivole opéra-comique », genre institutionnalisé en 1762 par la réunion des théâtres de la Foire et de la Comédie-Italienne et que Beaumarchais dénigre tactiquement – ironiquement peut-être ? – dans la préface du Mariage de Figaro, comme une menace pour la « décence » théâtrale, notion dont il récuse simultanément la validité.
Il s’agira d’interpréter les effets de sens produits par l’inscription de la musique sous toutes ses formes dans les deux comédies espagnoles, sans pour autant exclure La Mère coupable où chansons et orchestre ne sont plus de saison. Il serait tentant d’expliquer ce silence par les codes génériques spécifiques du drame et de la comédie, mais cela ne suffirait pas, car nous n’oublierons pas que l’orchestre était utilisé dans Eugénie pour assurer les entractes, procédé qu’on retrouve à l’ouverture du dernier acte du Barbier de Séville ; quant à l’opéra de Tarare, Beaumarchais insiste sur le fait qu’il « participe de chacune [comédie et tragédie] et peut embrasser tous les genres. » Donc si la musique n’est pas en soi un critère de distinction générique, en revanche elle comporte des fonctions expressives, introduisant une « couleur » poétique. À ces fonctions tonales se mêlent des enjeux dramaturgiques. Comment la musique est-elle intégrée au dialogue parlé ? Marque-t-elle une simple pause lyrique qui suspendrait l’action, ou participe-t-elle de la dynamique dramatique ?
Après avoir décrit les manifestations visibles de sa présence sur scène, nous analyserons la musique dans la trilogie comme un langage dramatique parallèle et complémentaire du discours. Il conviendra finalement de réfléchir aux effets qu’elle produit parmi le public, à travers un jeu entre empathie et distance qu’articule l’ironie d’un sourire de connivence subtil.
I. Formes de la musique dans l’action des comédies : « couleur locale » et naturel
La musique intervient sous diverses formes dans le développement de l’action dramatique des deux comédies espagnoles. Relevant neuf passages musicaux dans le Barbier de Séville et huit autres dans le Mariage de Figaro, Philip Robinson a proposé, dans un ouvrage de référence, une analyse dramaturgique des chansons et des autres morceaux composés ou simplement parlés (ie. chantonnés sans musique précise), à la lumière des partitions conservées. Si Beaumarchais est l’inventeur des paroles, l’orchestration des morceaux est le fait d’Antoine-Laurent Baudron, premier violon de la Comédie-Française, dont seules les partitions du Barbier nous sont parvenues (tandis que l’on dispose de quelques contrefaçons avec les mélodies du Mariage de Figaro). Voyons en quoi la musique est un signifiant scénique majeur et comment sa présence est motivée au cœur du langage dramatique.
Chansons et instruments en scène
Dès le début de « La Précaution inutile », le spectateur est mis au diapason dans la mesure où Figaro, le Comte et Rosine se caractérisent par leur « chanson ». Le joyeux barbier compose et se permet une pique à l’adresse des librettistes contemporains :
mon Dieu, nos faiseurs d’opéras-comiques n’y regardent pas de si près. Aujourd’hui, ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante.
La guitare est l’instrument par excellence qui peint l’atmosphère espagnole, aussi traverse-t-il les deux comédies. Dès l’ouverture du Barbier de Séville, une didascalie présente Figaro avec « une guitare sur le dos attachée en bandoulière » (p. 50). Dans la scène 6, il la confie à Almaviva pour que celui-ci ne dénote pas à Séville tout en lui donnant quelques conseils rudimentaires, puis, emporté par son enthousiasme pour « le nerf de l’intrigue », néglige de la récupérer avant sa sortie, et se récrie : « J’oublie ma guitare, moi ? Je suis donc fou ! » (p. 74). Un autre instrument est présent dans l’économie du Barbier, savoir le clavecin de Rosine – mais il n’est qu’un objet poétique, non un signifiant scénique concret, puisqu’il est rangé dans l’un des cabinets attenant à la pièce où se situe les actes II et III.
Parallèlement, dans le Mariage, le clavecin n’a plus guère qu’une fonction de rappel à travers le personnage de Bazile, annoncé dans la distribution comme « maître de clavecin de la Comtesse » et qui fait ainsi son autoportrait professionnel au cours du deuxième acte :
Homme à talent sur l’orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout est d’amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l’ordonner.
La guitare, en revanche, est de maintes fois utilisée, puisque la Comtesse, pour accompagner Chérubin, invite sa camariste à prendre sa guitare, instrument dont Bazile va ensuite s’emparer pour la sortie de la scène 23 en accompagnant la séguedille de Figaro. Peu avant, Figaro a annoncé l’arrivée des « jeunes vassaux des deux sexes », porteurs de violons et de cornemuses pour la noce (II, 20, p. 132). Cette scène est reportée au quatrième acte où une longue pantomime de danse décrit le fandango accompagné de castagnettes. Sur ces entrefaites, le retour de Bazile, que Figaro veut faire « déchanter » (notons la paronomase humoristique), est associé à la chanson, puisqu’il introduit l’air du vaudeville final tout en « tenant sa guitare » (p. 213). Là encore, la musique supporte la « couleur locale », dont Beaumarchais s’est imprégné durant son voyage en Espagne en 1764-1765.
Outre les instruments, le papier à musique et les partitions sont des objets nécessaires aux représentations des deux comédies : peut-on imaginer une Rosine sans Précaution inutile (Barbier, III, 6), ou une Comtesse qui ne tiendrait pas le texte de la romance qu’elle doit fermer par pudeur, en refoulant, pour ainsi dire, sa tentation (Mariage, II, 4) ? La romance de Chérubin est d’ailleurs un texte qui circule : elle a une fonction de monnaie d’échange, puisque le page la troque contre le ruban qu’il « arrache » à Suzanne.
Typologie des formes musicales
Un premier stade de la « mise en voix » correspond à la parole chantonnée. Ces bribes de musique, rares et nécessairement brèves, s’apparentent à une improvisation spontanée. Par exemple, Suzanne « court ouvrir en chantant » pour accueillir « [son] Figaro » (Mariage, II, 1, p. 98).
Les chansons insérées dans le texte sont de forme et de genres variés, comme en témoignent les termes qui les désigne : « ritournelle de Bartholo », « séguedille de Figaro », « romance de Chérubin », « ariette de Rosine », « vaudeville » du Mariage… Cette variété appelle quelques commentaires.
Vaudevilles et ariettes sont les formes paradigmatiques de l’opéra-comique, autrement appelée, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, « comédie mêlée d’ariettes » ou « comédie en vaudevilles ». Tandis que le premier désigne un air connu relativement simple qui « court par la ville », dont on cite ou modifie à l’envi les paroles en en conservant le timbre selon un procédé musical en vogue au début du siècle dans les théâtres forains, les parades et la comédie italienne, les ariettes se développent surtout dans la seconde moitié du siècle et correspondent à des morceaux inédits de chansons accompagnées par l’orchestre, sur le modèle des arias de l’opéra italien. Nous analyserons plus loin les effets respectifs de ces formes. Quant aux autres, on peut signaler que les romances sont particulièrement prisées dans les cercles pour leur sentimentalité naïve et la simplicité de la partie d’accompagnement au clavecin ou piano-forte ; Rousseau en compose et on en trouve, sous la forme historique, dans les pièces de Grétry et Sedaine telles que Richard Cœur de lion, créée quelques mois seulement après Le Mariage de Figaro à Paris. Il s’agit, selon Jean Mongrédien, du « seul genre musical qui ait été à la fois populaire et aristocratique ». Quant à la « séguedille », c'est une forme proprement espagnole que Beaumarchais a découverte durant son voyage : à proprement parler, c’est le seul intermède musical proprement hispanique dans le Mariage avec le fandango de la danse, et la seule composition originale puisque les autres chansons de la pièce, à commencer par la romance de Chérubin sur l’air célèbre de Malbroug s’en va-t-en guerre, reprennent des timbres connus.
Enfin, la musique est utilisée comme élément de décor sonore pour mimer l’orage nocturne, entre l’acte III et l’acte IV du Barbier. La didascalie indique assez bien que cette tempête crée une atmosphère tout en soulignant l’intensité dramatique et la tempête intérieure que traversent les amants, prêts à tout tenter pour libérer Rosine des griffes du barbon :
Pendant l’entracte, le théâtre s’obscurcit ; on entend un bruit d’orage, et l’orchestre joue celui qui est gravé dans le recueil de la musique du « Barbier » (N° 5)
Par conséquent, la musique intervient à la fois dans la pièce et en creux, dans les ellipses que constituent les entractes. On peut remarquer également qu’elle résonne dans des moments stratégiques de l’intrigue, telles que l’exposition et le dénouement.
En effet, la musique intervient dès la 2e scène du Barbier de Séville, avec la composition de Figaro. Mais une variante donnée par Pierre Larthomas dans son édition de la Pléiade nous révèle que Beaumarchais avait également prévu d’ouvrir Le Mariage de Figaro autour de la musique, avec les trois générations des mélomanes : Bazile, Figaro et Chérubin. Figaro y raille le couplet écrit par le page et composé par le maître à chanter, et plus généralement « ces musiciens qui composent à faire rire et ont du goût à faire pleurer ». À cela, il oppose les airs simples des vaudevilles et des séguedilles, et entonne celle que l’on retrouve à l’acte IV de l’édition définitive.
De nombreuses pièces de l’ancienne Comédie-Italienne se terminent par un vaudeville. Marivaux s’en sert ainsi dans La Surprise de l’Amour, La Fausse suivante, L’École des Mères, L’Épreuve, etc.. L’intrigue de La Folle journée est dénouée avant le vaudeville (donc sans musique), mais un « ballet général » vient conclure gaiement la pièce après que le héros a salué les spectateurs (p. 264). On observera que formellement, cet « air noté », déjà introduit par Bazile au quatrième acte, ne forme pas une scène isolée, et que l’auteur justifie le procédé par le propos même qui clôt la « co-omédie » : « Tout fini-it par des chansons », pérore le sublime Brid’Oison.
Vraisemblance et motivation des airs
Beaumarchais insère des chansons dans ses comédies avec un réel souci de vraisemblance, de sorte que ses ariettes sont toujours motivées dans les deux pièces espagnoles, introduites dans et par le discours. Prenons par exemple l’entrée du Comte faussement ivre au deuxième acte du Barbier : sa satire des médecins sur l’air « Vive le vin » tiré du Déserteur de Monsigny et Sedaine est parlée avant d’être chantée (II, 13, p. 99). Plus tard, Bartholo « cherche en se grattant la tête et chante en faisant claquer ses pouces et dansant comme les vieillards » pour sa ritournelle, qu’il commence par un coup d’essai (3 vers), s’interrompant lui-même pour amorcer (et justifier) son récital (III, 4 et 5, p. 128-129). Du reste, le barbier-musicien commençait-t-il par « chantonner gaiement » sa nouvelle composition ; ce n’est que dans un deuxième temps qu’il « met un genou en terre et écrit en chantant » – la nuance sémantique est d’importance (I, 2, p. 50-51).
Dans les deux premières « époques » de la trilogie, on peut noter la cohérence de la mise en musique de tous les airs spécifiques. Dans la première, l’air de Lindor (I, 6) est rendu nécessaire par le message envoyé par Rosine ; l’ariette de cette dernière (III, 4), également puisqu’elle prend sa leçon – de même que dans la seconde comédie, Chérubin est poussé à chanter sa romance par Suzanne et la Comtesse (II, 4) – ; la ritournelle de Bartholo est amenée logiquement par sa nostalgie de « ces petits airs qu’on chantait dans [sa] jeunesse ». De même que la séguedille de Figaro est dramatisée par le héros expert en intrigue, qui raille Bazile : « Tu n’as pas l’air en train de chanter ; veux-tu que je commence ?… allons gai, haut, la-mi-la, pour ma fiancée. » (Mariage, II, 23, p. 146), et le retour du maître de musique, attendu pour la mission que lui a confié le Comte au deuxième acte, est thématisé par l’annonce de l’huissier : « Monseigneur, c’est monsieur Bazile entouré d’un village entier, parce qu’il chante en marchant » (IV, 9, p. 213). Bref, le spectateur n’est jamais surpris d’entendre un personnage chanter, puisque tout air est préparé par le discours qui l’environne. On pourrait voir également que les airs se terminent grâce à des procédés divers : soit le chanteur est interrompu (Le Comte, Chérubin, Bazile) soit il s’arrête de lui-même en apercevant un tiers importun (Rosine, Bartholo), soit il sort en chantant (Figaro).
Si la musique ne choque pas l’oreille du spectateur ni son esprit, c’est aussi parce qu’elle étoffe l’intrigue dans les séquences où elle s’insère. Les airs paraissent ainsi motivés et « dramatisés », en ce qu’ils assurent la plupart du temps des moments de détente ponctuant une séquence sous tension.
Considérons le deuxième acte du Barbier de Séville, composé de quinze scènes. La musique intervient avec l’entrée du Comte, déguisé en cavalier saoul (conformément à ce qui a été convenu et annoncé au premier acte) à la scène 12, et disparaît avec lui dans l’avant-dernière scène. Tout tourne autour de la transgression : Rosine écrit une lettre destinée à son amant (scène 1) qui va tâcher de lui en remettre une autre (scène 14), et qui plus est, elle est informée par Figaro – dont la présence à ses côtés viole les mesures de son tuteur – du projet de mariage forcé de (et avec) Bartholo pour le soir-même (scène 10). La progression dramatique est d’une rigueur magistrale : toutes les scènes dans lesquelles joue Rosine sont marquées par le sceau du drame. La tension, palpable, est présentée suivant une gradation : on passe de l’inquiétude quand elle se sent hors-la-loi seule ou avec Figaro – par exemple : « Dites donc, dites donc vite ; si l’on rentrait, je ne pourrais plus savoir… » (p. 78), « Je meurs d’inquiétude jusqu’à ce qu’il soit dehors… » (p. 81) – à la tension vis-à-vis du perspicace inquisiteur Bartholo (scène 4 : forcée de reconnaître que le barbier est entré dans son appartement, elle s’échappe « outrée ») puis à la colère qui éclate dans la dernière scène (« J’étouffe de fureur », p. 111). En contrepoint, Bartholo semble avoir pris de l’avance, puisqu’il s’est entendu avec Bazile pour organiser le mariage (scène 8) et qu’il déjoue tous les mensonges de sa pupille, du moins jusqu’à l’arrivée de l’étrange visiteur. Ainsi, ce n’est que durant les trois scènes farcesques où le Comte est déguisé que le comique prévaut. Les deux airs du pseudo Lindor – soit le portrait du signalement et la satire des médecins – sont absolument gratuits, c’est-à-dire non fonctionnels sur le plan de l’intrigue ; leur seul intérêt est tonal, et permet de détendre le public en sympathie avec les jeunes premiers.
Inversement, le deuxième acte du Mariage de Figaro, composé de vingt-six scènes, est centré sur la « séquence de Chérubin ». Il s’ouvre sur la tonalité touchante de la romance (scène 4), qui est l’objet de transgression à l’origine de toutes les péripéties et de tous les rebondissements de cet acte. La musique n’apaise donc pas temporairement la tension puisqu’au contraire elle l’instaure. En revanche, dans le dernier acte, il est significatif que la seule occurrence du chant (hormis, bien sûr, le vaudeville) se situe peu après le sombre monologue de Figaro. C’est Chérubin, le « brigandeau », qui reprend l’air de sa romance comme sa signature scénique et vocale (V, 6, p. 235) tout en inaugurant la série de méprises de la séquence finale, en confondant la Comtesse et Suzanne. Selon Philip Robinson, la musique est « l’emblème de l’inconstance» dans la pièce , comme le soulignait déjà Bazile (IV, 10), comme à la fin le vaudeville. Le fait que Chérubin veuille embrasser Suzanne – pour n’avoir finalement que la joue du Comte ! – permet à la Comtesse de relativiser son trouble, ce qui la rassure et permet in fine sa réconciliation avec elle-même et son mari. Peut-être peut-on établir un lien entre l’inconstance sentimentale traitée sur le mode comique en chanson et les oscillations de l’intensité dramatique entre le drame et la gaieté, qui finit par triompher, avant le troisième volet de la trilogie espagnole…
Loin d’être un simple ornement superfétatoire, la musique remplit donc de réelles fonctions dramatiques. Tâchons d’analyser ses apports en relation avec la tonalité des passages dans lesquels elle prend place.
II. Fonctions tonales : la musique, un langage expressif
Le COMTE, embarrassé. — Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies… (Mariage I, 10, p. 86)
Musique et éthos des personnages : la gaieté de Figaro
Le héros de la trilogie, Figaro, incarne et diffuse autour de lui la gaieté. Beaumarchais présente dans la Lettre modérée « l’enfant de [ses] loisirs » comme un « barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare et jadis valet de chambre du comte. » Sa gaieté est reconnue, principalement par les femmes de son entourage, à l’instar de sa promise qui lui déclare par exemple : « J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. » Beaumarchais est parvenu à transcrire son ethos dès ses premiers mots dans le monde du théâtre. Il faut alors relire la deuxième scène du premier acte du Barbier de Séville, où Figaro compose sa chanson. « Bannissons le chagrin, / Il nous consume » pourrait être sa devise – et par-delà, celle de l’auteur. Selon Jean Goldzink,
Sa gaieté, sa chanson, l’éloge de l’ivresse et de la paresse, la confection laborieuse des vers provoquent à coup sûr un effet de sympathie teintée de ridicule, qui place le spectateur dans cette relation de connivence obligée dénoncée par Diderot (et bien d’autres, dont Rousseau).
Mais Figaro est lui aussi victime du temps : sa gaieté se fane au fur et à mesure que la vieillesse pèse. Dans la sombre méditation que constitue le monologue du Mariage (acte V, scène 3), il acquiert un « envol mythique » et une épaisseur par un questionnement ontologique grâce au retour sur sa « bizarre destinée ». La carrière musicale est encore là, mais en mode mineur, bien plus discrète qu’au temps du Barbier :
Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce Moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées ; j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé… Désabusé ! Suzon, Suzon, Suzon, que tu me donnes de tourments !
Vingt ans plus tard (si l’on adopte la temporalité interne du « roman de la famille Almaviva »), nous retrouvons cet indéfectible valet dans La Mère coupable. Désormais, il n’y a plus d’autoportrait. C’est son rival, l’odieux « Tartuffe de la probité », jaloux de sa faveur auprès du Comte, qui dresse de lui un portrait en cherchant à le discréditer et l’éloigner pour qu’il ne fasse plus obstacle à ses desseins :
BÉGEARSS, en colère. — Comblez cette canaille, et voyez ce qu’elle devient ! En vérité, monsieur, mon amitié me force à vous le dire : vous devenez trop confiant ; il a établi nos secrets. De valet, barbier, chirurgien, vous l’avez établi trésorier, secrétaire ; une espèce de factotum.
La musique a subrepticement disparu de la liste : elle n’est plus dans l’esprit de la pièce, qui n’a presque rien de comique (hormis le personnage farcesque de Guillaume, valet allemand « trop simple »). En temps de deuil et de culpabilité, gaieté et musique ne sont plus de saison.
« L’ancienne et franche gaieté » : musique et comique
Au-delà du seul Figaro, la musique a donc pour fonction première d’accompagner la gaieté. À un premier niveau, elle sert la bouffonnerie et le travestissement. Dès l’exposition du Barbier de Séville, le valet maître ès intrigues ourdit un stratagème qui finira par payer : le comble est qu’un renversement symbolique s’opère dans cette pièce, puisque l’ancien valet devient, la durée du spectacle, le maître du comte Almaviva ! Et comment ? En lui prêtant sa guitare et en lui faisant répéter son rôle de cavalier ayant « l’ivresse du peuple ». Tout le deuxième acte, à dominante farcesque, joue sur ce renversement burlesque (qui choqua, comme on sait, certains nobles délicats). Mais à ce stade, le subterfuge échoue en partie grâce à la méfiance du barbon. Nous avons vu que l’entrée du Comte, déguisé en soldat pris de vin, opère une éphémère détente farcesque, des scènes 12 à 14. C’est la seule présence de la musique dans cet acte. Elle concorde avec l’hypocrisie du Comte prétendument saoul, suivant la forme d’un pastiche comme l’atteste cette satire topique des médecins, qui rappelle Molière par son thème et Sedaine par son timbre :
Air : Vive le vin. [extrait du Déserteur de Sedaine]
Sans chanter :
Non, docteur, je ne prétends pas
Que notre art obtienne le pas
Sur Hippocrate et sa brigade.
En chantant :
Votre savoir, mon camarade,
Est d’un succès plus général ;
Car s’il n’emporte point le mal,
Il emporte au moins le malade.
Autre exemple dans la pièce : la ritournelle grivoise de Bartholo, qui suit la scène de leçon de musique entre les amants et introduit un contraste burlesque et grivois avec la sensibilité galante de cette dernière :
(Pendant la ritournelle, il cherche en se grattant la tête et chante en faisant claquer ses pouces et dansant des genoux comme les vieillards.) […]
Veux-tu, ma Rosinette,
Faire emplette
Du roi des maris ?
Je ne suis point Tircis ;
Mais la nuit, dans l’ombre,
Je vaux encor mon prix ;
Et quand il fait sombre,
Les plus beaux chats sont gris…
(Il répète la reprise en dansant. Figaro, derrière lui, imite ses mouvements.)
Dans le Mariage de Figaro, la dimension bouffonne est assurée par Bazile, dont le retour, à la scène 10 du quatrième acte, fait rire : il arrive « entouré d’un village entier parce qu’il chante en marchant », comme un nouveau messie drainant les foules (p. 213). L’air constitue le premier couplet d’un poème de la marquise d’Antremont certainement connu du public, intitulé « La Fauvette », qui fait l’apologie de l’inconstance :
Cœurs sensibles, cœurs fidèles,
Qui blâmez l’amour léger,
Cessez vos plaintes cruelles :
Est-ce un crime de changer ?
Si l’Amour porte des ailes,
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?
N’est-ce pas pour voltiger ?
Le comique repose ici sur plusieurs effets de décalage : le caractère léger de Bazile détonne par rapport au sérieux de l’union Figaro-Suzanne qui vient d’avoir lieu dans la scène précédente, ainsi que par rapport à sa propre demande en mariage de Marceline ! Mais en même temps, il s’accorde subrepticement avec le dessein libertin d’Almaviva qui entend bien profiter des faveurs de Suzanne dans le pavillon sous les marronniers... L’auteur en tire ainsi un triple effet d’ironie dramatique. En outre, cet air annonce subtilement le timbre et l’atmosphère du vaudeville final : une fois que tous les fils de l’intrigue auront été dénoués, la joie pourra triompher en chanson.
La voix du cœur : passion et mélancolie
Mais la musique ne se produit pas seulement le rire : elle permet souvent un sourire d’attendrissement. C’est le cas dès lors qu’elle devient le langage de l’aveu et/ou de la communion entre amants. Elle a de facto une fonction psychologique et sentimentale, tout en étant un code non accessible aux tiers importuns. Ainsi, Rosine voudrait chasser son barbon dans le troisième acte du Barbier, prétextant que « la musique n’a nul attrait pour [lui] », pour se ménager un entretien galant avec Lindor-Alonzo-Almaviva – en vain. C’est ainsi que les amants communiquent ainsi quand ils sont seuls – fait rare, mais qui intervient à deux reprises : à distance, quand Lindor chante son air et que Rosine lui répond brièvement depuis l’intérieur « Tout me dit que Lindor est charmant, / Que je dois l’aimer constamment… », et surtout pendant le sommeil de Bartholo durant la leçon de musique, comme le signale la didascalie de la page :
En l’écoutant, Bartholo s’est assoupi. Le comte, pendant la petite reprise, se hasarde à prendre une main qu’il couvre de baisers. L’émotion ralentit le chant de Rosine, l’affaiblit, et finit par lui couper la voix au milieu de la cadence, au mot ‘extrême’. L’orchestre suit le mouvement de la chanteuse, affaiblit son jeu et se tait avec elle. L’absence du bruit qui avait endormi Bartholo le réveille. Le comte se relève, Rosine et l’orchestre reprennent subitement la suite de l’air. Si la petite suite se répète, le même jeu recommence, etc. (III, 4, p. 127)
Bien plus, ils se parlent à mots couverts alors qu’ils sont épiés et se comprennent à travers le lexique musical. Aussi le Comte dévoile-t-il à Rosine le plan de mariage secret pour le soir même en prétendant avoir à lui dire « un mot essentiel au progrès de l’art qu’[il a] l’honneur de [lui] enseigner » (la périphrase mime un langage crypté).
La longue ariette de Rosine, qui mobilisait dix-huit musiciens, ne fut jouée qu’à la première représentation. Beaumarchais regrette cet abandon, comme il le signale dans cette note : que Jacques Scherer donne, p. 268 :
Cette ariette, dans le goût espagnol, fut chantée le premier jour à Paris, malgré les huées, les rumeurs et le train usités au parterre en ces jours de crise et de combat. La timidité de l’actrice [Mlle Doligny] l’a depuis empêchée d’oser la redire, et les jeunes rigoristes du théâtre l’ont fort louée de cette réticence. Mais si la dignité de la Comédie-Française y a gagné quelque chose, il faut convenir que Le Barbier de Séville y a beaucoup perdu. C’est pourquoi, sur les théâtres où quelque peu de musique ne tirera pas à conséquence, nous invitons tous les directeurs à la restituer, tous les acteurs à la chanter, tous spectateurs à l’écouter, et tous critiques à nous la pardonner, en faveur du genre de la pièce et du plaisir que leur fera le morceau.
De même, dans Le Mariage de Figaro, la médiation de la passion passe se fait à travers la musique. La romance de Chérubin est peut-être le plus touchant aveu, naïf et timide, qui soit. On remarque également que Suzanne et la Comtesse appâtent le Comte en usant d’un stratagème musical : ne doit-on pas s’étonner de lire, sur le billet que dicte la Comtesse, « Chanson nouvelle, sur l’air : … Qu’il fera beau ce soir sous les grands marronniers… » ? Beaumarchais instaure donc nettement une structure d’identité entre musique et badinage. Le Comte reconnaissait, en ancien Lindor, qu’« amoureux, poète et musicien sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies… »
Enfin, il y a un personnage qui incarne, dans la durée de la trilogie espagnole, le pôle de la tristesse mélancolique : c’est incontestablement la Comtesse, dont Mozart a perçu et rendu la profondeur dans l’aria qu’il lui destine au début du deuxième acte des Noces de Figaro. Avant d’être « la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que [le Comte n’aime] plus », elle est la Rosine du Barbier, ingénieuse mais malheureuse à cause de son cruel barbon. N’avoue-t-elle pas aux divers spectateurs, encore au balcon avant d’être définitivement enfermée jusqu’à la délivrance finale :
Mon excuse est dans mon malheur : seule, enfermée, en butte à la persécution d’un homme odieux, est-ce un crime de tenter de sortir de l’esclavage ?
Il est significatif que son seul moment de bonheur soit la leçon de musique de la scène 4 du troisième acte, qui forme le pendant de cette réplique. On comprend mieux pourquoi l’auteur tenait tant à ce que l’ariette fût jouée… C’est effectivement la seule fois, dans la trilogie, où on l’entend épanouie avec son amant, et c’est à travers la musique. Dans La Folle journée, on sait que Bazile lui donne toujours des leçons de clavecin, qu’elle a une guitare, mais ce n’est pas un hasard si elle délègue à Suzanne la tâche d’accompagner Chérubin (seul moment où elle pourrait exercer ses talents sur scène). C’est dès lors ce silence musical qui est assourdissant, et qui prépare à la Comtesse pécheresse de La Mère coupable. Dans ce troisième volet de la trilogie, elle a entièrement intériorisé la musique, médiatisée par les lettres – et la voix – de Chérubin pieusement conservées, fétichisées même, dans le « secret ». Le « sacrifice » expiatoire imposé par le fourbe Bégearss qui jette ces lettres au feu constitue un supplice, avant que la lecture effrénée des lettres de Chérubin par le Comte à l’acte IV ne s’apparente à un viol symbolique et à une crucifixion sacrilège, à l’origine de la (petite) mort de la Comtesse, « [clouée] sur son fauteuil », dans « les convulsions de la douleur ».
III. Musique, « disconvenance » et théâtralité : le plaisir du jeu
Jusqu’à présent, le rôle de la musique a été considéré au regard de la signification qu’elle porte dans les pièces. Il convient désormais de l’aborder du point de vue du public. Quelles interactions, quelles émotions engendre-t-elle ? Permet-elle, grâce à son caractère expressif (de la gaieté, de la mélancolie, de l’amour), de faire sympathiser les spectateurs, ou bien les met-elle à distance ? Participe-t-elle de l’identification ou davantage de la ‘distanciation’ ?
Disconvenance et mélange des genres : Beaumarchais « oseur dramatique »
Beaumarchais entretient un rapport ambigu avec l’opéra-comique. Dès la « Lettre modérée », l’auteur exprime une distance critique par rapport à la musique de théâtre, pour justifier la mutation de sa pièce par rapport à sa facture initialement destinée aux Italiens (1772), qui comportait à la fois davantage de musique et de ce comique trivial hérité de la Foire :
Notre musique dramatique ressemble trop encore à notre musique chansonnière pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. Il faudra commencer à l’employer sérieusement au théâtre quand on sentira bien qu’on ne doit y chanter que pour parler ; quand nos musiciens se rapprocheront de la nature, et surtout cesseront de s’imposer l’absurde loi de toujours revenir à la première partie d’un air après qu’ils en ont dit la seconde. Est-ce qu’il y a des reprises et des rondeaux dans un drame ? Ce cruel radotage est la mort de l’intérêt et dénote un vide insupportable dans les idées.
L’auteur vise donc à la fois l’opéra (issu de la tragédie lyrique) et ce qu’il appellera bientôt le « frivole opéra-comique ». Il estime que l’on s’ennuie dans les pièces où la musique est omniprésente, car elle « rabâche » et freine le rythme de l’action avec ses « inutiles fredons » et sa « stérile abondance ». Seules des chansons ponctuelles sont bienvenues, du moins tant que la musique ne parviendra pas à rendre, comme la danse, le « langage sublime et tumultueux des passions ».
Alors que dans Le Barbier de Séville, dominent les ariettes inédites, Beaumarchais insère dans Le Mariage de Figaro non seulement le vaudeville final mais aussi la romance de Chérubin construite selon le même principe d’un air connu, même si dans les deux cas les paroles sont nouvelles et que la dimension satirique traditionnelle en est absente. Philip Robinson voit là une « nostalgie de la Foire », et il est vrai que les chansons étaient nombreuses dans les parades de l’auteur (cf. Jean-Bête à la Foire dans l’édition au programme). Chanter ainsi à la Comédie-Française, en recourant à des pratiques scéniques qui rappellent des théâtres bien moins prestigieux, sonne comme une provocation pour la vénérable institution, voire pour son public, même si ce sont les mêmes spectateurs qui naviguent dans les théâtres « non officiels » ou les scènes rivales comme l’Opéra-Comique. De surcroît, le vaudeville met traditionnellement l’accent sur la collectivité, pas uniquement celle des acteurs qui chantent à tour de rôle un couplet, mais en prenant compte également le public qui connaît les airs et qui est susceptible de manifester physiquement qu’il se trouve en terrain de (re)connaissance. La musique permet donc d’introduire une fête contagieuse dans la salle.
Fête et mise en abyme
Par conséquent, il se peut que Beaumarchais soit nostalgique d’un « avant 1762 », mais son sentiment importe moins que les effets que la musique produit dans son théâtre. À travers la scène des noces, il représente une fête réunissant divers groupes sociaux, ce qui permet en même temps une communion avec le public de la salle, sociologiquement divers. Faisant pendant à la scène du procès du troisième acte – seul autre temps de la pièce où la foule envahit la scène dans une autre mise en abyme –, la pantomime musicale des noces à l’acte IV scène 9 réunit tous les groupes qui comptent aux yeux de Beaumarchais : la noblesse (le Comte et la Comtesse assis, présidant la noce), la bourgeoisie (incarnée par les notables de la justice et de la police) et le peuple (les paysans et employés du château). On notera l’absence de représentants du clergé dans la pièce, traditionnellement hostile à au théâtre depuis Saint-Augustin, alors même qu’il est question d’un sacrement dès le titre. C’est que ce « mariage » laïc, profane (en terrain libertin !), et finalement théâtral, est lui-même du domaine du jeu.
Par-delà le clin d’œil complice, nous tendons à voir dans le vaudeville du Mariage une signature de Beaumarchais. Mais surtout, les trois derniers couplets s’adressent directement au public souverain :
Le parterre est votre image
Tel paraît le dédaigner,
Qui fait tout pour le gagner. (Bis) […]
Si ce gai, ce fol ouvrage,
Renfermait quelque leçon,
En faveur du badinage,
Faites grâce à la raison. […]
Or, messieurs, la co-omédie
Que l’on juge en cè-et instant,
Sauf erreur, nous pein-eint la vie
Du bon peuple qui l’entend.
Il s’agit d’une captatio benevolentiae habile qui remet doublement en question le principe d’illusion théâtrale : comme l’écrit Pierre Larthomas, « le mot comédie indique, s’il en était besoin, que l’illusion théâtrale a pris fin ; le rideau peut se baisser après un ballet général, puisque, sur la scène comme dans la rue, tout finit par des chansons. » C’est cette posture entre-deux qui caractérise le dramaturge : un pied sur scène, l’autre dans la salle ; un dans la fiction, l’autre dans le réel, de sorte que la musique participe du dévoilement de la théâtralité, parmi tant d’autres artifices analysés par Jacques Scherer comme « jeu devant le miroir ». Le vaudeville du Mariage de Figaro a une importance considérable, parce qu’il résume l’esprit de la pièce (« En faveur du badinage / Faites grâce à la raison »), et aussi parce qu’il clôt l’une des plus brillantes pièces du théâtre français. Le procédé choque la vraisemblance, selon certains critiques tels que Nougaret (qui préconise plutôt un chœur bref), mais d’un autre côté, replacé dans le contexte de la noce, il s’apparente à une chanson à boire ayant pour thème le mariage. Et il permet également de prendre congé du public et de faire saluer les acteurs : de sorte qu’il apparaît comme un seuil au crépuscule du spectacle.
Au début de la Révolution, les paroles furent actualisées : le mot « canons » remplaçait « chansons » et le vaudeville était suivi de l’air Ça ira, chanté dans de très nombreuses salles et de très nombreuses pièces. Autres temps, autres mœurs ? Les Annales patriotiques et littéraires rapporte la trouvaille de cette mise à jour :
À une représentation du Mariage de Figaro, l'on avoit chanté les couplets placés à la fin de cette Comédie, & qui se terminent, comme on sait, par ses mots : Tout finit par des chansons. Un aristocrate des premières loges cria : bis, bis, comme pour inculper la légèreté françoise ; mais un patriote du parterre, à la voix forte & sonore, se leva, cria aux acteurs : Tout finit par des Canons. Et cette mâle finale devant être universellement substituée à l'ancienne, nous en donnons promptement avis à tous les Théâtres du Royaume.
Le plaisir de la connivence ironique
La musique des comédies de Figaro se révèle plus subtile qu’il n’y paraissait de prime abord. Non seulement elle compose un élément de décor sonore, non seulement elle exprime les émotions des personnages par des pauses lyriques ou des saillies franchement comiques, mais elle introduit aussi un jeu avec les spectateurs, les invitant à la fois à sympathiser avec les personnages tout en les maintenant à distance.
On note d’abord des éléments incongrus. N’est-il pas surprenant que Bazile, pourtant maître de musique, soit le seul actant qui ne chante jamais dans Le Barbier de Séville ? S’il est éconduit dans la magistrale scène de la « stupéfaction » (acte III, scène 11) parce qu’Almaviva l’imposteur endosse ici son habit de maître-chanteur, il n’en demeure pas moins que Beaumarchais construit son personnage en décalage avec l’horizon d’attente. En revanche, il joue sur la connivence de la mise en abyme avec La Précaution inutile, à la fois titre de la pièce et de la chanson de Rosine, ce qui en fait une sorte de métalepse dramatique. Structurellement, en effet, ce morceau apparaît dès l’exposition, présenté comme une « comédie nouvelle » ; il fait son retour au cœur de la pièce dans la scène du franchissement amoureux que constitue la leçon de chant, et dénoue l’intrigue, puisque la dernière réplique de Figaro, qui clôt la pièce, en rappelle l’ambiguïté :
Mais soyons vrais, Docteur ; quand la jeunesse et l’amour sont d’accord pour tromper un vieillard, tout ce qu’il fait pour l’empêcher peut bien s’appeler à bon droit la Précaution inutile. (Acte V, scène 8, p. 169)
Dans un même ordre d’idée, Philip Robinson a très bien montré comment la romance de Chérubin repose sur un traitement mélodique et formel ironiques. L’air, ancien, est fondé sur l’hexacorde médiéval, et les paroles, écrites peu après la mort de Marlborough en 1722, sont en style marotique avec des archaïsmes lexicaux et syntaxiques (tels que « clergié », « plorer », « destrier », « nenni », ou l’omission des pronoms personnels sujets…), ce qui révèle un pastiche de la romance historique traditionnelle. Or cette « couleur locale » temporelle déplace et trahit la tonalité hispanique : nous voilà rappelés, de manière fugace, dans un autre espace, un autre temps. Le « tableau » a une dimension comique et pathétique à la fois, qui accentue la sympathie que l’on a pour ce petit page au cœur mis à nu. Le refrain de la plainte « Que mon cœur, mon cœur a de peine » se niche sur le fredon de la comptine « Mironton, mironton, mirontaine », de sorte que « tous les effets de l’ironie dépendent de la musique » note Robinson, et que « la gaieté et la sensibilité semblent se confondre dans une seule émotion dramatique ». D’ailleurs, le distique « Tournez-vous donc envers ici, / Jean de Lyra, mon bel ami », nouveau pastiche chanté par Suzanne dans la scène suivante, tandis qu’elle va déguiser le page en fille, peut être interprété comme une gentille moquerie de son impertinente naïveté.
Pareil décalage est mis en place par Figaro un peu plus loin, dans la scène du « goddam ». Nous sommes juste après la tirade où Figaro définit la politique. Or, la référence à la chanson d’Henri IV, entonnée naguère par Alceste dans Le Misanthrope, devient le signal qui révèle au comte que Figaro joue et feint « d’ignorer ce qu’[il] sait » :
LE COMTE. — Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !
FIGARO. — La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, ô gué ! comme dit la chanson du bon Roi.
LE COMTE, à part. — Il veut rester. J’entends… Suzanne m’a trahi.
L’intertextualité de connivence opère ici par distanciation et révèle la supercherie au comte, fin observateur comme son valet. Par ce faux pas tactique, Figaro se perd. Ce faisant, Beaumarchais rappelle à son public le pacte fictionnel de la trilogie, où l’intrigue espagnole n’est qu’une convention comparable au dépaysement animalier des fables : on se souviendra que la préface de la pièce définit la comédie – et le théâtre – comme une autre forme d’apologue. Dans la pièce suivante, les personnages seront déplacés à Paris, et le filtre de l’ailleurs, passé au crible de l’actualité révolutionnaire…
*
Il apparaît ainsi, au terme de ce parcours, que la musique est consubstantielle à la notion « d’ancienne et franche gaieté », tandis que la dernière pièce de notre auteur, sous la Terreur, s’en affranchit. Soutenir que la musique au théâtre ne contribue qu’à l’agrément de la pièce est réducteur : si tout fait sens dans cette « espèce de machine cybernétique » dont parle Roland Barthes, elle est un signifiant sonore et parfois visuel qui a une fonction déterminée, tantôt langage dramatique autonome, tantôt élément sonore qui étoffe le décor poétique des différentes intrigues. Une chose est certaine, c’est la passion de Beaumarchais pour cet art qui enchante véritablement son théâtre, comme signe iconique, psychologique et expressif, voire méta-théâtral. Selon Jacqueline Waeber, « c’est bien plus dans son théâtre parlé que dans ses contributions à l’opéra [qu’il] s’est avéré être un véritable dramaturge-musicien. »
On pourrait approfondir ce jugement en étudiant la musicalité des pièces, dans une approche stylistique. Sophie Lecarpentier l’a fait, dans les traces de Jacques Scherer qui relevait la virtuosité langagière de la « rhétorique du naturel foisonnant des comédies », en contraste avec la « rhétorique de l’émotion » propre au drame. Mais Béatrice Didier, sensible au ton pathétique et notamment aux didascalies de La Mère coupable, a insisté à juste titre sur la musique qui affleure tout autant dans le texte « dramique ». Que l’on prête cas au « cri général, [au] crescendo public, [au] chorus universel » de la calomnie selon Bazile ou à la tonalité douloureuse de La Mère coupable en passant par le rythme endiablé de La Folle journée, la musique résonne partout, infusant le discours jusqu’à produire des accords discords dans les heurts des corps et des voix :
BAZILE. — Disant partout que je ne suis qu’un sot.
FIGARO. — Vous me prenez donc pour un écho ?
BAZILE. — Tandis qu’il n’est pas un chanteur que mon talent n’ait fait briller.
FIGARO. — Brailler.
Thibaut Julian
Université Paris-Sorbonne (CELLF 16-21) /
Université de Valenciennes