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En réponse à un article de Gustave Geffroy, Zola écrit : « […] je ne crois pas que la pensée soit autre chose qu’une fonction de la matière. La fameuse psychologie n’est qu’une abstraction et en tout cas elle ne serait qu’un coin restreint de la physiologie. » (22 juillet 1885). Cette définition de son art romanesque prélude à la méthode naturaliste et résume les articles réunis en 1880 dans l’ouvrage critique, Le Roman expérimental. Mais, c’est dès Thérèse Raquin publié en 1867 qu’il met en place sa « théorie de l’imprégnation », qui récuse la prééminence du cerveau dans le comportement de l’être humain et qui le replace parmi les organes constitutifs du corps humain. Ainsi, loin d’articuler la matière romanesque sur la psychologie des personnages, il subordonne cette psychologie à leur physiologie. L’entreprise des Rougon-Macquart réside dans l’étude des « enchaînements et fatalités de la descendance ». Mais avant de mettre en place l’ambitieux système généalogique fondé sur les deux branches d’un tronc commun, il expérimente son système sur un nombre restreint de personnages impliqués au sein d’une intrigue simple.

Thérèse Raquin

Le roman est d’abord publié en trois livraisons dans L’Artiste sous le titre Un mariage d’amour en 1867. Cette publication suscite de très nombreuses critiques qui stigmatisent le caractère indécent, ignoble, putride du roman. En fait, Zola s’appuie sur la théorie des tempéraments définis par Émile Deschanel dans Physiologie des écrivains et des artistes. Essai de critique naturelle paru en 1864. Comme il l’expose dans la Préface de la deuxième édition (15 avril 1868) : « Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. » Il reconnaît que l’âme est absente de la peinture de ses personnages et que ceux-ci sont gouvernés par « les fatalités de leur chair », c’est-à-dire leurs nerfs et leur sang. En fait, on peut lire le roman comme une équation simple : quelles conséquences génère la rencontre d’une nature sanguine et d’une nature nerveuse ? Et de revendiquer une construction romanesque fondée sur l’analyse scientifique, en l’occurrence « l’étude du tempérament et des modifications profondes de l’organisme sous la pression des milieux et des circonstances ». L’intrigue relatée dans l’œuvre sera donc une épure afin d’établir que lorsque le désir s’éveille en l’homme, c’est son corps qui s’exprime, corps dont le langage est celui de ses instincts :

  • Deux corps morts, le lendemain du mariage de Camille et de Thérèse : « […] Camille avait encore sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d’égoïste, Thérèse gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme. » (p. 27).

  • Deux corps exaltés, la possession de Thérèse par Laurent : « Puis, d’un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres sur les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emporté, et, tout d’un coup elle s’abandonna, glissant par terre, sur le carreau. Ils n’échangèrent pas une seule parole. L’acte fut silencieux et brutal. » (p. 49).

  • Échec de l’abstraction du corps, l’amant virtuel comme substitut à Laurent pour Thérèse : « La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu’elle ignorait encore ; elle n’avait aimé qu’avec son sang et ses nerfs, elle se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l’étudiant disparut ; il avait sans doute déménagé. Thérèse l’oublia en quelques heures. » (p. 112).

  • Échec de l’amour purement charnel, la liaison de Laurent avec un modèle : « Dans le fond de l’atelier, un modèle, une femme était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche haute. Cette femme riait par moment et tendait la poitrine, allongeant les bras, s’étirant, pour se délasser. Laurent, qui s’était assis en face d’elle, la regardait, en fumant et en causant avec son ami. Son sang battit, ses nerfs s’irritèrent dans cette contemplation. Il resta jusqu’au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d’un an, il la garda pour maîtresse. » (p. 114).

  • La nuit de noces de Thérèse et de Laurent, la mort du désir : « Thérèse s’était assise de nouveau devant le foyer éteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. C’est ainsi qu’ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se coucher ; leur chair et leur coeur étaient bien morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ils étouffaient. » (p. 160).

  • La métamorphose de Laurent, l’intrusion du féminin en lui : « Alors eut lieu en lui un étrange travail ; les nerfs se développèrent, l’emportèrent sur l’élément sanguin, et ce fait seul modifia sa nature. » (p. 163).

  • La double vie du couple, le caractère bipolaire de leur existence : « Eux seuls savaient que le cadavre de Camille couchait entre eux ; eux seuls sentaient, sous la chair calme de leur visage, les contractions nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement leurs traits et changeaient l’expression placide de leur physionomie en un masque ignoble et douloureux. » (p. 182).

  • La mort du couple infernal, l’accession à la sérénité : « Une crise suprême les brisa, les jeta dans les bras l’un de l’autre, faibles comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et d’attendri s’éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans parler, songeant à la vie de boue qu’ils avaient menée et qu’ils mèneraient encore, s’ils étaient assez lâches pour vivre. Alors au souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écoeurés d’eux-mêmes, qu’ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant. Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face du couteau et du verre de poison. » (p. 252).

Deux personnages centraux livrés à leurs instincts sous le regard de deux témoins muets, Camille ignorant leur liaison puis leur rappelant sans cesse le meurtre qu’ils ont commis, et Madame Raquin ignorant leur crime puis incarnant une justice muette mais inflexible. C’est au sein de ce périmètre étroit que Zola montre les ravages inouïs que peuvent produire chez deux êtres qui ne peuvent vivre ni l’un avec l’autre ni l’un sans l’autre, précisément « les troubles profonds d’une nature sanguine au contact d’une nature nerveuse ». La tragédie que recèle le roman n’implique que rarement le cerveau des protagonistes, et c’est alors pour constater non pour décider, se concentrant essentiellement sur la rencontre funeste de deux tempéraments antagonistes condamnés par ce fait même à se détruire mutuellement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Comme le note encore Zola, son enquête se fixe pour objectif de pénétrer au plus profond des rouages de la physiologie humaine : « […] J’ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres. ». La progression rigoureuse qui anime la machine romanesque apparaît plus scientifique qu’artistique, le lecteur possédant la sensation d’assister à une expérience scientifique de son début à sa fin en transitant par toutes les étapes. Si ces êtres rebutèrent tant les critiques délicats, ce fut parce que Zola décrivit avec toute l’attention requise deux brutes dont la bestialité s’exprime par l’impossibilité de se dérober aux impératifs de leurs instincts. Et, la rencontre d’un tempérament nerveux et d’un tempérament sanguin renvoie l’humanité à ses pulsions les plus basses : la frénésie d’Eros et de Thanatos, la violence, la peur, l’hallucination, la névrose…

La Fortune des Rougon

Un an après la publication de Thérèse Raquin en volume, l’année de la publication de Madeleine Ferrat, roman qui n’aura aucun succès, Zola met en place le plan prévisionnel du cycle des Rougon-Macquart qui à l’origine devait comprendre dix tomes. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette remarque que l’écrivain s’adresse à lui-même dans la Préface de la deuxième édition de Thérèse Raquin : « Il faudrait, en somme, pour que l’écrivain fît maintenant un bon roman, qu’il vît la société d’un coup d’œil plus large, qu’il la peignît sous ses aspects nombreux et variés, et surtout qu’il employât une langue nette et naturelle. »

La Fortune des Rougon semble reprendre les données de la construction familiale là où les avait laissés Thérèse Raquin. L’élément commun est le tronc qui donnera naissance aux diverses ramures. Madame Raquin est ce tronc dans le roman de 1867, mais un tronc peu productif puisqu’elle n’est mère que d’un fils unique, de surcroît de santé fragile. Parallèlement, elle élève sa nièce, qui est une sang-mêlé, puisque sa mère est une oranaise. Le milieu familial est proprement étouffant du fait de l’état maladif de Camille. De surcroît, Thérèse est soumise au même mode de vie que son cousin avec lequel on lui fait mener une existence quasi incestueuse : « Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous les tièdes tendresses de sa tante. » (p. 23) Le mariage des deux cousins ne produit donc aucune modification au sein du foyer. Après la mort de son fils, les soins attentifs que lui prodiguent Thérèse et Laurent lui fait accroire que s’est créée autour d’elle une nouvelle famille : « […] sa vieillesse était tout attiédie par la tendresse de ses chers enfants. » (p. 181) La révélation de leur forfait, son incapacité à les dénoncer, la délectation silencieuse à veiller leurs cadavres démontre comment la concorde familiale peut se muer en une haine profonde entre les membres de cette famille. Dans La Fortune des Rougon, Zola reprend en quelque sorte cette situation à son point de départ, puisque le tronc sera cette fois Adélaïde Fouque, orpheline à l’âge de dix-huit ans, qui épouse « […] un garçon jardinier, un dénommé Rougon, paysan mal dégrossi, venu des Basses-Alpes. » (p. 79) Comme madame Raquin, elle n’eut qu’un fils de ce mariage. Mais, loin de s’en tenir là comme dans Thérèse Raquin, Zola complexifia les données de l’équation. En effet, après la mort de son mari, Adélaïde prit pour amant « […] un homme mal famé, que l’on désignait d’habitude sous cette locution : "ce gueux de Macquart". » (p. 80) Et, de cette seconde union, naquirent deux enfants, un garçon, puis une fille. Les enfants furent élevés sur un pied d’égalité, mais ne reçurent aucune éducation du fait de l’état psychique de leur mère : « […] il y avait en elle un manque d’équilibre entre le sang et les nerfs, une sorte de détraquement du cerveau et du cœur, qui la faisait vivre en dehors de la vie ordinaire, autrement que tout le monde. » (p. 82)

Roman des origines, La Fortune des Rougon met en place dès le deuxième chapitre les données familiales qui permettront ultérieurement la prolifération des ramures subséquentes. Le « manque d’équilibre entre le sang et les nerfs » ainsi que le « détraquement du cerveau et du cœur » de la mère, la basse extraction des pères conditionne les destinées futures de leurs descendants directs puis ultérieurs. Ainsi, comme le lui recommandait Taine, Zola disposait de la matière apte à lui permettre de donner naissance à une œuvre « […] qui embrasse plus d’objet et ouvre plus d’horizon. » Comme l’indique la notice du roman dans l’édition folio, en 1868, donc durant la phase documentaire préparatoire à la rédaction du premier tome des Rougon-Macquart, Zola lit divers ouvrages de physiologie qui seront à l’origine de la constitution généalogique et de la représentation spécifique de ses personnages romanesques : Physiologie des passions de Letourneau ; Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle de Lucas ; De l’identité des états de rêve et de la folie et Physiologie morbide de Moreau de Tours ; Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine de Morel ; La Folie lucide de Trélat… Tous ces ouvrages, rédigés entre 1850 et 1868, constituent le dernier état des recherches dans le domaine. Il y trouve la confirmation de la prédominance parmi l’espèce humaine des tempéraments sanguins et nerveux et il développe à partir des études de Lucas les notions d’hérédité et d’innéité. Muni de ces outils, ayant défini la base (Adélaïde Fouque, Marius Rougon, Eustache Macquart), il lui suffira de tirer les fils de la descendance de ces deux troncs. L’hérédité stipule la reproduction à l’identique et comprend trois branches : l’hérédité par élection, à savoir la ressemblance exclusive au père ou à la mère ; l’hérédité par mélange, à savoir la ressemblance exclusive au père et à la mère ; l’hérédité par combinaison qui fait intervenir un nouveau caractère se substituant à ceux des géniteurs. L’innéité implique la dissemblance des enfants par rapport aux parents. Ainsi Zola dispose de l’infinité des combinaisons que lui offre l’hérédité ainsi que la liberté totale que lui confère le recours à l’innéité. Toutefois, il conçoit l’utilisation des lois de l’hérédité comme un fatum, le sang transmis devenant, parce qu’il est par nature le moteur de la vie, une fatalité inscrite à l’intérieur même de chaque homme. Les mystères du sang génèrent des affections neuropsychiatriques constituant en soi un mystère pour soi et pour les autres. Afin de parachever son enquête sur le mystère de l’existence humaine, il emprunte à Taine sa conception des trois forces primordiales la race, le milieu et le moment, c’est-à-dire que la méthode analytique fondée par le critique implique le recours conjoint aux déterminations biologiques (la race), sociales (le milieu) et historiques (le moment). Néanmoins, loin d’ériger en grille de conversion ces trois éléments, Zola les utilisera comme éléments modérateurs pour ces descriptions physiologiques.

La méthode ainsi définie, avant l’importance dévolue ultérieurement aux travaux de Claude Bernard et la constitution de son roman expérimental, lui permet de définir le caractère « agi » des protagonistes de La Fortune des Rougon :

  • Pierre Rougon, résultante de l’hérédité par mélange, était « […] la moyenne équilibrée des deux créatures qui l’avaient engendré. » (p. 88) : le sang de Rougon contrebalance les nerfs d’Adélaïde. C’est ainsi qu’un paysan médiocre devient un épais bourgeois. Son mariage avec Félicité Puech, mélange de commerçant et d’aristocrate - « […] toute cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active et envieuse. » (p. 98) - lui permet de corriger la race par le milieu. Le coup d’état de Louis-Napoléon lui offrira le moment, c’est-à-dire la possibilité d’accéder à la haute bourgeoisie, ce qui constituait le rêve de son existence.

  • Antoine Macquart, résultante lui aussi de l’hérédité par mélange, par dévoiement de l’alliance du sang et des nerfs, se révèle être un monstre de la pire espèce : « Mais, sous l’influence nerveuse d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient, chez le fils, une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de lâcheté. » (p. 87). Son échec est ainsi annoncé d’entrée.

  • Ursule Macquart, est un exemple d’hérédité par élection, car « la ressemblance physique et morale de la jeune femme l’emportait » (p. 87). La longévité de l’existence de sa mère, afin d’éviter un effet de redondance au sein du roman, la condamne à n’y jouer qu’un rôle secondaire puis à disparaître rapidement.

La troisième génération, bien évidemment, procède à une complexification des données originelles.

  • Le narrateur souligne avec humour la fécondité de Félicité, mère de trois garçons et de deux filles : Eugène, Pascal, Aristide, Sidonie et Marthe. En dépit des études que leur ont payées leurs parents les trois fils Rougon ne parviennent qu’à « des positions fort précaires » : « Ils offraient alors des types curieux, profondément dissemblables, bien que parallèlement issus de la même souche. Ils valaient mieux en somme que leurs parents. » (p. 106). Eugène et Aristide, procédant tous deux d’une hérédité par mélange, diffèrent néanmoins du tout au tout : Eugène possède le physique de son père et le cerveau de sa mère ; Aristide le visage de sa mère et l’avidité paysanne de son père. Les coquins futurs transparaissent déjà sous les médiocres, ce que le narrateur résume en une formule elliptique : « Il aimait l’argent comme son frère aîné aimait le pouvoir. » (p. 109). Ce sera le « moment », le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte qui leur permettra d’assouvir chacun leur passion. Enfin, Pascal, le fils puîné, constitue une représentation exemplaire des effets de l’innéité, comme le souligne le narrateur : il « […] ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance au milieu d’une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. » (p. 113). Le chapitre II du roman s’achève sur une synthèse présentant cette famille comme autant de prédateurs attendant le moment propice pour agir (cf. p. 121).

  • Antoine Macquart, le « monstre » caractérisé par sa paresse et son indigence intellectuelle – « Cette croyance [pouvoir vivre en bourgeois] et son ignorance crasse l’empêchèrent d’arriver même au grade de caporal. » (p. 177) – qui se venge sur sa mère de l’ingratitude de son demi-frère à son égard, épouse Joséphine Gavaudan afin de pouvoir vivre en rentier - « Cependant, au bout de dix ans de fainéantise, Macquart trouva qu’il travaillait trop. » (p. 187). Caractérisé par son extraordinaire force de travail et son goût immodéré pour l’anisette, Fine donne naissance à trois enfants : Lisa, qui selon les lois de l’hérédité par combinaison possède la morphologie physique de sa mère et la propension au luxe de son père ; Gervaise, qui illustre par sa boiterie la théorie de l’hérédité énonçant que l’« exaltation au moment du coït » se répercute sur l’enfant ; Jean, qui combine l’hérédité par élection – « Il tenait de sa mère, comme la fille aînée sans avoir sa ressemblance physique. » (p. 192) – et l’hérédité par combinaison – « Il apportait, le premier, chez les Rougon-Macquart, un visage aux traits réguliers, et qui avait la froideur grasse d’une nature sérieuse et peu intelligente. » (p. 192).

  • Ursule Macquart est la seule de la fratrie à contracter un mariage d’amour – « Un ouvrier chapelier du faubourg nommé Mouret, s’éprit d’une belle tendresse pour la jeune fille, qu’il trouvait frêle et blanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. » (p. 92). Elle aussi donne naissance à trois enfants : Hélène, « mariée à un employé » ; François, qui se place comme commis auprès de son oncle, alliant par mélange « […] une grande ressemblance physique avec sa mère » et « […] de son père un cerveau étroit et juste, aimant d’instinct la vie réglée, les calculs certains du petit commerce. » (p. 204) ; Silvère, caractérisé par son « air grave et mélancolique » (p. 209), qui par combinaison héréditaire aime l’étude, le travail manuel et se montre généreux, attentif auprès de sa grand-mère avec laquelle il vit, et exalté par l’idéal républicain. Les morts d’Ursule du fait de la phtisie – conséquence de sa nature nerveuse héritée de sa mère – puis de Mouret qui ne put supporter le décès de son épouse, livrèrent les enfants à eux-mêmes. Tout était donc réuni pour que le plus pur d’entre eux devienne la victime sacrificielle de cette tragédie de l’hérédité.

À ce stade du récit, la quatrième génération n’est qu’esquissée :

  • Maxime Rougon, fils d’Aristide et d’Angèle, naît en 1840 et ses études sont financées par Félicité, sa grand-mère. Il réapparaîtra dans La Curée sous l’aspect d’un gandin dévirilisé, objet de séduction pour Renée, la seconde épouse de son père : « […] il se plaisait à être une chose obéissante aux mains des femmes. » (p. 288) Hérédité par élection, donc, puisque le jeune homme a hérité d’Angèle, sa mère, sa propension à l’indolence.

  • François Mouret épouse Marthe Rougon, sa cousine, mariage consanguin de deux êtres caractérisés par leur singulière ressemblance : « François, par Ursule, avait le visage d’Adélaïde, l’aïeule. Le cas de Marthe était plus curieux, elle était également tout le portrait d’Adélaïde, bien que Pierre Rougon n’eut aucun trait de sa mère nettement accusé ; la ressemblance physique avait ici sauté par-dessus Pierre, pour reparaître chez sa fille avec plus d’énergie. (p. 204). Ainsi, ce couple assure la perpétuation de la fondatrice de cette dynastie familiale que la mort d’Ursule semblait avoir privé d’avenir. Et ce, d’autant que le texte l’indique : « De 1840 à 1844, ils eurent trois enfants. » (p. 204). Leur destin funeste, conséquence de la « folie lucide » de Marthe, dont Zola avait trouvé la description dans l’ouvrage d’Ulysse Trélat publié en 1868, sera relaté dans La Conquête de Plassans.

  • Gervaise Macquart « devint […] grosse à l’âge de quatorze ans » (p. 193). Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon. Chaque fois, le père, Auguste Lantier, n’obtint pas d’Antoine l’autorisation de vivre avec la mère de ses enfants. Ils s’enfuiront ultérieurement à Paris. Le couple, séparé peu après leur arrivée dans la capitale, sera au centre de L’Assommoir. Comme sa mère, c’est une bonne travailleuse ; comme sa mère elle pâtira de son inclination pour l’alcool.

Ainsi, Zola a mis en place une équation « expérimentale » dont les données vont prendre toute leur ampleur sous le feu des événements historiques dans le premier tome des Rougon-Macquart, et à terme dans les dix-neuf suivants.

Bibliographie zolienne

Thérèse Raquin, Paris, Gallimard, coll. « Folioplus classiques », 2013, [1867].

La Fortune des Rougon, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2014, [1871].

La Curée, Paris, GF Flammarion, 2015, [1872].

La Conquête de Plassans, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2011, [1874].

L’Assommoir, Paris, GF Flammarion, 1969, [1878].

Le Roman expérimental, Paris, GF Flammarion, 2006, [1880].

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Table des matières

1. Le Goût des lettres

2. Dissidence, déviance, décentrement