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D'Aristote jusqu’à Dryden, les études critiques offrent des interprétations différentes de la canonisation de la littérature. La tentative de classer la littérature entraine des notions de « genre ». Le récit de voyage reste fuyant car il ne relève pas d’un genre unique mais hybride, mixte et hétérogène, à la manière d’un « archigenre » transgénérique et transgressif. Todorov, en tant que structuraliste, met l’accent sur la notion que l’écriture est une structure de significations, dont l’interdépendance doit être comprise1. Cette optique implique que le récit de voyage s’étaye au long d’un continuum qui transgresse des canons traditionnels. Le récit de Regnard reste implicitement fuyant, imprégné de savoirs et de procédés d’écriture divers, tel que l’autobiographie.

Successeur de Molière, Jean François Regnard est classé comme auteur de pièces classiques qui figurent parmi celles des grands dramaturges du dix-septième et dix-huitième siècle. Nonobstant, l’on n’attribue pas assez d’études approfondies à ses récits de voyages, qui paraissent moins exploités. Né en 1655 dans une famille bourgeoise, Regnard a vécu pendant sa jeunesse la contrainte d’un apprentissage de négoce et de marchandise imposé par sa mère Marthe Gelée. Cet apprentissage chez Louis Charpentier qui appartenait à la corporation de merciers à Paris, n’a duré que quelques mois. Par la suite, Regnard jusqu’en 1673, a ressenti de l’ennui et son esprit cherchait une sorte de liberté. Grâce à son patrimoine et un instinct précoce, l’occasion de voyager lui est présentée et ici éclôt l’esprit d’un libertin :

 

En quête de sages placements […] il était un autodidacte, bien instruit, élevé, virtuosité, vif, bien doué en plusieurs manières, une personnalité attachante, un homme de métier. Il n’écrivait par pour la postérité, ni même pour les hommes de son temps, il travailla pour un certain nombre […] il écrivait pour cette foule composite2.

 

Ces détails biographiques proposés, ne dépeignent pas seulement une conscience rudimentaire du libertin Regnard. Ils semblent être liés de façon souple au visionnaire particulier suggéré par René Pintard, celui du libertinage érudit3. Regnard était un homme non conventionnel : homme de libre pensée, de loisirs, de disponibilité et d’érudition, même s’il n’était pas héritier du milieu typique des libertins érudits, ceux qui ont fréquemment dérivé du cercle des médecins. Peut être que la combinaison de luxe stable et de vive curiosité, lui a fourni la volonté de s’écarter des modes de pensées et du comportement nobles et conventionnels de la bourgeoisie. Les libertins se comportaient avec un empressement particulier qui scandalisait la société. Leur indépendance, loin des normes sociales et de la religion prépondérante, a construit un climat critique quant aux idéologies du monde du dix-septième siècle. Comme l’a noté Calame, « la singularité du libertinage, les risques qu’encouraient ses adeptes insuffisamment prudents, le péril qu’il représentait pour les croyances établies n’ont cessé d’entretenir autour de lui ‑ ironique, complice, inquiète ou scandalisée mais toujours indiscrète ‑ une vive curiosité »4. Même si Regnard n’est pas strictement associé à la notion du libertinage érudit, le mouvement philosophique et éclectique qui, à la base, a tenté de ranimer la philosophie helléniste du scepticisme, comme son contemporain La Motte Le Vayer5, l’on peut alléguer pour ainsi dire, que Regnard partage quelques traits érudits en tant que tels, comme indiquent ses renseignements biographiques:

 

Ce qui l’intéresse plus d’avantage c’est l’histoire des peuples qu’il visite et plus particulièrement l’héraldique et la généalogie des familles nobles ou régnantes […] Il s’intéresse aux institutions des pays qu’il traverse.  Il a même pris la précaution de se munir d’un guide pour s’orienter en la matière6.

 

Pendant que La Mothe Le Vayer, humaniste et libertin érudit, a favorisé la cour de Louis XII en écrivant ardemment pour soutenir les politiques du gouvernement contre les vues religieuses des Jansénistes, et s’est consacré à la connaissance des préceptes des Anciens pour améliorer la condition humaine, Regnard, a décidé de voyager. À juste titre, Le voyage de Laponie de Regnard, attiré par le scepticisme et politiquement motivé à cause des véritables renversements d’alliances à la cour de Charles X7, exprime l’esprit de libertinage à travers un voyage autobiographique.

Il est utile de rappeler ici qu’historiquement, l’autobiographie comme genre littéraire a, pendant des siècles, été représentée par Les confessions de Saint Augustin et La vita nuova de Dante, à titre d’exemple, en prenant des styles différents, en jouant avec les glissements entre les genres classiques. Le terme « genre » rejoint lui-même une référence à une classe, à un style spécifique et littéraire. J.A Cuddon dans son dictionnaire de termes littéraires, a noté que les genres classiques de la littérature excluent tous l’autobiographie comme genre traditionnel. Du fait de la transgression de genre ‑ du style, de la forme et du contenu ‑ l’autobiographie et la critique la concernant restent larges, énigmatiques et flottantes. D’après John Dryden, un des précurseurs de ce mot, l’autobiographie, par déduction, devait incorporer l’histoire totale de l’individu, de l’écrivain, qui inclut une histoire de soi parce que c’est l’auto ‑ le soi de l’individu qui se plonge dans la production littéraire. Comme Friedrich Wolfzettel l’a cerné, « le moi du récit de voyage classique, il faut le répéter, est un moi qui juge et authentifie les expériences et observations »8. Le voyage de Laponie commence par la voix d’un autre, le narrateur ; le langage s’adapte à l’autre en créant la signification. Entre le voyage et sa mémoire subjective, Regnard a instauré une énonciation qui tend à ce que Carolyn A. Barros désigne « un narratif de transformation »9 ; c’est l’engagement que prend l’auteur pour raconter au lecteur ce qui lui est arrivé. Ce rapport est bien encadré par le langage de l’auteur à la première personne et c’est ce qui forme le discours de l’autobiographie de Regnard. Sorel, dans sa Bibliothèque francoise proposait une définition efficace du voyage en le ramenant à une portion de vie, à un fragment d’autobiographie :

 

Des Voyages : Les relations de Voyages sont des Histoires où l’on rapporte plusieurs evenemens de suite, arrivez en divers lieux, mais qui ne font qu’une partie de la vie des Hommes; Car un voyage peut n’avoir duré qu’un certain nombre d’années, & mesme qu’une année seule, ou quelques mois. 10

 

Sorel distingue ainsi les « Voyages, qui sont des actions importantes de la Vie des Hommes » des « Vies entières », comme s’ils représentaient « un condensé de la vie humaine ».11

Il faut mettre en évidence que le genre autobiographique a comme but premier le processus de convaincre le lecteur que l’histoire est une vérité subjective. Ce genre d’écriture met l’accent sur la lutte et la représentation qui englobe une identification et une création d’une identité qui se présente par un langage ‑ l’utilisation des analogies, métaphores, symboles, et même en incluant des moments fictifs avec de la dérision. Je propose qu’une des raisons pour laquelle Le voyage de Laponie reste énigmatique, est qu’à la limite, Regnard met en question le réel qui est tout à fait différent de la réalité qui n’est que la fantaisie que conçoit l’imagination de l’auteur. Dans ce cadre, le réel chez Regnard vient de son expérience, des événements qui ont eu lieu pendant son périple. Pour Regnard, le réel du voyage sert comme mise en scène pour tous les je, pour créer la réalité des personnages, une réalité qui est vraisemblable par rapport au réel de l’auteur. Le récit témoigne donc d’un souci de vérité qui implique que la subjectivité devait demeurer en retrait. Le réel ‑ emblème et ensemble d’expériences ‑ dès qu’il sera transféré à la page, qu’il sera mis en contact avec le je qui écrit, fabrique une réalité dans l’espace du narrateur. Cet espace ‑ le voyage ‑ deviendra inévitablement insaisissable et la narration ne reste que douteuse de temps en temps. Citons le moment où le narrateur décrit la pêche du brochet et la nourriture qui procure aux habitants une vie d’âge indéterminé, quelle que soit la maladie qui les inflige :

 

Ce poisson, qu’ils sèchent, leur sert de nourriture toute l’année […] et malgré cette méchante nourriture, ces pauvres gens vivent dans une santé parfaite. Ne connoissant point de médecins, il ne faut pas s’étonner s’ils ignorent aussi les maladies, et s’ils vont jusqu’à une vieillesse si avancée, qu’ils passent ordinairement cent ans, et quelques uns cent cinquante 12 […] On ne saurait même distinguer les vieillards d’avec les jeunes, et on voit rarement de tête blanche en ce pays ; […] Mais ce qui est de remarquable, c’est qu’on rencontre peu de vieillards qui ne soient aveugles.13

 

Le passé et la biographie de l’auteur ont moins d’importance dans cette optique. Chez Regnard, le narrateur omniprésent dans le récit cherche à multiplier, à mettre en question l’ensemble de l’histoire du réel dans la réalité créé par sa propre participation au voyage. En tant que lecteur on n’existe que dans cette réalité du narrateur, qui se plonge à travers le périple.

On a suffisamment étudié le fait que Regnard s’est probablement appuyé sur la version de Scheffer pour façonner son récit. 14 En plus, Johannes Tornaes, avait déjà écrit en 1648 et avait fait publié en 1673 une histoire sur les lapons. Rien de nouveau jusqu’ici. La Mottraye, autre voyageur en Laponie, avait trouvé en 1718 une trace indiscutable qui avait authentifié le voyage de Regnard. Le fameux quatrain gravé sur la roche qui « augmente la valeur de son témoignage et suffirait à établir l’authenticité » du voyage de Regnard15, a également tissé des liens avec sa vie réelle et sa familiarité avec le terrain septentrional. Alexandre Calame a noté :

 

Tout ce que dit Regnard des mœurs des lapons : description des traîneaux, des skis, détails sur la pêche et la chasse, religion, baptême, mariages, puériculture, pharmacopée, faune et flore, etc., est emprunté trait pour trait à Scheffer […] Il arrive à Regnard de faire des contresens en interprétant son modèle latin. 16

 

Mais ce « recyclage » de Regnard est « créatif » (H. Gaston Hall) d’un point de vue littéraire : son récit élabore son expérience personnelle et met en scène ses connaissances avec les personnages du récit. En intégrant son discours en tant que voyageur avec une interprétation embellie de subjectivité, Regnard reconstruit et dissimule des vrais renseignements et observations au moyen des belles infidèles17. Comme l’a proposé Wolfzettel :

 

Voyager […] c’est faire preuve d’une vaste érudition dans plusieurs domaines […] c’est être capable de faire le point d’une situation politique culturelle et de faire le tri entre ce qui est déjà connu et des informations nouvelles. Genre éminemment intertextuel, le récit de voyage[…] loin de se contenter de l’actualité et des choses vues, doit montrer que l’auteur connaît l’histoire du genre, qu’il a lu et mis à profit les informations fournies par ses prédécesseurs et qu’il reste en dialogue avec eux18.

 

Par conséquent, ce réseau se transforme en un témoignage autobiographique qui est indiscutablement le sien. Philippe Lejeune met en évidence cet engagement que prend l’auteur quand il raconte ses épreuves d’une telle façon, selon ce pacte autobiographique. En tant que lecteur on peut juger ce que dit Regnard mais cela échappera à la logique, c’est-à-dire que la valeur du discernement reposera toujours sur la distinction entre ce qui est vraisemblable et invraisemblable, entre le réel et la réalité et non pas entre le vrai et le faux. Lejeune articule cette proposition en tant que telle :

 

Non « l’effet du réel », mais l’image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j’appellerai un “pacte référentiel implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend19.

 

Quand le narrateur parle des forgerons des mines à Kones, il leur attribue une prouesse surhumaine et il nous laisse différencier entre le réel et la réalité, selon une description exagérée, « Ce qui nous étonna le plus, ce fut de voir un de ces forgerons approcher de la fournaise, et prendre avec sa main du cuivre que la violence du feu avoit fondu comme de l’eau, et le tenir ainsi quelque temps20 ».

Dès l’abord Regnard sollicite le lecteur, mais il lui signale que les messages qui sont transmis à travers l’écriture, quels qu’ils soient, sont tacites. Citons quelques observations faites au sujet des habitudes des bothniens :

 

Vous n’auriez jamais cru, monsieur, que les bothniens, gens extrêmement sauvages, eussent imité les romains dans leur luxe et dans leur plaisir. Mais vous en étonnerez encore davantage, quand je vous aurai dit que ces même gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs, n’ont pas de pain à manger […] Voilà, monsieur, quelle est pendant toute l’année la nourriture de ces gens, qui cherchent avec soin les délices du bain, et qui peuvent se passer de pain […] C’est pourtant, monsieur, ce qu’ils font avec une adresse qui surpasse l’imagination21.

 

Même avec un langage d’étonnement, Regard ici n’implique jamais que ces observations soient une vérité absolue car elles « surpassent l’imagination ». Il n’engage pas le réel en disant qu’il a altéré la vérité. Au contraire, cet engagement se prend en racontant la vérité sur soi ‑ sur l’auto ‑ donc, la différence entre le vraisemblable et l’invraisemblable que le lecteur devait distinguer. Effectivement, une lecture du récit de Regnard devait envisager une perception au-delà des subterfuges car ses observations faites du Lapon contribuent à mystifier le rôle d’auteur en rendant ambigu l’enjeu du je. De cette manière, le je dans le récit de Regnard opère à des niveaux différents qui ressemblent plutôt à une autobiographie métaphorique22 car l’imagination et la fantaisie sont des éléments nécessaires pour mettre en marche le processus créatif de l’auto ‑ du je ‑ de l’autobiographie qui est insensiblement lié au récit de voyage. Comme Michel Onfray l’a suggéré :

 

[…] le voyage définit une ontologie, un art de l’être, une poétique de soi. […] Le moi ne se dilue pas dans le monde, il le colore, lui donne ses formes. Le réel n’existe pas en soi, dans l’absolu, mais perçu. Ce qui, à l’évidence suppose une conscience pour le percevoir […] La destination d’un voyage ne cesse de coïncider avec le noyau infracassable de l’être et de l’identité23.

 

Cette optique implique qu’écrire c’est relier l’expérience du symbolique à l’expérience du voyage. Voyager est une expérience personnelle, mythique, mais ce n’est qu’une représentation au niveau métaphorique de l’être. La première rencontre du narrateur avec les Lapons est conformé à son point de vue mythique et symbolique, qu’il associe au discours de l’homme sauvage, « Voilà, monsieur, la description de ce petit animal qu’on appelle lapon ; et l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche plus de l’homme »24. Le sommaire sur les habitudes, les mœurs et le paganisme des Lapons dans la narration reste très frivole et satirique. En tant que libertin, le narrateur rejette la pureté d’un discours philosophique et il raconte avec légèreté son aventure. Il élargit sa perception du monde par le doute, par un esprit ouvert et par le rejet du « mysticisme » dans la société des Lapons, «Vous voyez, monsieur, que malgré leurs erreurs, ces gens y tendent de tout leur pouvoir ; ils y veulent arriver de gré ou de force, et l’on peut dire, […] et qu’ils prétendent par le fer et le feu emporter le royaume des cieux25. Comme René Pintard l’a bien résumé :

 

Que pouvait-il manquer encore pour qu’au même moment toute l’incrédulité contenue dans le rationalisme et le paganisme des gens d’étude se condensât aussi en « libertinage » ? Tout juste quelques conditions sociales et morales propices, la possibilité d’un encouragement donné aux hommes, et d’une marque commune imposée aux esprits : la société érudite allait, grâce à ses caractères propres, satisfaire à ces conditions et fournir ces possibilités26.

 

Cette mise en évidence a, au moins dans le récit de Regnard, l’avantage d’authentifier l’ordre littéraire des formations de sa propre expérience en tant que voyageur libertin. La transgression de l’écriture surpasse et rompt l’équilibre de la notion du « genre » traditionnel. L’écriture transgressive autobiographique a au moins le pouvoir d’instaurer le discours du voyageur qui sollicite et fascine le lecteur de son temps par son imagination et par son embellissement du texte27. Pour le voyageur libertin du dix-septième siècle, sa formation tend vers une tentative d’échapper aux contraintes de la société. Bref, quand Regnard écrit, son je est inévitablement lié au narrateur et la production créative qui en résulte coïncide avec ses marques libertines.

Wail Hassan a noté qu’une des raisons pour laquelle le genre autobiographique continue à exercer une telle fascination, est que les auteurs jouent parfois avec l’espace de la fiction ; ils manient le langage pour éviter la marginalisation et ils créent un texte qui les mystifie, qui les cache28. L’on ne pourrait jamais dire facilement qu’un texte appartient au genre autobiographique. Le jeu de définir, le je qui s’est caché dans le texte par rapport à son style, est mis en question car sa réapparition dans le texte même (dans le genre épistolaire, par exemple) a des marques biographiques qui ressemblent aux canons traditionnels.

L’objectivité et la subjectivité du je dans le récit de Regnard peuvent bien montrer « la duplicité » de l’auteur. En la marquant des signes de l’autobiographie, mais en jouant en même temps avec la transgression à travers des genres et des personnages soit réels soit fictifs, la voix du je multivoque devient fuyante et elle échappe au but de l’autobiographie, atteignant un but d’anonymat. Cette conception de l’anonymat qui découle d’un auteur sous couvert du narrateur façonnant une identité, un je non réel, mais vraisemblable, rend autobiographique le récit de Regnard. Par son embellissement du texte, le narrateur (l’autre) par sa voix, renverse les règles du jeu et du je ; il se laissera entendre par ses observations prodigieuses du voyage. De cette manière, l’auteur et le narrateur deviennent insensiblement liés, l’un à l’autre. En outre, le je du voyageur tend à expérimenter et son pouvoir se révèle en tant qu’une force indissociable du voyageur. Comme l’a proposé Lejeune :

 

[…] tout récit à la première personne implique que le personnage, même si on raconte de lui des aventures lointaines, est aussi en même temps la personne actuelle qui produit la narration : le sujet de l’énoncé est double en ce qu’il est inséparable du sujet de l’énonciation […]29.

 

L’interpellation directe au lecteur, c’est-à-dire la présence d’un vous dans le discours du récit, est un statut particulier de l’instance narratrice où l’auteur narrateur prend volontairement l’autorité de s’adresser au lecteur. Le récit est une commande pour un protecteur et il y a un contexte de mécénat et de mondanité assez précis ici. Selon Calame, le texte s’adresse au marquis Isaac de Pas de Feuquière, ambassadeur de France à Stockholm30. Ce « vous » donc, laisse la possibilité qu'il y ait plusieurs niveaux d'interprétations du destinataire du texte. Pour reprendre les mots de Lejeune, le texte se convertit, à un moment donné, en un récit de l’inavouable, sous une forme de faux-semblant. Dans L’autobiographie en France, Lejeune nous explique :

 

Auteur, l’autobiographe écrit pour un lecteur : il ne s’agit pas seulement de communiquer […] mais de se dévoiler à autrui. […] Ce qui fait le prix de l’aveu, c’est la réticence : il faut que celle-ci soit mise en scène. Il y a toute une rhétorique de l’aveu, qui prend des aspects différents […] disculpant en apparence le narrateur de tout exhibitionnisme, tout en attisant la curiosité du lecteur. […] Au lecteur de décider si cette feinte objectivité est inspirée par la discrétion ou par la ruse31 .

 

En arrivant à Swapavara, où se trouvent les mines de cuivre, le narrateur de Regnard raconte, « Vous voyez, monsieur, qu’il n’y a point d’endroit, si reculé qu’il puisse être, où les francois ne se fassent jour32 ». Et plus tard, quand il parle de la sorcellerie, il s’adresse directement au lecteur. Il avoue sa pénurie de connaissance la concernant, mais il essaie de convaincre le lecteur tout de même, à travers ce pacte de l’inavouable qui peut soutenir le discours autobiographique. Ces remarques renforcent la notion libertine qui renvoie aux mœurs en même temps qu’elles dénoncent l’athéisme :

 

Voilà monsieur, ce qu’ils ont de semblable avec les païens : voyons présentement ce qu’ils ont de particulier dans leur art magique […] comme je n’ai rien vu de tout ce que je parle, je n’en dirai rien : mais pour ce qui est du tambour ; je vous en puis dire quelque chose de plus certain. […] Pour moi qui crois difficilement aux sorciers, et qui n’ai rien vu de ce que je vous écris, je démentirois volontiers l’opinion générale de tout le monde, et de tant d’habiles gens qui m’ont assuré que rien n’étoit plus vrai, que les lapons pouvoient connoitre les choses éloignées33 .

 

Le lecteur ici s’engage et avec un accord d’universalité, s’identifie au narrateur. Philippe Lejeune dans Le Pacte Autobiographique a noté que dans l’autobiographie la relation avec l’auteur est embrayée. Dès le début, Regnard demande subtilement au lecteur de le croire ‑ la relation du lecteur est sollicitée. Le lecteur du récit réagit librement au voyage et il n’est plus une personne que l’auteur sollicite au fil de la lecture. De cette manière, Regnard propose au lecteur de présenter des informations vraies de son voyage en Laponie. Il ne nous demande jamais de jouer à y croire mais de les accepter comme vérité. En croyant au récit ayant toutes les apparences et les tendances d’une autobiographie le lecteur, après ce pacte, pense que le narrateur est le double de l’écrivain Regnard. Au fur et à mesure, la rectification dans la conscience du lecteur et l’interrogation qui suit par rapport à cette identification au texte rendent plus crédible Regnard en tant que personnage et voyageur. À ce stade, le lecteur ne trouve aucune différence entre Regnard et le voyageur et donc, pour lui, le texte devient autobiographique. 

Le je étant personnage, étant auteur, étant libertin, établit une liaison forte avec le lecteur, et, tout au long de la lecture, le récit se forme comme une tranche de la vie de Regnard. Cet enjeu qui est directement lié à l’interrogation du lecteur est bien la question de l’identité problématique pour soi de la personne écrivant, et évidemment, la problématique de classer le récit de voyage. On remarque la tendance de ce pacte autobiographique dans le préambule des Confessions de Rousseau où il nous prie d’y croire. Il écrit :

 

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi […] Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus […] et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire (Préambule I).

 

Paul John Eakin a observé que le je de l’autobiographie, c’est un soi étendu qui est la signature de l’identité. Le soi, c’est l’indice de la mémoire à travers le temps, dans une dimension temporelle qui s’exprime dans une forme narrative34. À juste titre, Regnard nous rappelle quelquefois son engagement de raconter la vérité. Ce qui reste emblématique c’est que le récit est le produit d’une mémoire subjective ; l’auteur n’est que l’arbitre d’une sorte de vérité embellie.

Regnard, par l’engagement du voyageur comme protagoniste dans Le Voyage de Laponie, assiste au processus d’une naissance tendue vers une écriture autobiographique. En offrant les épreuves du voyage comme texte, Regnard dévoile la création comme une véritable conception pour traiter le je ‑ l’identité du voyageur ‑ et on parvient à discerner que l’homme et le voyageur, Regnard et le protagoniste de Laponie, sont insensiblement liés l’un à l’autre. Cette configuration place le lecteur dans un endroit assez proche d’un univers de l’auteur libertin. Citons l’exemple où le narrateur ridiculise le manque de fidélité chez les lapons. Le narrateur libertin réagit ici à ce comportement de débauche « scandaleuse » du lapon avec un récit de détente comique :

 

Ce francois […] nous assura que pour faire plaisir à quantité de lapons, ils les avoit soulagés du devoir conjugal ; […] il fut sollicité par cet homme de coucher avec sa femme, qui étoit là présente, avec toute sa famille ; et que sur le refus qu’il lui en fit, s’excusant du mieux qu’il pouvoit, le lapon, ne trouvant pas ses excuses valables, prit sa femme et le francois, et les ayant jetés tous deux sur le lit, sortit de la chambre et ferma la porte à la clef […]35.

 

Si l’on fait référence aux renseignements biographiques de Regnard, il est évident que l’identité du voyageur ‑ son discours et le « je » qui résonneraient – ou l’ensemble de traits proprement liés à une telle subjectivité du libertin ‑ révèle une tendance de Regnard qui est exclusivement la sienne.

Une lecture du récit constitue une donnée essentielle de sa réception de sorte que la transgression entre autobiographie et fiction donne un élément central de sa démarche d’écriture. Le récit a pour particularité de mettre en scène dans un voyage réel un personnage qui est aussi le narrateur et qui se donne également pour l’écrivain qu’est Regnard. On se retrouve dans une configuration ayant toutes les apparences de l’autobiographie, où le personnage, le narrateur et l’auteur se confondent d’autant que le texte délivre suffisamment d’éléments ou d’allusions biographiques pour que le lecteur soit sans cesse invité à superposer les figures du narrateur avec celle de l’écrivain36. Le voyage de Laponie dépend d’un protagoniste qui nous invite à l’identifier avec l’auteur, de sorte que le texte joue avec une dimension autobiographique qu’il emploie, à la fois, pour construire et déconstruire. Le récit en réalité, établit une relation quelquefois ambiguë et complexe. D’un côté, le texte fournit des éléments tout au long qui autorisent ou confortent le genre autobiographique. D’un autre, il le conteste à travers des allusions qui échappent à ce pacte consistant à enfermer le texte dans le genre autobiographique. À vrai dire, le récit se trouve en apparence conforté par une confusion entre narrateur et auteur qui s’étaye des allusions à la vie de Regnard en tant que libertin.

L’écriture de Regnard comme épreuve est fondamentalement une chronique, une tentation de saisir le mouvement, le rythme de construction réciproque, le va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur, entre le moi et le monde septentrional observé et fascinant. Regnard, écrit donc sa propre autobiographie. L’auteur voyage et se parcourt comme un souvenir restitué dans son espace, par une écriture personnalisée par sa propre histoire et par sa propre voix, en quête d’une parole définitive. Comme toute autobiographie, il s’agit d’une discussion de soi et d’une conscience subjective rappelée, qui fusionne des faits biographiques avec un je fictif, qui créent une distance entre le réel et la réalité de l’auteur.

La conscience littéraire du dix-septième siècle implique la naissance d’une expression individuelle du je. Joan Webber associe cette tendance de l’écrivain à sa perception essentielle et assidue, que l’auteur est en fait le sujet de sa propre prose, même s’il n’est pas conscient que littéralement, il écrit de l’autobiographie37. Dans le récit de voyage, l’écrivain se reflète en tant qu’objet de son temps désigné pour renvoyer l’image de l’éternité. En quelque sorte, l’auteur et sa vie se créent réciproquement à travers une conscience littéraire. Enfermé dans un pacte autobiographique, l’auteur se montre et il démasque également l’idéologie de son temps. Le je du voyageur se sert d’un émissaire de tous les hommes, tous les libertins, tous les voyageurs. Regnard en créant sa propre autobiographie à travers une écriture transgressive, tisse des liens entre le sujet et l’objet, l’auto et le je, qui engendre quelquefois soit une opposition rhétorique au récit, soit une croyance à sa vraisemblance, à la réalité.

La vogue de l’intérêt pour les voyages et le désir de mieux comprendre l’autre inconnu au cours des siècles, nous permettent, d’un point de vue contemporain, de décrypter le récit de voyage. Regnard, par intermédiaire d’un langage satirique, fournit au lecteur des observations faites par un narrateur libertin qui écrit inconsciemment un pan de sa propre autobiographie. Si l’on allègue que la vérité est subjective, il s’en suit que Le voyage de Laponie n’est qu’une manifestation d’une mémoire subjective du narrateur, racontée de façon autobiographique. Le fusionnement de ces qualités ‑ l’omniprésence de l’auteur sous forme de narrateur, la vraisemblance entre le réel et la réalité ‑ est ce qui rend complexe le récit de voyage de Regnard.

 

Notes

1 .

Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, p. 54.

2 .

Alexandre Calame, Regnard, sa vie et son œuvre, Paris, PUF, 1960, p. 436.

3 .

Voir la préface de René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIͤ siècle, Genève, Editions Slatkine, 2000. Dans cet œuvre, il discute ce terme qui, à l’origine, fait partie de son discours.

4 .

Alexandre Calame, Regnard, sa vie et son œuvre, op, cit., p. 8.

5 .

Jennifer Michael Hecht, Doubt: A history: The Great Doubters and Their Legacy of Innovation, New York, Harper Collins, 2003, p. 408.

6 .

Alexandre Calame, Regnard, sa vie et son œuvre, op, cit., p. 104.

7 .

Alexandre Calame, ibid., p. 435.

8 .

Friedrich Wolfzettel, Discours du voyageur, Paris, PUF, 1998, p. 133.

9 .

Pour la genèse et l’authenticité de cette discussion, voir l’oeuvre de Carolyn A. Barros, Autobiography: Narrative of Transformation, University of Michigan Press, 1998.

10 .

Charles Sorel, La Bibliothèque françoise, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 105.

11 .

Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la Modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIͤ siècle, Paris, PUPS, coll. « Imago Mundi », p. 589 et « Voyager ou l’art de voguer à travers les genres », dans Écrire des récits de voyage (XVIe-XVIIIe siècles) : esquisse d’une poétique en gestation, Toronto, Les Presses de l’Université Laval, 2008, p. 228-229.

12 .

Jean François Regnard, Voyage de Laponie, in « Les œuvres de M. Regnard. La Provençale, Voyages de Flandres, Hollande, Suède, Danemark, Laponie, Pologne et Allemagne. Voyages de Normandie et de Chaumont », Paris, Vve de P. Ribou, 1931, vol. I, p. 85.

13 .

Jean Francois Regnard, ibid., p.108.

14 .

Dans son livre, Regnard: sa vie et son œuvre, Alexandre Calame fait référence au fait que Le Voyage en Laponie par Regnard n’est pas vraiment le sien. En 1673 Scheffer avait déjà publié un titre intitulé, Johannis Schefferi : Laponia id est religionis Laponum et gentis nova et verissima descriptio.

15 .

Alexandre Calame, op.cit., p. 39.

16 .

Alexandre Calame, ibid., p. 109.

17 .

Gaston H. Hall, « Observation and Imagination in French Seventeenth-Century Travel Literature », Journal of European Studies, no 54, 1984, p. 117-139.

18 .

Friedrich Wolfzettel, op. cit., p. 192.

19 .

Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 36.

20 .

Jean François Regnard, op.cit., p. 82.

21 .

Jean François Regnard, ibid., p. 81-82.

22 .

Je me sers ici d’une catégorie de l’écriture autobiographique.

23 .

Michel Onfray, Théorie du voyage, politique de la géographie, Paris, Librarie Générale Française, 2007, p. 86-87.

24 .

Jean François Regnard, op.cit., p. 96.

25 .

Jean François Regnard, ibid., p 109.

26 .

Rene Pintard, op. cit., p. 76.

27 .

Voir l’œuvre de Friedrich Wolfzettel, Le discours du voyageur qui retrace les motivations du voyageur au dix-septième siècle.

28 .

Sur ce sujet, voir l’article de Wail S. Hassan, « Arab-American Autobiography and the Reinvention of Identity: Two Egyptian Negotiations », Journal of Comparative Poetics, vol. 22, 2002, p. 7-35.

29 .

Philippe Lejeune, op. cit., p. 39.

30 .

Alexandre Calame, op. cit, p. 33-36.

31 .

Philippe Lejeune, L’autobiographie en France, Paris, A. Colin, 2004, p. 53-54.

32 .

Jean François Regnard, op. cit., p.90.

33 .

Jean François Regnard, ibid., p. 140-144.

34 .

Paul John Eakin, « What Are We Reading When We Read Autobiography? », Narrative , no. 12, 2004, p.126.

35 .

Jean François Regnard, op. cit., p. 103.

36 .

Il serait exhaustif ici de retracer la naissance du voyage de Regnard historiquement, aussi bien que ses connaissances avec les personnages du récit. Pour mieux comprendre la vraisemblance avec sa propre vie réelle et pour plus de renseignements biographiques, voir l’œuvre d’Alexandre Calame, Regnard, sa vie et son œuvre, op. cit.

37 .

Joan Webber, The eloquent “I”: style and self in seventeenth-century prose, Madison, University of Wisconsin Press, 1968, p.4.

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Table des matières

1. Transnationalité et transculturalité. Le phénomène migratoire

2. Exil, erreurs, errances : l’expérience de l’ailleurs

3. Normes, textes et pratiques en Asie du Sud