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Introduction

L’œuvre de Miguel Abensour partage avec celle de Derrida plusieurs aspects qui, pris isolément, pourraient tous faire l’objet de longues et minutieuses analyses. À titre d’exemple, rappelons-en notamment quatre parmi les plus évidents : tant Abensour que Derrida ont été profondément influencés par Levinas et par Walter Benjamin (dont ils ont commenté les ouvrages à plusieurs reprises), tous les deux ont eu un rapport contrasté avec le marxisme (dont il ont cherché à relancer la vocation émancipatrice, tout en s’écartant de ses dérives idéologiques), tous les deux ont consacré des ouvrages importants au thème de la démocratie, tous les deux ont remis en question le concept traditionnel de souveraineté. De plus, tant Derrida qu’Abensour ont régulièrement collaboré avec le Collège international de philosophie, dont ils ont été respectivement le premier et le troisième président de l’assemblée collégiale : en 1983 et entre 1985-871.

Or, sans prétendre confronter ici l’ensemble des leurs systèmes philosophiques ni proposer une analyse exhaustive de leurs rapports intrinsèques, nous voudrions néanmoins considérer en particulier deux aspects qui, plus que les autres, nous semblent essentiels dans toute confrontation entre Derrida et Abensour : leurs différentes façons de se rapporter à la tradition utopique et leur commune critique du concept de souveraineté2. À partir de ces deux aspects, comme nous essayerons de le mettre en évidence, il n’est pas seulement possible de mieux éclairer le rapport entre ces deux protagonistes de la philosophie française contemporaine, mais il est aussi possible de mieux approcher des questions philosophiques et politiques qui restent pleinement d’actualité dans le monde contemporain.

L’utopie entre la méfiance de Derrida et le « nouvel esprit utopique » d’Abensour

Considérons en premier lieu le rapport des deux philosophes à l’utopie, en rappelant tout d’abord la méfiance de Derrida face à ce mot : une méfiance qui pourrait être interprétée comme le signe d’un désaccord profond et irréductible avec Abensour. D’une part, en effet, l’utopie a constamment été au centre des recherches de ce dernier. Depuis sa thèse, soutenue en 1973 et intitulée Les formes de l’utopie socialiste-communiste. Essai sur le communisme critique et l’utopie, jusqu’à sa mort, en 2017, Abensour n’a jamais cessé d’interroger la tradition utopique et de contribuer à son renouvèlement. Il a tout à la fois proposé des interprétations novatrices de plusieurs protagonistes du canon utopique (tels que Thomas More, Charles Fourier, Pierre Leroux et William Morris) et montré la portée utopique des ouvrages d’auteurs qui n’ont pas été des utopistes au sens strict du terme, mais peuvent être compris au sein de cette tradition (c’est le cas notamment de Walter Benjamin et d’Emmanuel Lévinas3).

Derrida, au contraire, n’a jamais thématisé explicitement la question de l’utopie ni analysé de près les œuvres des écrivains qu’on associe couramment à celle-ci, au point que les mots « utopie » et « utopique » n’apparaissent presque jamais dans ses livres. En plus, en réponse à des remarques proposées par différents commentateurs, il a constamment refusé la possibilité de décrire sa propre pensée comme utopique. Emblématiques dans ce sens sont deux textes de la fin des années quatre-vingt-dix : « Non pas l’utopie, l’impossible » et Marx & Sons. Dans ce dernier texte, Derrida s’oppose nettement à la proposition de Fredric Jameson qui avait repéré dans Spectres de Marx la présence d’un « persistent if generally subterranean Utopianism, which he himself [Derrida] (shunning that word) will prefer to call "a weak, messianic power", following Benjamin4 ». Derrida, même en admettant que la lecture de Jameson est dans son ensemble remarquable, avec « certains lieux de discussion, d’accord et de désaccord », est très explicite dans le refus de toute référence à l’utopie :

La messianicité (que je tiens pour une structure universelle de l’expérience et qui ne se réduit à aucun messianisme religieux) est tout sauf utopique : elle est, dans tout ici maintenant, la référence à la venue de l’événement le plus concret et le plus réel, c’est-à-dire à l’altérité la plus irréductiblement hétérogène. Rien n’est plus “réaliste” et plus “immédiat” que cette appréhension messianique tendue vers l’événement de (ce) qui vient. […] Tout, sauf utopique, elle commande ici maintenant l’interruption du cours ordinaire des choses, du temps et de l’histoire ; elle est inséparable d’une affirmation de l’altérité et de la justice. […] voilà une inéluctabilité dont l’impératif ici maintenant, de façon singulière, ne peut en aucun cas céder à l’utopie, du moins à ce que signifient la lettre et l’interprétation courante de ce mot. On ne pourrait d’ailleurs même pas rendre compte de la possibilité d’une utopie en général sans référence à ce que j’appelle messianicité5.

Dans la même ligne, dans « Non pas l’utopie, l’impossible », Derrida n’est pas moins explicite quand il répond à la proposition de Thomas Assheuer qui lui avait suggéré de « voir dans l’“événement” ou dans le “tout autre” un nouveau nom de l’utopie » :

Bien qu’il y ait des pouvoirs critiques de l’utopie auxquels il ne faut sans doute jamais renoncer, surtout quand on peut en faire un motif de résistance à tous les alibis et à toutes les démissions “réalistes” ou “pragmatistes”, je me méfie de ce mot. Dans certains contextes, l’“utopie”, le mot en tout cas, se laisse trop facilement associer au rêve, à la démobilisation, à un impossible qui pousse au renoncement plutôt qu’à l’action. L’“impossible” dont je parle souvent n’est pas l’utopique, il donne au contraire son mouvement même au désir, à l’action et à la décision, il est la figure même du réel. Il en a la dureté, la proximité, l’urgence6.

Or, si dans ces textes Derrida exprime sa propre méfiance d’une façon extrêmement claire, trois précisions toutefois sont nécessaires pour mieux la contextualiser et comprendre. En premier lieu, comme ce dernier extrait l’atteste, il n’est pas sans importance que Derrida reconnaisse qu’il ne faut pas renoncer aux « pouvoirs critiques de l’utopie ».

Ensuite, il faut bien remarquer que Derrida ne s’oppose pas sic et simpliciter à l’utopie. Plutôt qu’à critiquer l’utopie en tant que telle, l’auteur de De la Grammatologie est en effet avant tout intéressé à souligner la spécificité de sa propre perspective et l’originalité des concepts sur lesquels il a travaillé. Il tient ainsi surtout à ne pas confondre sa perspective avec d’autres positions, plus traditionnelles, qui, malgré certains avantages qu’il ne nie pas, sont aussi marquées par une forte ambiguïté, comme c’est précisément le cas de ce qu’il appelle « l’interprétation courante » de l’utopie.

Enfin, d’un point de vue plus général, en sortant de la perspective du philosophe français, il convient également d’observer qu’au cours de l’histoire aussi plusieurs « utopistes » au sens strict, y compris Abensour, n’ont pas manqué de manifester eux-mêmes certaines réserves à l’égard de l’utopie, comme si une certaine dimension critique était une caractéristique de la tradition utopique, ou à tout le moins de ses représentants le plus novateurs.

À cet égard, rappelons notamment deux concepts sur lesquels Abensour a insisté à plusieurs reprises dans ses ouvrages : l’idée d’une « persistante utopie » et celle du « nouvel esprit utopique ».

Avec la première expression, le philosophe français entend s’opposer à un motif qui, à partir de la moitié du dix-neuvième siècle, est constamment présent dans les débats publics : le motif conservateur d’une « éternelle utopie », selon lequel tous les « utopistes » – « de Platon à Fourier en passant par Thomas More » – n’auraient fait que répéter le même geste, en écrivant toujours un même discours qui serait « imperméable à l’histoire et affecté des mêmes défauts7 ». Selon cette critique (que Derrida n’a jamais partagée) « l’éternel texte utopique produirait invariablement une société close, autoritaire, statique, négatrice de la temporalité, faisant violence à la condition de pluralité et à la singularité des individus8 ».

C’est pour souligner la vitalité et la variété de la tradition utopique qu’en opposition à ce motif Abensour propose alors de parler de « persistante utopie ». L’utopie, selon lui, ne se caractérise pas par le fait d’offrir la description détaillée d’un monde idéal (comme on décrit parfois l’utopie, en simplifiant sans doute trop), mais plutôt par ce qu’il appelle « une impulsion obstinée, tendue vers la liberté et la justice » :

Tout au contraire, l’expression “persistante utopie” désigne une impulsion obstinée, tendue vers la liberté et la justice – entendons, la fin de la domination, des rapports de servitude et la fin des rapports d’exploitation – qui en dépit de tous les échecs, de tous les désaveux, de toutes les défaites renaît dans l’histoire, refait jour, qui au plus noir de la catastrophe même suscitait une nouvelle sommation. Peu importent ici les noms successifs de l’utopie ; comptent seulement l’orientation vers ce qui est différent, les vœux pour l’avènement ici et maintenant d’une altérité radicale.9

Dans ce cadre général, l’expression « nouvel esprit utopique » désigne en revanche un ensemble plus circonscrit d’auteurs. Abensour l’utilise en effet à propos de certains philosophes et écrivains du dix-neuvième et du vingtième siècles dont les ouvrages seraient caractérisés par une vigilance critique particulièrement développée et par le fait d’avoir pris au sérieux les reproches qu’on peut adresser au genre utopique. Selon les idées d’Abensour, ces auteurs auraient été capables d’exercer la pratique du soupçon à un degré maximal, au point d’intégrer dans leurs propres démarches « les arguments des ennemis de l’utopie », mais sans renoncer à l’impulsion vers l’émancipation, qui est propre au genre :

[Avec le nouvel esprit utopique] l’utopie est entrée dans l’ère du soupçon. Ceux qui ont repris l’instrument légué par la tradition, pour avoir pensé la critique de l’utopie, ont appris à ruser avec cet instrument et à en jouer de façon nouvelle.10

Ce nouvel esprit utopique pourrait être décrit comme la présence au sein de la culture utopique d’un mouvement de soupçon à l’égard de l’utopie, d’autoréflexion, comme si l’utopie avait désormais intégré à sa démarche les arguments des ennemis de l’utopie, sans pour autant renoncer à sa visée première ni à se résigner à proclamer la fin de l’utopie.11

Précisons par ailleurs qu’en lien avec l’intrinsèque pluralité du phénomène utopique, Abensour ne reconduit pas le « nouvel esprit utopique » à un seul auteur ou à un modèle univoque, mais il distingue entre deux différents courants, qui à ses yeux sont tous les deux marqués par une forte dimension critique et auxquels il est très difficile d’imputer une forme de démobilisation ou de renoncement.

Le premier courant – qui est présenté comme un « nouvel esprit utopique à développement autonome » – est caractérisé par « un travail critique spontané de l’utopie sur elle-même, doublé d’une réflexion critique sur la pratique révolutionnaire de 184812 ». Abensour fait référence ici en particulier aux travaux de Joseph Déjacque et Ernest Cœurderoy, dont il met en évidence le passage  « d’une forme monologique à une forme dialogique » d’utopie. Ce passage aurait été décisif pour rompre avec la « croyance à l’autarcie », avec « la suprématie d’une seule conscience » et avec la « prétention à la scientificité » qui caractérisaient encore les écrits de Fourier, de Saint-Simon ou de Cabet.

En ce qui concerne l’autre courant, il s’agirait en revanche d’une figure qui « a surgi à l’intérieur du marxisme ou plus exactement dans les courants oppositionnels ou marginaux du marxisme ». Abensour fait cette fois référence à la fois à des philosophes comme Ernst Bloch et Walter Benjamin, et à des écrivains comme les surréalistes et William Morris. Emblématique pour lui est notamment News from Nowhere, dans lequel si « W. Morris “reprend” la critique marxienne des utopies », ce n’est pas pour la corriger dans un sens réformiste ou conservateur, mais pour « l’infléchir dans un sens révolutionnaire13 ».

Le « nouvel esprit utopique » face à la souveraineté

Au-delà même de la tradition utopique, dont elle peut contribuer d’une façon très efficace à mettre en évidence la complexité et la richesse, la notion de « nouvel esprit utopique » est importante aussi par rapport à l’autre aspect à partir duquel nous voudrions confronter les perspectives de Derrida et d’Abensour : la question de la souveraineté.

On peut l’observer notamment dans un essai de 1991 qui s’intitule « Le nouvel esprit utopique », dans lequel Abensour ajoute une « hypothèse supplémentaire » aux descriptions du « nouvel esprit utopique » qu’il avait proposées dans ses textes antérieurs :

[…] le nouvel esprit utopique prend sa consistance philosophique dans son rapport à la dialectique de l’émancipation – le mouvement paradoxal par lequel l’émancipation moderne se renverse en son contraire. […] Aussi le travail du nouvel esprit utopique, difficile utopie – utopie seconde, réflexive, dissidente – consisterait dans une intervention d’un type nouveau à l’encontre de la dialectique de l’émancipation, tendant à briser le cercle de la répétition14.

Abensour introduit cette nouvelle hypothèse en s’appuyant sur la Dialektik der Aufklärung (1944) de Horkheimer et Adorno et sur leur conviction que le retour de la barbarie ne s’explique pas par l’éloignement des hommes d’une pureté présumée de la raison, ou par des circonstances simplement historiques, telles que « la guerre, la rareté, l’encerclement, etc. », mais par l’existence d’une « impureté » de la raison et par le fait que « même éveillée, la raison engendre des monstres15 ».

Dans la même ligne que les deux philosophes de l’École de Francfort qui ont analysé la possibilité d’un renversement de la raison dans son contraire, Abensour thématise alors la possibilité d’un renversement de l’émancipation dans son contraire, en s’intéressant spécifiquement à la possibilité d’un renversement de la vocation émancipatrice qui caractérise la pensée utopique. Schématiquement, cette hypothèse le conduit à décrire un parcours en trois étapes, dans lesquelles l’utopie n’est pas seulement appelée à être consciente du risque du renversement. Elle doit également comprendre quels sont les points aveugles qui produisent le renversement et s’engager activement pour les désactiver et empêcher le retournement de l’émancipation en son contraire :

– d’abord l’accès à une conscience plus ou moins aiguë de ce retournement de l’émancipation moderne pensé sur le modèle de la dialectique de la raison ;
– la volonté de repérer les points aveugles de l’émancipation, ou les foyers ou les nœuds à partir desquels s’opère le retournement et se met en marche la répétition ;
– l’investissement de ces foyers tel qu’il donne lieu à un travail de déconstruction et de critique, tel qu’il ouvre une nouvelle course à l’utopie, lui imprime une nouvelle direction en lui dévoilant ce qu’Adorno appelle des “lignes de fuite16”.

Or, dans cette perspective, la question de la souveraineté est décisive à plusieurs égards. Tout d’abord, il faut en effet observer que pour Abensour le désir de souveraineté est précisément un des principaux éléments qui conduisent au renversement de la raison, de l’émancipation et de l’utopie. Le philosophe français l’affirme à partir du premier paragraphe de la Dialektik der Aufklärung : « De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la servitude ainsi que de la souffrance et de les rendre souverains17 ». Cette phrase est emblématique aux yeux d’Abensour parce que, tout au début du livre, en même temps qu’elle reconnaît sans ambiguïtés la nature émancipatrice de la raison et des Lumières, elle annonce également le mouvement dialectique qui les conduit à engendrer des conséquences opposées à celles qu’elles visent. D’une part, comme l’observe Abensour, le projet de libération de la peur est sans doute pleinement légitime et doit être poursuivi et relancé. De l’autre, toutefois, ce projet « donne lieu à l’inversion quand il s’inscrit sous le signe de souveraineté, quand il confond libération de la peur et volonté de souveraineté18 ».

Autrement dit, tant pour Horkheimer et Adorno que pour Abensour, la tentation de la souveraineté doit à tout prix être évitée parce qu’elle n’offre aux hommes qu’une libération illusoire et apparente, en les conduisant à reproduire la même logique du mythe que la raison voudrait dépasser. En associant libération de la peur et volonté de souveraineté, en effet, la raison fait le contraire de se libérer de la peur mythique : elle « l’intériorise plutôt, ou encore la refoule en la transformant par exemple en appropriation de la nature19 ».

Face au risque d’un tel renversement, dont la menace est constamment présente, il faut donc avant tout garder toujours la plus grande vigilance. Cela dit, comme nous l’avons anticipé, selon Abensour les auteurs du « nouvel esprit utopique » n’ont pas seulement le mérite d’avoir été vigilants et attentifs à ce risque. Ils ont aussi été capables, afin de contraster la possibilité du renversement, de mettre en place une stratégie particulièrement efficace, composée par deux mouvements complémentaires. Le premier mouvement poursuit « un travail critique-cathartique visant à purifier la raison des éléments de déraison qu’elle contient20 ». Abensour dans ce sens n’hésite pas à envisager une « critique de la raison utopique ». Le deuxième mouvement en revanche s’inscrit dans une tradition qu’il appelle « herméneutique ». Pour lui, en effet, il y a aussi une autre tâche qui n’est pas moins nécessaire : un travail d’ « élargissement de la raison tel que la raison élargie puisse intégrer en les interprétant, donc en les transformant, les traces de déraison21 ».

Ce nouvel esprit utopique, cette nouvelle vague d’utopies est la résurgence de la vis utopique : face à la dialectique de l’émancipation déjà perceptible, le propre de cette nouvelle constellation est d’élaborer une nouvelle pensée – nouvelle forme ou nouveaux gestes spéculatifs – qui pousse l’utopie, force active, à investir chacun des nœuds de l’inversion pour retrouver sa vocation au novum et échapper ainsi à l’emprise de la répétition dans l’histoire. Deux directions s’offrent à l’utopie ainsi éveillée, soit la critique de la raison utopique, soit l’élargissement de la raison utopique, une radicalisation du "décollage" de l’utopie telle que, donnant libre cours à la fantaisie, elle déplace les questions de la tradition, elle ouvre des passages vers un ailleurs inexploré ou bien qu’elle se lance à l’assaut de ce qui lui est le plus contraire, comme si la maxime directrice de ce nouvel investissement était : la vérité de l’utopie est dans son excès22.

Derrida et la déconstruction de la souveraineté

Revenons à Derrida. Contrairement au vocable « utopie », qui est quasi absent de ses textes, le thème de la souveraineté est souvent au centre de ses réflexions, en particulier dans ses derniers ouvrages, dans lesquels on peut aussi mieux observer la proximité de sa perspective avec celle d’Abensour.

Prenons, à titre d’exemple, des œuvres comme États d’âme de la psychanalyse. L’impossible au-delà d’une souveraine cruauté(2000), Inconditionnalité ou souveraineté. L’Université aux frontières de l’Europe, (2002), Voyous. Deux essais sur la raison (2003), ou ses séminaires sur La bête et le souverain et La peine de mort. Dans tous ces textes émergent en particulier deux aspects qui permettent d’associer Abensour et Derrida et de les considérer comme des alliés pour comprendre les dérives de la souveraineté et pour essayer d’y échapper.

Le premier est le fait que, d’une façon analogue à celle d’Abensour, Derrida s’éloigne d’une conception strictement juridico-politique de la souveraineté. Lui aussi, en effet, à la différence par exemple d’Habermas et de la majorité des philosophes libéraux, quand il parle de la souveraineté il ne critique pas simplement la souveraineté de l’État-nation, à savoir une forme juridico-politique spécifique qui s’est imposée en Europe à l’époque moderne et qui semble désormais être tombée dans une crise irréversible. Comme il a été observé par Rodolphe Gasché, on peut affirmer que dans la déconstruction de la souveraineté développée par Derrida « il y va aussi de la raison elle-même » : « la déconstruction de la souveraineté effectuée dans Voyous ne se place pas seulement à une strate plus profonde que celle des “soi bien déterminés” des États-nationaux, cette déconstruction concerne aussi les concepts même de soi, d’autos, et d’ipséité en général23 ». Ainsi, ajoute Gasché, la déconstruction derridienne de la souveraineté implique un rapport à la raison qui excède l’alternative traditionnelle entre la critique postmoderne de la raison et  « la défense de la raison sous forme d’une rationalité purement formelle et procédurière ». Déconstruire la souveraineté pour Derrida correspond en effet à la recherche d’« un nouveau concept de raison » : « une raison à venir, qui abandonnerait toute maîtrise pour s’ouvrir à la venue de l’autre, de l’événement, de l’à-venir24 ».

Dans ce cadre général, il n’est par la suite pas moins remarquable que Derrida partage aussi avec Abensour la conviction que toute tentative d’échapper à la souveraineté est extrêmement complexe et nécessite une stratégie oblique et articulée. Derrida le dit d’une façon particulièrement claire par exemple dans son séminaire sur La bête et le souverain, où il souligne l’exigence de développer « une déconstruction lente et différenciée » du concept de souveraineté, ainsi que l’impossibilité de « s’opposer purement et simplement, frontalement à la souveraineté » :

[…] ce que je cherche, ce serait donc une déconstruction lente et différenciée et de cette logique et du concept dominant, classique, de souveraineté état-nationale (celui qui sert de référence à Schmitt) sans aboutir à une dé‑politisation, mais à une autre politisation, à une re-politisation qui ne tombe pas dans les mêmes ornières de la “fiction malhonnête”, sans aboutir donc, à une dé-politisation, mais à une autre politisation, à une re‑politisation et donc à un autre concept du politique. Que cela soit plus que difficile, c’est trop évident, et c’est pourquoi nous travaillons, nous travaillons à cela et nous laissons travailler par cela.
[…] Cette déconstruction, c’est ce qui arrive, comme je dis souvent, et qui arrive aujourd’hui dans le monde à travers les crises, les guerres, les phénomènes du dit terrorisme dit national et international, les tueries déclarées ou non, la transformation du droit mondial et du droit international qui sont autant d’événements qui affectent et mettent à mal le concept classique de souveraineté. Dans ce séminaire, nous commençons seulement à réfléchir et à prendre en compte de façon aussi conséquente que possible, ce qui arrive. D’autre part nous en prenons déjà conscience, et c’est pourquoi je dis “lente” mais surtout “différenciée”, il ne saurait être question, sous prétexte de déconstruction, de s’opposer purement et simplement, frontalement à la souveraineté. Il n’y a pas LA souveraineté ni LE souverain. Il n’y a pas LA bête et LE souverain. Il y a les formes différentes et parfois antagonistes de souveraineté ; et c’est toujours au nom de l’une qu’on s’en prend à l’autre25 […].

En fait, à la lumière de ce texte, il faut aussi admettre que Derrida est plus prudent qu’Abensour à propos de la possibilité d’échapper au concept classique de souveraineté26. En même temps, pourtant, il n’est pas moins vrai que ses œuvres sont caractérisées aussi et surtout par leur effort constant visant à mettre en question la souveraineté, au point que tout le parcours intellectuel de Derrida, ainsi que presque la totalité de ses ouvrages, peuvent être lus sous le signe de la déconstruction de la souveraineté.

Rappelons notamment l’idée d’une « inconditionnalité sans souveraineté », idée qui selon Derrida lui-même est particulièrement importante dans l’économie de son travail, comme il l’affirme par exemple dans l’extrait suivant, issu de Voyous. Ici, d’abord il présente la déconstruction comme la recherche d’un « rationalisme inconditionnel ». Ensuite, il ajoute également que c’est à partir de l’inconditionnalité qu’on peut déconstruire la souveraineté, en associant cette déconstruction à une nouvelle forme de pensée, qui serait capable de repenser les catégories de possible et d’impossible :

Car la déconstruction, si quelque chose de tel existait, cela resterait à mes yeux, avant tout, un rationalisme inconditionnel qui ne renonce jamais, précisément au nom des Lumières à venir, dans l’espace à ouvrir d’une démocratie à venir, à suspendre de façon argumentée, discutée, rationnelle, toutes les conditions, les hypothèses, les conventions et les présuppositions, à critiquer inconditionnellement toutes les conditionnalités, y compris celles qui fondent encore l’idée critique, à savoir celle du krinein, de la krisis, de la décision et du jugement binaire ou dialectique.
J’oserai aller encore plus loin. Je pousserai l’hyperbole au-delà de l’hyperbole. Il ne s’agirait pas seulement de dissocier pulsion de souveraineté et exigence d’inconditionnalité comme deux termes symétriquement associés, mais de questionner, de critiquer, de déconstruire, si vous voulez, l’une au nom de l’autre, la souveraineté au nom de l’inconditionnalité. Voilà ce qu’il s’agirait de reconnaître, de penser, de savoir raisonner, si difficile ou improbable que cela paraisse, si im-possible même. Mais il y va justement d’une autre pensée du possible, (du pouvoir, du "je peux" maître et souverain, de l’ipséité même) et d’un im-possible qui ne serait pas seulement négatif27.

En guise de conclusion

Tant pour Abensour que pour Derrida, la possibilité d’une nouvelle forme de raison correspond donc à la possibilité de mettre en question la souveraineté, voire de la dépasser. Mieux, pour tous les deux la raison est appelée à la fois à s’émanciper de la souveraineté et à la critiquer et à la déconstruire. Mais qu’en est-il de l’utopie dans ce contexte ?

D’un côté, on peut observer sans surprise que contrairement à Abensour, qui pense que l’avenir de la raison est inséparable de l’avenir de l’utopie, Derrida, d’une manière cohérente avec l’ensemble de son œuvre, ne s’intéresse pas au thème de l’utopie quand il parle de l’inconditionnalité.

D’un autre côté, pourtant, aussi à partir de l’idée d’une « inconditionnalité sans souveraineté » il est possible de repérer des aspects qui permettent de rapprocher sa pensée de la conception abensourienne de l’utopie. C’est en évoquant deux de ces aspects que nous allons donc conclure notre article, tout en soulignant aussi à nouveau la multiplicité des thèmes et des concepts qu’une confrontation ponctuelle entre ces deux philosophes devrait analyser : une complexité qui dans l’espace d’un article ne peut qu’être esquissée et apparaître de façon partielle.

Le premier aspect est lié au thème de l’hospitalité inconditionnelle, qui pour Derrida constitue une des « figures » privilégiées de l’« inconditionnalité sans souveraineté »28, et à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages. Rappelons alors aussi le fait que sa réflexion autour de ce thème s’est développée dans un dialogue étroit avec un autre philosophe, Emmanuel Levinas, dont Abensour a mis en évidence la portée utopique dans de nombreux articles. La pensée de Levinas sur l’hospitalité pourrait donc constituer une nouvelle entrée pour repenser le rapport de Derrida à l’utopie et plus précisément pour repenser son rapport avec une forme d’utopie qui, loin d’être associée à une forme de démobilisation, est caractérisée par l’urgence et l’ouverture à l’autre.

Toujours avec cet objectif, le deuxième aspect que nous voudrions souligner est la conviction derridienne que l’« inconditionnalité sans souveraineté » soit « sans puissance mais non sans force29 ». Derrida met ainsi en évidence le fait que renoncer à la souveraineté ne signifie pas renoncer à l’objectif de produire des effets sur la réalité, voire de changer le monde. Au contraire, en opposition à toute tentation fataliste et défaitiste, il explique l’expression « sans puissance mais non sans force » en associant l’« inconditionnalité sans souveraineté » à un « principe de résistance ou de dissidence », et en affirmant l’exigence de développer « une nouvelle stratégie et une nouvelle politique, une nouvelle pensée du politique30 ». Or, cette ambition – ne serait-ce que dans un sens général qui devra être approfondi et précisé par une confrontation plus poussée des textes – peut sans doute être attribuée aussi à Abensour. Afin de l’exemplifier, rappelons un tout dernier extrait de son essai « Persistante utopie ». Abensour, d’abord de façon analogue à l’intérêt de Derrida pour une inconditionnalité « sans puissance », souligne que la « persistante utopie » à laquelle il s’intéresse ne doit pas être « triomphante » : « loin de là », dit-il. Ensuite, en lien cette fois-ci avec le fait qu’ « être sans puissance » ne veut pas dire « être sans force », il n’est pas moins clair quand il revendique l’exigence de chercher « le plus impérieusement possible » à libérer les hommes de la peur et de la domination :

Le lien à la catastrophe montre assez qu’il ne s’agit pas d’une persistante utopie triomphante. Loin de là. Le temps et l’histoire n’est pas un matériau homogène et vide : il porte à tout jamais inscrit en lui, en dépit de l’oubli, les blessures du passé, les traces de la césure. C’est reconnaître que la société émancipée, si société émancipée il y a, s’il doit y avoir, portera nécessairement les stigmates des souffrances des générations passées, la trace des souffrances infligées, des vies brisées, anéanties. De là, peut-être, l’accès à une persistante utopie, sous le signe de la non-souveraineté. Peut-être la sommation utopique qui émerge de la catastrophe nous intime-t-elle le plus impérieusement possible de chercher une forme de vie autre, où il serait possible de libérer les hommes de la peur, de la domination, sans pour autant les lancer, les engager dans la recherche mortifère d’une nouvelle souveraineté. Persistante utopie qui, dans le même mouvement pour lequel elle persévère dans son être, effectue un dépôt de souveraineté.
Une des définitions en effet de la persistante utopie n’est-elle pas une libération des hommes de la peur, de tout ce que la peur entraîne, pour donner naissance à un état où la libération de la peur se conçoive, se pratique, se cherche en décrochant de la souveraineté, en se dissociant, en s’émancipant de la crampe de la souveraineté31.

  1. Bibliographie

ABENSOUR, Miguel, Utopiques III L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens&Tonka, 2000.

ABENSOUR, Miguel, Utopiques I Le Procès des maîtres rêveurs, Paris, Sens&Tonka, 2011.

ABENSOUR, Miguel, Utopiques II L’Homme est un animal utopique, Paris, Sens&Tonka, 2013.

ABENSOUR, Miguel, Utopiques IV – L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique, Paris, Sens&Tonka, 2016.

DERRIDA, Jacques, « Non pas l’utopie, l’impossible », in Id., Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 349-366.

DERRIDA, Jacques, Marx & Sons, Paris, PUF/Galilée, 2002.

DERRIDA, Jacques, Inconditionnalité ou souveraineté. L’Université aux frontières de l’Europe, Athènes, Éditions Patakis, 2002.

DERRIDA, Jacques, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003.

DERRIDA, Jacques, Séminaire La bête et le souverain. vol. 1 : 2001-2002, Paris, Galilée, 2008.

GASCHÉ, Rodolphe, « La souveraineté en question : Derrida et Habermas », in Fernanda Bernardo, dir., Derrida à Coimbra / Derrida em Coimbra, Viseu, Palimage Editiones, 2005, p. 211-215.

HORKHEIMER, Max – ADORNO, Theodor W., Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, Amsterdam,Querido, 1947 ; La dialectique de la raison : fragments philosophiques, traduit par Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974.

JAMESON, Fredric, « Marx’s Purloined Letter », in Michael Sprinker, dir., Ghostly demarcations. A symposium on Jacques Derrida’s Specters of Marx, London, Verso, 1999, p. 26-67.

KUPIEK, Anne – TASSIN, Étienne, dir., Critique de la politique autour de Miguel Abensour, Paris, Unesco, 2006.

Notes

1

Dans le cadre du Collège International de Philosophe, quelques semaines seulement après la mort de Derrida, s’est déroulé à Paris, du 18 au 20 novembre 2004, un colloque consacré à Abensour qui aurait dû s’ouvrir avec une intervention de Derrida. Abensour lui a dédié la conférence qu’il a prononcée dans ce colloque (cf. Miguel Abensour, « Le Rouge et le Noir à l’ombre de 1793 ? », in Anne Kupiec et Étienne Tassin, dir., Critique de la politique autour de Miguel Abensour, Paris, Unesco, 2006, p. 5-74).

2

Pour une confrontation plus détaillée entre les deux philosophes nous renvoyons à la thèse (intitulée "Dans la clarté de l’utopie". Miguel Abensour, Emmanuel Lévinas, Paul Celan, Jacques Derrida, entre utopie, poésie et déconstruction de la souveraineté) que nous sommes en train d’achever à l’Université de Genève.

3

Voir en particulier les essais qu’Abensour a recueilli dans les quatre volume qui composent la série « Utopiques » : Utopiques I L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin (Paris, Sens&Tonka, 2000), Utopiques III Le Procès des maîtres rêveurs (Paris, Sens&Tonka, 2011,) Utopiques II L’Homme est un animal utopique (Paris, Sens&Tonka, 2013), Utopiques IV – L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique(Paris, Sens&Tonka, 2016).

4

Fredric Jameson, « Marx’s Purloined Letter », in Michael Sprinker, dir., Ghostly demarcations. A symposium on Jacques Derrida’s Specters of Marx, London, Verso, 1999, p. 33.

5

Jacques Derrida, Marx & Sons, Paris, PUF/Galilée, 2002, p. 69-70.

6

Ibid., « Non pas l’utopie, l’impossible », in Ibid., Papier machine, Paris, Galilée, 2001, p. 360-361.

7

Ibid., « Persistante utopie », in Ibid., Utopiques II L’homme est un animal utopique, Paris, Sens&Tonka, 2013, p. 162-163.

8

Ibid., p. 163.

9Ibid.
10

Ibid., « L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique », in ibid., Utopiques IV – L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique, Paris, Sens&Tonka, 2016, p. 76.

11

Ibid., « Persistante utopie », op. cit., p. 178. Il s’agit, mot par mot, de la même définition employée en 1991 (cf. ibid., « Le nouvel esprit utopique », 1991, in ibid., Utopiques II L’homme est un animal utopique, Paris, Sens&Tonka, 2013, p. 205-206).

12

Ibid., p. 163.

13

Ibid.

14

Ibid., « Le nouvel esprit utopique », op. cit., p. 206.

15

Ibid., p. 209.

16

Ibid., p. 207.

17

Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison : fragments philosophiques, traduit par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 21 (« Seit je hat Aufklärung im umfassendsten Sinn fortschreitenden Denkens das Ziel verfolgt, von den Menschen die Furcht zu nehmen und sie als Herren einzusetzen », Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 1988, p. 9).

18

Miguel Abensour, « Le nouvel esprit utopique », op. cit., p. 209.

19

Ibid., « Persistante utopie », op. cit., p. 180.

20

Ibid., « Le nouvel esprit utopique », op. cit., p. 210-211.

21

Ibid., p. 211.

22

Ibid., p. 213.

23

Rodolphe Gasché, « La souveraineté en question : Derrida et Habermas », in Fernanda Bernardo, dir., Derrida à Coimbra / Derrida em Coimbra, Viseu, Palimage Editiones, 2005, p. 212-213.

24

Ibid., p. 213.

25

Jacques Derrida, Séminaire La bête et le souverain. vol. 1 : 2001-2002, Paris, Galilée, 2008, p. 113-114.

26

Dans Voyous, Derrida met en garde aussi contre le risque de liquider trop rapidement la souveraineté : « La souveraineté état-nationale peut elle-même, dans certains contextes, devenir un rempart indispensable contre tel ou tel pouvoir international, contre telle hégémonie idéologique, religieuse ou capitalistique, etc., voire linguistique qui, sous couvert de libéralisme ou d’universalisme, représenterait encore, dans un monde qui ne serait qu’un marché, la rationalisation armée d’intérêts particuliers. » (Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003, p. 216).

27

Ibid., p. 197.

28

« Parmi les figures de l’inconditionnalité sans souveraineté qu’il m’est arrivé de privilégier ces dernières années, il y aurait par exemple celle de l’hospitalité inconditionnelle qui s’expose sans limite à la venue de l’autre, au-delà du droit, au-delà de l’hospitalité conditionnée par le droit d’asile, par le droit à l’immigration, par la citoyenneté et même par le droit à l’hospitalité universelle dont parle Kant et qui reste encore contrôlé par un droit politique ou cosmopolitique. Seule une hospitalité inconditionnelle peut donner son sens et sa rationalité pratique à tout concept d’hospitalité. L’hospitalité inconditionnelle excède le calcul juridique, politique ou économique. Mais rien ni personne n’arrive sans elle » (Ibid., p. 204-205).

29

Inconditionnalité ou souveraineté. L’Université aux frontières de l’Europe, Athènes, Éditions Patakis, 2002, p. 64.

30

Ibid.

31

Miguel Abensour, « Persistante utopie », op. cit., p. 188.

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