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Aux derniers siècles du Moyen Âge, les autorités ecclésiastiques s’emploient à affirmer la sacralité des vêtements liturgiques, positivement, par l'instauration de pratiques, telles la bénédiction ou l'incinération des vêtements hors d’usage, et négativement, par la définition d'un ensemble de tabous, qui visent à empêcher tout retour à la sphère séculière. La tension entre le caractère sacré du vêtement d'autel et sa relative banalité en fait pourtant un terrain privilégié de la transgression. Il est tentant et aisé pour les laïcs de s'en emparer. L'enjeu est de taille, puisqu'un simple contact avec le profane est susceptible d’altérer voire de détruire le sacré.

Nous proposons ici une typologie fondée sur les desseins présumés des acteurs, typologie en prise sur la « mentalité médiévale » qui, des discours des théologiens à ceux des pénitentiels, prend toujours en compte l'intention pour déterminer la gravité d'un péché. La profanation du vêtement n'est pas toujours volontaire. Elle peut être fruit de négligence, de méconnaissance du caractère sacré de l'objet ou être un « dommage collatéral » dans un acte de sacrilège bien plus grave. Elle est, en revanche, éminemment signifiante quand elle prend place dans une dynamique d'inversion du sacré ou lorsque le vêtement outragé, profané ou détruit traduit une volonté d'anéantir et de redéfinir le sacré.

Irrévérences. Le sacré ignoré

La transgression ne porte pas toujours sur le vêtement en tant qu'objet sacré. Si le vêtement est bien in fine profané, telle n'est pas forcément l'intention première des acteurs. En ce sens, il s'agit moins de profanation que d'irrévérence.

Des individus polluants

La peur d’une « contamination » est clairement exprimée dans le décret de Gratien « Non nisi a sacratis hominibus uestimenta sacra ferentur »1. Les laïcs n’ont pas le droit de toucher les ornements liturgiques, encore moins de les revêtir2. Les femmes sont désignées de manière insistante. Le Décret de consecratione (dist. I, c. XLI) leur défend de toucher les vases et les vêtements sacrés, les canons 36 et 37 du synode d'Auxerre (561-605) leur interdisent même « de recevoir l'eucharistie la main nue » et de « toucher de [...] la nappe du Seigneur »3. En dépit de la valorisation croissante de la Vierge Marie, l’éloignement des femmes du sacré est consommé depuis la Réforme grégorienne. Il est au cœur de l’anthropologie chrétienne médiévale et se fonde autant sur l'image négative d’Ève (tentatrice responsable de la Chute de l’humanité) que sur des théories pseudo-scientifiques. La femme est associée à la chaire, à la dimension matérielle et physique de l’humanité. La luxure est son péché. Dans un exemplum rédigé entre 1165 et 1181, en milieu cistercien :

Une femme était en train de se confectionner une robe lorsque le tissu qu’elle utilisait pour le col se couvrit de sang. Elle le montra à un abbé du voisinage, qui lui demanda d’où elle tenait le tissu. Elle se souvint alors, à sa grande honte, qu’il s’agissait d’un corporal, qu’un prêtre lui avait donné en échange de ses faveurs. Elle confessa sa faute, et le corporal miraculeusement ensanglanté fut porté à l’évêque, pour être montré au prochain synode4.

Femme de petite vertu et vénale de surcroît, la paroissienne porte seule l'opprobre. La révélation du péché par un tissu ensanglanté est miracle de châtiment relativement commun.

Le clerc, ici complice de la profanation, peut se rendre coupable à son tour de sacrilège. Les statuts synodaux du diocèse de Wurtbourg de 1407 précisent : « Sacerdos, Diaconus, sive Subdiaconus in veste, quae polluta est nocturna pollutione, ad aram ministraturus, non accedat »5. L'impératif de pureté rituelle, commun à la plupart des religions, est fondé sur le Lévitique qui affirme que « lorsqu’un homme aura un épanchement séminal, il sera impur jusqu’au soir » (LV 15, 15-17). Le corps et les liquides corporels (le sang et le sperme) sont sources de souillure. Déjà au IXe siècle, le synode d'Ingelheim prescrit trois jours de continence avant toute communion6. Cet idéal ascétique, qui s'accentue avec l'héritage clunisien et grégorien, promeut la purification de l'âme par la mortification du corps. Toutefois, Thomas d'Aquin considère que, sauf en vertu de causes particulières, il n'y a pas de péché à recevoir le sacrement suite à un « accident nocturne », bien que la convenance commande de s'en abstenir7.

D'autres figures de prêtres négligents apparaissent dans les sources de l'officialité. Un prêtre interrompt la messe du dimanche, rentre chez lui sans prendre la peine d'ôter sa chasuble, un autre fait son beurre revêtu de l'étole,8... Ces attitudes, qui témoignent d'une désinvolture vis à vis du sacré, enfreignent également les prescriptions du Lévitique qui stipule que le prêtre quitte son vêtement sacré en sortant de l'église, « afin que la consécration ne se propage pas »9.

Commettre un sacrilège

Le vol d'objet sacré est considéré comme sacrilège. Henry Denifle, dépouillant les sources ecclésiastiques de la guerre de cent ans (1337-1453) a pu montrer qu'il s'agit pourtant d'une pratique courante10. Les ravages des soldats puis des grandes compagnies de mercenaires désœuvrés et sans solde, laissent les lieux de culte dans un état déplorable, en particulier dans le Midi de la France. Les ornements sont détruits, pillés ou disparaissent dans un incendie. Le 17 décembre 1431, l'église Saint-Martin d'Angré est « dévalisée » : « ornamentis et libris suis aliisque rebus spoliata fuit ac aedificia reparatione indigent non modicum sumptuosa », des archives du 13 décembre 1432 précisent que l'église de Terouenne a été victime du feu11,... Le vêtement peut-être également être profané lorsque la personne du clerc est menacée, qu'il soit violemment destitué ou assassiné à l'autel comme saint Stanislas évêque de Cracovie du XIe siècle.

Négligences des clercs, attrait des laïcs pour des objets qu'ils ne peuvent s'empêcher de toucher, déprédations ou violences aux ecclésiastiques, dans tous ces cas, il ne s'agit pas de porter atteinte au sacré, pas plus d'ailleurs qu'au clerc en tant que membre de l'Église institutionnelle. D'autres motifs poussent à la profanation : la non perception du caractère sacré d'un objet ou d'une personne, la valeur économique des biens d'Église dans le cas du pillage, une volonté d'imposer un pouvoir séculier par la destitution ou le meurtre d'ecclésiastiques...

Un « sacré de transgression »

Lorsque la profanation présuppose une (re)connaissance du sacré et témoigne de velléités d'avoir prise sur lui, qu'elle est « un usage (ou plutôt à une réutilisation) parfaitement incongru du sacré »12, l'on peut parler de « sacré de transgression », par opposition au « sacré de respect » (qui incarne la norme)13.

Magie et superstitions

Les laïcs ont pu détourner les ornements à des fins prophylactiques. Si les fidèles s'emparent des habits liturgiques car ils ne peuvent accéder à des objets plus sacrés, il est néanmoins significatif qu’ils leurs accordent les mêmes vertus qu’aux saintes espèces ou aux reliques. En 1530, Madeleine Sutter est traduite en justice et avoue « qu’elle s’était fait recouvrir d’un vêtement liturgique par le prêtre de Baar, et qu’elle incita deux autres femmes à présenter chacune un enfant, afin qu’ils fussent recouverts du vêtement liturgique »14. Le recours aux objets liturgiques se fait plus pressant dans les moments critiques de la vie des chrétiens. En 535, le concile de Clermont interdit l’usage du corporal pour les sépultures15. Comme le luminaire, le corporal est un signe de distinction dans la mort, mais le corps défunt, envisagé comme source de pollution par le Lévitique, souille l'objet sacré.

Rites d'inversion du sacré

L'utilisation du vêtement liturgique dans les rites d'inversion du sacré est plus ambiguë. Ces pratiques, codifiées et éminemment symboliques, sont lieu de confrontation ou du moins de compénétration de deux mondes et jouent sur la dissonance, le détournement et la dérision.

Les rites les plus connus prennent place lors des libertates decembri (période de douze jours entre Noël et l’Épiphanie). La fête des fous, attestée du XIIe au XVIe siècle, désigne à la fois les célébrations de la Circoncision et des Saints-Innocents. Pierre Emmanuel Guilleray la définit comme « une mascarade de Nouvel an, à laquelle les ecclésiastiques participent activement »16. Durant cette période, l’inversion devient la norme. Au cœur de ces festivités se trouvent deux personnages, l’évêque des vicaires (évêque des ânes ou des fous), parfois même l'archevêque des fous, et l’évêque des enfants de chœur (ou évêque des Innocents). Ils ont été ordonnés et ont reçu les insignes de leur fonction à la suite de leur élection (par les ecclésiastiques)17. Ceux-ci portent en public les ornements des évêques et notamment le symbole de leur pouvoir, la mitre. Dans l'église, ils récitent l'office divin et prononcent même une bénédiction. Les autres clercs sont vêtus à la manière de laïcs et, à rebours de toutes les prescriptions synodales, dansent dans l'église, tandis que les laïcs portent les vêtements religieux. On introduit parfois dans le lieu de culte un âne revêtu d’une chasuble. Cet animal est souvent un acteur central de la fête, qu'il soit une figure allégorique de l'évêque ou monture de l'évêque festif. Si tout symbole médiéval est ambivalent (pouvant être pris en bonne ou mauvaise part), l'âne est l'animal de la dérision par excellence18. Souvent perçu comme le pendant ridicule du cheval, il est considéré comme phallique et stupide.

La fête des fous répond au schéma classique de l’inversion du sacré, forme de transgression ritualisée. Pierre Emmanuel Guilleray note que « le sacrilège est hors de propos dans le cadre de la fête des fous, car la parodie est tout à fait banale au Moyen Âge »19. Rappelons que ces rituels sont nés en milieu ecclésiastique. Ils font partie de la liturgie cathédrale et figurent à ce titre dans les ordinaires20. Les ornements étaient conservés dans les trésors des cathédrales. En 1308, l’évêque d’Amiens, Guillaume de Mâcon, lègue ses ornements au chapitre de la cathédrale pour l’évêque des Innocents21. Dans l’inventaire de Saint-Sauveur d’Aix, daté du 7 novembre 1380, on peut lire : « Item quattuor mitre antique pro episcopis facinis faciendis »22. Ces objets étaient réservés aux festivités et n’étaient certainement plus portés lors des cérémonies, ce qui expliquerait l’expression « mitre antique ». Néanmoins, ils ont probablement reçu une bénédiction et l'on peut se demander s'ils ne sont pas souillés dans ces rituels.

D'ailleurs, malgré l’assentiment du clergé local, les réticences des autorités ecclésiastiques auront raison de ces pratiques, que la 21e session du concile de Bâle, en 1435, taxe de « ludibria ». En 1445, la faculté de théologie de Paris, dans une lettre envoyée aux évêques de France, menace de l'Inquisition quiconque participera à la fête des fous23. Cette dernière perdure toutefois durant le XVIe siècle, voire bien plus tard dans certaines régions, donnant prise aux railleries protestantes.

Sacré anéanti, sacré redéfini

Si les autorités ecclésiastiques affichent une relative tolérance à l'encontre du « sacré de transgression », elles se montrent impitoyables lorsque le sacré est sciemment détourné.

Juifs, hérétiques, sorcières,.. quand les « ennemis » de l'Église s'emparent du vêtement

La peur d’une profanation des vêtements par les juifs apparaît sous la plume de Gratien (vers 1140). Les statuts synodaux du XIIIe siècle expliquent que les juifs sont d’autant plus dangereux qu’ils peuvent recevoir les ornements en gage24. Ces textes traduisent la détérioration des relations entre juifs et chrétiens à partir du XIIe siècle. Alors que les communautés juives vivaient en « bon voisinage » avec les sociétés chrétiennes, dès le milieu du XIIIe siècle germe l'idée du crime rituel25. Au XIVe siècle, un antisémitisme à l'emprise élargi vient renforcer le traditionnel antijudaïsme théologique et aboutit à l'expulsion des communautés juives qui, en 1520, ne sont plus présentes qu'à l'état résiduel. La thèse d'un complot juif rencontre un grand succès dans certaines régions de l'Empire, en Franconie, Bavière, Autriche et Bohême, notamment en période de crise26. Les récits de profanation d'hostie se multiplient parallèlement à l'affirmation de la présence réelle (du Christ dans l'eucharistie) et se figent dans un schéma narratif établi.

Les sorcières, fidèles du diable, utilisent, quant à elles, les vêtements liturgiques dans une dynamique d'inversion du sacré. En 1486, dans le Marteau des sorcières, « véritable somme scolastique sur la sorcellerie » amplement diffusée en Occident (l'on estime à environ 30 000 le nombre d'exemplaires en circulation), les deux théologiens et inquisiteurs dominicains chargés d'extirper l'hérésie de la région du Rhin, Sprenger et Institor, s'attachent à décrire « comment les sorcières opèrent leurs maléfices sur toutes créatures, surtout en utilisant les sacrements de l'Église »27 :

« [...] il faut noter que, dans toutes les méthodes pour jeter des maléfices, presque toujours, ils [les démons ?] avertissent les sorcières de prendre comme instruments de leurs actes maléfiques les sacrements et sacramentaux de l'Église ou autres choses consacrées à Dieu »28.

Les sorcières gardent l'hostie en bouche pour mieux la profaner (notamment en l'enterrant) ou placent une figurine de cire sous la nappe d'autel pour ensuite ensorceler une maison en la déposant sur le seuil29. Il s'agit bien, comme l'a montré E. Durkheim, de prendre le « contre-pied des cérémonies religieuses » en les caricaturant, les singeant et en mettant en relation le profane et le sacré30. À la différence des laïcs détournant les ornements dans un but prophylactique, les sorcières (et, à travers elles, le démon) cherchent à faire le mal. Elles souhaitent rendre les hommes apostats et sacrilèges, elles trompent les simples31.

L'Église entretient ainsi l'idée selon laquelle tous ses ennemis auraient cherché à s'emparer des ornements liturgiques pour les profaner. Il est difficile de cerner la réalité de ces pratiques, d'autant que les récits sont stéréotypés et que l'on observe une forte circulation des représentations (sorciers, juifs et hérétiques sont souvent amalgamés dans les manuels des inquisiteurs). C'est seulement avec le dossier de l'iconoclasme protestant, que nous disposons de données substantielles.

L'iconoclasme protestant

Le terme iconoclasme recouvre, selon la définition du spécialiste Olivier Christin, un « [...] ensemble complexe de gestes singuliers (injures, graffiti, dégradations partielles,... rarement revendiqués), d'entreprises collectives (émeutes ou guerres civiles, pillages militaires...) et de politiques officielles, où s'entrelacent des enjeux hétérogènes (religieux, économiques, politiques, esthétiques) »32. L'iconoclasme ne peut donc être réduit à un modèle anthropologique unique, d'autant que les protestants ne sont pas unanimement et uniformément hostiles à l'image.

Si dans des moments d'explosion de la violence (comme en France dans les années 1560), l'iconoclasme peut paraître populaire et spontané, nous retiendrons surtout, à la suite d'Olivier Christin, le caractère ritualisé et publique de la plupart des actes, souvent redoublés par un discours de justification33. Le geste iconoclaste « devient le rite de passage, comme obligatoire, de l’entité urbaine dans l’ordre régénéré de la Parole de Dieu »34. Fondée sur l'interdit divin, la destruction des images vise à bannir l'idolâtrie35.

Les églises catholiques sont fréquemment pillées comme on peut le voir sur un panneau du musée Gadagne représentant le sac des églises de Lyon, au printemps 1552. Longtemps attribuée à Antoine Caron (1521-1599), cette scène empreinte d'une joyeuse agitation, plutôt que de violence, est plus vraisemblablement associée aux milieux calvinistes. Elle nous offre un véritable inventaire des actes iconoclastes. Les églises sont dépossédées de leurs biens, qui sont vendus aux enchères par deux hommes juchés sur une estrade, tandis qu'un autre, peut-être un notaire, semble consigner par écrit le poids des objets qu'on lui apporte (dans la partie droite du tableau). Le pillage, pilier de l'économie des guerres de religion, revêt un caractère systématique et rationnel. Parfois, les ornements sont simplement détruits et l'on peut voir, à l'arrière plan du panneau du musée Gadagne, des objets en feu devant le parvis de l'église. Le registre du parodique et du carnavalesque est amplement exploité, puisque certains personnages se parent de chasubles pour singer une procession.

Les chasubles sont également portées comme de vulgaires chemises par les Suisses qui font incursion, en 1445, dans le Klettgau et dans le Hegau, au nord du Rhin36. À l'inverse, les ecclésiastiques sont parfois affublés de mitres de papier, de couvre-chefs aberrants, d'ornements déchirés,...37. Les réformés empruntent leur gestuelle aux rites d'inversion du sacré : « À Montauban, un prêtre est promené à rebours sur un âne, son calice dans une main, l'hostie dans l'autre, et son missel au bout d'une hallebarde; au terme de la chevauchée, on le force à écraser l'hostie et brûler sa chasuble »38. Plus l'objet est sacré, plus il est avili. Les ornements peuvent être souillés dans des actes orduriers.

La dramatisation des conduites iconoclastes montre bien qu'il s'agit de convaincre39. Mais pourquoi s'en prendre tout particulièrement aux vêtements liturgiques ? Par delà l'aspect des ornements, qui peut heurter les croyances protestantes (la présence d'images, de couleurs chatoyantes,...), c'est surtout en tant que symboles que ceux-ci sont profanés. La chasuble devient incarnation de la messe catholique, perçue comme un faux culte. C'est ce que proclame Michel Keller, prédicateur d'Augsbourg, en 1529, lorsqu'il exhibe à son auditoire une chasuble et projette de l'enterrer40. Les ornements catholiques ont tendance à révéler au grand jour une prétendue supériorité du clerc, à matérialiser l'Église hiérarchique. Significativement, sur le folio représentant le martyre de Thomas Becket, inséré dans le livre d'Heures dit de Catherine d'Aragon et enluminé en Flandres vers 1460, probablement par Willem Vrelant, la mitre posée sur l'autel a été grattée41. D'après Katheryn M. Rudy, il s'agit de nier l'autorité de Thomas, voire son martyre, d'autant qu'une grande rature en forme de X a été apposée sur l'ensemble de l'image. Enfin, Nathalie Z. Davis a pu observer un leitmotiv de la pollution dans les textes protestants. L'impureté sexuelle supposée du clergé catholique met en danger la communauté en appelant la colère divine42. Pour espérer instaurer un ordre nouveau, il faut se débarrasser de la pollution. La violence est alors considérée comme légitime.

Si la profanation peut être involontaire voire insignifiante, elle prend le plus souvent la forme d'un rituel. Elle permet alors de dénoncer, avec plus ou moins d'acrimonie, le luxe des cérémonies, les comportements de clercs considérés comme déviants, la médiation de l'Église visible et institutionnelle, voire la conception catholique de la messe.

Les conséquences pour les chrétiens sont dramatiques. L'objet est souillé, pollué, et un rite de « réconciliation » est indispensable pour pouvoir l'utiliser de nouveau en contexte sacré. L'Église sait néanmoins prendre son parti de ces profanations, qui sont paradoxalement le meilleur indicateur de la réussite de l'entreprise de sacralisation des ornements. La critique radicale et la destruction ritualisée du vêtement ne sont que le revers de sa valorisation. Certes, la transgression suscite le scandale, mais elle n'abolit pas l'interdit. Mieux, elle fournit souvent le prétexte à sa réaffirmation : un miracle coercitif sanctionne, dans les récits exemplaires, l'hybris des laïcs; les accusations de détournement des ornements permettent de désigner et de stigmatiser les ennemis d'une Ecclesia qui se pense en partie comme une citadelle assiégée.

D'après Bataille, « au stade païen de la religion, la transgression fondait le sacré, dont les aspects impurs n'étaient pas moins sacrés que les aspects contraires. L'ensemble de la sphère sacrée se composait du pur et de l'impur. Le christianisme rejeta l'impureté [...]. Le sacré impur fut dès lors renvoyé au monde profane »43. Le profane n'est donc pas réductible au séculier (comme pourrait le laisser penser une lecture rapide de la réforme grégorienne), il inclut toute forme de pollution et de souillure, toute transgression de l'ordre établi44.

Notes

1 .

Emil Friedberg, Aemilius Richter (éd.), Corpus iuris canonici, Graz, Akademische Druck, u. Verlagsanstalt, 1955-1995, I, col.1305.

2 .

Synodal de Nîmes, Arles, Béziers (1252), can.93 in Odette Pontal, Les statuts synodaux français du XIIIe siècle, tome II, Les statuts de 1230 à 1260, Paris, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 1983, p.341, statuts de Nîmes, can.95, in Odette Pontal, op. cit., p.343 « Nous interdisons que les laïcs à l’intérieur de l’église ou au dehors, ne fassent usage pour la procession ou l’office divin de vêtements bénis,… ».

3 .

Michel Lauwers, « L’institution et le genre. À propos de l’accès des femmes au sacré dans l’Occident médiéval » in Clio, 2, 1995, p.279-317, http://clio.revues.org/index497.html.

4 .

Olivier Legendre (éd.), Collectaneum exemplorum et visionum Clareuallense, Turnhout, Brepols, 2005, p.228-229. Il s'agit probablement des habits quotidiens que le prêtre porte sous les habits liturgiques.

5 .

Johann Friedrich Schannat (éd.), Concilia Germaniae : In 11 tomis, Aalen, Scientia-Verl, 1970, V, p.9.

6 .

Godefridus J-C. Snoek, Medieval Piety from Relics to the Eucharist : a Process of Mutual Interaction, Leyde, Brill, 1995, p.52.

7 .

Thomas d'Aquin, Somme théologique, 3a., Questions 79-83. L’Eucharistie, tr. fr. Aimon-Marie Roguet Paris, Tournai, Desclée et Cie, Éditions du Cerf, 1967, p.91-95.

8 .

Vincent Tabbagh, « Croyances et comportements du clergé paroissial en France du Nord à la fin du Moyen Âge » in Benoît Garnot (dir.), Le clergé délinquant (XIIIe - XVIIIe siècle), Dijon, EUD, 1995, p.29.

9 .

Cité in Roger Caillois, L’homme et le sacré, (1939) 4e éd. Paris, Gallimard, 1950, p.51.

10 .

Henri Denifle, La désolation des églises en France pendant la Guerre de cent ans, Paris, Picard, 1897-1899, 3 vol.

11 .

Id., n°32, p.10 et 1, n°52, p.15.

12 .

Giorgio Agamben, Profanations, Paris, Éd. Payot & Rivages, 2005, p.93-94.

13 .

Roger Caillois, op. cit., p.131 et seq. Pour Roger Caillois, le « sacré de transgression » renvoie surtout à la fête. Nous proposons ici de donner une plus grande extension (et davantage de consistance) à ce concept.

14 .

Cité in Cécile Dupeux, Peter Jezler, Jean Wirth (dir.), Iconoclasme : vie et mort de l’image médiévale (Exposition, Berne, Musée d’histoire de Berne, Musée de l’Oeuvre de Notre-Dame, musée de Strasbourg, 2001), Paris, Somogy, 2001, p.45.

15 .

Texte cite in Cécile Treffort, L’Église carolingienne et la mort : christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p.56.

16 .

P.E. Guilleray, La fête des fous dans le nord de la France, (XIVe-XVIe siècle), thèse soutenue en 2002 à l’école des Chartes. Résumé en ligne : http://theses.enc.sorbonne.fr.

17 .

Yann Dahhaoui, « Enfant-évêque et fête des fous : un loisir ritualisé pour jeunes clercs ? » in Hans-Jörg Gilomen, Béatrice Schumacher, Laurent Tissot (dir.), Temps libre et loisirs du 14e au 20e siècles. Freizeit und Vergnügen : vom 14. bis zum 20. Jahrhundert, Zurich, Chronos, 2005, p.33.

18 .

Martin Boiteux, « Le feste : cultura del riso e della derisione » in André Vauchez (éd.), Roma medievale, Rome, Bari, Laterza, 2001, p.311.

19 .

Pierre Emmanuel Guilleray, op. cit.

20 .

Y. Dahhaoui, op. cit., p.37.

21 .

Michèle Beaulieu, Jeanne Baylé, « La mitre épiscopale en France des origines à la fin du XVe siècle » in Bulletin archéologique du comité des travaux historiques et scientifiques, 9, 1996, p.77.

22 .

Id., p.44.

23 .

Yann Dahhaoui, op. cit., p.33.

24 .

Statuts de Wurtzbourg (1298) in Johann Friedrich Schannat (éd.), op. cit., IV, p.28.

25 .

Maurice Kriegel, « Juifs » in Jacques Le Goff, Jean-Claude Schmitt (dir.), op. cit., p.569 et 577. Voir également Robert Chazan, « The deteriorating image of the Jews - twelfth and thirteenth centuries » in Scott L. Waugh, Peter D. Diehl (éd.), Christendom and its discontents : exclusion, persecution and rebellion, 1000-1500, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p.220-233.

26 .

Miri Rubin, Gentile tales: the narrative assault on late medieval jews (1999), Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2003, p.68-69. Ces récits stéréotypés ne sont qu’un prétexte pour légitimer les violences contre les juifs.

27 .

Henry Institoris, Jacques Sprenger, Le Marteau des sorcières, Paris, Plon, 1973, p.303-304.

28 .

Id., p.305.

29 .

Id., p.307-308.

30 .

Travaux cités in Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux » in Revue française de sociologie, XII, 1971 p.309.

31 .

Henry Institoris, Jacques Sprenger, op. cit., p.305-306.

32 .

Olivier Christin, « L’iconoclasme huguenot : praxis pietatis et geste révolutionnaire » in Ethnologie française, 24, 2, 1994, p.216.

33 .

Olivier Christin, « I protestanti e le immagini », in Enrico Castelnuovo, Giuseppe Sergi (dir.), Arti e storia nel medioevo, 4, Il Medioevo al passato e al presente, Turin, Einaudi, 2004, op. cit., p.104-108.

34 .

Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu : la violence au temps des troubles de religion, vers 1525- vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p.535.

35 .

Olivier Christin, « I protestanti e le immagini », op. cit., p.100.

36 .

Guy P. Marchal, « Jalons pour une histoire de l’iconoclasme au Moyen Âge » in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 50, 5, 1995, p.1146.

37 .

Denis Crouzet, op. cit., p.685.

38 .

Nathalie Z. Davis, Les cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1979, p.283.

39 .

Olivier Christin, « L’iconoclasme huguenot », op. cit., p.222.

40 .

Cécile Dupeux, Peter Jezler, Jean Wirth (dir.), op. cit., p.132.

41 .

Kathryn M. Rudy, « Introduction : Miraculous textiles in Exempla and Images from the Low Countries » in Kathryn Rudy, Barbara Baert (éd.), Weaving, Veiling and Dressing : Textiles and their Metaphors in the Late Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2007, p.15.

42 .

Nathalie Z. Davis, op. cit., p.289.

43 .

Citation extraite de L'Érotisme (1975), citée in Gil Bartholeyns, Olivier Dittmar, Vincent Jolivet, Image et transgression au Moyen Âge, Paris, PUF, 2008, p.71.

44 .

Sur ces questions, cf. Mary Douglas, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Éd. la Découverte, 1992, 193 p.

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