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La création de Marguerite Duras présente une pratique exploratrice de la sensualité dont témoignent les auteurs des études biographiques et critiques : « Le génie de passer les bornes, où [M. Duras] découvre la formule de son art et de son existence, est bien trait de caractère, forme de pensée, de travail, d’expression, clef d’une personnalité sans fard dont l’œuvre entretient les métamorphoses » (Blot-Labarrère, 1992 : 8). Afin de faire découvrir la perception de la notion de transgression chez M. Duras, notre réflexion s’appuiera sur l’opinion de Pierre Bourdieu pour qui : « le schéma corporel [est] dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne […] » (Bourdieu, 1979 : 240). C’est ainsi que nous entendons l’expression « la transgression » chez la femme de lettres qui « […] a revendiqué ses transgressions et à qui l’on doit une œuvre […] à part, en marge des modes et des catégories » (Denès, 2006 : 289).

Notre étude se donne pour objet d’examiner la compréhension de la transgression par la femme de lettres qui « [...] a subi [...] le recul des limites » (Cousseau, Denès, 2006 : 9). Étant donné la complexité du problème, à savoir l’étendue de la pratique scripturale de l’écrivaine-cinéaste de même que ses manifestations publiques qui abordent la transgression des genres et celle de la langue, notre réflexion prendra en compte les textes où ce sont des personnages féminins qui transgressent les tabous et les préjugés, en s’opposant aux interdits. Ils prouvent que la femme « […] est beaucoup plus proche de toutes les transgressions » (Duras, Gauthier, 1974 : 50-51).

Il serait intéressant également de se pencher sur la transgression qui pourra être examinée selon les prises de position de Duras par rapport à la sémantique corporelle, à la dialectique de l’amour, s’inscrivant ainsi dans la lignée des écrivains contemporains.

Nous tenterons de prouver que la transgression1 donne à la romancière la possibilité d’exprimer le ravissement qui, identifié à la pulsion, est une métaphore de la création vu qu’il établit une équation entre le désir féminin, la folie et l’écriture, en rompant avec les conventions. L’auteure de L’Amant, indépendante des modèles traditionnels, se voit capable de libérer l’écriture et l’érotisme qui se rejoignent dans l’imaginaire.

Le désir omniprésent face à l’interdit

« La transgression organisée forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale. » (Georges Bataille, Érotisme, Paris, Gallimard, coll. « 10/18 », 1966, p. 72)

La place accordée au plaisir charnel est indéniable chez Duras. Selon son optique, « la femme, c’est le désir » (Duras, Porte, 1977 : 102). Dans ses entretiens avec Xavière Gauthier, la romancière précise : « Toutes mes femmes […] sont envahies par le dehors, traversées, trouées de partout par le désir » (Duras, Gauthier, 1974 : 232). En adoptant la vision de la psychanalyse, l’écrivaine montre que le désir constitue le sujet, sa richesse. Elle rejette la dualité de l’âme et du corps, en mettant en relief le fait que l’expérience est dépendante du corps : « C’est là dans ce petit champ de chair que tout s’est passé et que tout se passera » (Duras, 1981 : 139). Ses protagonistes féminines se caractérisent par le fait d’avoir leur « corps tourmenté d’autre faim » (Duras, 1958 : 70) que rend captif le désir.

Ainsi, on pourrait dire que la femme, par nature, serait plus proche de la liberté instinctive, incarnant le mythe féminin, cher aux surréalistes. Consacré dès le titre de l’ouvrage, le plaisir charnel est pour le personnage principal de L’Amant un véritable modus operandi : « […] j’avais en moi la place du désir » (Duras, 1984 : 12), déclare-t-il. Essentiel à sa vie, vécu comme une extase, il traduit son évolution dans la narration. La fille de L’Amant, même si elle manque d’expérience, donne des signaux à l’homme : « Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas. Il était déjà là dès le premier regard ou bien il n’avait jamais existé. Il était l’intelligence immédiate du rapport de sexualité ou bien il n’était rien. Cela, de même je l’ai su avant l’experiment » (Duras, 1984 : 21-22). C’est la femme qui regarde l’homme présenté comme un objet : « […] il est désirable. [...] Les mains sont expertes, merveilleuses, parfaites » (Duras, 1984 : 42) – affirme l’héroïne. La force de l’héroïne réside dans son corps et s’exprime dans son désir sexuel : « Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes, confondue » (Duras, 1984 : 54). Inconnue mais éprouvée, la jouissance de la protagoniste est véhiculée par l’image de son corps offert. Elle apparaît comme une connaissance ancrée dans la nature qui permet d’extérioriser la passion. En outre, la fille renverse les rôles traditionnels dans le couple en dominant son amant sensible. Elle déshabille l’homme, en lui demandant de venir, de « recommencer à [la] prendre » (Duras, 1984 : 42), de « […] le faire encore et encore. De [lui] faire ça. » (Duras, 1984 : 43).

Le plaisir charnel ainsi entendu justifie l’accession de la jeune fille à la jouissance, inconnue par sa mère. Mentionnée dès les premières pages de L’Amant lorsque le personnage-narrateur constate : « J’avais à 15 ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance » (Duras, 1984 : 12), cette dernière impose d’emblée son statut particulier dans l’œuvre. Elle est pleinement vécue par la protagoniste avide « d’experiment » (Duras, 1984 : 12) avec son amant chinois. La jouissance sexuelle ajoute au plaisir charnel un sentiment de démesure et d’excès. Le savoir « autre » fait scandale car il est hors de portée du contrôle de l’ordre social. Dépassé, le plaisir laisse ainsi la place au désir d’interdits. Dans le texte durassien le désir se manifeste de plusieurs manières, par exemple par la description du rapport homosexuel qui constitue un comportement transgressif. Celui-ci s’explique par le rapport de la jeune fille envers Hélène Lagonelle, sa compagne de dortoir, et plus particulièrement à son corps qui fascine la narratrice : « Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle […]. Être dévorée de ces seins de fleur de farine que sont les siens (Duras, 1984 : 70-71). Aussi le désir incestueux est-il fortement constant sur le plan imaginaire dans Un barrage contre le Pacifique et L’Amant qui traduisent de manière obsessionnelle le rôle primordial des impulsions et des instincts sexuels.

D’ailleurs, la protagoniste de L’Amant a plusieurs objets d’affection : le Chinois, le petit frère, Hélène. Cette relation triangulaire constitue la figure paradigmatique du discours amoureux. La poétique du désir ne fait que refléter la représentation du couple, l’espace-limite à transgresser qui permettrait la réalisation de soi. La sexualité, quand elle est vécue dans la liberté d’un choix, est transgression de toutes les limites, en particulier de celles établies entre le corps et l’esprit, entre l’homme et la femme, entre le frère et la sœur.

Une autre caractéristique de la relation amoureuse est placée sous le signe de la transgression dans le roman : tout d’abord, l’adolescente est blanche et son amant appartient à la communauté chinoise méprisée dans la société coloniale, ensuite, elle n’est pas majeure, tandis que le chinois, adulte, doit épouser une jeune fille très riche et choisie par son père. En ce qui concerne la protagoniste, « mise à la disposition de tous les regards […] » (Duras, 1984 : 20), elle aussi est soumise à un triple contrôle : celui de la mère, celui de l’école et enfin celui de la culture de la société des Blancs. Obstacle à la concrétisation des sentiments amoureux, l’interdit ne sera toutefois à aucun moment associé à une barrière insurmontable. Au contraire, la transgression des normes sociales et familiales apparaît comme un signe de l’émancipation de l’héroïne. La relation amoureuse interraciale fait fi d’un tabou, incarne le désir interdit, un fantasme.

La femme durassienne se révèle être une personne audacieuse qui n’a pas peur de l’amour, qui ose vivre pleinement sa vie telle qu’elle lui convient, y compris sa sexualité : « Prenez-moi […] » (Duras, 1982 : 57) – dit la protagoniste dans La Maladie de la mort qui « a accepté le contrat des nuits payées » (Duras, 1982 : 41) et dont le corps « appelle l’étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles » (Duras, 1982 : 40). Cependant, elle n’accepte pas de « se taire comme les femmes de ses ancêtres, se plier complètement à [l’homme], à [son] vouloir, [lui] être soumise entièrement comme les paysannes […] » (Duras, 1982 : 34-35).

La transgression sexuelle est ici principalement traitée comme la déconstruction de la norme, par le biais de phénomènes comme la prostitution et l’homosexualité. Les personnages qui ont un lien direct avec la prostitution abondent chez Duras. Suzanne d’Un barrage contre le Pacifique, « fille qui attendait » (Duras, 1950 : 338) jusqu’à ce que les autos s’arrêtent, s’habillait de façon provocante, en portant « […] une robe bleu vif qui se voyait de loin, une robe de putain » (Duras, 1950 : 338). La lecture du roman permet d’expliquer une telle attitude : « Et en enfilant cette robe, Suzanne comprit qu’elle faisait un acte d’une grande importance […] » (Duras, 1950 : 339). L’approche de la prostitution structure sa vie ainsi que celle de la protagoniste de L’Amant, « curieuse des autres » (Duras, 1984 : 56) qui avoue : « Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas » (Duras, 1984 : 21). Perspicace, la jeune fille de L’Amant, analysant les motifs de sa conduite, se pose la question : « Je me demande comment j’ai eu la force d’aller à l’encontre de l’interdit posé par ma mère. Avec ce calme, cette détermination. Comment je suis arrivée à aller “jusqu’au bout de l’idée” » (Duras, 1984 : 39). Le désir de transgression, souvent évoqué pour justifier le choix du personnage-narrateur de vivre une histoire d’amour interdit avec l’amant chinois, a pour point de départ l’intervention de la mère qui s’obstine à ne pas légitimer cette liaison. La toilette de l’héroïne : le chapeau de feutre, la robe décolletée, presque transparente, les souliers en lamé doré expriment la transgression de tous les interdits maternels. L’amour ne commence qu’au moment où on dépasse des exigences raisonnées. Couramment appréhendée comme synonyme possible de « désobéissance », la transgression a en commun avec celle-ci d’être un franchissement d’une limite, considéré comme la matérialisation d’un interdit décrété par la norme. Cette voix majoritaire, le lecteur la trouve représentée chez Duras incarnée par la famille.

Un exemple pertinent en est offert également par la figure d’Anne Desbaresdes, protagoniste de Moderato cantabile, qui cherche à rejeter la monotonie de sa vie d’épouse et de mère exemplaires sous la Ve République. Par l’invention et la verbalisation de l’histoire des amants vus dans un café, la femme prend conscience de son fantasme érotique, à savoir du besoin de s’anéantir dans l’amour. C’est cette relation particulière qu’elle essayera de reproduire par la suite, à travers sa connaissance avec Chauvin, ancien ouvrier de son mari, et témoin du crime. Le désir féminin se trahit plusieurs fois par de nombreux signes : « le tremblement de ses mains » (Duras, 1958 : 28), son « penchant naissant pour l’ivresse » (Duras, 1958 : 40), mais avant tout son regard porté sur « sa bouche humide d’avoir bu » (Duras, 1958 : 41), « ses yeux levés » (Duras, 1958 : 40). C’est Chauvin qui lui fait comprendre que par sa présence, elle invite à la volupté : « Au mois de juin de l’année dernière, […] vous vous teniez face [au jardin], sur le perron, prête à nous accueillir, nous, le personnel des Fonderies. Au-dessus de vos seins à moitié nus, il y avait une fleur blanche de magnolia » (Duras, 1958 : 42). Cette fleur est le signe qui symbolise le lien sensuel du couple.

La femme comme prisonnière d’amour transgresse les conventions et les normes « pour s’évader de l’ordre extérieur de son existence » (Alliens, 1958 : 99). Anne multiplie des transgressions : tout d’abord, elle revient sur le lieu du meurtre, dans un café populaire où sa présence étonne les ouvriers, surpris de voir parmi eux la femme de leur directeur. Ensuite, le fait de commander du vin bouleverse les usages du milieu bourgeois, étant donné que chez une femme du monde la consommation du vin est considérée comme un scandale. Enfin, le boire permet à l’héroïne d’engager une conversation hors de toute norme : la conversation avec un inconnu à propos du crime passionnel, ce qui est perçu comme une transgression des règles admises. Afin de commencer à en parler, la protagoniste tente de se faire comprendre par allusions, comme si elle cherchait des alibis : « Je passais… » (Duras, 1958 : 18), « J’avais soif » (Duras, 1958 : 18). Ces mensonges indiquent l’évolution de sa personnalité, sont des signes avant-coureurs de son comportement insolite. Une telle attitude fait penser au ravissement, identifié à l’extase amoureuse, à la folie, qui transcende le seul plaisir charnel. Présent dans plusieurs de ses ouvrages, pour ne citer que le plus connu Le Ravissement de Lol V. Stein, le ravissement contient plusieurs significations qui le rend si complexe. Car la passion, chez Duras, est ce qui par excellence « abolit les frontières entre les âges, les sexes, les conditions, les cultures, les époques et les lieux » (Pagès-Pindon, 2001 : 5). Ses héroïnes révèlent une évolution majeure qui les mène de l’attente à la révolte contre le tragique de leur existence, elles apprennent à devenir indépendantes bien que cette indépendance signifie l’isolement, la souffrance.

La folie

Pour parler de la folie durassienne, il nous semble justifié d’introduire nos réflexions par une déclaration de Julia Kristeva :

[…] la folie chez Marguerite Duras […]. Elle y porte tout l’aigu de son attention. Avec Duras, nous avons la folie en pleine lumière [car l’auteure a dit] : « Je suis devenue folle en pleine raison ». Nous sommes présents au rien du sens et des sentiments que la lucidité accompagne dans leur extinction, et assistons à nos propres détresses neutralisées […] dans l’insignifiance frigide d’un engourdissement psychique, signe minimal mais aussi signe ultime de la douleur et du ravissement (Kristeva, 1987 : 239, 236).

La folie dans l’œuvre de Duras touche un grand nombre de personnages, surtout des femmes : Lol, la mendiante du vice-consul, Anne-Marie Stretter, la dame du camion ou la figure de la mère. Décrite dans Un barrage contre le Pacifique comme « un monstre dévastateur » (Duras, 1950 : 183), la mère est ainsi directement traitée de « folle », à plusieurs reprises, dans L’Éden Cinéma. Ce motif est repris dans L’Amant où la mère peut être vue comme « un archétype de ces femmes folles qui peuplent l’univers durassien » (Kristeva, 1987 : 249) : « […] je vois que ma mère est clairement folle […]. De naissance. Dans le sang. Elle n’était pas malade de sa folie, elle la vivait comme la santé » (Duras, 1984 : 31).

Dans Moderato cantabile, il est question d’une folie d’Anne Desaresdes qui, sous l’influence de l’histoire d’un crime passionnel, cherche un vrai sentiment. Son désir de vivre l’amour, d’être pareille à la femme assassinée par son amant devient son obsession. Vivant sans amour, ennuyée par son existence tranquille de femme bourgeoise, elle trouve du plaisir dans l’alcool et ne s’accepte qu’en son fils. « Il est l’axe qui remplace des déceptions amoureuses sous-entendues et qui révèle sa démence. Le fils est la forme visible de la folie d’une mère déçue. […] Anne Desbaresdes vit sa mort extatique dans l’amour pour son fils. Tout en dévoilant les abîmes masochiques du désir [...] » (Kristeva, 1987 : 254), la protagoniste se donne entièrement à cet amour fou qui « [la] dévore » (Duras, 1958 : 13). Selon la vision durassienne, la mère pour ses enfants est « la personne la plus étrange, la plus folle qu’on ait jamais rencontrée » (Duras, 1987 : 56). Anne prouve cette folie qui la prédispose à toutes les transgressions, ce qui lui permet de s’enrichir, de s’accomplir. La protagoniste symbolise un être qui est complètement en dehors de soi, dans l’absence, et qui se fait traverser par l’Autre.

La folie qui atteint la femme égarée par la passion devient celle de l’écriture et est susceptible de redonner une dynamique aux histoires déjà vécues. L’exemple en est L’Amant, lorsque le personnage-narrateur avoue « se perdre » dans la poursuite de sa relation avec l’amant chi-nois : « Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère. Je ne sais pas pourquoi je l’aimais à ce point-là […] » (Duras, 1984 : 101). La folie joue un rôle considérable : est la conséquence du renoncement, de la perte née de l’échec du désir, qui apporte l’oubli. Forme extrême de violence mais également de rupture tant avec les autres qu’avec soi-même, la folie dans l’œuvre de Duras revêt encore un autre aspect. La peur de la folie maternelle fait que la fille aspire à se détacher de sa mère. Cependant, le désir de la détruire, à travers une violence meurtrière, amène la protagoniste à occuper sa place.

Amour et indépendance permettent de libérer des sentiments : « Être à soi-même son propre objet de folie et ne pas en devenir fou, ça pourrait être ça, le malheur merveilleux. Tout le reste est de surcroît » (Duras, 1980 : 167), constate l’auteure. La folie désigne « l’inconvenance fondamentale de l’écrit » (Blot-Labarrère, 1992 : 2) à laquelle fait allusion L’Amant : « Il faut être fou pour exposer, […]. Se mettre dans le livre et [le] vendre […]. Écrire est plus impudique. […] On le fait très naturellement quand c’est là, quand […], il n’y a plus de choix » (Duras, 1990). Elle trasmue sa part maudite en éblouissement narratif.

La lecture des textes durassiens permet de comprendre que la folie est l’origine et le signe récurrent de l’écriture car « […] seuls les fous écrivent complètement » (Duras, Gauthier, 1974 : 50). Si c’est vrai, ce ne sont que ces êtres à « la tête trouée [qui] apparaissent comme des figures possibles du créateur » (Loignon, 2003 : 134). Pour Duras, il semble que l’écriture l’ait sauvée de cette folie qu’elle ne cesse d’évoquer tout au long de ses entretiens. La romancière l’explique de la façon suivante : « Il y a une folie d’écrire qui est en soi-même, une folie d’écrire furieuse mais ce n’est pas pour cela qu’on est dans la folie. Au contraire » (Duras, 1993 : 52). La folie est d’abord celle d’un auteur. Duras précise : « Quand j’écris, je suis de la même folie que dans la vie. Je rejoins des masses de pierres quand j’écris. Les pierres du Barrage » (Duras, 1995 : 24). L’interrogation sur la folie obsède la romancière : « C’est en fait ma seule préoccupation : la possibilité de perdre la notion de son identité. C’est pour cela que la question de la folie me tente tellement dans mes livres2 ».

La création durassienne est liée à la folie, à la douleur, à l’inconnu, en renouant avec les stéréotypes de l’écrivain romantique, du génie qui crée dans la solitude. Écrire signifie perdre son visage, d’où provient l’association de l’acte de créer avec la notion de dépossession : « Quand j’écris – avoue Duras – j’ai le sentiment d’être dans l’extrême déconcentration, je ne me possède plus du tout, je suis moi-même une passoire, j’ai la tête trouée » (Duras, Porte, 1977 : 12). Au moment de créer la femme de lettres incarne « cette tête trouée », « cette passoire » comme elle a aimé à le répéter ; elle est dans « l’ombre interne » (Duras, 1980 : 64), à savoir dans un état de porosité permanente à l’égard des autres et du monde, à l’écoute d’elle‐même. Pour Duras, le métier d’écrivain suppose « la plus grande liberté, le plus grand oubli, […], la folie » (Duras, 1990). Et c’est grâce à l’originalité de sa vision que le mot « folie » prend, selon nous, un sens positif.

L’écriture

S’écrire, c’est s’affronter avec le pouvoir contenu dans le langage. La jeune fille de L’Amant, Anne Desbaresdes ou Suzanne, prisonnières des mentalités figées, qui vivent une souffrance, due à l’aliénation dont elles sont victimes, accèderont à l’autonomie après avoir pu affirmer la force de leur désir et la traversée libératrice de la parole avec laquelle les lectrices sont appelées à coïncider. Ainsi « le féminin tente de (se) parler à la première personne, sujet d’un sexe de désir et de jouissance […] avec le langage » (Marini, 1977 : 70). La romancière retourne de façon exceptionnelle l’accusation qui tentait d’assimiler la femme et la folie, pour justifier son emprisonnement et son incapacité. C’est au contraire la force de la femme que cette possibilité d’errer car « [l]es fous opèrent dehors la conversion de la vie vécue […] » (Duras, Gauthier, 1974 : 50). Il est question d’une écriture libérée des contraintes, transgressive : la femme, dont l’homme a souvent contesté qu’elle puisse écrire, se voit capable de créer, en plus, d’affronter des interdits.

La volonté de donner la parole au corps féminin trouve une parfaite illustration dans L’Amant. L’être humain n’a comme expression, qu’un langage d’interdit qui est en relation directe avec la sexualité, d’où l’émergence d’un langage érotique violent : « Il me traite de putain, de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça […] qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là […] tout va dans […] la force du désir » (Duras, 1984 : 42), affirme l’héroïne du roman. Par l’évocation du milieu familial, l’auteure aspire à montrer que comme jeune fille, elle s’arrachait à sa famille, avant tout à sa mère pour écrire : « Je suis encore dans cette famille, […]. C’est dans son aridité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le plus profondément assurée de moi-même, […] de ma certitude essentielle […] j’écrirai » (Duras, 1984 : 72). Il semble que la réécriture dans L’Amant ait permis à l’auteure de s’inscrire dans le texte, en mettant fin à sa quête identitaire. Désir érotique et désir de créer sont donc explicitement associés dans cette scène de passage, d’initation. La prise de conscience d’une identité féminine se réaffirme par la volonté d’écrire : au moment où la petite fille découvre l’amour, elle devient sûre qu’elle veut écrire. La quête de l’amour et celle de l’écriture sont indissociables. Duras déclare : « J’ai découvert que le livre c’était moi. Le seul sujet du livre c’est l’écriture. L’écriture, c’est moi. Donc moi, c’est le livre3 ». Cette affirmation permet de dire que toute l’activité amoureuse et scripturale de l’auteure s’explique par l’interdit maternel transgressé. Dans l’amour ou dans l’écriture, se retrouvent la même difficulté posée en principe, la même impossibilité qui relance douloureusement l’écriture et le désir. La fille choisit l’écriture comme point de départ de sa nouvelle vie, exempte désormais de l’influence de la mère. Il suffit ici de rappeler que la révélation de sa vocation littéraire est contemporaine de la découverte du corps : « Écrire, aimer. Je vois que cela se vit dans le même inconnu. Dans le même défi de la connaissance mise au désespoir4 ». Le désir érotique lui donne l’occasion de révéler l’individualité féminine, détachée du pouvoir maternel. Or, on pourrait dire que la folie devient, paraît-il, un impératif car « tous les champs sont ouverts, […] il n’y a plus de murs […] » (Duras, 1984 : 11). Ainsi, l’écrit se libère, n’est plus obligé d’affronter la situation où il « […] ne saurait plus où se mettre pour se cacher, se faire, se lire, […] [et] son inconvenance fondamentale ne serait plus respectée » (Duras, 1984 : 11-12).

Duras assume une image de la femme socialement condamnée. Au lieu de définir sa condition comme exemple de défiance ou de marginalisation, l’auteure transgresse les normes du canon littéraire et de l’idéologie. Son héroïne devient celle qui regarde et choisit, qui a du pouvoir, ainsi elle présente une nouvelle perception de la protagoniste, ses relations passionnelles qui bousculent toute convention et tous interdits. La protagoniste durassienne, « appelé[e] à perpétrer la révolte » (Šrámek, 1977 : 49), s’oppose, selon Françoise Couchard, « [à] l’image traditionnelle de la fille “idéale”, [à qui] on associait la triade virginité, secret et silence » (Couchard, 1991 : 85). L’aspect du scandale dans L’Amant est lié essentiellement à l’infraction du code social, ce qui témoigne de la justesse du propos de Georges Bataille : « [l]a transgression [...] forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale » (Bataille, 1957 : 72). L’ars vivendi de l’héroïne s’explique par ses conduites marginales face aux conventions admises à l’époque, placées hors du cadre des valeurs traditionnelles, telle la famille. L’écriture permet de parer la menace de folie, « à toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable » (Duras, 1984 : 11).

Pour Duras l’écriture est une expérience qui consiste à franchir les limites du connu, à exprimer ravissement, souffrance et désir dans leur violence. Le fait de créer apparaît en tant que substitution au désir érotique, transfert du plaisir depuis la sexualité dans les sensations et, en même temps, dans les mots.

L’œuvre de Marguerite Duras réalise une traversée des frontières, elle franchit les limites, la transgression demeure son principe et sa dynamique créatrice. Elle s’engage dans une philosophie du refus et fonde une authentique libération féminine qui passe par l’accès à la conscience et à la création. Tendant à se libérer des schémas dominants, cherchant à valoriser le corps, le désir, l’amour, la romancière se situe à l’articulation de deux mondes, entre la passion et la création. De cette façon, on est amené à conclure que « pour [Duras], […] l’écriture […] est la transgression majeure » (Marini, 1998 : 16). À travers la transcendance des modèles sexuels imposés dans l’espace culturel, sa revisite de la nature des rôles féminins dans la sphère publique et privée, l’écrivaine s’exprime par un projet de dépassement.

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Marini Marcelle, Duras, Dieu et l’écrit, Monaco, Éd. du Rocher, 1998, 307 p.

Le Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, sous la dir. de Paul Robert, Josette Rey-Debove, Alain Roy, Paris, Le Robert, 2007, 2837,

Pagès-Pindon Joëlle, Marguerite Duras, Paris, Ellipses, coll. « Thèmes & études », 2001, 113 p.

Šrámek Jiří, « Le rôle des personnages romanesques chez Marguerite Duras », dans Études romanes de Brno, vol. IX, 1977, p. 37-50.

Notes

1 .

Les mots transgresser, transgression, transgressif sont utilisés dans le sens courant, tel qu’il est donné dans Le Nouveau Petit Robert : « Transgresser : passer par-dessus (un ordre, une obligation, une loi) ». Cf. Le Nouveau Petit Robert : Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, sous la dir. de Paul Robert, Josette Rey-Debove, Alain Roy, Paris, Le Robert, p. 2534.

2 .

Marguerite Duras, citée par Bettina L. Knapp, « Entretiens avec Marguerite Duras et Gabriel Cousin », The French Review, vol. 44, n° 4, 1971, p. 655.

3 .

Marguerite Duras, Libération, 13 novembre 1984.

4 .

Marguerite Duras, citée par Marie-Pierre Fernandes, Travailler avec Duras. La Musica Deuxième, Paris, Gallimard, 1986, p. 145.

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