Aller au contenu principal
Printer Friendly, PDF & Email

La proximité de Jacob, le Paysan parvenu de Marivaux, avec des personnages marivaudiens antérieurs a déjà été soulignée, notamment par Frédéric Deloffre1. Le jeune homme âgé de « dix-huit à dix-neuf ans2 » s’inscrirait ainsi dans la lignée des premiers héros de Marivaux. Sa mine et son caractère feraient de lui un digne héritier de Cliton, Brideron3 ou Pharsamon4. À côté de ces ressemblances incontestables, existe une différence fondamentale. Ces personnages des œuvres de jeunesse de Marivaux agissent dans le monde, armés d’un savoir acquis grâce aux livres qui constituent l’hypotexte de l’entreprise parodique, et grâce aux discours de ceux qui se présentent comme plus expérimentés. Pharsamon a lu et met en pratique ce que les ouvrages lui ont appris. Brideron agit en fonction de ce qu’il sait de son illustre prédécesseur, Télémaque, et des conseils de Phocion-Mentor. Les actions de ces héros sont donc déterminées par les principes et les préjugés que les livres et leurs compagnons leur ont délivrés et qu’ils essayent tant bien que mal de mettre en pratique.

Jacob, lui, ne met pas à l’épreuve un savoir antérieur. Ses idées, loin d’être préconçues, se forment au fur et à mesure de ses expériences dans le monde. Or plongé dans un nouvel environnement parisien, c’est le corps du paysan parvenu qui est au cœur de ces expériences et qui participe pleinement à la formation de son esprit. Les sens et les perceptions de Jacob apparaissent comme la source de ses idées. Cette place du corps dans la formation de Jacob n’est probablement pas sans lien avec la diffusion croissante de la philosophie empiriste tout au long du XVIIIe siècle. Cette hypothèse peut être éclairée et appuyée par la lecture de la VIème feuille du Cabinet du Philosophe5, qui présente une réécriture condensée des principes empiristes théorisés par Locke dans L’Essai sur l’entendement humain. Ce qui se trouve condensé dans « Du style », la sixième feuille de ce journal, peut être lu comme le point de départ, le socle de l’analogie entre la pensée empiriste et le parcours de Jacob. Nous commencerons donc par analyser les principes théoriques de la VIème feuille pour étudier ensuite le cas de Jacob.

Les sens, source des idées ou la condensation de L’Essai sur l’entendement humain dans Du style

L’Essai sur l’entendement humain de John Locke a été traduit en français par Pierre Coste en 1700. Il connaît en France un succès grandissant dans les années 1730-17406, au moment où Marivaux écrit Le Cabinet du philosophe et Le Paysan parvenu. Locke n’est pas inconnu de Marivaux. Le nom du philosophe anglais apparaît une fois dans le corpus marivaudien, au début des Réflexions sur l’esprit à l’occasion de Corneille et de Racine. Marivaux distingue les « grands génies qu’on appelle quelquefois beaux esprits7 » des philosophes et cite en exemples quelques noms :

Il y a deux sortes de grands hommes à qui l'humanité doit ses connaissances et ses mœurs, […] J'entends, par les uns, […] ces philosophes, tant ceux de l'antiquité dont les noms sont assez connus, que ceux de notre âge, tels que Descartes, Newton, Malebranche, Locke, etc8.

Si le nom de Locke apparaît seulement en 1755, il semble que dès les années 1730 Marivaux exploite certains principes de la pensée empiriste théorisée dans L’Essai sur l’entendement humain.

Au début du Cabinet du philosophe, Marivaux, qui utilise un artifice d’auteur traditionnel, ne se présente pas comme l’auteur des feuilles de ce journal, mais les attribue à un « homme d’esprit très connu dans le monde9 ». Multipliant les histoires, anecdotes et réflexions, le narrateur fictif en vient, dans la feuille VI, à interroger la notion de style, et notamment l’idée que l’on puisse juger le style d’un auteur. Distinguant les mots et la pensée qui conduit à choisir ces mots, il ajoute un « petit raisonnement » où il est « question d’idées et de pensées, matière qui a toujours l’air un peu abstraite et qui effarouche10 ». S’en suit alors un court développement que l’on peut schématiquement diviser en trois étapes. Le narrateur explique quelle est la source des idées, comment celles-ci sont exprimées (i.e. par le biais des signes que sont les mots) et comment la combinaison des idées, donc des mots, forme une pensée. Une note dans l’édition GF Flammarion d’Erik Leborgne, Jean-Christophe Abramovici et Marc Escola commente ainsi ce passage : « Marivaux appuie son raisonnement par des principes sensualistes11 ».

Plus précisément encore, nous pensons que ce passage présente des analogies avec les réflexions que Locke fait dans L’Essai sur l’entendement humain sur la source des idées et le rôle du corps dans la connaissance. Locke, qui refuse, dans le livre I de L’Essai (Des notions innées) l’existence des idées innées, établit dans le livre II (Des Idées) que les idées se forment à partir des sens. Dans la feuille VI du Cabinet du philosophe, Marivaux rattache à son tour la formation des idées au sens :

Qu'est-ce donc que j'appelle une idée? Le voici.

J'ai vu un arbre, un ruban, etc., j'ai vu un homme en colère, jaloux, amoureux; j'ai vu tout ce qui peut se voir par les yeux de l'esprit, et par les yeux du corps: car pour abréger, je confonds sous le nom d'idée ce qui a corps et ce qui n'en a point, ce qui se voit et ce qui se sent, quoique je sache bien la différence qu'on y met.

Or, en voyant ces différentes choses, j'ai pris de chacune d'elles ce que j'appelle l'idée; il m'en est resté ou l'image ou la perception dans l'esprit12.

L’isotopie de la vue désigne l’importance de ce sens dans la formation des idées. De fait, il est présenté par Locke comme « le plus instructif de tous nos sens13 ». La source des idées, selon le narrateur, est double, puisqu’il distingue « les yeux du corps » et « les yeux de l’esprit ». L’expression « les yeux du corps » fait référence, en première lecture, aux organes sensoriels comme vecteurs d’idées. Ce qui apparaît concrètement dans le champ de vision de l’homme devient idée.

Mais il semble possible d’interpréter plus largement ce syntagme marivaudien. L’expression « les yeux du corps » désigne au sens propre du mot l’organe sensoriel de la vue, de cette désignation directe et sans trope, on peut tirer un sens par le trope de la métonymie : l’organe du sens de la vue vaut pour les organes des autres sens. « Voir », selon le dictionnaire de l’Académie française de 1694, « se dit aussi de tous les autres sens comme du goût, de l’odorat, de l’attouchement »14 .

Le terme yeux est également employé comme métaphore dans l’expression « les yeux de l’esprit ». La seconde source des idées est de l’ordre de l’intellect. Elle est liée au verbe « sentir » qui semble, dans ce cas, désigner une opération de l’esprit, par opposition à une opération sensorielle (à ce qui se voit directement). Le recours à la métaphore des yeux, comme le souligne Marie-Lise Laquerre, dans son article « Le Spectateur français (1721-1724) : jeu de regards, ingenium, et représentation15 » vient brouiller les distinctions entre l’esprit et le corps (et s’oppose donc en partie à la philosophie cartésienne).

Ces deux sources des idées rappellent ainsi celles que Locke ne cesse de présenter dans le livre II de L’Essai sur l’entendement humain. Pour le philosophe anglais, les idées ont deux sources : « les objets de la sensation » et les « objets de la réflexion » ou « opérations de l’esprit ». En reprenant le titre d’un paragraphe16, on peut dire que « l’âme n’a aucune idée que par sensation ou réflexion ». La distinction opérée par Marivaux reprend donc bien celle de Locke. Il faut ajouter que, chez Locke, les opérations de l’esprit désignent les opérations sur les idées reçues par les sens. Les sens demeurent dans les deux cas le point de départ des idées. Il en est de même chez Marivaux : le choix du verbe polysémique sentir, qui désigne comme nous l’avons fait remarquer, une opération de l’esprit, permet à Marivaux de maintenir les sens à la source des idées, puisqu’au sens premier « sentir » c’est « recevoir quelques impressions dans les sens17 ». L’équivalence suivante peut alors être posée : l’expression « les yeux du corps » chez Marivaux correspond à la sensation lockéenne, tandis que « les yeux de l’esprit » rappellent la réflexion. Les analogies avec L’Essai sur l’entendement humain se poursuivent. Une fois la source des idées évoquée, comme chez Locke, le narrateur de la sixième feuille s’intéresse aux mots et à la formation de la pensée.

Marivaux développe donc dans la sixième feuille du Cabinet du philosophe le principe empiriste suivant : les sens sont à la source des idées. Rejetant implicitement l’existence des idées innées, il donne au corps une place fondamentale dans la formation de l’esprit. Or, à la même époque, Marivaux retrace cette formation dans Le Paysan parvenu, roman dans lequel se poursuit la réflexion empiriste.

Le corps empiriste de Jacob

Lorsqu’il arrive à Paris, Jacob découvre un monde qui lui est inconnu. C’est ainsi qu’il évoque, au début de son séjour, « l’épaisseur de son ignorance18 ». Cette ignorance indique qu’il n’a pas de savoir préconçu, de connaissance préétablie sur le nouveau monde qui l’entoure et sur les milieux sociaux qu’il va désormais côtoyer. Son âme est semblable, pour reprendre l’image de Locke dans L’Essai sur l’entendement humain, à une « table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée19 ». La figure choisie par le philosophe empiriste pour développer sa théorie sur la connaissance est celle de l’enfant, modèle de l’âme vierge :

Et les esprits des enfants étant alors sans connaissance et indifférents à toute sorte d’opinions, reçoivent les impressions qu’on leur veut donner, semblables à du papier blanc sur lequel on écrit tels caractères qu’on veut20.

Si Jacob n’est pas, à proprement parler, un enfant puisqu’il se dit âgé de 18 à 19 ans, son statut initial de paysan le rapproche de la figure enfantine. Comme le souligne Erik Leborgne dans son introduction à l’édition Garnier Flammarion du Paysan parvenu, « dans l’imaginaire de l’époque, le paysan, au même titre que le sauvage ou l’enfant, est tenu pour être resté proche de la nature et dans un certain état primitif de l’homme ». Jacob arrivant à Paris est donc comme un enfant découvrant le monde pour la première fois [en écho à Arlequin poli par l’amour et en préfiguration à La Dispute]. L’ignorance première du personnage est également soulignée par sa renaissance symbolique au début de son séjour parisien. Sa « métamorphose21 », tant physique (« Mon séjour m’avait un peu éclairci le teint22 ») que vestimentaire23, fait de Jacob un être nouveau dont l’âme est, symboliquement, « neuve, vide d’idées24 ». A partir de ce nouvel état, il va former ses idées et forger son savoir grâce à des expériences concrètes, basées sur les sens. Le héros du Paysan parvenu, à l’image de ce que théorise et revendique la philosophie empiriste, apprend par le biais de l’expérience sensorielle. Nous pourrions ainsi attribuer à Jacob les propos que le partisans de Locke tient dans Micromegas25 : « Je ne sais, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu’à l’occasion de mes sens ».

Vierge de tout savoir sur le nouveau monde, Jacob n’apprend pas dans les livres, n’est pas guidé par un mentor qui lui délivre des idées préconçues sur ce nouveau monde et lui indique comment agir. Sa formation se fait dans l’interaction directe avec d’autres personnages. Les impressions qu’il reçoit au fur et à mesure de ses rencontres et de ses expériences forgent son esprit et déterminent ses actions et réactions. Elles sont indissociables de son désir d’ascension sociale. Les expériences faites par Jacob peuvent être réparties en deux catégories : les expériences privées ou intimes et les expériences publiques.

Les expériences privées concernent le plus souvent les rapports de Jacob avec les femmes. Ce sont elles en effet qui, dans les débuts de sa nouvelle vie parisienne, lui permettent de progresser socialement. Nombreuses sont les femmes à jouer un rôle fondamental dans la carrière du jeune homme : l’épouse de son premier maître, Mme de Ferval, Mme de Fécour, et Mlle Haberd, dont le statut est à part puisqu’elle devient la femme de Jacob. Les expériences privées fonctionnent en regard les unes par rapport aux autres. Leur répétition permet de souligner les évolutions du personnage et sa formation progressive à une forme de séduction mondaine.

Lors de la première expérience privée, c’est-à-dire lors de son entretien avec sa première maîtresse, Jacob est encore ignorant dans le mesure où il est en effet probable que cette entrevue soit la première du genre pour le paysan. On peut supposer qu’il n’a jamais eu auparavant l’occasion de s’entretenir avec une femme qui « venait de se mettre à la toilette26 » et dont la « figure était dans un certain désordre assez piquant pour [sa] curiosité27 ». Il prend progressivement conscience de n’être pas seulement un objet désirable (ce qu’il a expérimenté auparavant avec Geneviève), mais aussi un sujet désirant dont le désir peut avoir des effets potentiels sur des femmes socialement plus élevées que lui. Cet entretien est l’occasion d’une « petite scène muette28 ». La mention de ce silence signale le rôle premier des sens dans la scène. Quand la parole disparaît, restent les corps. Jacob observe ainsi la dame en silence :

Je n’étais pas né indifférent, il s’en fallait beaucoup ; cette Dame avait de la fraîcheur et de l’embonpoint, et mes yeux lorgnaient volontiers.

Elle s’en aperçut et sourit de la distraction qu’elle me donnait ; moi je vis qu’elle s’en apercevait, et je me mis à rire aussi d’un air que la honte d’être pris sur le fait et le plaisir de voir rendaient moitié niais, et moitié tendre ; et la regardant avec des yeux mêlés de tout ce que je dis là, je ne lui disais rien.

De sorte qu’il se passe alors entre nous deux une petite scène muette qui fut la plus plaisante du monde29.

Le corps de la dame fait impression sur les sens de Jacob, éveillant son désir. Mais sa réaction première, le rire, n’entre pas dans le jeu de la séduction, elle témoigne plutôt de son malaise initial. Jacob n’aura plus jamais cette réaction par la suite. Ce jeu de regards lui permet de prendre conscience de sa capacité à séduire des femmes d’un rang plus élevé que le sien et de penser la nature de ses charmes. C’est ce dont témoigne sa réflexion sur la qualité de son regard qu’il différencie, après cette scène muette, des regards amoureux des hommes du monde :

Mes regards n’avaient rien de galant, ils ne savaient être que vrais. J’étais un Paysan, j’étais jeune, assez beau garçon et l’hommage que je rendais à ses appas, venait du pur plaisir qu’ils me faisaient. Il était assaisonné d’une ingénuité rustique, plus curieuse à voir, et d’autant plus flatteuse, qu’elle ne voulait point flatter.

C’était d’autres yeux, une autre manière de considérer, une autre tournure de mine ; et tout cela ensemble me donnait apparemment des agréments singuliers dont je vis que Madame était un peu touchée30.

Cette réflexion servira dès lors Jacob : il fera de son naturel rustique un moyen de séduire, au point de gommer les habitudes prises au contact du beau monde31. Cette idée, fruit de ses impressions, est un premier pas vers son ascension sociale. Le soir de cet entretien, la dame le présente à son neveu et l’ « installe au rang de son domestique32 ». Le jeune homme, de son côté, met progressivement un terme à sa relation avec une domestique, Geneviève, qui aurait pu interrompre ca carrière.

Cet entretien avec une femme d’un rang plus élevé est le premier d’une série. Dans la quatrième partie du Paysan parvenu, Jacob, déjà marié à Mlle Haberd, se rend chez Mme de Ferval. Celle-ci vient de l’aider à sortir de prison. Peut-être pourra-elle encore lui rendre service ? Cette visite, qui est l’occasion d’une entrevue privée entre les deux personnages, donne lieu à une scène de séduction plus poussée. Mme de Ferval, par sa posture et ses choix vestimentaires, crée les conditions de possibilité de la naissance du désir chez Jacob. Elle l’accueille « couchée sur un sopha, la tête appuyée sur une main, et dans un déshabillé très propre, mais assez négligemment arrangé33 ». Tout est fait pour que, dès le premier coup d’œil, naisse le désir. Le jeune homme insiste sur la dimension première de cette entreprise de séduction (« ce fut pour la première fois de ma vie que je sentis bien ce que valaient le pied et la jambe d’une femme34 » ; « J’ai bien vu depuis des objets de ce genre-là qui m’ont toujours plu, mais jamais tant qu’ils me plurent alors ; aussi, comme je l’ai déjà dit, était-ce la première fois que je les sentais35 »). Ce n’est pas la nature des charmes de Jacob qui est en jeu dans cette scène, mais le corps féminin. Ce dernier perçu par le jeune homme n’est plus qualifié en termes généraux, comme précédemment (Jacob parlait d’embonpoint, fraîcheur). Désormais des parties précises du corps font impression sur le personnage, en particulier, la jambe et les pieds (La perception par Jacob du corps féminin lui donne du plaisir). Guidé par ses sens36, conforté par les avances de Mme de Ferval, Jacob se montre plus audacieux et n’hésite pas se se jeter sur le main de la dame, à la baiser pour finir par se déclarer. Ses sens guident son action : plus ils sont impressionnés, plus il ose agir. À l’issue de cette entrevue et de la rencontre avec Mme de Fécour qui a lieu immédiatement après, Jacob tire une leçon :

Figurez-vous […] cet art charmant, quoique impur, que Mme de Ferval avait employé pour me séduire ; cette jambe si bien chaussée, si galante, que j’avais tant regardée ; ces belles mains si blanches qu’on m’avait si tendrement abandonnées ; ces regards si pleins de douceurs ; enfin l’air qu’on respire au milieu de tout cela : voyez que de choses capables de débrouiller mon esprit et mon cœur, voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment ; car l’âme se raffine à mesure qu’elle se gâte. Aussi étais-je dans un tourbillon de vanité si flatteuse, je me trouvais quelque chose de si rare, je n’avais point encore goûté si délicatement le plaisir de vivre, et depuis ce jour-là je devins méconnaissable, tant j’acquis d’éducation et d’expérience37.

Jacob, qui convoque à la fois la vue et le toucher, insiste sur les impressions multiples faites par le corps de Mme de Ferval sur ses propres sens. Il « goûte » pour la première fois le plaisir de la séduction mondaine Ces énumérations sensorielles38 aboutissent à un bilan. Le jeune garçon fait de lui-même le lien entre sens, expérience et savoir. C’est à partir des impressions sur ses sens que son âme accède à la fois à la molesse et au sentiment. Revenu chez lui à l’issue de ces deux entretiens, Jacob constate un changement : on le traite avec plus de manières. Il attribue ces modifications à la raison suivante : « il fallait bien que ce fut mon entretien avec ces deux dames qui me valait cela, et que j’en eusse rapporté je ne sais quel air plus distingué que je ne l’avais à l’ordinaire. Ce qui est de vrai, c’est que moi-même je me trouvais tout autre39 ». Les expériences privées ont concrètement (sensiblement ?) transformé Jacob, façonnant un être nouveau. Elles contribuent donc à élaborer la nouvelle identité du personnage plongé dans ce nouveau monde parisien.

A côté de ces épisodes privés, existent des expériences publiques dont l’importance dans la formation de Jacob n’est pas négligeable. Nous en distinguons deux qui forment un diptyque. Elles mettent en jeu, comme les expériences précédentes, la progression du jeune homme dans la société. La première expérience se déroule chez Monsieur le Président après la tentative avortée de mariage entre Mlle Haberd et Jacob. La menace, qui pèse sur l’union de deux personnages, interrompt provisoirement l’ascension sociale du jeune homme. Chez Monsieur le Président, il est au cœur de la conversation. Il est au départ en position d’infériorité, accusé face à des gens socialement plus élevés que lui. Or les impressions qu’il reçoit vont déterminer son action. Le regard de Mme le Présidente, avant même les interventions des adversaires de Jacob, se déclare en faveur de ce dernier : Mme La Présidente « me regarda tout de suite d’un air qui me disait : ne vous troublez point. Ce sont des choses si sensibles qu’on ne saurait s’y méprendre ». Ce regard inclus dans la catégorie des « choses sensibles », i.e. « qui frappe les sens40 » assure à Jacob un appui et pose un premier jalon pour orienter son action. S’en suit alors une série d’attaques contre le jeune homme sans que celui-ci n’intervienne. Cela ne signifie pas qu’il est indifférent. Mais plus qu’aux paroles des intervenants, Jacob se montre perméable aux corps des auditeurs. Il use ensuite des impressions faites par les corps d’autrui sur ses sens pour agir et fait de son corps un moyen de réponse :

Il y avait longtemps que je me taisais, parce que je voulais dire mes raisons tout de suite, et je n’avais pas perdu mon temps pendant mon silence ; j’avais jeté de fréquents regards sur la dame dévote, qui y avait pris garde, et qui m’en avait même rendu quelques-uns à la sourdine ; et pourquoi m’étais-je avisé de la regarder ? C’est que je m’étais aperçu par-ci par-là qu’elle m’avait regardé elle-même, et que cela m’avait fait songer que j’étais beau garçon ; ces choses-là se lièrent dans mon esprit : on agit dans mille moments en conséquence d’idées confuses qui viennent je ne sais comment, qui vous mènent, et qu’on ne réfléchit point41.

Jacob décrit et analyse en même temps son comportement et celui des autres auditeurs. Les mouvements physiques des personnages sont donc intrinsèquement liés. Il élabore une chaîne de causalité (« pourquoi ? / C’est que ») qui lui permet d’établir les liens entre sens (apercevoir), pensée (songer) et action (agir). Non seulement Jacob pense, mais agit aussi à l’occasion de ses sens. Il continue ainsi :

Je n’avais pas négligé non plus de regarder la présidente, mais celle-là d’une manière humble et suppliante. J’avais dit des yeux à l’une : Il y a plaisir à vous voir, et elle m’avait cru ; à l’autre : Protégez-moi, et elle me l’avait promis ; car il me semble qu’elles m’avaient entendu toutes deux, et répondu ce que je vous dis là42.

La pensée ne s’exprime donc plus par le biais de la parole, elle devient corps (elle s’exprime par le corps). Les signes physiques sont posés comme l’équivalent de mots Apparaît l’idéal d’un langage transparent.

La situation est plus complexe quand, sur les conseils de Mme de Fécour, Jacob se rend chez M. de Fécour. Au soutien de l’épisode précédent s’oppose le mépris. Arrivé à Versailles, Jacob donne à l’illustre personnage sa lettre de recommandation, mais ce dernier ne prête absolument pas attention au jeune homme :

M. de Fécour entendit tout ce que je lui dis sans jeter les yeux sur moi.

Je tenais ma lettre, que je lui présentais et qu’il ne prenait point, et son peu d’attention me laissait dans une posture qui était risible, et dont je ne savais pas comment me remettre43.

A l’absence de regard de M de Fécour s’ajoute l’attitude des autres personnages.

Il y avait d’ailleurs là cette compagnie dont j’ai parlé, et qui me regardait ; elle était composée de trois ou quatre messieurs, dont pas un n’avait une mine capable de me réconforter. […]

À qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils me dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon.

De sorte que j’étais là comme un spectacle de mince valeur, qui leur fournissait un moment de distraction, et qu’ils s’amusaient à mépriser en passant.

L’un m’examinait superbement de côté ; l’autre, se promenant dans ce vaste cabinet, les mains derrière le dos, s’arrêtait quelquefois auprès de M. de Fécour qui continuait d’écrire, et puis se mettait de là à me considérer commodément et à son aise.

Figurez-vous la contenance que je devais tenir.

L’autre, d’un air pensif et occupé, fixait les yeux sur moi comme sur un meuble ou sur une muraille, et de l’air d’un homme qui ne songe pas à ce qu’il voit.

Et celui-là, pour qui je n’étais rien, m’embarrassait tout autant que celui pour qui j’étais si peu de chose. Je sentais fort bien que je n’y gagnais pas plus de cette façon que d’une autre.

Enfin j’étais pénétré d’une confusion intérieure ; je n’ai jamais oublié cette scène-là.44

L’expérience de Jacob est intrinsèquement liée à son corps. C’est par le regard ou l’absence de regard d’autrui qu’il fait, pour la première fois en société, cette expérience du mépris. Auparavant, nouveau venu, il était le centre d’attention, l’objet du regard des femmes. Les regards masculins, qui se posent ou ne se posent pas sur lui, s’opposent en creux aux nombreux regards féminins. Dans cette scène la description des différentes attitudes des hommes témoignent de l’expérience fondatrice du mépris que Jacob est en train de faire. Cette expérience ne passe pas par le discours, rien n’est dit, aucune remarque humiliante, insulte. Elle passe par les corps (ce qui est en jeu c’est le corps de la Jacob qui perçoit et ses perceptions du corps des autres). Les regards sont signes (« À qui en veut ce polisson-là avec sa lettre ? semblaient-ils me dire par leurs regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon »). Ces regards perçus et minutieusement décrits par le jeune homme ont une fonction déterminante. On passe ainsi de l’indifférence de Monsieur de Fécour à une caractérisation globale (« regards libres, hardis, et pleins d’une curiosité sans façon ») pour aboutir à la description de trois attitudes visuelles différentes. Les regards, faisant impression sur Jacob, lui font faire l’expérience du mépris, puisqu’ils impliquent une objectivation de son propre corps : il perd sa qualité de corps présent et d’homme. Cela aboutit au malaise indescriptible du personnage (« Figurez-vous la contenance que je devais tenir »). L’absence d’interaction physique empêche toute réaction de Jacob. Ce dernier ne peut plus s’appuyer sur son corps. La néantisation dont il fait l’objet menace son existence sociale et interrompt (certes provisoirement) son ascension.

Clémence Aznavour. Université Rennes 2-Cellam.

Notes

1 .

Marivaux, Œuvres de jeunesse, Paris, Gallimard, 1972, p. 1182-1183.

2 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, Paris, Garnier Flammarion, 2010, p. 53.

3 .

Héros du Télémaque travesti.

4 .

Héros de Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques.

5 .

1734

6 .

Michel Baridon, « Locke en France : courants et contre-courants », in: Le continent européen et le monde anglo-américain aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du Colloque - Société d'études anglo-américaines des 17e et 18e siècles, 1986. pp. 104-118 ; John, Hampton Les traductions françaises de Locke au XVIIIème.

7 .

Marivaux, Journaux 2, Paris, Garnier Flammarion, 2010, p. 341

8 .

Ibid., p. 341

9 .

Ibid., p. 151

10 .

Ibid., p. 224 

11 .

Marivaux, Journaux 2, p. 224.

12 .

Ibid., p. 224.

13 .

John Locke, Essai sur l’entendement humain, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 479.

14 .

Furetière, 1690 : « voir signifie aussi essayer, éprouver, connaître, tant par les sens que par la raison […] Voyez si ce parfum n’est point trop fort, voyez si cette sauce est de votre goût ».

15 .

Marie-Lise, Laquerre, « Le Spectateur français (1721-1724) : jeu de regards, ingenium et représentation » in Représentations du corps sous l’Ancien Régime, Discours et pratiques, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2007, p. 67-74.

16 .

p. 232 (chapitre 1, paragraphe 20).

17 .

Dictionnaire de l’Académie.

18 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 56.

19 .

John Locke, L’Essai sur l’entendement humain, p. 216.

20 .

Ibid., p. 183

21 .

Marivaux, op. cit., p. 305.

22 .

Ibid, p. 59.

23 .

« Deux jours après, on m’apporta mon habit avec du linge et un chapeau, et tout le reste de mon équipage », ibid., p. 59.

24 .

Marivaux, Journaux 2, p. 352.

25 .

Chapitre 7.

26 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 60.

27 .

Ibid., p. 60.

28 .

Ibid., p. 60.

29 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 60.

30 .

Ibid., p. 61

31 .

Il se plaît ainsi à garder son accent et ses expressions rustiques.

32 .

Ibid., p. 61

33 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 231.

34 .

Ibid., p. 231

35 .

Ibid., p. 232.

36 .

Ce qui fait de Jacob un être sensuel.

37 .

Ibid., p. 248-249

38 .

« Cette jambe si bien chaussée, si galante, que j’avais tant regardée ; ces belles mains si blanches qu’on m’avait si tendrement abandonnées ; ces regards si pleins de douceurs »

39 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 250.

40 .

Dictionnaire de l’Académie française.

41 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 186.

42 .

Ibid., p. 186.

43 .

Ibid., p. 267.

44 .

Marivaux, Le Paysan parvenu, p. 267-268.

Printer Friendly, PDF & Email

Table des matières

Sommaire