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HE qu’a bon droit les Charites d’Homere
Un fait soudain comparent au penser,
Qui parmi l’aer sauroit bien devancer
Le Chevalier qui tua la Chimere.
Si tôt que lui une nef passagere
De mer en mer ne pourroit s’élancer,
Ni par les champs ne le sauroit lasser,
Du faus & vrai la pronte messagere.
Le vent Borée ignorant le repos,
Conceut le mien, qui vite & qui dispos,
Et dans le ciel, & par la mer encore,
Et sur les chams, fait aelé belliqueur,
Comme un Zethes, s’envole apres mon cœur,
Qu’une Harpie humainement devore.

Le sonnet 15 des Amours est un des deux sonnets dans lesquels Ronsard nomme Homère, et ce dès l’incipit « He qu’à bon droit les Charites d’Homere ». Le second sonnet étant le numéro 194 dans le recueil de 1553 « les vers d’Homere entreleus d’aventure1 ». Si l’intertexte homérique joue un rôle très important dans le recueil, ce sont donc les deux seules mentions explicites2 d’Homère, placées de manière quasi symétrique au début et à la fin de l’œuvre3. Sans être étrangers au thème amoureux4, les deux sonnets paraissent le prendre de biais et sont évidemment méta-textuels. Le sonnet 15 est doté d’un très long commentaire de Muret qui explicite les nombreuses allusions antiques. D’une certaine façon ces longs éclaircissements rendent compte des interrogations du lecteur devant ce poème, de ses interrogations sur la manière dont il faut lire ces emprunts caractéristiques de la poétique de l’imitation. Je voudrais donc regarder en détail ce sonnet 15 pour dégager ce qu’il permet de comprendre de la poétique de l’imitation, imitation d’Homère notamment, dans Les Amours.

Le penser et l’expression

Les quatrains du sonnet 15 sont consacrés à une expression qui est indiquée par Muret ὤστε νόημα (ôste noèma5), aussi vite que la pensée. Ronsard loue cette expression en la développant par amplification. Le distique opère un retournement de la comparaison en extrayant le comparant « penser » pour en faire le comparé. Les tercets évoquent le « penser » amoureux relié à la subjectivité du poète par le pronom « le mien » et le groupe nominal « mon cœur ». Comme l’a montré Emmanuel Buron, le sonnet met en tension le penser amoureux et l’expression, le premier par son intensité, sa variabilité, sa dimension obsessionnelle aussi, constituant un défi à l’écriture poétique, et le penser luttant contre la passion du cœur pour donner forme à une expression. On pourrait citer une autre lecture un peu différente mais qui sert aussi la démonstration d’un « réalisme psychologique » qui est celle de Wolfgang Theile dans un article intitulé « Ronsard et la poétique du “variant penser”6 », expression extraite du sonnet 10. Pour Wolfgang Theile la représentation de la « célérité des processus intellectuels […] garantit un réalisme littéraire7 ». Je ne reviens pas sur ces aspects et vais sans doute négliger un peu ce qui concerne le sujet passionné qui apparaît ici pour souligner certains traits de son expression, qui est donc première dans l’ordre du discours organisé par le sonnet et dont le rapport avec le penser du vers 10 reste implicite puisqu’aucun terme logique ne vient soutenir le passage des quatrains aux tercets.

Le sonnet commence par affirmer la justesse de l’expression « aussi tost que le penser ». Le prédicat occupe le vers 2 et il est intéressant d’accorder beaucoup d’attention au premier vers qui joue un rôle de marqueur très fort dans les recueils de sonnets en général et singulièrement dans notre recueil. Il ouvre le poème par une interjection « He » et c’est le seul dans ce cas. Deux autres poèmes commencent par « Ha » 164 « Ha, Belacueil que ta douce parole » et 41 « Ha, Seigneur Dieu que de graces écloses » (quatre par « Las »). Il y a donc un phénomène remarquable et on peut même dire qu’il joue ce rôle de marqueur du surgissement de la voix, caractéristique du sonnet qui s’élance à chaque fois dans le silence constitué par la fin du précédent. Le poème commence ainsi par un souffle qui souligne son énonciation, énonciation à nouveau marquée par « à bon droit ». Le second hémistiche du décasyllabe « Les Charites d’Homère » retient plus souvent l’attention. Il utilise un emprunt grec pour désigner les personnages des Grâces, les Muses qui introduisent le recueil dans le poème « vœu ». Muret glose « Les graces d’Homere c’est-à-dire Homere mesmes » (p. 31). Cet incipit organise la polarité entre la parole poétique du poète qui s’exprime et la poésie homérique ; il construit son rapport avec cette poésie. Il inscrit en miroir sa parole comme énonciation vive et comme subjectivité critique littéraire qui juge de la qualité de l’expression. C’est un jeu complexe qui joue des dissymétries et de l’indirect. Il n’y a pas de signe grammatical de la première personne et Homère est un complément du nom Charites. Pourtant ces désignations indirectes n’atténuent pas ; les Charites signifient à la fois la capacité à créer des personnages, la qualité de la grâce, la magie du savoir et de la langue étrangère, la tension de l’allégorie entre une métalepse qui fait qu’on la croit réelle et sa disparition dans le décodage. La poésie se fait figure, reflet apparu ôste noèma aussi vite que le penser, dans des expressions figurées. Elle donne à concevoir ce penser du poétique qui s’actualise dans les figures des grandes œuvres, notamment les métaphores qui permettent de saisir intellectuellement le monde en donnant à voir le semblable selon l’analyse d’Aristote qui prend beaucoup de ses exemples chez Homère. Selon La Poétique :

[…] le plus important de beaucoup, c’est de savoir faire les métaphores ; car cela seul ne peut être repris d’un autre, et c’est le signe d’une nature bien douée. Bien faire les métaphores, c’est voir le semblable.
[...] en effet, si l’on aime voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là, c’est lui8.

L’expression poétique dont la métaphore est le parangon exprime le monde, représente le monde devenu sens, tel que le saisit le poète et le reconnaît son lecteur. Dans la « cogitation de la similitude » pour reprendre les termes par lesquels Fouquelin adapte Aristote en français en 15559, elle donne accès à une « grâce » poétique. Dans l’imitation des anciens, les poètes de la Renaissance cherchent ainsi à retrouver la grâce saisie par les auteurs de l’antiquité, la propriété qui anime le monde, que les Grecs appellent parfois le divin, mais au sens de cette capacité à informer le vivant, à produire de la vivacité. C’est cette qualité qui a été reconnue à Homère par Aristote repris ensuite par Plutarque à propos des oracles de la Pythie. Selon l’un des personnages du dialogue de Plutarque, les éléments du sanctuaire sont animés par Apollon comme les mots sont doués d’énergeia par Homère :

Aussi, comme Aristote disait qu’Homère seul insufflait aux mots le mouvement de la vie par sa puissance créatrice [διὰ τὴν ἐνέργειαν], je prétendrais volontiers, pour ma part, que les offrandes de ce sanctuaire sont douées au plus haut point de la faculté de se mouvoir et de donner des signes en liaison avec la prescience du dieu ; aucune de leur partie n’est vide ni insensible ; tout est plein de divinité. 10

Plutarque fait allusion au passage de la Rhétorique dans lequel Aristote explique ce qu’il entend quand il préconise des métaphores qui donnent à voir. Il s’agit en fait de représenter l’ἐνέργεια (énergeia), cette puissance d’animation dont on trouve les exemples chez Homère :

Je dis que les mots peignent [πρὸ ὀμμάτων ταῦτα ποιεῖν], quand ils signifient les choses en acte [ἐνεργοῦντα σημαίνει] : par exemple dire que l’homme vertueux est carré, c’est faire une métaphore, car ce sont là deux choses parfaites ; seulement, cela ne signifie pas l’acte [οὐ σημαίνει ἐνέργειαν] ; mais « en pleine fleur et à l’apogée de sa vigueur », c’est l’acte [ἐνέργεια] [...]. Et encore, comme Homère en use en maint endroit, animer les choses inanimées au moyen d’une métaphore [τὸ τὰ ἄψυχα ἔμψυχα ποιεῖν διὰ τῆς μεταφορᾶς] ; ce procédé fait goûter tous ces passages, parce qu’il montre l’acte [ἐνέργειαν].11

En imitant Homère, on réalise la mimésis de la vivacité qui permet de l’extraire durablement.

Tous ces mots rendent le mouvement et la vie ; or l’acte est le mouvement.12 [κινούμενα γὰρ καὶ ζῶντα ποιεῖν πάντα. Ἡ δ᾽ἐνέργεια κίνησις]

Ou selon les leçons des éditions anciennes Ἡ δ᾽ἐνέργεια μίμησις (è d’energeia mimèsis), l’énergeia est une imitation.

D’autres exemples homériques sont cités par Aristote, parmi lesquels :

Le trait vola. (Iliade, XIII, 587.)

Brûlant du désir de voler au but. (Iliade, IV, 136.)

Ils se fichèrent en terre, ayant encore l’ardent appétit de la chair. (Iliade, XI, 574.)

La javeline s’élança impétueuse à travers la poitrine. (Iliade, XV, 541.)

Le vol de la flèche est ainsi le modèle de la vivacité homérique que l’on retrouve dans de nombreuses expressions qui servent d’illustrations exemplaires à des théories littéraires. Porphyre13 reprend à l’Iliade VIII, 282, la flèche qui illumine en frappant la cible, pour résumer le commentaire de Plotin sur son talent rhétorique, Plotin étant lui-même admiré de Longin14. Chez Aristote, comme l’a montré Jackie Pigeaud15, le créateur de métaphores est un tireur qui projette sa sagacité sur des objets éloignés pour découvrir leur ressemblance. On sait aussi que les paroles d’Homère sont des paroles ailées [ἔπεα πτερόεντα]16. Quant au Problème XXX, il cite les vers de l’Iliade VIII, 201-202 tirés de l’histoire de Bellérophon qui ne s’envole pas alors mais dévore son cœur17. Enfin, le Traité du sublime qui cite abondamment Homère dit qu’il faut se demander : « comment Homère le cas échéant eût-il dit la même chose18 ? ». Le sonnet 15 s’inscrit donc sur un horizon non seulement intertextuel mais métatextuel. Les quatrains pourraient figurer dans un traité de poétique ou de rhétorique. Ronsard joue fortement de cette dimension. Il redistribue les expressions homériques en insistant d’une part sur le sème de vitesse qu’elles impliquent, d’autre part sur leur nature de figure de dédoublement pour que la grâce de l’expression s’approprie la vivacité.

Tension entre vitesse et détour. Un amour lyrique de l’antiquité.

La représentation du mouvement est liée dans ce poème à celle de la vitesse désignée par « soudain », « tôt », « pronte », « vite », « dispos » et connotée par le thème aérien (v. 3, 4, 8, 9, 11, 12, 13, 14) ainsi que par les métaphores de la course « devancer », « s’élancer ». Si la promptitude est une des caractéristiques de la jeunesse des Amours, elle rappelle surtout le thème lyrique lié à la poésie pindarique qui cherche à attraper le kairos de l’instant de la victoire guerrière ou sportive pour éterniser l’éphémère. « L’aile d[es] vers » ou le « trait ailé » font partie des métaphores revendiquées par Ronsard dans l’avertissement au lecteur des Odes19. Le sonnet 15 transpose le thème lyrique du concours de vitesse dans le sonnet amoureux. En même temps, il revendique un horizon épique à travers les références à Homère, à Béllérophon et à la renommée virgilienne, puis aux Argonautiques à travers Borée et Zéthès ; d’Homère à la Pléiade alexandrine en quelque sorte. On peut lire ce poème comme une mise en abyme vertigineuse de la question de l’imitation et de la place de l’épopée en son sein. Ronsard parcourt l’histoire de l’imitation d’Homère et rappelle par les extractions qu’il opère, la manière dont l’épopée fonctionne comme un genre récapitulatif incluant tous les autres. Il rappelle aussi la manière dont Homère a servi de matériau à d’autres œuvres extraordinaires et très différentes, celle des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes par exemple, mais on pourrait penser, en dehors de ce sonnet 15, au rôle joué dans Les Amours par la Cassandre de Lycophron. Ronsard dessine ainsi la place qu’il pourra à son tour occuper. À travers cette relation hypertextuelle, d’imitation de textes célèbres, il active la dimension méta-textuelle de la critique littéraire, qui se fonde depuis Aristote sur ces mêmes textes constitués en canon et en terrain d’élaboration théorique20. Le poème se construit ainsi sur une tension entre les œuvres imitées et l’œuvre nouvelle, entre une lecture qui suit le déroulement du sonnet et une lecture qui déplie par l’explication de chaque expression comme le fait Muret et comme nous le faisons, entre une lecture qui regarde vers le passé imité et une lecture qui regarde vers la place que le poème se fabrique dans le canon à venir. Cette tension inhérente à l’imitation entre le même et l’autre est celle de la ressemblance qui fonde la métaphore. Elle est travaillée par Ronsard de différentes manières.

En effet, Ronsard établit une tension entre la vitesse et l’amplification du détour. Si l’amplification insiste sur l’idée de vitesse – par exemple « qui vite & qui dispos » v. 10-, dans les fait, elle retarde le propos en s’opposant à la concision. C’est encore plus vrai des détours des périphrases « Le chevalier qui tua la Chimère » donne un accès beaucoup moins rapide au sens que Béllérophon. On peut cependant considérer que la vitesse est un rapport, un rapport entre une distance et du temps ; si la périphrase accroît le temps de lecture et de compréhension du référent désigné, elle augmente les informations –notamment implicites présupposées ou sous-entendues- et ne joue donc pas contre la vitesse mais en rapport avec elle. Elle lui donne forme et consistance en lui permettant de se représenter, de s’actualiser dans un espace. Les détours de l’expression choisis par Ronsard donnent de l’espace à des figures du temps rapide, instantané, le temps de la pensée créative source de poésie, cet instant immatériel, fugace, arraché au virtuel et au néant qui fait qu’existe un poème durable là où il y a une créature soumise à la brusquerie, à l’inconstance et vouée à la disparition. C’est ce qu’expriment les temps et les modes choisis, conditionnel de « sauroit », v. 2 et v. 7, « pourroit », v. 6, passé simple de l’instant révolu « tua », v. 4, « conceut », v. 10, présent qui hésite entre la vérité générale et l’énonciation de « comparent », v.2, à « s’envole » et « devore », v. 13 et 14, soulignant un mouvement de réactualisation sempiternelle qui est à la fois celui de l’exercice poétique et celui de la passion. Cette Harpie finale rappelle bien le « Prométhée en passions » du sonnet 12 mais ici ce ne sont pas les antithèses qui le torturent mais les comparaisons et métaphores qui problématisent la création comme imitation et mimésis.

Le sonnet joue donc aussi sur des figures de la différenciation et paraît réfléchir à la vertu de la distance. Dans la deuxième strophe, la combinaison de la comparaison avec la négation et la modalité conditionnelle crée une tension caractéristique du lyrisme. On pense aux belles formules de François Cornilliat, pour qui, le lyrisme est « une tension vers l’absolu » qui explique « le déséquilibre constitutif du lyrisme » cherchant à combler « l’hiatus du texte et du monde21 ». L’hiatus phonétique22 est un des procédés qui clôt le poème ; c’est « une Harpie humainement devore ». Pour André Gendre, « Cassandre dévore son cœur comme une harpie » (p. 91). Comme Emmanuel Buron, je trouve ce rapprochement –inauguré par Muret- peu convaincant et je crois aussi qu’il faut s’en tenir à un combat intérieur figuré par le cœur et le penser, Zethes et la Harpie. Ce combat vient conclure le paradigme ouvert au vers 4 par le meurtre de la Chimère. D’un combat à l’autre, d’un monstre à l’autre, le motif s’amplifie et est intériorisé. Le monstre prend forme humaine et donne figure au heurt de l’accordant discord23. L’hiatus maintient la distance qui retarde la dévoration. Le mouvement rapide des vents est aussi tourbillons brusques marqués par les tmèses (le mien qui, v. 10, s’envole apres mon cœur, v.13) et les inversions v. 7/8 (« ne le sauroit lasser / Du Faus & vrai la pronte messagere »). Les césures des décasyllabes soulignent les rythmes inégaux. On peut peut-être aussi remarquer que Zethes est seul, alors que dans le mythe du cycle des Argonautes dont Ronsard tire un hymne en 1556, il est accompagné de son frère Calaïs comme Castor est accompagné de Pollux. Le sonnet 15 joue sur la tension entre similitude et différenciation. Des quatrains aux tercets on a ainsi un faux redoublement. Le lien est assuré par le pronom possessif « le mien » qui opère une anaphore partielle du « penser » du vers 2 ; le penser indéfini presque autonymique est devenu celui du poète. L’anaphore opère une redéfinition, elle paraît reprendre mais modifie considérablement en pliant le référent à l’énonciation personnelle. Prenant comme point de départ, la justesse d’une expression homérique, le sonnet 15 développe un parcours virtuose qui met en œuvre une poétique de l’imitation et la réfléchit. Il s’agit de puiser chez les grands auteurs passés les expressions d’une mimésis réussie qui puisse représenter le génie de celui qui entreprend le concours poétique. À l’origine de cette opération, il y a une lecture des textes antiques et même un apprentissage « par cœur ». « Ly, donques, et rely premierement (ô Poëte futur), feuillete de Main nocturne et journelle, les Exemplaires Grecs et Latins24 ». Du sonnet 15 au sonnet 194, Ronsard invite à réfléchir aux pratiques de lecture et d’écriture qui fondent sa poésie et le sonnet 194 paraît donner le mode d’emploi qui permet l’écriture du sonnet 15. Il propose une poétique de l’entrelecture.

Poétique de l’entrelecture

Le sonnet 194

Les vers d’Homere entreleus d’avanture,
Soit par destin, par rencontre, ou par sort,
En ma faveur chantent tous d’un accord
La garison du tourment que j’endure.

Ces vieus Barbus, qui la chose future,
Des traits des mains, du visage, & du port,
Vont predisant, annoncent reconfort
Aus passions de ma peine si dure.

Mesmes la nuit, le somme qui vous mét
Douce en mon lit, augure me promet
Que je verrai vos fiertés adoucies:

Et que vous seule oracle de l’amour,
Verifirés dans mes bras quelque jour,
L’arrest fatal de tant de profecies.

La pratique de l’entrelecture permet d’extraire des morceaux au hasard pour construire un nouveau poème comme on le fait dans la pratique des sorts homériques pour prédire l’avenir. Aristote, Plutarque, Longin chantent tous d’un même accord que la poésie et la prophétie fonctionnent de la même manière, raison pour laquelle elles utilisent les mêmes figures. Et Geneviève Demerson a bien montré le rapport entre la divinatio artificiosa et la pratique herméneutique et créative enseignée par Dorat25. La prophétie est d’ailleurs l’opération symétrique de la mémoire26 et la harpie était envoyée par Zeus pour condamner Phinée d’avoir « trop apertement revelé aus hommes les secrets des dieus27 ». Le poète sort de lui-même pour interpréter les divines expressions qui traversent sa pensée et nourrissent ses émotions. La création est une anamnèse28 passée au crible d’un tempérament singulier, un tempérament passionné qui sait aussi garder une distance ironique bien visible dans le sonnet 84 qui désigne Homère par la drôle de périphrase « l’écrivain de la mutine armée ».

Pour imiter sans être absorbé par le modèle ou rater son élévation sublime, il faut régler la distance avec le modèle. Si la Deffence invite à « dévorer29 » les auteurs antiques, l’évocation du poète dévoré par la harpie au vers 14 du sonnet 15 peut apparaître comme une inversion de ce motif. Si l’imitateur dévore le modèle, le modèle peut aussi le dévorer de cette passion mortifère qui rend impuissant, incapable d’écrire son propre poème. Les Amours livrent les recettes ronsardiennes pour échapper à cette pétrification30. Il faut imiter en se différenciant, s’approprier l’énergeia du souffle premier sans se laisser méduser par une copie. Pour cela, il faut prendre les expressions et les soumettre aux tours, aux biais et à l’énonciation nouvelle. L’expression « aussi vite que la pensée » nourrit le poème mais elle n’apparaît jamais telle quelle. Quant à la flèche qui fend les airs, elle est peut-être un comparé in absentia dans ce poème, qui surgit comme comparant au début du sonnet 16 : « je veux darder par l’univers ma peine,/ Plus tôt qu’un trait ne vole au descocher. » Il faut prendre les expressions atomes pour leur donner un sens neuf, les inclure dans l’interprétation de la nouvelle œuvre. Pour accueillir les Charites d’Homère dans sa poésie, il faut les charmer et se garder des Harpies et autres monstres. Or on croise beaucoup de monstres féminins dans les parages du sonnet 15. La Sirène, v. 4 du sonnet 16, succède à la Harpie et à la Chimère du v. 4 du sonnet 15. Des Charites à la Sirène, comment éviter Charybde et Scylla ? Circé le dit « Navigue donc avec vitesse » (Odyssée, XII, v. 111). Et il ne faut peut-être pas tant chercher à décoder la figure allégorique que glisser rapidement dans ces lectures qui raniment le monde des fictions poétiques ou cohabitent les Charites et les Sirènes.

Il n’est pas interdit de penser à la chimère de l’Art poétique d’Horace et aux multiples interprétations qu’elle a suscitées au XVIe siècle dans les domaines esthétiques et littéraires comme l’a montré Olivier Millet31. Parfois comprise comme une mise en garde contre les défauts d’unité d’une composition, elle peut aussi évoquer les grotesques ou encore des questions spécifiques à l’emploi des fables. « Tuer la Chimère » c’est peut-être conquérir l’unité problématique du recueil de sonnets quand on refuse la narration suivie d’une histoire amoureuse. Les éclats de fables qui apparaissent dans les figures sont des morceaux de narration qui invitent à développer des récits dans les interstices des sonnets, comme le fait Muret. Ils font aussi signes vers d’autres poèmes qui développent la même isotopie, invitant à réconcilier élocution et disposition, et apparaissant même comme la matière de l’invention.

Horace évoquait aussi le personnage de la Chimère dans l’Ode IV, 2, « Pindarum quisquis studet aemulari » (Celui qui essaie d’égaler Pindare), il s’élèvera comme Icare puis « vitreo daturus nomina ponto » (Donnera son nom à la mer cristalline, trad F. Villeneuve). Ronsard a joué avec cette ode dans l’ode IX du livre I :

Par une cheute subite
Encor je n’ai fait nommer
Du nom de Ronsard la mer
Bien que Pindare j’imite […] (Ode I, 9, v. 165-169)

L’évocation du combat de Béllérophon contre la Chimère apparaît à travers l’ode d’Horace comme un des grands passages de Pindare à imiter. Muret signale d’ailleurs cette source pindarique et indique aussi que Ronsard l’a transposée dans l’Ode I, 6. Ronsard imitait de très près la treizième Olympique et ajoutait en conclusion trois vers :

L’homme qui veut entreprendre
Tanter les cieus doit apprendre
A s’élever par compas. (Vers 90-92.)

Ces trois vers transposaient la morale de l’histoire de Béllérophon qui finit renversé par Pégase (Pindare, Isthmiques, VI, 60-68). C’est une mise en garde morale mais elle peut aussi prendre un sens poétique ; pour s’élever par compas, par mesure, il faut se comparer, et même sans doute user de ces comparaisons éclectiques qui composent finalement une unité en mouvement qui n’est ni un monstre grotesque, ni un idéal hors d’atteinte. La poésie est un combat contre les monstres et un vol horizontal qui parcourt le monde, collectant les mots et les histoires qui nourrissent des interprétations sans fin. Le poème fixe dans sa forme un parcours, reflet des lectures de l’auteur, et il les livre à son tour au lecteur qui construit son interprétation. Celle de Muret apparaît ainsi comme un « entrerécit » qui vient déplier chaque expression pour nous emmener loin dans le temps antique et dans l’espace grec. Elle montre aussi le fil qui relie un poème à d’autres ; Les Amours aux Odes par exemple. Le poème de Dorat qui accompagne l’édition de 1553 assimile aussi bien le poète/Ronsard que le lecteur/Muret au devin. Il s’agit d’entrelire : lire entre les mots et relier les mots entre eux en préservant la mobilité. Si le poème est fixé par l’impression, le renouvellement des lectures garantit sa vivacité. La métaphore de la divination ne dit pas tant la sacralisation de l’activité que son incertitude, son caractère intuitif et la pluralité féconde qui lui permet de se renouveler en fonction des individus et des circonstances. Création et herméneutique ronsardienne illustrent ainsi pleinement le passage d’un allégorisme univoque à un usage littéraire des figures tel que Teresa Chevrolet l’a mis en évidence pour l’ensemble du XVIe siècle32.

Le sonnet 15 réfléchit ainsi vertigineusement la poétique de l’imitation des Amours. Il s’agit d’emprunter des expressions pour en faire les sources de la dynamique poétique, de la vive énergie. La poétique de la seconde main33, de la citation et de l’allusion est une poétique du mouvement rapide qui tourbillonne entre sublime et grotesque, qui use de tous les dédoublements possibles pour créer la circulation du sens, de la pensée. Elle propose au lecteur des parcours multiples qui refusent l’allégorie univoque au profit d’une herméneutique multiple et inventive. Elle nous entraîne ainsi sur les chemins de la grâce qui permettent de reconnaître la puissance singulière de génies qui se révèlent dans le miroir que leur tendent les modèles. Elle renouvelle le lyrisme français en l’animant d’une tension entre amplification et absence, accréditant l’illusion de réalité des fictions passées.

Notes

1 .

194 sur 221 en 1553, 166 sur 182 en 1552.

2 .

On peut ajouter la désignation périphrastique « l’écrivain de la mutine armée » du sonnet 84.

3 .

Le sonnet 15 ne bouge pas de 1552 à 1553.

4 .

Voir notamment le récent commentaire d’Emmanuel Buron sur le « penser » amoureux dans ce poème Emmanuel Buron, « “Quand l’Amour mesme en tes amours tu forces”. La poétique de l’irrationnel dans Les Amours de Ronsard (1553) », Fabula / Les colloques, Relire Les Amours de Ronsard, http://www.fabula.org/colloques/document2963.php, page consultée le 20 janvier 2016.

5 .

Ronsard, & Muret, Les Amours, leurs Commentaires (1553), éd. Christine de Buzon et Pierre Martin, Paris, Didier Érudition, 1999, p. 30.

6 .

Wolfgang Theile, « Ronsard et la poétique du “variant penser” », Sur des vers de Ronsard(1585-1985), éd. M. Tetel, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p. 145-158.

7 .

Art. cité, p. 149.

8 .

Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, 59a et 48b.

9 .

Antoine Fouquelin, La Rhétorique française, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 372.

10 .

Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, Paris, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 2007, p. 23.

11 .

Aristote, Rhétorique, trad. Wartelle, Les Belles Lettres, Paris 1973, 1410b.

12 .

Ibid., 1412a.

13 .

Porphyre, Vie de Plotin, Paris, classiques en poche, Les Belles Lettres, 2013, p. 43 : « Il répétait continuellement : “Frappe ainsi si tu veux devenir une lumière pour les hommes.” »

14 .

Ibid., p. 53.

15 .

Jackie Pigeaud, « Une physiologie de l’inspiration poétique : de l’humeur au trope, in Les Etudes Classiques, tome XLVI, n°1, 1978, p. 23-34 et introduction à Aristote, La Vérité des songes, Paris, Rivages poche, 1995.

16 .

Voir l’article d’Isabelle Gassino « Les paroles ailées » quelques jalons pour l’histoire d’une métaphore, des épéa ptéroenta d’Homère aux flyers contemporains », in Le parcours du comparant, Pour une histoire littéraire des métaphores, éd. Xavier Bonnier, Paris, Garnier, 2014, p. 242-259.

17 .

Aristote, L’Homme de génie et la mélancolie, éd. Jackie Pigeaud, Paris, Payot, Rivages poche, 1988, p. 85 : « Mais quand il fut en proie à la haine de tous les dieux, alors à travers la plaine Aléïenne seul il errait, mangeant son cœur, évitant le pas des humains. »

18 .

Longin, Du sublime, Rivages poche, XIV, 1, p. 78.

19 .

Ronsard, Œuvres Complètes, éd. Laumonier, I, p. 55.

20 .

Sur le rôle de ces mécanismes dans le lyrisme des Amours voir Nathalie Dauvois, Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la mémoire, Paris, Champion, 1992, et Benedikte Andersson, L’Invention lyrique. Visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard, Paris, Champion, 2011, notamment chap. 7, « Les Amours (1552-1553) : la puissance lyrique de la voix », p. 253-290.

21 .

Cornilliat F., “De l’ode à l’épopée : sur le projet épique dans le discours poétique de Ronsard”, dans Ronsard en son IVe centenaire, éd. Y. Bellenger, J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Genève, Droz,1989, p. 3-12.

22 .

L’hiatus n’est pas condamné par Ronsard et dans la versification classique, la présence d’un e caduc intercalaire entre les deux voyelles masculines évite l’hiatus. Il y a cependant un procédé particulier dans cette « Harpie humainement », et la présence de la voyelle féminine caduque et surnuméraire pour éviter le choc de voyelles masculines dans cet affrontement d’une représentation du féminin dévorateur est source de rêverie.

23 .

Sur cette notion voir Malcolm Quainton, Ronsard’s Ordered Chaos. Visions of Flux and Stability in the Poetry of Pierre de Ronsard, Manchester, UP, 1980 et nos remarques dans Ronsard, Les Amours, Neuilly, Atlande, 2015, Caroline Trotot et Agnès Rees, p. 69-73.

24 .

Du Bellay, La Deffence, et Illustration de la langue françoyse (1549), éd. J.-C. Monferran, Genève, Droz, 2001, I, 4, p. 131.

25 .

Geneviève Demerson, Dorat en son temps, culture classique et présence au monde, Clermont-Ferrand, ADOSA, 1983, p. 245.

26 .

Par exemple, Plutarque, Dialogues pythiques, éd. Frédérique Ildefonse, Paris, Flammarion, coll. GF, 2006, p. 194sq. [431b-433a].

27 .

Muret, Ronsard, Les Amours, leurs commentaires, éd. citée, p. 32

28 .

Voir Nathalie Dauvois, Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la mémoire, Paris, Champion, 1992.

29 .

Du Bellay, La Deffence, op. cit., p. 91 : « Immitant les meilleurs Aucteurs Grecz, se transformant en eux, les devorant, et apres les avoir bien digerez, les convertissant en sang, et nourriture, se proposant chacun selon son Naturel, et l’Argument qu’il vouloit elire, le meilleur Aucteur, dont ilz observoint diligemment toutes les plus rares, et exquises vertuz, et icelles comme Grephes, ainsi que j’ay dict devant, entoint, et appliquoint à leur Langue. »

30 .

Voir le sonnet 9 et le commentaire de Nancy Vickers, “Les Métamorphoses de la Méduse : pétrarquisme et pétrification chez Ronsard”, dans Sur des vers de Ronsard, op. cit., p. 159-170.

31 .

Olivier Millet, « Poétique, rhétorique et allégorie : les interprétations humanistes de la chimère horatienne (Art poétique, vers 1-13) », Camenae n°13, octobre 2012, p. 1-12.

32 .

Teresa Chevrolet, L’idée de fable, Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007.

33 .

Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.

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Table des matières

1. Le Goût des lettres

2. Dissidence, déviance, décentrement