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En janvier 1649, après les périples de la guerre civile, le roi Charles Ier est jugé puis condamné à mort pour trahison. Lors de ses derniers mois en captivité, le roi et ses conseillers écrivent ensemble un texte qui sera publié en 1649 sous le titre d’Eikon Basilike (l’image du roi), autobiographie spirituelle du monarque. Depuis sa publication, la paternité du texte a toujours été fortement controversée. En effet, Charles se pose comme seul auteur de ce texte. En réalité, ce livre fut vraisemblablement composé à partir de certains de ses écrits, mais soigneusement remanié par ses conseillers, afin d’en faire une arme de propagande contre le camp républicain. Le livre paraît quelques jours après l’exécution du roi. Cet ouvrage rencontre vite un franc succès : de multiples éditions ainsi que des traductions paraissent. Au total 25 éditions se succéderont dans l’année 1649. On y découvre un roi apaisé, se repentant de ses fautes, donnant sa vision des événements de la guerre civile. L’ouvrage se compose de 25 chapitres et chaque titre se rapporte à un événement précis. On trouve également en annexe des prières et des lettres personnelles du roi ainsi que de ses proches. Enfin, on découvre l’illustration très connue qu’est le frontispice conçu par William Marshall qui soutient la propagande initiée par le texte. Cet écrit devient rapidement la pièce maîtresse de la propagande royaliste et marque le début du culte du « Roi martyr ».

Au chapitre 26 de l’Eikon Basilike1 (1649), le personnage de Charles Ier se définit comme un roi décentré, et se présente et se représente comme suivant un mouvement « excentrique et irrégulier » :

This motion, like others of the Times, seems eccentric and irregular, yet not well to be resisted or quieted: Better swim down such a stream, then in vain to strive against it2.

Le narrateur combine déviance — au sens fort d’une transgression de normes sociales, politiques et religieuses, mais aussi littéraires — et décentrement, puisque dans cet ouvrage, le jeu du poète – mais aussi le « je » du poète – interfèrent dans la sphère religieuse et politique. Le personnage du roi ébranle les codes : ceux de la norme sociale, en exprimant des émotions intimes ; ceux de la norme religieuse en révélant les confessions d’un monarque au public ; et ceux qui sont liés à la norme politique puisqu’il s’agit de son autobiographie. Construisant une image décentrée de lui-même, ce personnage se hisse au rang de martyr et recentre l’attention du lecteur et du peuple sur lui-même. Le narrateur invente ou réinvente une forme de discours – de propagande – et crée de nouvelles normes.

Partant du « décentrement » que représentent son procès et son exécution, cet article se concentre sur le décentrement que le ou les auteur(s) met(tent) en œuvre dans cet écrit. Il(s) démontre(nt) que, pour le bien de son peuple, Charles était contraint de se décentrer, tant dans ses actes que dans ses mots. Le personnage du roi n’est pas au premier plan dans son texte : il se focalise sur Dieu et sur son peuple. Mais ce décentrement permet paradoxalement de replacer le roi au centre du jeu politique et religieux et de préserver la monarchie de la dissidence républicaine.

Un roi décentré contre sa volonté

Décentré par la guerre civile

La guerre civile éclate en 1642 après des années de mécontentement envers le gouvernement de Charles Ier. Charles est obligé de quitter Londres le 10 janvier 1642, abandonnant le siège du pouvoir aux mains du camp républicain. Il décide de se rendre à Nottingham afin de lever une armée contre le Parlement. Rapidement le roi entreprend de s’installer à Oxford d’où il contrôle les Midlands, le Pays de Galles, le West country et le nord de l’Angleterre. Charles ne reviendra pas à Londres avant son procès. Le roi se voit donc exclu du centre du pouvoir qu’est la capitale. Géographiquement, tout au long de la guerre civile, Charles Ier est décentré ; le parlement quant à lui se retrouve au centre des décisions. Lorsque le roi est fait prisonnier en 1648, il est emprisonné dans le château de Hurst puis dans le château de Windsor.

Décentré par un procès

L’idée même de juger un roi était une idée nouvelle. Aucun roi britannique n’avait jamais été jugé de cette manière. Certains rois comme Edward II, Richard II ou Henry VI avaient été assassinés mais aucun monarque n’avait encore jamais été amené devant un tribunal : en effet Jane Grey n’est plus reine au moment de son procès ; quant à Mary Stuart, elle n’est pas reine d’Angleterre, mais d’Écosse. Ce procès constitue un réel décentrement. Le Parlement se déclare capable de légiférer sans l’accord du roi, s’accordant le droit de créer un tribunal pour juger Charles Ier. Le procès s’ouvre le 20 janvier 1649 à Westminster Hall, présidé par John Bradshaw. Le pouvoir est donc clairement renversé : le roi, lieutenant de Dieu sur terre, qui jouissait d’un pouvoir illimité, se retrouve prisonnier et accusé. Le Parlement, soumis à l’autorité du roi, se retrouve avec les pleins pouvoirs et met en accusation l’actuel souverain. Le désaxement est complet. Les charges qui pèsent sur le roi sont lourdes, le texte officiel les présente ainsi :

The said Charles Stuart hath been, and is the occasioner, author, and continuer of the said unnatural cruel and bloody wars: and therein guilty of all the treasons, murders, rapines, burnings, spoils, desolations, damages and mischiefs to this nation, acted and committed in the said wars, or occasioned thereby3.

L’accumulation de mots décentre l’image du roi pour en faire un criminel. Le décentrement continue tout au long du procès : Charles refuse de répondre, sa défense se résume au silence. Charles s’exile, se renferme, et semble isolé. Pourtant on peut aussi y voir une forme de re-centrement. Charles refuse de reconnaître la légitimité de la Cour de justice. Le roi ne peut « mal faire » - « the king can do no wrong » :

First I must know by what power I am called hither before I will give answer. […] Now, I would know by what authority, I mean lawful, there are many unlawful authorities in the world […] but I would know by what authority I was brought from thence and carried from place to place, and I know not what. And when I know what lawful authority, I shall answer. Remember I am your King – your lawful king –4

Il réaffirme son autorité de roi et tente de se recentrer. Doit-on voir ici un début de stratégie politique ?

Le roi semble coupé de toute réalité, et seul face au tribunal, au parlement et à son peuple. Il est non seulement décentré géographiquement car emprisonné, mais décentré politiquement puisqu’il a le statut de prisonnier de guerre. Paradoxalement il est au centre de la salle du tribunal. Refusant de répondre aux charges et de se défendre, le roi est condamné à mort pour haute trahison le 27 janvier.

Whereas Charles Stuart, King of England, is and standeth convicted attainted and condemned of High Treason and other High Crimes. And sentence upon Saturday last was pronounced against him by this Court, to be put to death by the severing of his head from his body. Of which sentence Execution yet remains to be done5….

Le décentrement corporel est clairement annoncé, « the severing », la séparation de son corps et de sa tête. On peut également y voir une autre symbolique, avec la théorie des deux corps du roi : la couronne est séparée du corps de l’homme.

Décentré, Désaxé, Décapité

L’exécution est programmée le 30 janvier 1649 devant Whitehall. Le roi est calme, il semble apaisé et résigné. Son image reste sa priorité. Il ne veut pas apparaître faible ou apeuré.

Paradoxalement Charles se retrouve au centre de l’échafaud, au centre de la foule. Le roi se trouve face à sa condamnation et à sa mort imminente. La décapitation constitue à elle seule un un décentrement à la fois corporel et politique. À cet instant la sphère politique est bouleversée. Pourtant, même si ce décentrement lui est imposé, le roi semble en prendre le contrôle. Il soigne son image en mettant deux chemises pour ne pas trembler. Il prend la parole pour un dernier discours et demande même au bourreau d’attendre son signal pour frapper. Il devient maître de la situation. D’après les différents témoignages, voici comment les historiens rapportent les derniers mots de Charles Ier à son bourreau :

Stay for the sign ! — Yes, I will, an’it please Your Majesty6.

Il apparaît clairement que le Roi s’approprie cette notion de décentrement. Conscient qu’il n’est plus au centre du jeu politique, il tente de se replacer tel un héros tragique au centre de la scène, avec pour argument principal :

I am a martyr of the people.7

Ébranler les codes et défier la norme : un décentrement volontaire ?

Eikon Basilike est aujourd’hui considéré comme l’un des ouvrages les plus efficaces de la propagande royaliste. Probablement fondé sur des écrits de Charles Ier et remanié par une ou plusieurs plumes, comme John Gauden, ce texte transgresse les normes et dévie des conventions. La propagande mise en place par le ou les auteurs tente également de s’approprier le décentrement du Roi. Il ne s’agit plus ici d’un décentrement involontaire et forcé, mais bien d’un décentrement volontaire.

La norme sociale

Eikon Basilike, contrairement à d’autres œuvres de monarques, dévoile au grand jour les sentiments et les pensées intimes du roi. L’auteur joue sur les émotions afin de s’attirer la sympathie du lecteur et de susciter sa pitié. Ainsi nous trouvons des phrases comme :

This tenderness and regret I find in my soul8

The flouds, O Lord, the flouds are come in upon me; and are ready to overwhelm me9.

Le personnage du roi confie souvent « son amour pour son peuple10 » et son désir de faire le bien, « general good of my people11 ». L’auteur joue sur cet argument de sincérité et d’authenticité, afin d’établir un contrat avec le lecteur. Le personnage du roi va jusqu’à dire :

I am content so much of My Heart […] should be discovered to the world, without any of those dresses, or popular captations […]. I wish My Subjects had yet a clearer sight into My most retired thoughts12.

Les lamentations sont une stratégie rhétorique également employée l’auteur :

Is this the reward and thanks that I am to receive for those many Acts of Grace I have lately passed […]. Is there no way left to make Me a glorious KING, but by My sufferings ? It is a hard and disputable choice for a king, that loves his People, and desires their love, either to kill his own Subjects, or to be killed by them13.

Thou seest, O Lord, with what partiality, and injustice, they deny that freedom to Me their KING, which Thou hast given to all Men14.

[…] how hard it is to suffer so much evil from my Subjects15.

Il est présenté comme résistant à de multiples attaques, se battant contre la jalousie de ses ennemis, et l’injustice qui le frappe :

If I had not My own Innocency, and God’s protection, it were hard for Me to stand out against those stratagems and conflicts of malice16.

Tout est mis en œuvre pour que le lecteur s’identifie au roi et éprouve de la pitié envers lui. Cette stratégie permet de décentrer l’image du roi, de la rendre accessible et humaine. Après le décentrement involontaire que le roi subit pendant la guerre civile et son procès, l’auteur décide d’un décentrement volontaire, transgressant la norme et les codes afin de dépasser le simple pamphlet politique et de créer un lien entre le roi et ses sujets. Le chapitre 27 abonde tout à fait dans ce sens puisqu’il s’agit d’un passage dédié au fils du roi. Le personnage du roi donne ses derniers conseils à son fils, chargeant les dernières pages de cet ouvrage d’une émotion grandissante. On peut comparer ce chapitre avec l’ouvrage écrit par Jacques Ier, le père de Charles, Basilikon Doron17. Ce livre est un traité politique où le roi prodigue ses conseils pour devenir un bon souverain. Ce traité prend la forme d’une lettre privée à son fils. Seulement aucun sentiment, aucune émotion ne sont révélés. Il s’agit chez Jacques de réels conseils politiques et religieux. Chez Charles les propos sont plus personnels. Le vocabulaire, soigneusement sélectionné par l’auteur, ne correspond pas au vocabulaire d’un pamphlet politique ; il s’agit de mots fortement connotés où les affects jouent un rôle essentiel : « Sea of Bloud », « cruelly and barbarously shed », « inhumane and barbarous », « flesh and bloud of my subjects »18 ou encore :

My soul is among Lions, among them that are set on fire, (...) ; whose teeth are spears and arrows; their tongue a sharp sword19.

Ici les mots sont durs et violents, les violences faites au corps et à l’âme sont omniprésentes.

Le décentrement se poursuit jusqu’à une comparaison avec Jésus-Christ :

I will rather choose to wear a Crown of Thorns with My Saviour, than to exchange that of Gold (which is due to Me) for one of lead20

Le pathos lié à la passion du Christ et à sa souffrance pour l’amour de son peuple sont deux thèmes fréquemment exploités dans Eikon Basilike. Plusieurs fois le roi est qualifié de « Christian King21 » ; plusieurs fois les métaphores christiques sont employées, comme « I am still a Sufferer22 », « to crucifie me23 », ou bien encore :

If nothing but My blood will satisfy My Enemies, or quench the flames of My Kingdoms, (...), I am content, if it be thy will, that it be shed by Mine own Subjects’ hands24.

Le mot « suffer » ou « sufferings » revient comme un leitmotiv tout au long du texte. Une comparaison avec David est aussi élaborée : « I am driven to cross David’s choice25 ». L’ouvrage se termine par une méditation à propos de la mort, et sur cette image de martyr, recherchée par le ou les auteur(s) du texte :

If I must suffer a violent death, with my Saviour, it is but mortality crowned with martyrdom26.

Le décentrement est donc ici complet : l’accusé au tribunal devient une victime qui souffre. Transgressant les codes, l’auteur transforme l’image de Charles Ier. En s’appropriant et en renversant le décentrement, l’auteur crée un nouveau lien entre le roi et le peuple.

La norme religieuse

Eikon Basilike bouleverse également les codes religieux : les confessions et les prières qui sont de l’ordre de l’intime se voient publiées et exposées aux yeux de tous. Ces pratiques individuelles se retrouvent déviées, au profit de la propagande royaliste. Le personnage du roi demande pardon à Dieu,

I hope God hath forgiven Me […] the sinful rashness of that business27.

Forgive me that act of sinful compliance28.

Le personnage du roi se montre tel un pécheur ordinaire :

I look upon My sins  and the sins of My people29.

O Lord, forgive wherein we have sinned, and sanctify what we have suffered30.

Le monarque demande souvent de l’aide à Dieu, afin de retrouver le chemin de la rédemption. « Help me, O Lord31 » est une expression récurrente tout au long de l’œuvre.

I am become a wonder, and a scorn to many : O be thou my Helper and Defender32.

Ainsi, en déviant des normes religieuses et en publiant ce qui devrait rester privé, les auteurs permettent au peuple d’entrevoir une autre facette de la personnalité de leur monarque, ou d’en créer une de toutes pièces. Déviant un peu plus des conventions, le personnage du roi donne son opinion sur les affaires religieuses qui ont bouleversé les dernières décennies : le Common Book of Prayer et l’abolition des Prêtres, respectivement chapitres 16 et 17. Aucune autobiographie spirituelle de monarques n’est parue en Angleterre au XVIIe siècle. Aucun monarque n’avait encore vu ses convictions religieuses, ses prières, ses confessions publiées ainsi. Le personnage du roi se montre humble et repentant, tel un sujet ordinaire. De nouveau, le roi se retrouve décentré : d’un monarque intouchable et inaccessible à un pécheur demandant pardon à Dieu.

La norme littéraire

Eikon Basilike revient sur ce décentrement involontaire subi par le roi durant la guerre civile. Nous pouvons citer : « how unwillingly I was to desert that place33 », « till I was driven away by shame34 » ou bien encore « when they force me to leave White-Hall35 ». L’accent est mis sur ce décentrement involontaire et forcé, et sur les responsables de cet acte odieux, les « distempers », les « enemies ».

God knows I did not then think of a War36.

Il dévie ainsi de l’image construite par ses opposants et se présente comme « le juste », le « vertueux », « le raisonné »,

I thought I had so much Justice and Reason on my side37.

Tout au long de l’ouvrage, le personnage du roi donne sa propre interprétation des événements politiques, des causes et des conséquences de la guerre civile. En ce sens il s’agit bel et bien d’un pamphlet politique. Seulement il ne comporte pas la dimension satirique et violente que contiennent les pamphlets de l’époque. Le personnage du roi se veut mesuré dans ses propos, réaliste et n’émet aucun désir de vengeance. Il justifie seulement ses choix et révèle son point de vue au lecteur :

The events of things at last will make it evident to My Subjects, that had I followed the worst Counsels […]. I could not so soon have brought both Church and State in three flourishing Kingdoms, to such a Chaos of confusion38.

I had no passion, design, or preparation to embroil My Kingdoms in a Civil War39.

Pour ce monarque la raison vaut mieux que la force, la constance vaut mieux que l’innovation, l’intégrité et l’amour valent mieux que désordre et mécontentement. Il dévie ainsi du schéma classique du pamphlet en éliminant le caractère violent du genre et en l’association à la dimension religieuse vue précédemment. Une fois de plus, un décentrement est opéré, puisque l’image du monarque sanguinaire et incompétent laisse place à une image plus modérée d’un roi juste et bon.

Il apparaît donc clairement qu’en déviant et en transgressant la norme, le ou les auteur(s) s’approprient à leur tour cette notion de décentrement. En déviant des codes sociaux, religieux, littéraires et politiques de l’époque, Eikon Basilike permet à la propagande royaliste de décentrer l’image du roi et ainsi d’en créer une nouvelle, point de départ de ce qui sera appelé « le culte du roi Martyr ».

Retour au centre de la scène ?

Un objet fabriqué : Charles, personnage principal d’une tragédie

Pour évoquer la stratégie d’Eikon Basilike, on pourrait dire avec Shakespeare « All the world’s a stage » : le texte procède à une mise en scène du personnage du roi, et le projette en tant que personnage au centre de la scène politique vue comme un théâtre. Ce décentrement volontaire mis en place par les partisans royalistes permet à Charles Ier de revenir au centre de la scène politique et au centre des préoccupations. La stratégie de l’Eikon Basilike est en continuité avec le discours et la mise en scène de Charles sur l’échafaud. Il se place en héros tragique, acceptant son destin et sa souffrance.

But I think it is my duty to God first and to my country for to clear myself both as an honest man and a good King, and a good Christian. I shall begin first with my innocence. […] Now for to shew you that I am a good Christian; I hope there is […]a good man that will bear me witness that I have forgiven all the world, and even those in particular that have been the chief causes of my death40.

Il est au centre de l’échafaud, au centre de toutes les attentions. Il a soigné son allure, et fait particulièrement attention à son attitude. Il porte même deux chemises pour ne pas frissonner, de peur que ses ennemis y voient un signe de faiblesse ou de peur. Charles a soigneusement préparé sa dernière apparition en public, comme un comédien jouerait une scène de théâtre. Dans l’Eikon Basilike, les chapitres sont ses répliques ; sa rhétorique est sa mise en scène. Le roi Charles Ier est ici un objet de propagande fabriqué, un personnage créé pour toucher le peuple et retrouver une certaine emprise sur l’opinion publique. Charles a toujours aimé être au centre des représentations artistiques et a toujours donné une grande place à l’art. L’Eikon Basilike est son dernier tableau, sa dernière pièce de théâtre. Le décentrement opéré dans cette œuvre permet paradoxalement au personnage du roi de revenir au centre de la scène avec une nouvelle image : une image de martyr. Nous sommes ici dans ce que Derek Hirst appelle « the drama of Justice41 ». Milton s’emploie d’ailleurs à dénoncer toute la théâtralité et la duplicité de Charles dans Eikonoklastes42. Plusieurs fois au cours de la lecture, nous nous demandons si nous sommes dans une pièce de théâtre ou un pamphlet, avec des citations comme

What flames of discontent this spark […] soon kindled, all the world is witness43.

Les images et métaphores employées semblent transformer ces mots en répliques théâtrales :

O Lord be Thou My Pilot in this dark and dangerous storm, which neither admits My return to the Port whence I set out44.

Les lamentations sont aussi très courantes, cela nous donne l’impression d’entendre un monologue :

And must I be opposed with force, because they have no reason wherewith to convince me ? O my Soul ! Be of good courage, […] Is this the reward and thanks that I am to receive45 ?

Although they take from me all defence of Arms and Militia, all refuge by land, of Forts, and Castles, all flight by Sea in my Ships, and Navy; yea, though they study to rob me of the Hearts of my Subjects, the greatest Treasure and best ammunition of a King, yet cannot they deprive me of my own innocency, or God’s mercy, nor obstruct my way to heaven46.

Le rythme, le vocabulaire, la syntaxe, bons nombres d’éléments font référence au théâtre et nous donnent l’impression d’entendre un monologue. Le texte, le livre de l’Eikon Basilike, remplace, devient – ou sublime ? – le corps du roi. De l’acteur, il ne reste plus que les mots ; du roi, il ne reste plus que le livre.

Charles, roi martyr : le frontispice

Si techniquement parlant le roi ne se place pas au centre du récit, c’est pourtant bien lui, et lui seul, qui est mis en avant : il est le serviteur de Dieu sur terre, prêt à mourir pour ses sujets. On note que c’est un thème récurrent durant tout le récit, et que les comparaisons avec le Christ souffrant sur la croix pour sauver les hommes sont souvent évoquées. Eikon Basilike contribue pleinement à l’élaboration du culte du roi Charles le Martyr. Le frontispice de William Marshall vient appuyer le texte.

Milton, dans son ouvrage Eikonoklastes47, dénonce toute la théâtralité mise en œuvre dans cette illustration. Charles est au centre de l’image, à la convergence des rayons lumineux. La ressemblance avec le Christ est voulue, la référence aux couronnes vient renforcer l’analogie. Le personnage du roi est montré à genoux, se repentant de ses fautes, prêt à rejoindre le royaume de Dieu. Comment ne pas voir dans cette image composée une mise en scène ou un jeu d’acteur ? La propagande royaliste replace Charles Ier dans un contexte différent : il n’est plus le monarque obligé de fuir Londres, ou l’homme accusé de trahison. En décentrant l’image de Charles, en déviant des normes littéraires, politiques ou sociales, les royalistes ont su ramener Charles sur le devant de la scène, faisant de lui un « Christ nouveau » prêt à mourir pour le bien de son peuple.

Préserver la succession, la tradition, la monarchie

Pourquoi une telle propagande ? Pourquoi refaçonner l’image de ce roi ? Si on lit attentivement le texte de l’Eikon Basilike, on remarque que le mot « préserver » ou bien « restaurer » revient un certain nombre de fois, comme par exemple :

[…] still preserve the foundation and essentials of Government 48.

Preserve, if it be thy will, in the midst of the furnace of thy severe justice a Prosperity49.

Preserve Religion in Purity and the Kingdoms in Peace50.

I am solemnly obliged to preserve that Government and the Rights of the Church51.

En 1649, il apparaît nécessaire de reconstruire une image forte du roi pour protéger la succession ainsi que la monarchie de ses opposants. Dévier des normes permet aux royalistes de remettre le roi au centre pour unifier le peuple autour de lui et ainsi préserver les valeurs et les traditions monarchiques. L’image du roi Charles en martyr permet de déstabiliser la république qui, elle, n’a pas su se forger une image, n’a pas su se réinventer ni repenser son identité.52 En transgressant et en bouleversant les conventions, comme l’avaient fait ses opposants avant eux, le ou les auteur(s) de l’Eikon Basilike ont pu contribuer à préserver la monarchie.

Comme le souligne Joad Raymond dans l’ouvrage the Royal Image, « Charles Ier was the first ruler […] to be represented by a popular press beyond his control53 ». Poèmes, journaux, tableaux, médailles, statues, ballades, masques… les représentations populaires de Charles sont multiples, car l’intérêt pour les affaires politiques grandit, les journaux et autres moyens de communication se développent ; enfin les divisions politiques du moment passionnent les foules. L’effet de mise en scène dans l’Eikon Basilike est un procédé bien connu des partisans de Charles Ier puisque le roi aimait voir des masques et y jouer. Les masques étaient des pièces de théâtre où se mêlaient chants, musique et danse. John Peacock affirme même que

Les images les plus magnifiques du roi étaient celles que l’on pouvait voir lors des masques, donnés à la cour. Quand le roi apparaissait dans un masque, il était au centre d’un spectaculaire tableau vivant.

Toujours selon Peacock, le but de ces masques était de célébrer la monarchie de droit divin. Charles devenait forcément la figure centrale. Lorsqu’il ne jouait pas lui-même, il était sur le trône de son père, au centre de cette pièce. Il n’est donc pas surprenant de retrouver une théâtralité certaine dans Eikon Basilike. Il convient également de souligner que ces masques étaient jouées à Banqueting House, à Whitehall, à l’endroit même où Charles donna son dernier discours – sa dernière tirade ? – et où il fut exécuté. Ironie du sort ou coïncidence troublante, la boucle semble bel et bien bouclée. Si tous les regards admiraient ce monarque puissant et digne au moment des masques, ces mêmes regards ont suivi sa décapitation. L’admiration et la joie ont fait place à l’horreur et au chagrin ; d’où la nécessité de revenir à une image digne, accessible et positive. La propagande royaliste joue avec ces notions de décentrement, de transgression et de déviance. D’un décentrement involontaire à un décentrement volontaire, le personnage du roi passe par différentes étapes avant de revenir finalement au centre de la scène, tel Jésus-Christ cloué sur la croix. Déviant ainsi des schémas traditionnels, les partisans royalistes font accéder Charles au rang de personnage principal d’une tragédie. Le roi, abaissé au statut d’homme devant ses juges et ses bourreaux, devient héros et martyr devant son peuple.

Notes

1 .

Eikon Basilike, dir. Jim Daems et Holly Faith Nelson, Peterborough, Broadview Edition, 2006. Toutes les citations utilisées dans cet article seront tirées de cette édition, notée ci-après EB.

2 .

« Ce mouvement, comme tous les autres en ce Temps, semble excentrique et irrégulier, pour autant il n’est pas judicieux d’essayer d’y résister ou de le calmer. Il vaut mieux être emporté par ce courant, que d’essayer en vain de lutter contre lui. » (EB, chapitre 26, p. 179, traduction V. Chaise-Brun. Toutes les autres traductions sont également des traductions personnelles.)

3 .

« Le dénommé Charles Stuart est accusé d’avoir été et d’être l’instigateur et l’auteur de ces guerres dites non naturelles, cruelles et sanglantes et de les avoir continuées: il est donc coupable de toutes les trahisons, tous les meutres et les pillages, tous les incendies, toutes les souffrances, toutes les désolations et les blessures de cette nation, commis et perpétrés dans les dites-guerres, ou occasioné grâce à elles. » (The Charge against the King, January 20, 1648/9.)

4 .

« Premièrement, je dois savoir par quel pouvoir j’ai été appelé ici avant de donner une réponse. […] Maintenant, je voudrais savoir par quelle autorité, je veux dire légitime, car il y a beaucoup de pouvoirs illégitimes dans le monde, […] mais je voudrais savoir par quelle autorité j’ai été enlevé et déplacé de maisons en maisons, sans savoir pourquoi. Et lorsque je saurai quelle autorité légitime a le pouvoir de faire cela, je répondrai. Souvenez-vous que je suis votre Roi – votre roi légitime - ... » (King Charles I’s Speech at his trial, January 1649, in Edwards Graham, The Last Days of Charles I, Sutton Publishing, Thrupp, 1999, p. 132-33.)

5 .

« Attendu que Charles Stuart, Roi d’Angleterre, a été reconnu coupable et a été condamé pour Haute trahison et autres crimes graves. La sentence prononcée par la cour samedi dernier est d’être mis à mort par décapitation. L’éxecution reste à être mise en œuvre... » (The Death Warrant of Charles I, At the High Court of Justice for the trying and judging of Charles Stuart, King of England, Jan. 29, Anno Domini 1648.)

6 .

« Tenez-vous prêt pour le signe ! — Je le serai, si cela plaît à votre Majesté. » (Graham, Edwards, op. cit., p. 183.)

7 .

« Je suis le Martyr du Peuple. » (King Charles I, His Speech, made upon the Scaffold at Whitehall-Gate, Printed by Peter Cole, 1649.)

8 .

« Cette tendresse et ce regret que je trouve en mon âme... » (EB, chapitre 2, p. 56. )

9 .

« Les flots, O Seigneur, les flots arrivent sur moi et sont prêts à me submerger... » (EB, chapitre 4, p. 64. )

10 .

EB, « The love of my people », chapitre 5, p. 66.

11 .

EB, chapitre 6, p. 70.

12 .

« Je suis bien heureux que mon cœur […] ait été ouvert au monde, sans aucun de ses déguisements, ou rhétoriques populaires que d’autres emploient, […]. Je souhaite que Mes Sujets aient une parfaite connaissance de mes pensées les plus intimes. » (EB, chapitre 21, p. 159-160.)

13 .

« Est-ce que ce sont là la récompense et les remerciements que je dois recevoir pour tous ces Actes de Grâce que j’ai passé ? N’y-a-t-il pas un autre moyen de devenir un Roi glorieux, que de souffrir ? C’est un choix compliqué et discutable pour un roi, qui aime son Peuple, et désire leur amour, que de tuer ses propres Sujets, ou bien de se faire tuer par eux. » (EB, chapitre 9, p. 81.)

14 .

« Tu vois, O Seigneur, avec quelle partialité, et quelle injustice, ils me refusent cette liberté, à moi leur ROI, que tu as élu et donné à tous les hommes. » (EB, chapitre 11, p. 100. )

15 .

« Qu’il est difficile d’endurer tant de souffrances venant de mes Sujets. » (EB, chapitre 19, p. 154.)

16 .

« Si je n’avais pas l’assurance de mon innocence, et la protection de Dieu, il aurait été difficile pour moi de résister à tous ces stratagèmes et à ces conflits malveillants. » (EB, chapitre 15, p. 121.)

17 .

Basilikon doron, devided into three books, Edimbourg, 1599.

18 .

« Mer de sang », « répandu de façon cruelle et barbare », « inhumain et barbare », « la chair et le sang de mes Sujets » (EB, chapitre 12, p. 102-106.)

19 .

« Mon âme est dévorée par les lions, par ceux-là qui sont en flammes, […] ceux-là qui ont des dents comme des lances et des flèches, et des langues comme des épées. » (EB, chapitre 15, p. 129. )

20 .

« Je préfère encore choisir de porter la couronne d’épines comme mon Sauveur, plutôt que d’échanger la couronne d’Or (qui m’est due) contre celle de plomb. » (EB, chapitre 6, p. 72.)

21 .

« Roi Chrétien » (EB, chapitre 6, p. 72.)

22 .

« Je suis encore et toujours une victime » (EB, chapitre 19, p. 154.)

23 .

« Me crucifier. » (EB, chapitre 26, p. 183.)

24 .

« Si rien d’autre que mon sang ne peut satisfaire mes ennemis, ou apaiser les flammes de Mes Royaumes, […], je suis heureux, si telle est ta volonté Seigneur, qu’il soit versé par la main de mes propres Sujets. » (EB, chapitre 9, p. 87.)

25 .

« Je suis forcé de passer par le choix de David. » (EB, chapitre 9, p. 87.)

26 .

« Si je dois mourir d’une mort violente, comme mon Sauveur, ce n’est que nécessité couronné du martyr. » (EB, chapitre 28, p. 202.)

27 .

« J’espère que Dieu m’a pardonné […] ce péché précipité... » (EB, chapitre 2, p. 55.)

28 .

« Pardonne moi ce péché, cet acte de complaisance. » (EB, chapitre 2, p. 56. )

29 .

« Je considère Mes péchés et les péchés de Mon peuple. » (EB, chapitre 4, p. 64.)

30 .

« O Seigneur, pardonne nous nos péchés, et sanctifie nos souffrances. » (EB, chapitre 12, p. 106.)

31 .

« Aide-moi, O Seigneur ! » (EB, chapitre 10, p. 92.)

32 .

« Pour beaucoup, je suis devenu étonnement et mépris : O Seigneur, vient moi en aide et prend ma défense. » (EB, chapitre 23, p. 168.)

33 .

« Comment j’ai été contraint de quitter cet endroit » (EB, chapitre 6, p. 72).

34 .

« Jusqu’à ce que je sois chassé par la honte » (EB, chapitre 6, p. 68).

35 .

« Quand ils m’ont forcé à quitter Whitehall » (EB, chapitre 9, p. 80).

36 .

« Dieu sait que je ne pensais alors pas à faire la guerre. » (EB, chapitre 4, p. 63.)

37 .

« Je pensais que j’avais réellement la Justice et la Raison de mon côté. » (EB, chapitre 3, p. 59. )

38 .

« Le cours des événements aura au moins le mérite de rendre évident aux yeux de mes Sujets, que même si j’avais suivi les pires de conseils, […]. Je n’aurais pas pu si vite amener et l’Église, et l’État, de trois royaumes florissants, à une telle confusion chaotique. » (EB, chapitre 15, p. 126.)

39 .

« Je n’avais ni passion, ni projet ou préparation pour conduire mes royaumes dans une guerre civile. » (EB, chapitre 9, p. 86. )

40 .

« Mais je pense qu’il est de mon devoir, envers Dieu d’abord, et envers mon peuple, de me justifier en tant qu’homme honnête, en tant que bon Souverain, et bon Chrétien. Je commencerai en premier par mon innocence. […] Maintenant pour vous prouver que je suis un bon Chrétien; j’espère qu’il y a un homme bon pour témoigner que je pardonne toutes les personnes en ce monde, et même particuliérement celles qui sont à l’origine de ma mort. » (King Charles I, His Speech, op. cit.)

41 .

David L. Smith, Richard Strier et David Bevington (dir.), The Theatrical City, Culture, Theatre and Politics in London, 1576-1649, Cambridge University Press, Cambridge, 1995, p. 14.

42 .

Milton, John, Eikonoklastes. In Answer to A Book Intitled, Eikon Basilike, The Pourtraiture of His Sacred Majesty In His Solitudes and Sufferings, London, 1650.

43 .

« Quelles flammes de mécontentement cette étincelle […] va-t-elle attiser, le monde entier en est témoin. » (EB, chapitre 3, p. 58.)

44 .

« O Seigneur, sois mon Guide à travers cette tempête sombre et dangereuse, qui ne permettra pas mon retour au port lorsque je serai parti. » (EB, chapitre 5, p. 68-69.)

45 .

« Et dois-je être opposé par la force, parce qu’ils n’ont aucun argument pour me convaincre ? O mon âme, sois courageuse (…) est-ce que ce sont là les remerciements et la récompense qui me sont dus ? » (EB, chapitre 9, p. 81.)

46 .

« Même s’ils m’ont privé de mes moyens de défense, mes armes et mes hommes, même s’ils m’ont privé de tout refuge comme terres, forts, ou châteaux ; de toute fuite par la mer avec mes bateaux ; oui, même s’ils ont étudié comment me dérober le cœur de Mes Sujets , qui reste le plus grand trésor et la meilleure arme d’un roi ; ils ne peuvent pas m’enlever mon innocence, ni la pitié de Dieu, pas plus qu’ils ne peuvent obscurcir mon chemin vers le ciel. » (EB, chapitre 10, p. 92.)

47 .

Milton, John, Eikonoklastes, London, 1649.

48 .

« ...préserver les fondations et les principes du Gouvernement » (EB, chapitre 11, p. 96-97.)

49 .

« Préserve, si telle est ta volonté, au sein de la fournaise de ta justice sévère une prospérité. » (EB, chapitre 12, p. 108.)

50 .

« Préserve la Religion dans la Pureté et les Royaumes en Paix. » (EB, chapitre 14, p. 115.)

51 .

« Je suis solennellement obligé de préserver le Gouvernement et les Droits de l’Église. » (EB, chapitre 17, p. 143.)

52 .

Nous retrouvons cette idée dans plusieurs ouvrages critiques, notamment celui de Thomas Corns(dir.), The Royal Image, Representations of Charles I, Cambridge University Press, Cambridge, 1999; mais aussi dans celui de Kevin Sharpe, Image Wars, Promoting Kings and Commonwealths in England, 1603-1660, Yale University Press: New Heaven and London, 2010.

53 .

« Charles 1er fut le premier monarque (…) à être représenté par la presse populaire, sans avoir les moyens de tout contrôler. » (Thomas Corns, dir., op. cit. p. 47)

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Table des matières

1. Le Goût des lettres

2. Dissidence, déviance, décentrement