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Résumé

Cet article tentera de montrer, à partir de la littérature, la centralité de l’amour-propre dans la conscience et dans l’inconscient. L’analyse littéraire peut conduire à des conclusions importantes en matière de psychologie et d’anthropologie. Homère et les tragiques grecs mettent en évidence les ravage de l’amour-propre sous le nom d’hybris tandis que Montaigne trouve les voies d’un amour-propre pondéré. C’est au contraire une exaltation de l’amour-propre qu’on mettra en évidence dans le romantisme ainsi que dans les tentatives plus modernes d’autonomiser la littérature.

This article will attempt to show, from the literature, the centrality of self-esteem in the consciousness and the unconscious. Literary analysis can lead to significant findings in psychology and anthropology. Homer and the Greek tragedians show the ravages of self-esteem under the name of hubris while Montaigne is the way of a weighted self-esteem. Rather, it is an exaltation of the self-esteem that will highlight the romanticism as well as the modern demand for autonomy of literature.

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L’amour-propre est l’instrument de la socialité humaine parce qu’elle est cette part de nous-même qui se soucie de la volonté des autres. (Bloom, 183)
Le désir de gloire n’est pas très différent de cet instinct que toutes les créatures ont de leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres : c’est une nouvelle vie que nous acquérons. (Montesquieu, Lettre 89)

Achille et Caïn

Nous racontons La Belle au bois dormant à nos enfants. Quel beau conte ! Mais leur disons-nous qu’il s’agit d’une terrible histoire d’amour-propre comme en connaissent toutes les familles ? La pauvre fée Carabosse n’était guère attrayante avec son âge, sa bouche édentée et sa bosse. On a donc oublié de l’inviter ! La pauvre vieille en fut très mortifiée et il fallut cent ans pour que les retombées de cette affaire soient enfin purgées. Les histoires de vendetta peuvent durer plusieurs siècles si les Euménides n’interviennent pas.

Les plus vieux récits de l’Europe, la Bible et L’Iliade, nous parlent beaucoup d’amour-propre. Autant que le récit de la guerre des Achéens et des Troyens, l’Iliade est l’histoire d’une querelle d’amour-propre entre Achille et Agamemnon causée par le mauvais partage d’un butin. On ne dira pas qu’Achille est indifférent à Briséis, la belle captive : il en est très fan. Mais le fond de l’affaire n’est pas là. Il le répète sans cesse, Agamemnon lui a ravi sa part d’honneur en reprenant la belle captive qui lui revenait, et, en plus, devant l’assemblée des Achéens !

La colère d’Achille fit le malheur des Achéens et provoqua la mort de centaines de héros. Toute la tragédie antique s’occupe à monnayer les intrigues homériques. Le sujet quasi unique en est la terreur et la pitié que suscite l’hybris, laquelle n’est rien d’autre qu’une exaltation de l’amour-propre. Si on comprend que c’est par hybris qu’Œdipe a commis parricide et inceste, on se dit qu’il pourrait y avoir une erreur d’aiguillage et de diagnostic à s’en prendre spécialement à l’inceste et au parricide, alors que c’est l’hybris qu’il faut purger, comme l’a bien vu Aristote, peut-être meilleur psychanalyste que Freud. Ce serait donc aux tréfonds de la conscience humaine, autant dire à l’inconscient, qu’on toucherait en s’intéressant à l’exaltation de l’amour-propre...

Le mythe antique rejoint d’ailleurs La belle au bois dormant puisque la guerre de Troie fut provoquée par l’enlèvement d’Hélène. Mais pourquoi Pâris a-t-il enlevé Hélène sinon parce qu’Aphrodite lui avait promis son amour ? Et pourquoi Aphrodite a-t-elle fait cette promesse ? Pour obtenir de lui la pomme qui reviendrait à la plus belle ? Mais quelle est la cause de ce concours de beauté ? C’est qu’aux noces de Thétis et de Pélée, on avait omis d’inviter Eris qui s’est vengée, comme le fera Carabosse, en jetant la pomme de la discorde entre Athéna, Héra et Aphrodite. C’est donc une blessure d’amour-propre qui est toujours à la source de la discorde (éris).

Pour l’interprétation de la querelle d’Abel et de Caïn qui ouvre le récit biblique, on s’en remettra à la lecture proposée par Nerval dans son Voyage en Orient :

Avant d’enseigner le meurtre à la terre, se plaint Caïn, j’avais connu l’ingratitude, l’injustice et les amertumes qui corrompent le cœur. Travaillant sans cesse, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, ces charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Eden qu’ils avaient perdu, j’avais fait de ma vie un sacrifice. Ô comble d’iniquité ! Adam ne m’aimait pas ! Héva se souvenait d’avoir été bannie du paradis pour m’avoir mis au monde, et son cœur fermé par l’intérêt, était tout à son Habel. Lui, dédaigneux et choyé, me considérait comme le serviteur de chacun : Adonaï était avec lui, que fallait-il de plus ? Aussi, tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, lui-même oisif et caressé, il paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains : nos parents invoquent l’équité de Dieu ; nous lui offrons nos sacrifices, et le mien, des gerbes de blé que j’avais fait éclore, les prémices de l’été ! Le mien est rejeté avec mépris. (557)

C’est à la limite entre littérature et anthropologie, limite féconde comme la plupart des limites, que nous allons nous placer pour réfléchir à l’amour-propre dans l’idée que l’humanité n’a pas attendu les sciences sociales du XIXe siècle pour développer de riches observations. Quelle est donc la question ?

Augustin et Jean-Jacques

L’affectivité humaine est, pour sa part majeure, réflexive. L’homme contemple son image, s’estime et s’apprécie. Seulement cette réflexion est elle-même très largement tributaire de la conscience d’autrui. Ce qui mobilise la conscience de l’homme, c’est, pour beaucoup, le reflet de son image dans la conscience d’autrui. L’image spéculaire est donc trompeuse si elle donne à croire que le moi sujet contemple le moi objet en un rapport dual : c’est méconnaître que le moi sujet ne construit sa propre image, au moins dans une certaine mesure, qu’après consultation de l’opinion d’autrui. Pour Sartre, je suis celui qu’un autre regarde et l’autre est celui qui me regarde.

Qu’est-ce que les autres pensent de moi ? Voilà la grande question que se pose sans cesse l’amour-propre, car c’est de lui qu’il s’agit ici. On définira donc l’amour-propre comme le souci de l’image du sujet dans la conscience d’autrui. En d’autres termes, l’estime de soi se construit en dialogue avec l’estime d’autrui, entendons avec l’estime que le sujet croit qu’autrui lui accorde, croyance bien sûr soumise à bien des déformations.

Voilà pourquoi le mythe de Narcisse est difficile et dangereux à manipuler. Plutôt qu’à penser que le narcissisme est un vilain défaut, le mythe développé par Ovide invite à penser que le narcissisme n’existe pas, du moins le narcissisme stricto sensu, entendu comme autonomie, comme autarcie ! Ovide met en garde contre la croyance en une libido du moi :

« Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi. » (I, 83) Narcisse, c’est donc celui qui croit en une quelconque autonomie de la conscience, cette illusion ! Seuls les autistes, peut-être, et les dieux sont authentiquement narcissiques. Le commun des mortels que nous sommes vit sous le regard d’autrui.

Il existe des amoureux incapables de donner, qui guettent seulement dans le regard de leur partenaire le reflet flatteur de leur propre image. Qu’on les appelle narcissiques si on veut, mais à condition de bien spécifier qu’il s’agit d’un narcissisme d’aliénation.

Les moralistes classiques, ces psychanalystes du XVIIe siècle, se sont montrés particulièrement attentifs à la triangulation (moi sujet / regard d’autrui / moi objet) qui se joue dans le fond de l’inscrutable, c’est ainsi qu’ils appelaient l’inconscient. « On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres des abîmes de l’amour-propre, notait La Rochefoucauld. Mais cette obscurité qui le cache à lui-même n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. » (Maximes supprimées, I) Hobbes aussi a placé le désir de gloire à l’origine de la lutte à mort à laquelle se livrent les hommes.

À l’époque moderne, Rousseau, Hegel, Sartre et René Girard ont bâti leur psychologie, avec toutes les conséquences sociales qui en découlent, sur la notion d’amour-propre, qu’ils le nomment amour-propre (Rousseau), besoin de reconnaissance (Hegel), être-vu-par-autrui (Sartre), ou mimésis (Girard)1.

Qu’en est-il dans la psychanalyse freudo-lacanienne ? « Freud, nuance Borch-Jacobson, concevait le narcissisme comme un amour de soi. Lacan comme une aliénation dans un alter ego imaginaire. » On ne tentera pas ici de débrouiller l’écheveau des définitions freudiennes et lacaniennes, mais de reprendre à nouveaux frais la question de la libido et de l’amour-propre à partir du corpus littéraire et paralittéraire. On s’aidera aussi des outils vraiment ergonomiques forgés par l’explorateur des profondeurs, Paul Diel, qui a tranché le nœud gordien en donnant des mécanismes de l’amour-propre, sous le nom de besoin d’estime, une description simple, profonde et à notre sens indépassée2. Cette définition nous servira de fil rouge et de fil à plomb. On fera de l’amour-propre le principal invariant psychologique humain. C’est même grâce à lui qu’on peut affirmer l’unité de l’espèce humaine. C’est ainsi que dans le contexte de la mondialisation, on voit se redresser l’amour-propre vexé des peuples dominés.

L’amour-propre a aussi une histoire. Saint Augustin a tracé un profond sillon dans l’histoire européenne en diabolisant complètement l’amour-propre en raison de ce qu’il a nommé le péché originel. Chaque parcelle d’amour accordé par l’homme à lui-même serait volé à Dieu, seul légitime objet de notre amour : « Fecerunt itaque civitates duas amores duo ; terrenam scilicet amor sui usque ad contemptum Dei, coelestem vero amor Dei usque ad contemptum sui. Deux amours ont fait deux cités : l’une, terrestre, est née de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, céleste, est née de l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. » (Cité de Dieu, XIV, I, 1) Il faudra attendre la modernité, spécialement les Lumières, pour que l’amour-propre ainsi entendu soit réhabilité. Adam Smith spécialement et toute l’économie politique feront de l’intérêt personnel la pierre angulaire légitime de la cité future.

Seulement une question sémantique se pose immédiatement. L’amour-propre qu’Augustin diabolise, c’est d’abord l’amour de la créature pour elle-même par opposition avec l’amour qui prend Dieu pour objet. Cette opposition binaire n’est pas sans ressemblance avec l’alternative freudienne libido du moi / libido d’objet. Il y manque le souci de l’image de soi dans la conscience d’autrui dont nous faisons ici une fibre essentielle de la libido humaine. Ce souci fait sans doute partie de l’amor sui augustinien, mais de façon plus implicite qu’explicite. La Pensée 100 de Pascal dans l’édition Brunschvicg est une bonne illustration de cette confusion sémantique. On y voit que le signifiant amour-propre y est d’abord synonyme d’égoïsme, puis signifie estime de soi par soi et, enfin, estime de soi par les autres :

La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait enpêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand et il se voit petit ; il veut être heureux et il se voit misérable ; il veut être parfait et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve engendre la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres.

Le janséniste Pierre Nicole distingua significativement l’amour-propre de commodité et l’amour-propre de vanité pour les condamner l’un aussi bien l’un que l’autre. Rousseau a proposé de réserver le terme amour-propre à l’amour de vanité pour le condamner non moins sévèrement en réhabilitant au contraire ce qu’il appelle amour de soi :

Il ne faut pas confondre l’amour-propre et l’amour de soi-même ; deux passions très différentes par leur nature et par leurs effets. L’amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, dirigé dans l’homme par la raison et modifié par la pitié, produit la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre. (1971, 212)

Cette distinction est utilement complétée par ces lignes extraites de Rousseau juge de Jean-Jacques :

Les passions primitives n’ayant que l’amour de soi pour principe sont aimantes et justes par leur essence : mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, l’amour de soi qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-propre c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui. (669)

La distinction de Rousseau, pour claire qu’elle soit, pose un double problème. 1) l’amour de soi ne peut-il conduire à une violence injuste envers autrui ? 2) et surtout, n’existe-t-il vraiment aucun amour-propre légitime ? Ce que Rousseau appelle obstacle ne différe pas de ce que René Girard appellera lui aussi obstacle dans sa théorie mimétique du désir : cet obstacle n’est autre que le prochain devenu rival. Girard malheureusement ignore Rousseau. Leurs visions sont pourtant les mêmes avec, à notre sens3, la même limite, une limite néo-janséniste, c’est que le désir médiatisé est à leurs yeux toujours corrompu. On a donc chassé l’augustinisme par la porte pour le laisser rentrer par la fenêtre. Il ne reste aucun espace chez Rousseau pour une amitié d’homme à homme telle que chacun reposerait en sécurité dans la reconnaissance de l’autre. On peut trouver a contrario chez Marivaux place faite à une conception souriante de l’amour-propre :

Quant aux affections de l’âme humaine, à toutes les façons de sentir, à tous les mouvements d’intérêt dont elle est capable ici-bas, et qu’on peut tous enfermer sous le nom d’amour-propre, [je dirai qu’il n’est] point d’homme qui n’aime sa vie, son bien, son plaisir, sa gloire, ses avantages, qui ne tende à son bonheur quelconque, et qui, en vertu de ces principaux penchants que nous venons de nommer, ne soit plus ou moins susceptible d’une infinité de sensibilités qui en dérivent, et qui n’ait en lui de quoi se plaire à l’estime et à la bienveillance des hommes ; de quoi se plaire à faire une action de bonté, d’humanité, de générosité, de justice, de fidélité, de reconnaissance. (483-484)

Marivaux inscrit donc au crédit de l’homme ce que les jansénistes comme Pascal, La Rochefoucauld, Pierre Nicole ou Jacques Esprit inscrivaient à son débit, Jacques Esprit qui écrit : « Le désintéressement est la voie la plus honnête que les hommes peuvent prendre pour ménager leurs intérêts. » (297)

Les modernes ont fabriqué un néologisme pour désigner la face sombre de l’amour de soi : égoïsme. Ce mot apparaît en 1762 dans le dictionnaire de l’Académie mais on ne le trouve, explique Littré, ni dans le dictionnaire de Richelet en 1680 ni dans celui le Furetière en 1694.

Les définitions contemporaines d’amour-propre continuent à flotter entre la définition large (amour de soi, égoïsme) et la définition restreinte (amour-propre de vanité, sentiment comparatif, souci de l’image). La même ambiguïté, le même faseillement affectent le mot narcissisme. On s’aperçoit que narcissisme signifie tantôt autarcie tantôt aliénation, dépendance morbide de l’opinion d’autrui : juste le contraire ! Cette ambiguité est sans doute due à un problème de fond, c’est que la part d’autonomie de l’estime de soi par rapport à l’estime d’autrui fait débat et le fait d’autant plus que l’aliénation, le défaut d’autonomie sont refoulés hors du champ de la conscience. Une hypothèse plus ambitieuse consistera à dire que le véritable objet du refoulement, le contenu vrai de l’inconscient par conséquent, c’est justement l’aliénation propre à l’amour-propre exalté, le souci morbide de l’autre. C’est en somme ce que suggère René Girard quand il montre que le désir imité ne s’avoue jamais comme tel alors qu’il constitue l’origine de la violence. Pierre Bourdieu dit en somme la même chose sous le nom de distinction. La distinction, après tout, est la même chose que l’imitation si on en inverse le sens : une aliénation.

On pourrait faire une étude historique de l’amour-propre entendu au sens premier d’amour de soi, reconstituer les débats des stoïciens et des épicuriens, des augustiniens et des pélagiens, des Jansénistes et des Jésuites, de l’Eglise et de la noblesse, bref des pessimistes et des optimistes. Ce n’est pas ce qui nous retiendra maintenant où nous préférerons nous consacrer à l’amour-propre comme invariant psychologique = souci de l’image de soi dans la conscience d’autrui.

Malgré l’impasse qu’il fait sur la possibilité d’une philia spontanément fondée sur le jeu croisé de deux amours-propres (je te reconnais / tu me reconnais) selon les règles du don et du contre-don établies par Marcel Mauss, Rousseau, possède l’immense mérite d’avoir fondé son anthropologie sur l’amour-propre. Ayant montré dans son second Discours que ce dernier surdéterminait l’appétit des biens matériels comme l’appétit sexuel, Rousseau aboutit à cette formulation décisive :

Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie. (228)

Rousseau ne commente pas le carré qu’il vient de tracer. Paul Diel le fera deux siècles plus tard, mettant à jour les rapports secrets qui unissent les quatre sommets du carré4. Diel montre en substance, pour rester dans les termes de Rousseau, que la vanité et la honte sont la déformation du jugement de valeur que le sujet porte sur lui-même, par excès et par défaut, tandis que le mépris et l’envie sont la même déformation projetée sur autrui. La vanité aboutit au mépris d’autrui. La honte de soi conduit à l’envie des atouts d’autrui. On aura compris que ces termes fonctionnent comme des signes algébriques monnayables selon tout le nuancier des passions. Ce carré n’est pas un carré, une figure géométrique, parmi d’autres : c’est lui qui habite la boîte noire de l’inconscient, lui donnant sa forme carrée caractéristique. Il faut comprendre, montre Diel, que la honte, entendons le défaut d’estime de soi, constitue le primum movens qui met en branle le carré vicieux avec ses horizontales, ses verticales et ses diagonales. Il y a donc quatre termes, ni trois ni cinq, et quand l’un se manifeste, les trois autres ne sont pas bien loin.

Comment Rousseau a-t-il eu l’intuition de ce carré ? Par l’introspection bien sûr, comme en témoignent les pages des Confessions où il rapporte sa réforme, c’est-à-dire sa rupture avec la vie sociale et son refuge à l’Ermitage. Une fois revenu de sa folie, il parle du « sot orgueil » « qui l’a rendu ridicule ». « Jusque là, j’avais été bon : dès lors, je devins vertueux, ou du moins enivré de vertu. » Il se décrit comme un homme qui fut habité, ivre, enthousiaste, éloquent, ayant vaincu sa timidité. Sa victoire sur la vanité s’est changée en vanité de la victoire. Au bout de six années d’exaltation, Rousseau retrouva sa première contenance : « Je redevins craintif, complaisant, timide en un mot, le même Jean-Jacques que j’avais été auparavant. » Il ajoute :

Si la révolution [il veut dire sa contre-réforme] n’eût fait que me rendre à moi-même, et s’arrêter là, tout était bien ; mais malheureusement, elle alla plus loin, et m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès lors mon âme en branle n’a plus fait que passer par la ligne du repos, et ses oscillations toujours renouvelées ne lui ont jamais permis d’y rester. (livre IX, 168-170)

Loin de retrouver son calme, Rousseau est donc resté victime d’alternances rapides et violentes de phases d’exaltation et de cruelles phases de dépression. On voit bien le couple vanité-mépris alterner avec le couple honte-envie.

Montaigne et Ulysse

Le cas de Montaigne contraste avec celui de Rousseau. Moins atteint que Rousseau, Montaigne ne fut pas pour autant indemne du mal universel que sont les blessures de l’amour-propre.Il fit même une grosse dépression après la retraite anticipée dont la mort de son père lui donna l’occasion et il n’est peut-être pas abusif de présenter les Essais comme une auto-analyse couronnée de succès. Deux essais surtout, De la présomption et De l’institution des enfants, rapportent l’éducation du jeune Michel et le grave sentiment d’infériorité qu’il nourrit dans son plus âge en raison de l’éducation d’un trop bon père qui étouffa littéralement son fils sous ses bonnes intentions : une éducation exclusivement en latin, une dévotion extrême envers la culture de la Rome antique et envers les docteurs. Pierre décida de tout pour Michel, ses études, sa profession, son mariage, la gestion de sa maison.

La blessure d’amour-propre dont fut victime le jeune Michel est grave. Quelques rappels suffiront. « Je ne sais plaire, ni réjouir, ni chatouiller » (II, 17, 637), avoue-t-il. Je n’ai pas le don de séduire par la parole. Je suis un individualiste « inutile au service d’autrui, bon qu’à moi-même », « d’un naturel pesant, paresseux et fainéant » (643), En un mot, « j’ai l’esprit tardif et mousse. » (654). Montaigne s’est affranchi de la rumination morbide de ses faiblesses en les énonçant noir sur blanc. Faute avouée est à moitié pardonnée. Le plus significatif de ses défauts de caractère n’a pourtant pas encore été révélé. Le voici : « Je me sens pressé d’une erreur d’âme qui me déplaît et comme inique et encore plus comme importune. J’essaie à la corriger ; mais l’arracher, je ne puis. C’est que je diminue du juste prix les choses que je possède de ce que je les possède ; et hausse le prix aux choses d’autant qu’elles sont étrangères, absentes et non miennes. » (633) 

Et de multiplier les exemples. Comme certains maris, pourtant gâtés par la vie, trouvent préférables la femme ou les enfants des autres, Montaigne survalorise systématiquement les ouvrages d’autrui. « L’économie, la maison, le cheval de mon voisin, en égale valeur, vaut mieux que le mien de ce qu’il n’est pas mien. » « Le latin me pipe à sa faveur par sa dignité au delà de ce qui lui appartient comme aux enfants et au vulgaire. » Bref : « Je me désavoue sans cesse ; et me sens partout flotter et fléchir de faiblesse. » (634)

Montaigne signale le mouvement de bascule qui oppose et qui unit l’abus et le défaut d’estime de soi :

Une trop bonne opinion que nous concevons de notre valeur [...] nous représente à nous-mêmes autres que nous ne sommes, comme la passion amoureuse prête des beautés et des grâces au sujet qu’elle embrasse [...], et fait que ceux qui en sont épris, trouvent ce qu’ils aiment autre et plus parfait qu’il n’est. Je ne veux pas que, de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant ni qu’il pense être moins qu’il est. Le jugement doit tout partout maintenir son droit. (632)

Il existe donc deux déformations complémentaires, l’inflation et la déflation de l’estime de soi. Or, chacune de ces déformations provoque, par une logique implacable qui n’a pas échappé à Montaigne, une projection en chiasme sur autrui. D’une part, et Montaigne ne connaît que trop ce travers, la honte de soi provoque l’envie envers les atouts d’autrui. D’autre part, la vanité voisine avec le mépris. « Il y a deux parties en cette gloire : à savoir de s’estimer trop et n’estimer pas assez autrui. » Montaigne lui-même n’est pas exempt de ce travers : « Il me souvient que dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quel port de tête et de gestes témoignant quelque vaine et sotte fierté. » (632) On ne s’en étonnera pas : douloureux et intolérable, le défaut d’estime de soi provoque par compensation une quête obsédante de supériorité. Après avoir noté que le défaut d’estime de soi est couplé avec l’abus d’estime d’autrui, Montaigne souligne donc que l’abus d’estime de soi fait couple avec le défaut d’estime d’autrui. Ce sont donc bien les quatre déformations de l’estime que distingue Montaigne, même s’il ne les a pas rapprochées comme l’a fait Rousseau et analysées comme l’a fait Paul Diel.

Contre les exégètes qui ne veulent voir dans les Essais qu’un texte pyrrhonien, où rien ne serait affirmé, nous pensons que le premier et le plus grand texte introspectif de la culture européenne est un texte orienté vers la reconquête de soi. Il a fallu pour cela que Michel s’affranchisse du prestige de la culture latine et de la philosophie stoïcienne, c’est-à-dire en dernier ressort de l’autorité paternelle. La valeur, conquise de haute lutte contre une partie de lui-même à la fin des Essais, c’est l’estime pondérée de soi-même. « C’est contre nature que nous nous méprisons et mettons nous-même à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature de se haïr et dédaigner. C’est de pareille vanité que nous désirons être autre chose que ce que nous sommes. » (II, 3, 353)

Dans cette grande question de la reconnaissance de soi, si l’anti-stoïcisme de la conclusion est explicite, l’anti-augustinisme y est aussi important que tacite. « L’homme n’est que chair, sang et orgueilleuse pourriture », disait Augustin (Confessions, Livre IV, chapitre 3). Montaigne ne veut pas polémiquer sur les questions théologiques en pleine guerre civile. Mais, bien sûr, la sévérité catholique, et plus encore protestante, contre l’abandon aux plaisirs du corps était aussi redoutable que celle des héros de Plutarque sereins dans le taureau de Phalaris.

Plus on se rapproche de la conclusion des Essais, plus l’accent d’intensité, est mis sur la juste estime de soi. Toute la sagesse de Montaigne, acquise de haute lutte au terme d’un travail intrapsychique plein de vaillance entrepris après une grosse crise de dépression aboutit à l’acceptation de soi. « Il n’est rien de si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment [...] et de toutes nos maladies la plus sauvage, c’est mépriser notre être. » (1110) Inversement, « c’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions pour n’entendre l’usage des nôtres. » (1115) L’estime pondérée de soi peut bien être dite la conquête principale des Essais, étant entendu que le corps aura toute sa place dans cette réhabilitation.

Voilà pourquoi, en dépit de la chronologie, Montaigne vient après Rousseau, s’il est vrai que la modernité a redécouvert l’estime pondérée qu’Homère et toute la tragédie antique avaient tellement cultivée à travers la critique de l’hybris. Pourquoi y a-t-il une Iliade et une Odyssée ? Parce que la sophrosuné, la prudence d’Ulysse, répond à la colère d’Achille. Achille, comme la majorité des héros de tragédie, est un exalté qui ne fait que provoquer des catastrophes, avant qu’il ne rentre en lui-même quand il perd Patrocle. Ulysse au contraire ne se laisse jamais emporter par ses passions. Sa piété envers les dieux montre bien qu’il ne sacrifie pas à son seul ego. Il se dévoue pour des missions embarrassantes comme récupérer l’arc de Philoctète, mais c’est pour le service de tous. Il combat farouchement pour sa femme, sa famille et sa maison, après avoir refusé le luxe et l’immortalité que lui offrait Calypso. Ulysse est vraiment le héros de l’estime pondérée de soi. Voilà pourquoi Homère fut l’instituteur de la Grèce ancienne.

Montaigne fait figure d’isolé dans les lettres françaises avec sa pondération mais on pourrait invoquer toute la littérature et la culture grecques, Homère, les tragiques, Thucydide ... pour peser, à sa rescousse, dans le plateau de la balance où il se tient.

Ce que les Grecs disaient à l’aide du couple sophrosuné/hybris, Paul Diel le dit avec les signifiants pondération/exaltation. Ces couples sont inconnus des radicalismes augustinien et rousseauiste. Cette question est fondamentale car parler de l’exaltation de l’amour-propre, c’est dire que celui-ci est une valeur quand il n’est pas exalté. On dira même plus : loin d’être un vilain défaut, l’amour-propre pondéré constitue la valeur morale par excellence car seule l’estime de soi permet l’estime de l’autre. Loin que le mépris de soi prôné par Saint Augustin et diffusé dans toute l’Europe pendant des siècles par L’imitation de Jésus-Christ ouvre sur l’amour, Diel montre que le défaut d’estime, la honte, donne la main à la vanité, au mépris et à l’envie pour mettre en branle une ronde infernale.

Nerval et Proust

Nous en arrivons au romantisme, grand pourvoyeur d’exaltation. Nous définirons même le romantisme comme une critique exaltée du monde moderne5.

Obsédé par la figure de Caïn, comme on l’a vu, le doux Gérard de Nerval était à la vérité agité de ressentiments jaloux envers un frère imaginaire qui n’était autre que le principe de réalité envers qui il éprouvait alternativement, comme Rousseau, mépris et honte, on peut le voir à la lecture des Chimères ou d’Aurélia. Tout Aurélia est une alternance de moments d’euphorie hybristique et de noire déréliction. Avec l’apparition du double, les deux côtés de la balançoire deviennent visibles en même temps. Nerval ne s’est pas davantage affranchi de sa névrose que Rousseau en dépit de ce qu’il affirme dans ce rêve survenu dans un moment d’apaisement :

J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et descendre […] quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : Viens, frère […] La divinité de mes rêves m’apparut souriante. […] Elle marcha entre nous deux. […] Elle me dit : « L’épreuve à laquelle tu étais soumis est arrivée à son terme ; ces escaliers sans nombre, que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée. » (309)

Les balançoires de Rousseau et les escaliers de Nerval disent exactement la même chose : la cyclothymie provoquée par un amour-propre blessé qui oscille entre inflation et déflation, l’un provoquant l’autre par compensation.

Mais, demanderaient les auteurs du Contre Sainte-Beuve ou de La mort de l’auteur, voulez-vous parler des hommes Rousseau, Nerval, etc. ou de tel ou tel personnage de leurs oeuvres ? Les deux, répondra-t-on à Proust et à Barthes, car comment ne pas voir que l’auteur que l’on chasse de l’œuvre en le séquestrant dans sa biographie rentre pas la fenêtre et habite le coeur même de l’œuvre ? On peut même affirmer qu’à partir d’un certain niveau de profondeur, toute œuvre est une autofiction et ne peut être que cela. C’est à ce niveau de profondeur que la meilleure lecture doit s’efforcer de descendre pour évaluer la nature de la pulsion vitale qui l’anime. Un enjeu secondaire mais non médiocre de notre analyse est donc de s’inscrire en faux contre la solution de continuité radicale qu’on a voulu établir entre ces deux incarnations d’un même homme que sont sa biographie et son œuvre.

La rupture montanienne anticipe sur les Lumières. L’optimisme des Lumières et sa complaisance envers l’amour-propre furent suivis d’une nouvelle crise de pessimisme au sujet de la nature humaine. Les romantiques renouèrent avec les vieilles thématiques augustiniennes : despectus mundi, ubiquité du mal, sécession d’avec la cité terrestre. Proust, ce post-romantique, est aussi sévère envers la cité terrestre que saint Augustin, sauf que son Dieu n’est pas celui d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais l’Art pur. Quand Proust rompt avec le monde, ce ne sont pas seulement les salons du Faubourg Saint-Germain, ce royaume du néant, qu’il congédie, c’est aussi, absolument, l’amour, l’amitié, la famille et la politique comme des impasses qui ne permettent aucune communication humaine authentique6. Quel rapport avec l’amour-propre ?

Autant qu’une cathédrale édifiée pour rendre un culte à l’Art pur, la Recherche est une pyramide posée sur la pointe. Cette pointe n’est autre que le fameux baiser différé que maman ne donne pas quand Swann est là. Or le sentiment clé dans cette affaire, c’est l’un des sommets du funeste carré de l’amour-propre lésé, celui qui définit la conscience esclave, l’envie, puisqu’il faut l’appeler par son nom (ou la jalousie). Après le récit de la terrible attente du baiser du soir, le narrateur anticipe sur le profond sillon qu’aura tracé dans son coeur « cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre ». Cette angoisse commence à flotter, « vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade » jusqu’à se fixer sur l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée. » (I, 30) Le trait d’union entre l’attente angoissée de Maman qui ne vient pas et l’attente angoissée de l’être aimé, c’est l’imagination frustrée et envieuse de « la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. » (I, 31). Cette remarquable analyse n’est renouvelée qu’en un seul passage de la Recherche :

Mon plaisir d’avoir Albertine à demeure chez moi était bien moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui, si du moins elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plus étais-je incapable d’éprouver de la haine. Et cependant aimer charnellement, c’était tout de même, pour moi, jouir d’un triomphe sur tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était un apaisement plus que tout. (III, 77)

Ces lignes extraordinaires dans leur terrible lucidité résument l’archéologie du désir malade constitutif de la psyché proustienne. Ce n’est pas de la sexualité qui est débusquée dans le subconscient, comme le croit Freud, c’est une aliénation de l’ordre de l’envie qui finit pas s’avouer au sein de la sexualité : aimer charnellement, c’était pour moi, jouir d’un triomphe sur tant de concurrents… C’est exactement ce que disait Rousseau : « L’amour-propre est un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la jouissance est purement négative et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement par le mal d’autrui. »

L’amour-propre blessé par une relation faussée avec la mère détermine donc la nature décevante des relations avec les jeunes filles et avec le monde entier. Et cette déception est la cause du saut dans l’Art pur du Temps retrouvé. Si on simplifie l’équation, on peut affirmer que l’amour-propre jaloux est la pierre angulaire de la cathédrale proustienne.

Conclusion

A travers les cas de Nerval et de Proust, c’est toute la sensibilité romantique qui peut être appréhendée. On commencera par dire que le romantisme est une réponse indignée à la domination de l’économie politique dans la société moderne de la part des élites en matière éthique et esthétique. Mais toute critique n’est pas exaltée, or le romantisme l’est fortement. On est obligé, pour rendre compte de l’exaltation propre à la sensibilité romantique d’ajouter à l’approche sociologique une approche psychologique. C’est ce que nous venons de faire rapidement avec les cas Nerval et Proust. Il ne serait pas difficile d’en faire autant avec les autres grands créateurs de ce temps et de montrer qu’il y a des raisons personnelles à l’exaltation de chacun. Leur génie est inséparable de leur angoisse.

Cette fois, la pertinence de l’amour-propre glisse de la question anthropologique à une grande question d’histoire littéraire puisque le romantisme et plus encore le post-romantisme sont à l’origine de la Littérature avec une capitale en gras et de sa revendication d’autonomie par rapport à la vie commune. Nous ne sommes plus à présent en train d’analyser les effets de l’amour-propre chez tel et tel auteur, mais la posture ou le statut d’exception revendiqués par la Littérature légitime depuis le début du XIX° siècle. Les belles lettres participaient à la vie mondaine. Le royaume de la Littérature n’est plus de ce monde, voué, en tout cas depuis 1830, à la corruption de l’argent.

La Poésie ne serait pas ce qu’elle est sans son envers, l’Économie. Les romanciers fustigent le Bourgeois.Les Poètes le bannissent de leur ciel. Il est leur bête d’aversion dans les deux cas. L’opposition du monde poétique et du monde économique est vraiment intéressante, pertinente et structurante. Notre objet est maintenant l’exaltation de cette opposition, c’est-à-dire la diabolisation de l’Économie7 et la sacralisation de la Littérature. Nous savons que l’exaltation est le trait commun aux quatre figures de l’amour-propre décomposé. C’est cette exaltation qui fait dire à Mallarmé que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre » ou à Proust que « la vraie vie, c’est la littérature ». Une crise de l’amour-propre se cache derrière toute attitude sécessionniste. Le structuralisme en est un autre exemple.

 

Parti d’une conception transitive de la littérature, nous l’avons interrogée pour voir ce qu’elle avait à dire sur la question anthropologique de l’amour-propre. Nous avons observé particulièrement les formes pondérées et les formes exaltées de ce dernier. Les formes exaltées de l’amour-propre viennent d’être appliquées au duel sans merci que se livrent depuis deux siècles l’Économie et la Littérature sous forme d’une hyperbolisation de la valeur revendiquée par la Littérature et d’une diabolisation faite par la même Littérature du monde économique. Elles enferment la littérature légitime dans une tour d’ivoire. Ou une chambre de liège, comme Proust dont le Contre Sainte-Beuve est l’objet d’une dévotion générale8.

Ouvrages cités

Augustin, Confessions, GF Flammarion, 1964, traduction Joseph Trabucco.

Augustin, La Cité de Dieu.

Bloom, Allan, L’amour et l’amitié (Love and friendship), de Fallois, 1993.

Borj-Jacobson, Mikkel, Lacan, le maître absolu, Stanford University Press, 1991.

Diel, Paul, Psychologie de la Motivation (1947), Payot.

Esprit, Jacques, De la fausseté des vertus humaines, Desprez.

Homère, Iliade, Les Belles Lettres, 1947, traduction Paul Mazon ; Odyssée. Les Belles Lettres, 1924, traduction Victor Bérard.

La Rochefoucauld, Maximes, Emile Hazan, 1930.

Marivaux, Réflexions sur l’esprit humain, dans Journaux et œuvres diverses, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1988.

Montaigne, Les Essais, coll. Quadrige, éd. Pierre Villey, PUF, 1989.

Montesquieu, Lettres persanes.

Nerval, Voyage en Orient, Dans Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, t. 2, 1961.

Nerval, Aurélia, GF-Flammarion, 1990.

Ovide, Métamorphoses, Les Belles Lettres, 1994, traduction Georges Lafaye.

Pascal, Pensées, éd. Léon Brunschvicg, Le Livre de poche, 1972.

Proust, A la Recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Pierre Clarac et André Ferré, 1954.

Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, G-F, 1971.

Rousseau, Les Confessions, Folio, 1973.

Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, dans Œuvres complètes, tome 1, Gallimard, Pléiade, 1959

Sartre, Jean-Paul, L’Être et le néant, Gallimard, 1998

Notes

1 .

Nuançons : l’amour-propre n’est pas la mimésis, il en est l’infrastructure ; c’est lui qui la provoque.

2 .

Lire ci-dessous la contribution de Cyrille Cahen, Amour-propre et besoin d’estime dans l’œuvre de Paul Diel.

3 .

La sociologie de Marcel Mauss rejoint la psychologie de Paul Diel pour montrer comment la reconnaissance s’échange spontanément sous la forme de dons et de contre-dons dans tout rapport amical. Voilà ce qui nous retient de suivre la conception pessimiste de Rousseau.

4 .

Paul Diel, Psychologie de la Motivation (1947), Payot, Voir sur ce sujet Bruno Viard, Psychanalyse du don, Revue du MAUSS, automne 2011.

5 .

Notre ouvrage Les Poètes et les Economistes, Kimé, 2004.

6 .

Notre ouvrage, La littérature ou la vie. Marcel Mauss du côté de Proust, Ovadia, 2008.

7 .

Il va sans dire qu’évoquer une diabolisation de l’économie ne dispense en rien d’en faire la critique. On ne la fera que plus pertinemment.

8 .

L’exception qui confirme la règle, le Contre Saint Proust de Dominique Mingueneau, Belin, 2006.

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