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Résumé

Plus d’un an après la parution du Sexe des Modernes, il m’a paru nécessaire de le « réintroduire » : le réintroduire auprès des lecteurs comme auprès de moi-même tant il était important de clarifier certains points, étant donné la confusion, les conflits, les quiproquos régnant dans le champ de discours mis au jour par l’irruption du signifiant genre. Je ne me situe ni dans l’espace de la clinique, ni dans celui de l’activisme mais dans le champ du savoir, et plus précisément dans l’espace du métadiscours, posant par là que la question du genre ne déconstruit les catégories sexuelles normatives que dans un désir de savoir. C’est à cette lumière que j’expose les grandes sections de mon livre. J’y apporte un prolongement inédit sur la question trans comme un post-scriptum au Sexe des Modernes.

Abstract

More than a year after the publication of Le Sexe des Modernes, it seemed necessary to me to "reintroduce" it: to reintroduce it to the readers as well as to myself, so important was it to clarify certain points, given the confusion, the conflicts, the misunderstandings reigning in the field of discourse brought to light by the irruption of the signifier gender. I do not situate myself in the space of the clinic, nor in that of activism, but in the field of knowledge, and more precisely in the space of metadiscourse, postulating that the question of gender only deconstructs normative sexual categories in a desire to know. This is the perspective in which I present the main sections of my book. I bring to it an unpublished extension on the trans question as a postscript to Le Sexe des Modernes.

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À la jointure du XXe et du XXIe siècle, quelque chose s’est passé dans l’ordre de nos représentations comme sujets sexués. Des bouleversements ou ruptures majeures ont eu lieu dans nos idées touchant à la sexualité, à ce qu’est un sexe, aux identités, aux formes de la parenté, et ce qui se passait ne semblait avoir qu’un seul théâtre, qu’un seul territoire : le champ social. Le champ social entendu au sens par exemple de Bourdieu, comme lieu de prises de positions conflictuelles autour d’enjeux spécifiques, que ce soit l’école, le salariat, la justice, ici donc le sexe, désormais entendu comme une question de genre. Cet espace était peut-être moins un lieu « apodictique », justifié par une nécessité incontestable, qu’une manière d’imposer l’événement, d’imposer le fait comme un état de fait. Il m’a semblé qu’on pouvait interpréter autrement le nouvel état des choses à partir de ce que Michel Foucault désigne dans sa préface à L’Usage des plaisirs, comme une « expérience » ou mieux encore comme ce qu’il appelle une problématisation, comme une expérience à travers laquelle des groupes, des communautés, des ensembles sociaux problématisent leurs comportements. Et donc que la catégorie historique troublante de genre était précisément le produit d’une problématisation1.

La différence entre un état de fait et une problématisation, c’est que la seconde ajoute une dimension qui importait à Foucault, celle du savoir, un rapport au savoir2. Or, si l’évolution des représentations touchant au sexe me frappait comme tout le monde, ce qui m’intriguait davantage précisément c’est le bouleversement dans le savoir qu’elle impliquait : ruptures dans les pratiques de pensées, dans les références culturelles, dans les cheminements conceptuels, effacement et réécriture des discours antérieurs, oubli de ces discours, etc. Cet étonnement devant les très brusques mutations dans les savoirs m’est ainsi très vite apparu comme plus essentiel que ce que les sociologues appellent les faits sociaux. Cette question du savoir m’intéressait d’autant plus que la catégorie de genre comme fait social, s’affichant comme fait social, interdisait qu’elle fût une théorie : « Il n’y a pas de théorie du genre » entendait-on dire avec un esprit de système qui d’ailleurs aurait dû alerter ceux qui véhiculaient le message, tant cet esprit de système laissait entendre que la question de la théorie, et celle de son apparente inutilité, devait être questionnée : questionnée comme question posée au savoir. Et tout au long de mon livre j’examine en fait à quel jeu du vrai et du faux répond cet énoncé – il n’y a pas de théorie du genre –, que, pour cette raison, j’ai inclus dans le titre de mon livre sous sa forme affirmative.

Cet objet – le savoir – tombait donc bien, et cela d’autant plus pour le sujet que je suis puisque comme sujet je me suis toujours senti animé par un désir de savoir, ce que Foucault appelle, toujours dans cette belle préface, la curiosité, ou encore « l’égarement de celui qui connaît3» : entendre « égarement » littéralement et dans tous les sens. J’étais suffisamment égaré – comme tout le monde l’était en fait, et l’est toujours – pour être véritablement curieux, pris par un désir, un désir de savoir. C’est pourquoi dans mon propos, il ne sera pratiquement question que de savoir, laissant donc supposer qu’à mes yeux, il n’est d’activité humaine qui ne convoque le savoir, savoir qui, alors, en retour devient la plus-value grâce à laquelle cette activité s’exerce comme médiation, et passe donc aux yeux de nous tous pour être un fait social. D’une certaine manière la vie sociale est une scène théorique, au sens où l’entendait Louis Althusser4.

Un livre long

Et j’ai alors écrit un livre long, de plus de 500 pages avec près de 3000 notes de bas de page, et que j’ai voulu tel, associé à une certaine conception de l’essai liée à ce que je viens d’appeler un désir de savoir selon le mot de Saint Augustin, lalibido sciendi. Je reviendrai sur ce qui dans ce livre, lie profondément savoir, épistémologie, désir, concupiscence, et son objet : le sexe, spécifiquement Le Sexe des Modernes, en tant qu’il est pris dans des enjeux de pensée.

De ce fait, il m’a semblé dès le début de ma recherche que celle-ci devait impliquer un certain degré d’érudition, une érudition au présent, d’où toutes ces notes, ces précisions historiques, philologiques, linguistiques, d’où l’importance des dates que j’essaie systématiquement de signaler, d’où la nécessité qui m’est très vite apparue que je ne pouvais pas citer les Américain.e.s – Rubin, Newton, Spivak, Silverman, Butler… , sans y ajouter le propos en anglo-américain tant la médiation de la langue s’est révélée cruciale dans la puissance assertive des énoncés, dans la performativité respectives du français et de l’anglo-américain, performativité parallèle et souvent rivale.

Puissance assertive des énoncés à la hauteur de l’enjeu, et dont l’importance apparaît à tout un chacun, ne serait-ce que par l’universalité que la catégorie de genre, gender, a très rapidement acquise. Universalité qui n’est pas seulement un effet de la globalisation en cours, standardisation économique, culturelle, linguistique et académique, standardisation des savoirs, mais universalité liée aussi à la question posée. Celle du genre donc où se joue une mise en cause par le savoir de ce qu’on pourrait appeler une Ur-doxa, terme qu’on peut traduire par croyance première, une croyance-mère, une croyance en principe non-modifiable en ce qu’elle serait indissolublement liée à notre humanité, et touchant ici au caractère originaire et fondateur de la différence sexuelle.

De sorte que la longueur du livre, le souci d’être précis, cet espèce d’élan – libido – qui m’a conduit à lire ou à relire minutieusement tant de textes, à les croiser et recroiser sur un damier qui ressemble aussi à un jeu de l’oie dont l’itinéraire devait être aussi labyrinthique que précis, tout cela était aussi commandé par l’objet – le sexe comme genre –, et qui en effet relève de la « volonté de savoir » – traduction foucaldienne de la fameuse libido sciendi augustinienne.

Mais tout cela aussi relevait de ce que j’appellerai une forme de respect intéressé, d’admiration pour la plupart des protagonistes du livre, y compris pour ceux ou celles qu’il m’arrive de malmener. Ainsi, les réserves que je formule à propos de Judith Butler, ne doivent pas effacer que l’épigraphe de René Char que j’ai placée en tête du livre vaut d’abord pour elle, ne serait-ce que parce que le mot « trouble » y occupe une place de choix : «Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » À l’évidence, Butler mérite égards et patience car elle est venue au monde pour y apporter un trouble, un trouble dans le genre, et que ce trouble n’est pas n’importe quoi.

Alors, si je voulais résumer mon livre sous un seul angle je dirais que c’est donc l’angle qui unit l’un à l’autre le sexe à un savoir, et les quatre parties de mon livre, comme son épilogue, sont en effet des explorations de savoirs – savoirs d’une très grande puissance, parfois d’une sophistication un peu folle allant même, chez Deleuze, Lacan ou Derrida, jusqu’à une forme d’ésotérisme, c’est-à-dire allant au-delà de ce que les savoirs constitués peuvent transmettre, allant parfois jusqu’à des formes de délires conceptuels, dans une dimension hallucinatoire de la pensée. J’en donne quelques exemples – j’ai cité Deleuze, Derrida, Lacan – mais cette dimension hallucinatoire trouve aussi à se projeter chez Judith Butler, notamment à propos de la catégorie du phallus lesbien, entrevu sur un mode en effet hallucinatoire, explicitement mystique à l’occasion du visionnage du film Paris is burning de Jenny Livingston. Cette dimension hallucinatoire n’est nullement négative à mes yeux. Bien au contraire. Elle montre tout simplement le lien essentiel qu’il y a entre le sexe et son image, sa représentation visuelle, elle montre le rôle déterminant de l’image pour que le trouble se produise, et qui dès lors relève peut-être de la fascination. Fascination pour ce que nous sommes ou pas.

Explorations des savoirs sous l’angle de leurs épistémologies, sous l’angle de la sociologie de la vie intellectuelle, sous l’angle des rivalités mimétiques entre nations, langues, et cultures, sous l’angle donc des arts visuels (photographie/peinture), sous l’angle de l’histoire des idées etc.

Le signifiant

Mais si le terme de genre/gender a émergé dans notre réalité mondiale en s’appuyant sur des savoirs constitués, il l’a fait au titre de signifiant. Tout est là. C’est parce qu’il a émergé en tant que signifiant que quelque chose a eu lieu. J’entends par là l’événement par lequel un terme – genre/gender – s’est extrait de manière inattendue de la chaîne signifiante où il avait jusqu’alors trouvé place dans la langue, s’est extrait du flux lexical de la langue, du flux des mots de la langue, pour signifier autrement. Le signifiant continue de prendre place dans des énoncés mais c’est désormais comme s’il était entre guillemets ou en italiques, accédant à une modalité de sens qui dépasse de très loin la signification qu’on lui attribuait jusqu’alors pour devenir un bloc indécomposable, voire ininterrogeable. De sorte qu’on se demande comment on faisait auparavant pour pénétrer ce nouveau domaine de sens qu’il a ouvert, comment on faisait sans lui. Au point aussi de devenir un fétiche qui détermine les places de chacun par rapport à lui, le plus grand commun diviseur.

L’émergence du genre/gender comme signifiant l’a amené également à en barrer un autre, à le raturer, à la suspendre, et surtout à le déloger de la place qu’il occupait jusque-là, dans son austère monarchie, pour reprendre l’expression de Michel Foucault : le mot sexe. Une partie de mon livre est de ce fait philologique : repérer les itinéraires historiques de ce signifiant, car l’histoire commence avec le conflit, la rivalité, ici donc ceux qui associent genre et sexe et les dissocient.

Mais il y a autre chose dans la fonction du signifiant, quelque chose de plus essentiel encore dans son lien aux savoirs dont j’ai indiqué la place majeure qu’ils occupent dans mon propos. Avec le signifiant se joue alors toute une aventure de pensée selon que le signifiant domine le savoir constitué ou qu’au contraire c’est le savoir constitué qui domine le signifiant. Le sujet à l’initiative d’une telle aventure, celle par qui un signifiant devient signifiant-maître – du moins dans le récit que j’en fais – c’est Judith Butler. Voilà pourquoi, malgré la sévérité de certaines de mes analyses, j’en fais en même temps l’héroïne de cette aventure, le pivot événementiel autour duquel tourne tout le reste, pas seulement l’histoire américaine du genre, depuis John Money et tant d’autres jusqu’à elle, et après elle, mais aussi cette histoire très française, et que j’ai voulue pour cela, par un contraste ironique, très masculine, de Sartre à Lacan, de Lévi-Strauss à Derrida, Deleuze ou Barthes. Avec cette introduction du signifiant – genre – dans le champ des savoirs, ce n’est pas seulement une aventure de pensée qu’il s’agit de retracer. Introduire un signifiant dans le champ des savoirs, c’est le troubler, autrement dit troubler le monde : créer un véritable nœud, indémêlable et d’une sinuosité retorse entre signifiant et savoir, entre ce que le savoir pose et ce que le signifiant suppose. Un livre, un essai, a pour fonction de trouver un scénario tel qui nous ouvre la porte qui donne sur un théâtre où nous surprenons nos penseurs en pleine activité, et où ils sont donc comme des personnages, mais simultanément un scénario qui nous raconte comment, pourquoi, de quelle manière ceux-ci se retrouvent à cet endroit, et dans des positions aussi multiples et aussi inattendues. C’est pourquoi mon livre, malgré l’aridité de certaines analyses, peut aussi se prévaloir d’une certaine dramaturgie, voire par instants peut-être d’un certain romanesque. D’où peut-être le fait que j’occupe dans ce livre une position qui n’est pas loin de celle d’un narrateur, à la condition de voir le narrateur comme une voix duplice, ductile et qui serait comme l’écrit Barthes « la voix même de la lecture », celle d’un processus dont la dramaturgie n’obéit qu’à des intérêts immanents au livre. Narrateur et donc sujet d’une médiation qui s’exerce dans tous les sens possibles. Voilà pourquoi j’ai dédié mon livre à l’un des personnages d’un de mes romans, La Fille, publié en 2015 au moment où j’ai commencé à écrire Le Sexe des Modernes : ce personnage s’appelle Claudie qui n’est pas une fille mais un garçon, qui n’est pas un garçon mais une fille. Le trouble dans le genre implique sans doute ce genre d’expérience subjective où le sujet se compromet en hallucinant lui-même un trouble dans le genre.

Alors si d’une certaine manière on pourrait résumer tout le livre par le biais de ce couple signifiant/savoir, c’est aussi parce que ce couple convoque de manière particulièrement subtile le désir. S’il y a trouble dans le genre, c’est un trouble introduit par le désir de savoir. Le sexe comme le genre ne sauraient être troublés autrement que par un trouble dans le savoir qui est aussi un trouble du savoir. Façon aussi de ramener le trouble introduit par les gender comme par les Modernes à quelque chose de plus originaire, qui les précède en profondeur, si on se souvient de la formule si profonde de Hegel extraite de ses Leçons sur la philosophie de la religion : Même Dieu au paradis n’a pu éteindre la soif de connaissance, la volonté de savoir.

Le Performatif

La première partie de mon livre tente de reconstituer l’émergence du signifiant genre, et donc sa fabrication, son établissement par rapport aux champs épistémologiques qui lui sont indispensables. C’est la partie la plus austère du livre et la plus conflictuelle. J’y interroge le détour opéré par Butler à partir de son habitus culturel qui est un mixte de philosophie analytique et de pragmatisme. Détour par l’Europe, par ce que les anglo-saxons appellent l’espace continental, incarné dans cette configuration précise par la France des Modernes, structurale et post-structurale. Emprunts, détournements, mais aussi solidification de la notion de genre par ces biais. Avec un gros morceau, le performatif : si le genre est construit socialement, l’idée de construction n’est pensable qu’à travers une épistémologie de la performativité. Encore fallait-il en avoir eu l’intuition et c’est là tout le mérite de Butler, et c’est en cela qu’elle a produit une théorie. Le performatif désigne ces énoncés où dire c’est faire, où les énoncés ne se contentent pas de désigner mais sont des actes qui produisent, qui performent, ce qu’ils énoncent. Butler est donc celle qui donne la clef épistémologique du genre comme construction sociale en l’adossant à une catégorie sociolinguistique : le performatif, ce qui nous fabrique comme genrés.

Le performatif, la performativité est vraiment l’occasion alors d’une forme d’archéologie de la relation franco-américaine car cette catégorie n’est pas devenue problématique seulement avec Butler. Elle l’est originairement dans ce que j’ai appelé la mitoyenneté entre la pensée continentale et la pensée anglo-saxonne puisqu’il y a dès l’origine une double lecture du performatif. D’un côté le registre structural, celui du sujet parlant avec Benveniste, et de l’autre un registre à la fois analytique et pragmatique avec Austin.

Ce caractère problématique a pris soudain une pertinence historique nouvelle dans la tentative de Butler de pallier les insuffisances criantes du performatif analytique d’Austin pour l’usage qu’elle voulait en faire, à savoir donc penser la fabrication du genre comme construction. Le faible niveau des éléments de discours qui chez Austin constituent le performatif en classe d’énoncés (« je lègue ma montre à mon frère » etc.) l’a obligée évidemment à recourir à une pensée plus audacieuse, plus brûlante : tel est aussi le pouvoir attractif de la Théorie, d’Althusser à Derrida. Il s’est agi pour elle d’appuyer la faible performativité du pragmatisme d’Austin sur la puissance spectaculaire du performatif structural.

Ce n’est pas seulement alors l’occasion par la médiation du concept de performatif de confrontations réciproques – Butler par rapport à Bourdieu, Althusser, Derrida, Foucault, mais aussi de confronter tous les noms que je viens de citer à eux-mêmes dans une forme de confrontation interne au champ structuraliste et donc s’intéresser aux emprunts, aux silences qui les associent et les séparent. C’est pour moi en outre l’occasion de montrer que, malgré les apparences, Butler ne fait pas n’importe quoi, notamment, il me semble, dans son usage de Foucault et aussi dans ce qui peut apparaître comme une forme de « défaillance » de Foucault par rapport au performatif. Défaillance qui est un des multiples truchements du jeu butlérien avec le « texte » moderne5.

Le geste fondamental de Butler est d’avoir voulu donner avec une ténacité impressionnante, à un phénomène politico-culturel (le phénomène queer) une dimension épistémologique de grande envergure. Elle tient à ce mot – épistémologie –, elle tient à ce geste et elle a raison d’y tenir, tant elle se situe donc, elle aussi, dans un désir de savoir.

Dans cette première partie, je m’attache donc à examiner ce long, compliqué et difficile détour que Butler opère par l’Europe : fantasme peut-être que l’Europe détient quelque chose comme le savoir, ou le discours du savoir et qu’il faut – comme dans les périples initiatiques – prendre le risque d’aller le chercher. Ce discours du savoir porte un nom qui a fait rêver : Théorie – nouvelle dénomination d’un Savoir absolu. C’est donc à ce rapatriement du savoir, mais surtout à sa déconstruction et reconstruction par Butler que je me consacre ainsi dans cette première partie où bien entendu – comme dans toute entreprise de transfert culturel –, le plus important se situe dans le contre-transfert qu’on peut repérer très précisément dans l’aveu cruel et ironique de Butler, dans Trouble dans le genre, selon lequel la fameuse French Theorydont est prétendument pétrie la notion de genre (gender), est en réalité « une drôle de construction américaine6» : là se situe sans doute ce contre-transfert – qui est donc un rapport particulièrement retors à la Théorie au travers de ces multiples jeux de présence-absence.

Le Travesti

La deuxième partie du livre prend la question sous l’angle d’un savoir très spécifique que je donne comme indispensable au trouble et qui a un maître, un maître de savoir : le travesti, maître du trouble dans le genre, est, à la manière de l’hystérique, celui qui fait reposer ce savoir, son savoir, sur la jouissance. Savoir de la jouissance, jouissance du savoir. Un savoir sur le sexe dont la jouissance est la matière. Savoir mythique qu’il prétend avoir dérobé à la femme. Ce personnage capital nous délivre cette vérité première : le sexe est semblant, le trouble dans le genre tient à la puissance active de l’image du genre, puissance de fascination, puissance hallucinatoire. Voilà qui explique la présence en couverture de mon livre du Self Portrait in Drag d’Andy Warhol7 : maître de l’art conceptuel où précisément l’image devient – en tant qu’elle s’affiche pleinement comme conceptuelle – l’espace du trouble.

Une série de travestis apparaissent dans cette deuxième partie : le travesti japonais de Barthes et le drag queen de Butler emprunté au cinéma de John Waters et de sa Divine, puis de manière plus centrale et plus étendue la Divine de Genet dans deux lectures fascinantes, celle de Sartre et celle de Derrida, sous le regard attentif de Lacan, et enfin, l’apparition d’une troisième modalité de travestissement et de trouble dans la représentation du genre : le travesti lesbien où Butler fait l’expérience de l’image troublée avec le film Paris is Burning de Jenny Livingston auquel j’ai fait allusion. Dimension hallucinatoire de l’image fixe ou mobile du travesti où ce qui dérange et attire le regard c’est à chaque fois l’effet sidérant d’une présence-absence du phallus sous la robe du travesti. Tout le savoir se réfugie bel et bien là. Et des choix se font : selon qu’on dénie la présence du fantôme phallique (Barthes avec le Neutre, Butler avec le phallus lesbien), ou selon qu’on en marque la présence sidérante : Genet, Derrida, Lacan… C’est cela que j’explore, en grande partie aidé par Lacan dont j’ai découvert et je découvre chaque jour (ou presque) le rôle majeur qu’il attribue au travesti dans la question du « réel du sexe ». Ainsi tout récemment dans la séance du 9 juin 1965 du séminaire inédit Problèmes cruciaux de la psychanalyse : « Ce qui est du réel du sexe auquel jusqu’à présent nous n’accédons que par le travesti, que par la suppléance [le fétiche ?] ou que par la transposition de l’opposition masc/fem en actif/passif vu/pas vu etc. »

Perversion

La troisième partie désigne le savoir promu par les Modernes, les Français, comme savoir pervers. Où la perversion est méthode de connaissance, accès au spéculatif pur – selon la formule de Deleuze – où donc tout devient possible. Puissance de déplacement du savoir constitué par outils de la perversion : la dénégation, le fragment, l’intervalle, la fantasmagorie, et dont l’écriture est le véritable espace. Le discours pervers des trois personnages convoqués – Deleuze, Derrida et Barthes – détourne le savoir d’un Maître : Lacan. Si l’aventure de la connaissance perverse peut avoir lieu c’est parce qu’il y a un fantastique scénario tout prêt à être détourné, un Ouvroir de textualité potentiel : le scénario de la castration dont Lacan a fait le centre de sa doctrine. Scénario au sens où le récit lacanien est une sorte de machine textuelle inépuisable, mais aussi au sens où son retournement, son inversion, devient un espace spéculatif essentiel pour la Modernité : la castration n’est plus complexe de castration, elle n’est plus ni le manque, ni la limitation donnée au fantasme de toute puissance, ni la clef de l’ordre symbolique : la castration est au contraire le point de départ d’une nouvelle logique du sens : le Neutre. Le Neutre apparaît comme la catégorie logique la plus à même de troubler le genre puisque le Neutre est un élément interne à la structure du genre, Masculin/Féminin/Neutre, et que c’est au sein même de l’univers symbolique que le trouble doit naître, que le dérèglement peut se faire à l’envers de la castration. Il naît en effet sous la forme que cette époque, les années 1960-1970, a donc appelé « perversion ». C’est l’occasion alors de survoler la fantasmagorie perverse dans une exploration historique de la période, et d’y établir ce qu’y signifie alors la perversion, et les raisons de ce dévolu, et aussi le fonctionnement de ce qu’a été le « périple structural ». Les trois héros sont donc Barthes, Deleuze et Derrida. Avec Butler en filigrane et en embuscade, notamment dans son lien avec Derrida : et peut-être alors le mot emblématique de l’aventure des Modernes, serait ce mot-valise conçu par Derrida : celui deperverformatif – intraduisible évidemment – mais qui rend compte je crois de cette dimension spéculative de la perversion pour la « Théorie ».

Foucault

La quatrième partie est entièrement consacrée à Michel Foucault, celui qui justement va rompre philosophiquement avec le jeu esthétique des « pervers » après avoir été leur compagnon de route dans les années 1960 avec son Histoire de la folie ou ses textes sur Blanchot, Bataille ou Klossowski. Celui que, à partir de cette rupture, on peut alors appeler le post-européen. J’y donne un rôle central à son livre La Volonté de savoir (1976), et notamment à l’énoncé selon lequel nous sommes passés d’une société fondée sur la Loi à une société fondée sur la norme. Propos capital et qui balaie tout avec lui. Mais évidemment c’est alors presque tout Foucault qui est mobilisé, notamment à partir de L’Archéologie du savoirjusqu’à son Histoire de la sexualité. Et puisque je suis parti de la question du savoir pour présenter mon livre, je dirai volontiers que Foucault est précisément celui qui ne veut pas céder au trouble dans le savoir, au trouble dans le savoir provoqué par l’émergence du signifiant dans l’espace de la connaissance : émergence du signifiant à quoi on reconnaît le geste moderne par excellence. Et je veux pour preuve de ce refus du rôle spéculatif du signifiant dans le champ du savoir, sa tentative absolument héroïque, dans L’Archéologie du savoir, de fonder son enquête non sur le trajet des signifiants mais sur une généalogie des énoncés, sur une histoire des discours dont j’examine toutes les conséquences et notamment le rapport compliqué qu’il établit avec le positivisme.

C’est en tout cas lui qui va le plus loin dans une nouvelle épistémologie rendant possible les gender par le bouleversement considérable que le concept de norme provoque dans sa radicalité, nous écartant de manière définitive du danger de transcendance que la Loi fait peser, le danger d’une forme de souveraineté du sujet, au sein même de la Modernité. Ce qui me frappe chez Foucault c’est que l’opération par laquelle la norme comme processus en perpétuelle extension se substitue à la rigidité de la Loi chez Lacan, est l’élément pivot qui permet à Foucault de suspendre l’espèce de quadrilatère qui soutient l’entreprise moderne : ce quadrilatère dont les quatre côtés sont la théorie, le sujet, le désir, et le sens qui pour lui sont des résidus de la métaphysique.

Je propose une lecture très radicale de la rupture opérée par Michel Foucault par le concept de norme, en faisant de La Volonté de savoir l’épicentre du bouleversement qu’il opère et par lequel il peut être en effet post-européen. Ce qui me frappe d’abord dans ce livre paru en 1976, c’est la violence problématique à l’égard de ses contemporains et amis (problématique parce que jamais explicitée) mais aussi plus globalement contre l’espace culturel et épistémologique européen auquel il donne ce nom un peu aventuré d’Occident. Si la norme pouvait dans Surveiller et punir être encore confondue avec ce que Judith Butler appelle un peu cruellement le romantisme des Français en ce qu’il demeure dans un espace de négativité (celui d’un pouvoir répressif), ce que la rupture de 1976 apporte c’est l’inimaginable pour la pensée française d’alors8, la possibilité de penser le pouvoir hors de toute négativité mais comme production sans aucun envers négatif. En quittant l’espace juridique encore commandé et régi par du langage, du discours, des signifiants, pour se situer dans l’espace proliférant du Bios, dans l’espace de la vie, Foucault nous ouvre à une tout autre démarche qui à mon sens a pour vocation de clore le XXe siècle européen (artiste/littéraire). Et d’ouvrir le discours à d’autres horizons : dont la question du genre.

Épilogue

L’épilogue de mon livre est consacré aux gender en devenir et il prend pour cela en écharpe le discours contemporain de Butler pris dans des effets de rivalité dont un nouveau signifiant tout à fait fascinant – Trans – est responsable. On voit à ce titre que l’embarras de Judith Butler quant à cette question surgie, pourrait-on dire, comme un enfant qu’on lui aurait fait dans le dos, est bien ce qui confirme en profondeur le lien du savoir et du signifiant. Il est significatif en effet que Butler, dans Trouble dans le genre (Gender Trouble, 1990) qui aspirait à fonder le signifiant genre en concept permettant de construire un système critique total, n’ait pas été en mesure d’y donner une place au trans. Dans ce livre fondateur, le trans n’a pas droit en effet à être pensé en termes de genre – par exemple sous la forme du signifiant « transgenre » dont l’emploi eût été évident – et demeure abouché au sexe, à cette vieille catégorie que le genre était censé enterrer. En effet, dans Trouble dans le genre, Butler parle systématiquement des transsexuels. Le Trouble dans le genre ne concerne pas les « trans »… Il faudra attendre près de quatorze ans avec Défaire le genre (Undoing gender, 2004) pour qu’elle passe de transsexuel à transgenre et j’explique dans quelles conditions compliquées. Est-ce un acte manqué ? C’est en tout cas dans les liens sinueux du signifiant et du savoir, un moment où le concept résiste à quelque chose de neuf qui le conteste de l’intérieur à partir d’un autre signifiant, encore virtuel, qui ne sera donc ni transsexuel, ni transgenre, mais trans tout simplement.

Commence alors avec l’épilogue une autre histoire. Une nouvelle histoire, celle que nous sommes en train de vivre. Et qui peut-être nous permet de jeter ce regard déjà rétrospectif sur la notion de genre, regard déjà rétrospectif d’où mon livre est issu, et qui aspire à penser le présent. Cet épilogue par sa longueur est presque une cinquième partie. D’une certaine manière, il marque le retour en spirale de la question du sexe : en spirale puisqu’il n’est plus à la même place mais qu’il fait retour sous la forme d’un spectre : celui de l’identité. Cette question à mes yeux bouscule le discours de Butler et j’en examine les nouveaux détours. Elle nous bouscule tous aussi par la rapidité et la violence de son émergence planétaire : signe d’un emballement où se dévoile et s’accentue le caractère problématique voire énigmatique de la sexuation, mais aussi le voilement de la question du désir qui était au centre du discours des Modernes au profit d’un tout autre tourment, tourment que je viens de qualifier de spectral, le tourment de l’identité, que je désigne dans la préface à mon livre par le to be or not be…. de Hamlet. De quel sexe suis-je ? telle est la question.

Ce qui reste alors comme dernière leçon c’est l’extrême violence qu’implique tout trouble dans le genre où l’aspiration à l’émancipation ne peut pas ne pas déclencher de nouvelles divisions, de nouvelles violences, de nouvelles rivalités. Violence qui n’est évidemment pas imputable aux acteurs (trans ou pas trans) mais au scénario.

Trans

Et je voudrais alors conclure à partir de la question trans en revenant précisément sur le point de départ de mon propos, la question du savoir, et cela avec deux remarques. D’une part la question épistémologique, et d’autre part l’illustration de cette question par un exemple. La question épistémologique relève du symptôme, c’est la disparition d’un réflexe spéculatif des Modernes, à savoir interpréter. Et l’exemple, c’est le documentaire Petite fille de Sébastien Lifshitz (2020). Je n’ignore évidemment pas le statut que ce documentaire a aux yeux de la radicalité LGBT, vu davantage comme fait pour les lecteurs de Télérama par son esthétique mainstream, que pour les minorités activistes trans ou queer. Mais précisément ce film dans sa vocation de médiation vers le « grand public » dit des choses importantes. Un jeune enfant nommé Sasha présenté comme transgenre y est l’héroïne d’un combat pour la reconnaissance de son identité de genre : petite fille.

Le scénario forclôt par avance l’hypothèse interprétative : la parole de Sasha ne doit connaître qu’une seule réponse, enregistrée comme telle par les témoins et acteurs du documentaire. Cette réponse est l’approbation. La question, pour moi, n’est évidemment pas de la contester, bien au contraire, mais de m’interroger sur la signification de cette empathie en termes qu’on pourrait dire politiques, mais qu’ici je préfère donc poser en termes d’épistémologie. Je ne vais donc pas parler du fait trans lui-même, mais du discours sur…, du métadiscours sur cette question, et d’ailleurs moins à partir de l’enfant transgenre, qu’à partir de la mère qui apparaît dans le film Petite fille et dont déjà c’est une interprétation que de s’intéresser à son rôle.

L’omniprésence de la mère, le caractère souvent intrusif de ses gestes, baisers, discours à l’égard de Sasha, le fait que la mère, dès le début du film, explique longuement et avec une émotivité intense, que pendant sa grossesse, elle ne désirait qu’une chose – avoir une petite fille –, les yeux perpétuellement embués de larmes portés sur Sasha, les caresses débordantes sur l’enfant ne conduisent pas à l’interprétation qui au XXe siècle aurait immédiatement jailli : tout cela – en dehors même de toute prétention à la clinique – aurait été immédiatement traduit, interprété comme une projection de la mère sur l’enfant, voire d’une espèce de lien incestueux, d’une relation narcissique pathologique. Interpréter pour un Moderne, c’est poser que les discours explicites doivent être systématiquement déconstruits à partir des signes (périphériques ou non) qui en déjouent le sens. Dans cette perspective, la mère n’est pas une mère courage qui soutient le combat légitime de son enfant, la mère est un monstre comme d’ailleurs le sont toutes les mères dans l’imaginaire moderne depuis Georges Bataille, dont le Ma Mère, chef-d’œuvre inachevé, a fonction de modèle. Il nous suffit de penser à Duras depuis son Barrage contre le Pacifique mais aussi à son intervention dans l’affaire Villemin en 1985, là où la mère est nécessairement meurtrière du fils, parce qu’il n’y a pas de mère. Il n’y a que des femmes qui ratent leur maternité : « Ce qui aurait fait criminelle Christine V., c’est un secret de toutes les femmes, commun9. » Ce texte de Duras est peut-être l’une des dernières interventions modernes par l’incroyable violence interprétative, quasi-hallucinatoire, dont la négativité est le ressort essentiel : une sublimation du négatif dont le meurtre est l’ombilic et l’horizon, puisque la Modernité fut un terrorisme, et en ce sens une écriture du sublime.

Mais pensons aussi et peut-être à Sartre et à cette scène des Mots où, enfant, ses belles boucles qui, à sept ans, font de lui « une fille », lui sont coupées sur ordre patriarcal de son grand-père Charles Schweitzer, contre les vœux de la mère, Anne-Marie, la « fille-mère ». Le Patriarcat se révélant alors moins comme domination masculine que comme souci de maintenir la différence des sexes et de veiller à une « juste » répartition des rôles. Sartre interprète la béatitude de sa mère à le conserver en « petite fille » comme un sac de névrose, où les fameuses boucles, fascinant fétiche, comblaient sa misère, sa propre misère de fille-mère, et le pauvre narcissisme maternant : « [Anne-Marie] eût aimé, je pense, que je fusse une fille pour de vrai ; avec quel bonheur elle eût comblé de bienfaits sa triste enfance ressuscitée10. » Les Modernes étaient bien méchants… Ils interprétaient car ils voyaient des désirs là où aujourd’hui il n’y a plus que des évidences qui s’énoncent.

Aujourd’hui Petite fille, le film, nous l’apprend : la mère n’est pas interprétable. Mais plus globalement, c’est le film dans sa configuration entière qui doit échapper à l’interprétation. Pourquoi ?

Il ne faut pas dire que Sasha désire être une petite fille, désir qui aurait ravi un Moderne en attestant par là le polymorphisme libidinal de l’enfant, il faut dire que Sasha est une petite fille. Or ce passage d’un énoncé à l’autre, de « Sasha désire » à « Sasha est », peut être lu comme une coupure épistémologique, une rupture dans le savoir, dans notre rapport au savoir. Désirer engage un régime de sens devenu aujourd’hui inaudible car ce qui est désormais inaudible, c’est le sens. Le sens en tant qu’il nous rattache au sujet, et à la contestation de soi qu’engage toute subjectivité, et donc à l’interprétation infinie, et auquel se substituent désormais les faits, les états de fait, devenus la prose de notre monde.

Ainsi le signifiant Trans agit et se diffuse non seulement comme signifiant, mais au travers d’une grammaire, dans des énoncés qui fonctionnent tout autant comme rupture que le signifiant lui-même. Nous sommes passés du trouble dans le genre à la transe dans le genre.

Qu’est-ce qui dans l’énoncé – « je suis une petite fille (dans un corps de garçon) » – résiste à l’interprétation, c’est-à-dire à l’expérience moderne, et au savoir qui la fonde ? Eh bien, ce sont deux traits fondamentaux qui précisément proviennent directement de la théorie du genre, qui s’affirme parfaitement par là comme une théorie par sa capacité à penser au-delà de son propre contexte : la performativité et l’itération.

L’acceptabilité de l’énoncé « je suis une petite fille… » prononcé par l’enfant Sasha, cette acceptabilité de l’énoncé qui nous le rend contemporain et fait de nous ses contemporains, tient à sa performativité. C’est-à-dire à sa réception comme acte de parole, où l’énoncé est un fait. Performativité dans un sens butlérien, c’est-à-dire l’extension inouïe des possibilités du langage d’accéder à ce statut qui, à ses yeux, nous débarrasse en effet de tout romantisme, de toute négativité, de toute métaphysique, celui d’une machine sociale totale. Nous ne sommes pas dans le discours comme univers de signification mais dans l’espace pragmatique d’un langage entièrement socialisé11. La performativité ne tient pas comme dans la pensée structurale à la dimension subjective de l’acte de parole, mais à sa réussite, à la réussite de ses effets dans le champ social, et cela dans la logique pragmatique du butlérisme.

Ce qui permet au performatif d’accéder au champ social dans sa totalité interactive – quels que soient ces échecs ponctuels – c’est ce que Butler appelle l’itération, c’est-à-dire le fait que l’énoncé s’inscrit dans le processus de répétition, de grégarité massive, d’ancrage dans le champ social, et ne doit être à aucun moment perçu comme un énoncé unique, un énoncé d’exception et dont la performativité tiendrait à sa fulgurance subjective, comme par exemple le cri de l’enfant Genet : Je suis un voleur. L’itération suppose que les messages – comme faits sociaux – sont pris dans un vaste système d’interactions et de répétitions qui est de structure et qui obéit au cadre conventionnel des échanges, celui du langage ordinaire propre à l’horizon analytique et pragmatique.

Ainsi, si l’énoncé « je suis une petite fille » accède à une performativité c’est aussi parce qu’il est itératif et qu’il s’inscrit dans un vaste ensemble qui appartient au fait social trans, dont l’énoncé de Sasha est une itération : nous sommes touchés et en interaction avec lui, nous l’acceptons, nous le validons, non parce qu’il serait l’expression d’un désir de souveraineté d’un sujet mais parce qu’il s’inscrit comme message social dans le champ d’un discours déjà-là qui tourne de Tokyo à Los Angeles, de Pékin à Londres, qui tourne en boucle et dont la performativité tient donc précisément à cette itération.

Voilà pourquoi si Judith Butler a raté le signifiant trans, elle a fourni le cadre épistémologique, le cadre de savoir par où le signifiant est en mesure de produire les énoncés qui le constituent et le coagulent comme groupe social légitime. Et sans doute comme groupe social les trans sont-ils un peu ingrats de lui avoir lancé comme à n’importe quel transphobe : Fuck you Judith Butler12 !

Notes

1

Michel Foucault, Histoire de la sexualité II, L’usage des plaisirs, Gallimard, Tel, 1984, p. 18-21.

2

Cette configuration associe trois axes : la formation de savoirs, de pouvoirs et de formes (Ibid., p. 11).

3

Ibid., p. 15.

4

Le Sexe des Modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre, Seuil, Fiction & Cie, p 81-84.

5

Le Sexe des Modernes, p. 110-114.

6

Ibid., p. 26-27.

7

Andy Warhol, Self Portrait in Drag, série d’autoportraits au polaroïd réalisée en 1981.

8

Même si, comme je le montre, cette hypothèse a été déjà formulée par Althusser dans son texte sur les « Appareils idéologiques d’État » (Le Sexe des Modernes, op. cit., p. 84-88).

9

« Sublime, forcément sublime Christine V. », Libération, 17 juillet 1985, Œuvres Complètes, tome IV, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 1321.

10

Jean-Paul Sartre, Les Mots [1964], Gallimard, Folio, p. 86-87.

11

Je montre à plusieurs reprises comment chez Butler le point de vue qu’elle adopte, psychosociologique, défait la question du sens et de la signification de toute pertinence heuristique. Voir p. 119-137, et notamment mes réflexions sur ce propos très important de Butler extrait de Trouble dans le genre : « Le sujet n’est pas déterminé par des règles qui le créent, parce que la signification n’est pas un acte fondateur mais un processus régulé de répétition. » (Trouble dans le genre, La Découverte/Poche, 2006, p. 271)

12

Le Sexe des Modernes, op. cit., p. 500-501.

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