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Résumé

Depuis les années 1970 se développent des approches systémiques de la zone caribéenne, souvent vue comme hétérogène : en histoire et en anthropologie, puis, en écho, dans les études littéraires. Ces dernières révèlent des éléments de cohérence présents de longue date dans les textes caribéens, dont une réflexion identitaire se développant à partir de l’expression d’une souffrance historique, et impliquant une résistance aux forces politiques et culturelles dominantes dans la région, qui s’intensifie dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment grâce au développement du réalisme magique. Cette esthétique, qui se fonde sur le point de vue des populations américaines dominées, est considérée par les auteurs comme un mode d’expression américain du réel (et notamment, du passé) américain. Il semble donc intéressant de voir comment le réalisme magique contribue à révéler et à structurer un champ cohérent des littératures caribéennes dans la seconde moitié du XXe siècle.

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Introduction

Dans le cadre des réflexions, qui se développent depuis les années 1990, sur de possibles éléments de cohérence entre les différentes littératures du continent américain, Lois Parkinson Zamora1 a insisté sur l’importance de la notion d’identité indissociable d’une « conscience historique2 ». Dès la conquête, les différentes sociétés du « Nouveau Monde » ont dû réfléchir à la place des populations autochtones du continent, à celle des esclaves amenés d’Afrique, mais aussi, progressivement, à leurs rapports aussi bien politiques que culturels avec le centre colonisateur européen : cette situation commune a impliqué le développement de questionnements semblables sur le passé historique à divers moments selon les sociétés du continent, et, dans chacune d’elles, le développement d’une littérature qui les a accueillis.

Les interrogations sur le passé, liées à un questionnement identitaire, apparaissent plus tardivement dans les littératures de la Caraïbe que dans celles d’autres zones du continent, mais elles sont un élément déterminant aussi bien dans les œuvres littéraires que dans les textes théoriques qui accompagnent et orientent leur développement. Si le phénomène est notable dans la littérature antillaise, des textes de la négritude à ceux de l’antillanité, puis à ceux de la créolité, on peut lire plus largement les littératures caribéennes comme le lieu d’une tentative de résolution de la « crispation du temps », caractéristique selon Édouard Glissant du « Roman des Amériques3 », que l'on trouve chez certains romanciers de l'ensemble du continent4. L’« urgence » soulignée par les créolistes de faire émerger une « mémoire collective5 » ne concerne pas uniquement les œuvres antillaises : le sentiment d’être, dans le rapport au passé, comme « une fleur qui ne verrait pas sa tige, qui ne la sentirait pas6 », peut être lu comme une formulation de « l’angoisse des origines7 », dont Lois Parkinson Zamora souligne qu’elle est fréquente dans les sociétés américaines. Elle constitue un point de jonction qui dessine les contours d’une histoire littéraire caribéenne qui entrerait en résonance avec une histoire littéraire continentale, dans laquelle elle serait incluse.

La critique fait explicitement référence à « l’angoisse de l’influence », expression forgée par Harold Bloom pour évoquer le rapport des littératures au canon. Un tel parallèle semble parfaitement approprié, car cette « angoisse des origines » implique « des stratégies de recherche, restitution, réévaluation, rénovation et résistance8 » qui peuvent toutes trouver leur place dans les textes littéraires : il s’agit de prendre en compte également « l’angoisse de l’influence », et de résister aux discours politiques et culturels imposés par les anciennes puissances coloniales, de s’y opposer tout en les discutant, pour révéler des sources culturelles légitimes et propres aux littératures américaines, et par conséquent, de manière plus restreinte, aux littératures de la zone caribéenne. Ces dernières traitent donc régulièrement de front « l’angoisse des origines » et « l’angoisse de l’influence » : pour représenter le passé de manière plus authentique, les textes remettent en cause la vision du monde de l’Autre, dominant, et donc ce qui structure celle-ci, c’est-à-dire le canon sur lequel elle s’établit.

C'est ainsi qu'un certain nombre d’auteurs caribéens choisissent de remettre en cause le réalisme occidental, représentation littéraire du réel se fondant sur l’affirmation de la rationalité, et développent dans leurs récits une esthétique magico-réaliste. Malgré des évolutions diverses au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le réalisme magique des œuvres caribéennes conserve dans une large mesure deux aspects mis en avant par Alejo Carpentier dans sa définition de ce qu’il nomme le « réel merveilleux », qu’il aurait découvert lors d’un voyage en Haïti en 1943. Le « Prologue » à son roman El reino de este mundo9 est le lieu de définition d’une esthétique permettant la mise en place d’un univers réaliste mais recelant, sans tensions, une part de surnaturel, dans une transposition de l’entremêlement du réel et du merveilleux qu’il a constaté quotidiennement lors de son séjour en Haïti. Le réalisme magique possède donc une dimension anthropologique : les textes sont orientés selon le point de vue des populations d’esclaves ou d’anciens esclaves du continent, que leurs croyances poussent à considérer le surnaturel comme faisant partie du réel. Selon Carpentier, l’œuvre magico-réaliste se caractérise par un mode de représentation du réel – de soi, et de son environnement – qui soit adapté à celui-ci : elle tente apparemment de résoudre dans le même temps « angoisse des origines » et « angoisse de l’influence ».En outre, si l'esthétique magico-réaliste est d’abord spontanément liée pour lui à la zone sud du continent, il l’étend immédiatement à l’Amérique dans son entier10. Le réalisme magique se développe donc à partir du milieu du siècle dans cette perspective : il est un mode d’expression américain du réel américain, avec des inflexions selon les zones du continent concernées. Ensuite, à partir de la publication des textes de Carpentier, différents auteurs l’utilisent pour évoquer l’identité de l’espace caribéen au prisme de son passé historique ou de ses problèmes sociaux11 : si dans El reino de este mundo en 1949, Carpentier aborde les premières révoltes des esclaves noirs en Haïti à la fin du XVIIIe siècle à travers le point de vue, dominant dans le récit, de l’esclave Ti Noël, ce n’est pas sur des événements aussi circonscrits que se concentre le Martiniquais Jean-Louis Baghio’o dans Le Flamboyant à fleurs bleues12, commencé en 1950 mais publié seulement en 1975. Il aborde le passé de son île à travers l’histoire de sa famille, depuis ses plus lointains ancêtres, qui étaient corsaires : les générations se succèdent à un rythme effréné, et les rapports de domination sont parfois explorés avec humour. La vie difficile des plus basses classes de la société haïtienne est aussi abordée avec un peu d’humour par Jacques Stephen Alexis dans son premier roman, Compère général soleil13, en 1955. Le texte mêle habilement l’engagement marxiste du Haïtien, militant avant d’être auteur, et ses recherches esthétiques sur ce qu'il nomme quant à lui le réalisme merveilleux. Les fractures entre différentes classes sociales, qui se superposent régulièrement, dans les récits qui traitent des périodes les plus anciennes, avec le groupe des colons et celui des esclaves, sont problématisées également dans Palace of the Peacock14 du Guyanien Wilson Harris : le narrateur à la première personne fait partie de l'équipage multiethnique mené par son frère Donne, s'enfonçant dans la forêt en remontant un fleuve, et qui ne trouve son unité que dans le Palais du Paon, terme du voyage auquel les hommes accèdent après leur mort. Cependant, il s'agit pour tous d'une deuxième mort, car le voyage narré est présenté comme la répétition d'un voyage antérieur, au cours duquel tous avaient péri. Le roman de la Guadeloupéenne Maryse Condé enfin, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem15, semble en 1986 fonctionner en écho avec celui de Carpentier. C’est la figure de Tituba, sorcière originaire de la Barbade et condamnée aux procès pour sorcellerie de Salem de 1692, qui est au centre du récit à la première personne. À travers ses déplacements, de la Barbade à Salem puis de Salem à la Barbade, c’est la vie des communautés d’esclaves du continent qui est abordée, et la lutte contre l’effacement du personnage, qui a disparu lors de l’étude des procès par les historiens, est aussi à lire de manière plus globale comme une lutte contre l’effacement du passé des populations opprimées du continent.

D’Alejo Carpentier à Maryse Condé, en passant par tous ces romans francophones et anglophones, un fil rouge se tisse, et un espace géographique et culturel cohérent semble bien se dessiner pour subsister dans la deuxième partie du XXesiècle. Les récits magico-réalistes contribuent à dessiner un tel espace, à donner aux œuvres littéraires une dimension de résistance, mais aussi à maintenir son dynamisme, puisque l’utilisation régulière par les auteurs de l’esthétique magico-réaliste dans la seconde moitié du XXe siècle implique que celle-ci évolue, et qu’elle puisse jouer un rôle essentiel dans les débats qui y ont constamment lieu. Les récits magico-réalistes peuvent donc être vus comme le lieu d’expression d’une « attitude16 », selon la formulation des auteurs de l’Éloge de la créolité, jouant un rôle dans la délimitation et au sein d’un espace à concevoir à la fois de manière concrète, mais également au sens figuré comme un « champ de forces17 », élément convoqué par Pierre Bourdieu dans sa définition du champ littéraire : ils mettent les littératures caribéennes en confrontation régulière avec le champ du pouvoir, et peuvent jouer un rôle dans l’évolution de ces littératures elles-mêmes. Il faut donc voir, à travers un parcours romanesque dans l’espace caribéen, comment le réalisme magique contribue à mettre les textes en tension, et à révéler les contours d’un champ dont il serait alors l’un des éléments structurants dans la seconde moitié du XXe siècle.

Réalisme magique et autonomie du champ littéraire caribéen18

Importance de la dynamique de contestation politique et littéraire dans les littératures caribéennes

Les études sur la zone caribéenne ont souvent mis l’accent sur sa dimension mouvante : sur son aspect géographique fragmenté – puisqu’elle est à la fois un archipel et des morceaux de continent –, sur son hétérogénéité linguistique et historique ; les processus de syncrétisme, bien loin de créer de la cohérence, semblent encore ajouter à l’instabilité de la zone, dans un effet de multiplication des possibles culturels. On peut cependant noter une tendance croissante à la lire de manière systémique dans les études historiques et anthropologiques depuis les années 1970. Ces nouvelles approches fonctionnent en écho avec le développement accéléré des textes de résistance, aussi bien littéraires que théoriques, à partir de l’après-guerre : la prise de position politique des pays qui se définissent comme le « Tiers-Monde » implique une prise de position littéraire, les anciens pays coloniaux pouvant s’inscrire dans le processus d’émergence des « contre-littératures » identifié par Bernard Mouralis19. Parmi d’autres, les littératures que Mouralis nomme « négro-africaines20 », dont les littératures caribéennes font partie, peuvent contribuer à constituer le « champ des contre-littératures21 », qui est un contre-champ littéraire22, prenant son autonomie par rapport aux champs littéraires des métropoles européennes dépendant de forces institutionnelles, et visant à les subvertir. Si les littératures caribéennes se sont développées et se sont autonomisées à des rythmes différents non seulement selon les aires linguistiques, mais encore selon les États, et si les notions interdépendantes de « champ » et de « champ des contre-littératures » utilisées par Bernard Mouralis nécessitent des précisions, il est cependant notable que se révèlent dans l’après-guerre, en même temps que se consolident les rapports de force entre différentes zones du globe, des points de convergence entre ces littératures qui passent de « la manifestation à l’affirmation et à la revendication de [la différence23] ». Elles se rejoignent bien dans une attitude de contestation, qui trouve ses fondements dans une souffrance historique commune.

La mise en valeur de celle-ci implique également la mise en valeur des modes de représentation qui en découlent : la zone caribéenne a longtemps existé sans avoir de discours littéraire ou historique que les populations considèrent comme leur étant propres, et la domination de l’aire européenne, parce qu’elle impliquait une classification des sociétés et des cultures, impliquait également la définition d’une identité des sociétés européennes et des sociétés qui leur étaient étrangères, et celle-ci s’exprimait au sein des textes, notamment littéraires. La représentation européenne de la Caraïbe a donc joué un rôle dans la manière dont les sociétés européennes ont défini leur littérature : comme le reste du continent américain, la Caraïbe a été « inventée24 », selon l’expression employée par Edmundo O’Gorman, car elle était un Autre, sur lequel le discours littéraire européen projetait donc un certain nombre d’idées incomplètes, ou même erronées, fantasques. Elle a donc été à l’origine d’un exotisme qui a joué un rôle, parmi d’autres éléments, dans la structuration des littératures européennes, et plus largement du canon. L’attitude de contestation que l’on peut constater dans les littératures caribéennes, et qui leur donne une cohérence, se fonde sur des questions historiques pour s’opposer aux représentations dominantes issues de la période coloniale, en se confrontant aux littératures des grandes puissances qui ont exercé leur pouvoir dans la région, et donc aux canons (européen et nord-américain) qu’elles leur associent. Au sein de ce mouvement d’affirmation de l’identité, le réalisme magique acquiert une place de choix : présents dans les diverses littératures caribéennes, quelle que soit leur aire linguistique, les textes magico-réalistes articulent réflexion historique et réflexion littéraire, et s’opposent au discours dominant sur certaines populations opprimées du continent, aussi bien dans leur contenu que dans leur forme. Ils sont le lieu d’affirmation d’une identité et de la déconstruction d’un discours culturel extérieur par un engagement esthétique spécifique : en se fondant sur la perception culturelle des populations dominées du continent, ils leur permettent de se réapproprier leur espace et leur histoire.

Remise en cause de l'influence des littératures européennes

La définition du réalisme magique dépend étroitement des rapports complexes que Carpentier a entretenus avec l’avant-garde surréaliste française dans l’entre-deux-guerres. Le Cubain oppose vigoureusement à la magie superficielle25 des surréalistes la magie vive et naturelle26 du continent américain, alors même que le mouvement constitue pour lui une source d’inspiration esthétique et politique, à la fois par sa réflexion sur les rapports de domination qui peuvent s’exprimer au sein des discours27, et par sa fascination pour les cultures non-occidentales (notamment orientales). Certains surréalistes, passionnés par le vaudou haïtien, ont même donné l’opportunité à Carpentier de consulter des ouvrages ethnologiques rares pendant l’entre-deux-guerres28. Le surréalisme fonctionne donc de manière paradoxale dans la pensée esthétique de Carpentier : il lui a permis d’acquérir des connaissances sur le continent américain et des outils esthétiques qu’il infléchit ensuite dans ses réflexions, mais pour que celles-ci soient pleinement efficaces, une rupture brutale avec l’avant-garde à laquelle il était lié dans l’entre-deux-guerres est nécessaire. C'est à cette condition que le « réel merveilleux », qui prend en compte « les cosmogonies » spécifiques du continent américain, permet de fonder une littérature qui peut enfin évoquer le réel américain de manière américaine. Dans une représentation littéraire s'appuyant sur le point de vue de certaines populations du continent29, le surnaturel n’implique pas, comme chez les surréalistes, une libération des entraves de la raison, mais il devient plutôt un aspect de la rationalité.

Le « Prologue » d’El reino de este mundo affirme un engagement littéraire de deux façons. D’abord, en mettant en cause l’esthétique surréaliste, il rompt également avec ce qui constitue les normes littéraires françaises de l’époque : les avant-gardes s’inscrivent en effet dans une dynamique de ruptures et de continuité, de bouleversement des rapports de force, tout à fait caractéristique du champ littéraire dans lequel elles émergent. Elles n’existent que parce que ce champ littéraire particulier leur donne la possibilité d’exister et de s’affirmer comme une force d’opposition et de progrès. Souligner les limites de l’avant-garde surréaliste revient à souligner les limites du champ littéraire dans son ensemble et à refuser les normes esthétiques qui structurent le canon, contre lesquelles se positionne également l’avant-garde. Il ne s’agit pas seulement de montrer les limites de l’esthétique littéraire qui domine en Europe dans les premières décennies du XXe siècle, car cela n’a finalement eu pour conséquence que le développement de mouvements tels que le surréalisme, qui possède lui-même de trop nombreuses limites ; il s’agit de remettre en cause tout un système idéologique qui a permis la constitution d’un canon, dans un enchaînement précis d’évolutions ; que celles-ci aient été conservatrices du passé ou en rupture avec lui importe peu : il faut construire une littérature sur des bases entièrement nouvelles. Et c’est à la construction de cette littérature que contribue le réalisme magique : il s'ancre et se développe sur le continent américain dans la seconde moitié du XXe siècle, et en faisant irruption dans des champs encore fortement influencés par les littératures européennes, il participe du renouvellement et de l'autonomie des littératures américaines. Néanmoins, si le « réel merveilleux » devient bien l'esthétique américaine que Carpentier entrevoit dans El reino de este mundo, les réflexions du Cubain sont également intimement liées à la zone caribéenne : il les développe à partir de son voyage en Haïti en 1943, et elles résonnent avec la première grande phase de son œuvre romanesque, qui ne cessera de se tourner vers la zone caribéenne.

Le « réel merveilleux », première forme du réalisme magique, est donc l’un des éléments contribuant à la prise d’autonomie des littératures latino-américaines et caribéennes, et se développe dans les différentes aires linguistiques de la zone caribéenne tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, révélant la cohérence de celle-ci par le développement d’une manière spécifique de représenter le réel. Les conventions culturelles partagées, à l’origine de ce réalisme particulier, sont d’ailleurs régulièrement représentées au sein des récits. Tous les personnages issus des communautés qui sont associées au territoire caribéen partagent les mêmes croyances, et conçoivent de la même manière les possibilités humaines, qui peuvent être largement augmentées par la magie, et les limites entre le monde visible et le monde invisible. On trouve dans tous les récits la croyance au vaudou, et une cérémonie à laquelle assiste le personnage principal Hilarion Hilarius apparaît de manière logique30 dans Compère général soleil d’Alexis. Dans El reino de este mundo, les esclaves considèrent que le sorcier Mackandal a été investi de pouvoirs par les « Mandataires de l’Autre Rive31 » pour mener la révolte contre les colons blancs. Lorsqu’il disparaît temporairement pour échapper aux maîtres qui sont à sa recherche, les esclaves perçoivent sa présence dans des animaux qui se distinguent dans leur environnement (tels un papillon de nuit volant en plein jour, ou un pélican s’épouillant trop loin de la mer32), car il est capable de se métamorphoser. Dans Moi, Tituba sorcière…33 de Maryse Condé également, les esclaves des plantations redoutent la puissance de la sorcière Tituba, ce qui signifie qu’ils la considèrent bien comme étant dotée de pouvoirs. À l’intérieur de l’univers romanesque apparaît donc une vision du monde partagée, structurante d’une culture, d’une identité. À travers l’esthétique magico-réaliste, la représentation du réel caribéen peut se fonder sur un système de valeurs qui est propre à la Caraïbe elle-même, et trouver une expression littéraire à sa mesure. Par une telle problématisation de l'identité, le réalisme magique contribue à structurer un champ prenant son autonomie.

​​​​​​​Le rôle du réalisme magique dans la structuration d’un « espace comparatiste »

La confrontation régulière des littératures caribéennes à la fois aux forces politiques et aux forces littéraires et plus largement culturelles des puissances influentes dans la région, implique qu’elles trouvent une autonomie et révèlent une cohérence dans la prise en compte et l’expression de rapports de force, qui sont essentiels dans la pensée du champ littéraire chez Bourdieu : le champ littéraire est dans un jeu de rapports de forces complexes avec le champ du pouvoir. Cependant, l’idée d’une cohérence des littératures caribéennes n’implique pas l’homogénéité d’un champ qu’elles constitueraient : la théorie du champ littéraire est liée chez Bourdieu à une étude de la littérature française, donc d’une littérature nationale, dont on peut plus facilement envisager qu’elle soit fortement structurée. Les littératures caribéennes restent quant à elles hétérogènes, malgré des éléments de cohérence forts, et les textes magico-réalistes contribuent à leur fonctionnement spécifique. Ils travaillent en effet à renverser le rapport entre le « Je » et l’« Autre », qui s’est établi dans la zone caribéenne par les puissances européennes ou par la puissance américaine. La mise en avant dans les textes du point de vue des populations dominées, et parfois son opposition à celui des Européens ou des États-Uniens, est une manière de résister aux forces politiques et culturelles dominantes dans la région caribéenne, et contribue à la réflexion sur les rapports entre Soi et l’Autre, qui donnent une cohérence aux littératures de la Caraïbe. Cependant, les textes magico-réalistes s’inscrivent dans un champ et le structurent non pas seulement par cette finalité, mais aussi par le type d’analyses qu’ils suscitent, qui prend certes en compte cette dimension de cohérence des littératures caribéennes, mais également les caractéristiques des textes dépendant de l’aire linguistique à laquelle ils appartiennent, et donc des rapports de force plus spécifiques que la société à laquelle ils appartiennent a entretenus au cours du temps avec une ou plusieurs puissances en particulier. Les textes magico-réalistes impliquent comme beaucoup d’autres textes caribéens, mais de manière particulièrement appuyée, une analyse imagologique, qui consiste en la mise en valeur, au sein de l’œuvre littéraire, de « la représentation d’une réalité culturelle au travers de laquelle l’individu ou le groupe qui l’ont élaborée (ou qui la partagent ou qui la propagent) révèlent et traduisent l’espace culturel et idéologique dans lequel ils se situent34 » : elle met donc en avant les éléments communs aux littératures caribéennes, tout en prenant en compte la multiplicité des situations culturelles et linguistiques qui les caractérisent. Les textes magico-réalistes invitent donc à lire la zone caribéenne comme un véritable espace comparatiste, cohérent malgré la diversité qui le caractérise.

La place de la dimension socio-historique des littératures dans l’étude du champ, sur laquelle insiste Pierre Bourdieu, est essentielle et nous pousse à mettre en valeur la cohérence d’un champ littéraire caribéen ; il semble en revanche que ce dernier doive également être défini par son hétérogénéité, et qu’une lecture de celui-ci comme polysystème, notion développée par Itamar Even-Zohar35 et reprise par des chercheurs comparatistes, puisse venir nuancer et compléter avec profit l’analyse plus restrictive de Pierre Bourdieu. La pensée des dynamiques nombreuses du système du champ littéraire pourrait être approfondie par la prise en compte explicite des sous-systèmes que peuvent représenter diverses littératures incluses dans le champ. Une telle lecture de l’espace littéraire caribéen paraît tout à fait pertinente, et bien que leur perspective de résistance socio-historique permette de les rapprocher, les littératures peuvent influer les unes sur les autres pour faire évoluer les caractéristiques de cette posture de résistance. C'est ainsi que le réalisme magique joue, au sein des dynamiques propres au champ des littératures caribéennes, un rôle qu'il faut à présent analyser plus précisément.

Le réalisme magique au cœur des dynamiques du champ des littératures caribéennes

Les textes magico-réalistes, révélateurs de l’évolution du questionnement identitaire

Les textes magico-réalistes contribuent à révéler l’existence du champ et accompagnent ses évolutions dans la seconde moitié du XXe siècle. On trouve représenté dans les récits magico-réalistes, parce que ceux-ci construisent leur point de vue sur des données anthropologiques, un entremêlement des langues et des cultures propres aux différents territoires caribéens. En problématisant la notion d’identité métissée, ils participent à la consolidation et aux évolutions du champ des années 1940 aux années 1980. Les premières œuvres magico-réalistes caribéennes mettent l’accent sur la dimension africaine de l’identité, dans le prolongement des réflexions qui se développent depuis l’avant-guerre, et notamment chez les penseurs de la Négritude. Wilson Harris met en valeur dans Palace of the Peacock les vestiges de phénomènes culturels africains, souvent à dimension magique, dont l’archétype est pour lui le limbo36, cette danse qui consiste à passer sous un bâton rapproché de plus en plus près du sol, et qui pousse le danseur à disloquer les membres de son corps. Elle est née sur les bateaux négriers à partir de traditions africaines, et elle a persisté dans la zone caribéenne par la suite. Cette dislocation puis ce réassemblage du corps humain peuvent être lus métaphoriquement : comme d’autres vestiges culturels africains à dimension magique, lelimbo figure la dislocation de l’identité des populations africaines arrachées à leur continent d’origine, avant une reconstruction, dans un entremêlement avec des vestiges d’autres origines, dans la zone caribéenne37. La part africaine de l’identité guyanienne est incarnée dans le récit par la présence, dans le groupe qui remonte le fleuve et dont les membres ont des origines diverses, de Carroll l’Africain. Le jeune homme est systématiquement associé à la musique, élément à partir duquel est régulièrement abordé le métissage dans le roman : son rire musical est semblable aux autres sons que l'on peut entendre dans la forêt vierge (tels que les cris des oiseaux, ou les craquements des branches), et il se mêle donc à l'environnement guyanien ; en outre, c'est en entendant son chant dans le Palais du Paon, à la fin de leur périple, que tous les membres de l'équipage se sentent liés, et font l'expérience métaphysique d'appartenir à un tout. Palace of the Peacockmontre que pour Harris, les éléments africains sont essentiels à l'identité guyanienne, et se mêlent à d'autres éléments pour créer un tout à l'harmonie singulière. Dans El reino de este mundo d’Alejo Carpentier, c’est surtout le personnage de Mackandal qui incarne cette présence de la culture africaine : cet esclave manchot devenu sorcier possède des caractéristiques typiques d’un houngan du rite Rada, issu en grande partie de la culture des Fōns du Dahomey (c’est-à-dire l’actuel Bénin). Il est d’abord conteur, « [psalmodiant] au moulin à sucre38 » pour « raconter des faits qui s’étaient passés dans les grand royaumes de Popo, d’Arada, des Nagos, des Fonlas39 », puis devient un sorcier maîtrisant le pouvoir des plantes et capable d’accomplir des « [cycles] de métamorphoses40 ». C’est lui qui crée l’unité du groupe d’esclaves sur la Plantation du maître Lenormand de Mézy et qui le mène à la révolte. L’esthétique magico-réaliste des romans ultérieurs suit cependant les remises en cause, que l’on voit apparaître plus globalement dans les littératures caribéennes, d'une présence trop affirmée de racines africaines dans la représentation de l’identité : avec sa généalogie déroulée à un rythme effréné, qui met en valeur l’importance des échanges ethniques et culturels au sein de l’unique famille des O’O dans Le Flamboyant à fleurs bleues, Jean-Louis Baghio’o fait des vestiges africains l’un des éléments de l’identité caribéenne parmi d’autres. Dès l’ouverture du récit, la présentation des différentes légendes orales sur « l’ancêtre de la famille41 » des O’O ancre la lignée dans la Caraïbe. L’hypothèse que cet ancêtre soit justement Mackandal constitue seulement le troisième des récits possibles sur les origines familiales, et le célèbre sorcier est très rapidement présenté comme « le Guinéen musulman O’Mackendal qui vivait, en 1758, à Saint-Domingue42 », avant d’être le protagoniste d’un rituel sacrificiel à l’origine des révoltes sur l’île, décrit de manière quelque peu irrévérencieuse. Si l’ancêtre est Mackandal, le narrateur n’invite pas à l’envisager comme la figure du sorcier africain ; il est d’ailleurs probablement un « nègre pirate43 » qui prenait d’assaut les bateaux négriers pour en libérer les esclaves, certes d’origine africaine mais appartenant à l’espace maritime caribéen qu’il connaît parfaitement, au point de se distinguer peut-être « au [premier] sac de Carthagène des Indes, en 154344 », ou bien – qui sait ? – « au deuxième sac […], en 169745 ». Maryse Condé déconstruit quant à elle explicitement, dans Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem, la figure du sorcier puissant que l’on trouvait chez Carpentier : Tituba, originaire de la Barbade et déracinée en Nouvelle-Angleterre, est prise de doutes en permanence, à la fois sur son identité et sur ses capacités de sorcière46. En outre, ses liens avec l’Afrique sont doublement rompus : elle est le fruit du viol de sa mère par un marin anglais lors de la traversée47 de cet espace d’entre-deux qu’est l’Atlantique. Elle est liée à la Barbade, où son placenta a été enterré48, et espace dont elle ne parvient pas à gagner la maîtrise de son vivant. Elle n’est donc plus cette figure de résistance qu’était Mackandal, et porte une critique littéraire subtile. Les récits magico-réalistes reflètent donc les transformations des structures du champ littéraire, mais ceux de Baghio’o et Condé discutent également de telles structures : en contribuant à leur renouvellement, ils contribuent également à la progression du champ littéraire. Cependant, l’esthétique magico-réaliste est aussi clairement liée aux mouvements des rapports de force à l’intérieur même de celui-ci.

​​​​​​​Le rôle du réalisme magique dans les tensions propres au champ

Il semble que de manière systématique, les romans magico-réalistes caribéens postérieurs à El reino de este mundodéconstruisent les éléments qui structuraient antérieurement le champ, et parmi eux les formes du réalisme magique elles-mêmes. Celui-ci semble donc être un élément de stabilisation du champ, avant d’être associé à de nouveaux changements. Les formes de résistance un peu manichéennes que l’on trouve chez Carpentier et Alexis, de communautés noires luttant contre des formes d’oppression coloniale ou néocoloniale, aussi bien dans la structure du discours romanesque que dans son contenu, évoluent. Les récits, tout en gardant un point de vue dominant qui considère le surnaturel comme une part du réel, jouent à le confronter à d’autres qui sont de plus en plus nombreux, comme on peut notamment le voir chez Maryse Condé, où l’héroïne fait face au regard des colons de la Barbade, puis des Puritains de Salem, d’un juif de Nouvelle-Angleterre, avant de revenir à la Barbade et d’être confrontée à Christopher et son groupe d’esclaves marrons, qui semblent bien peu fréquentables, et qui l’exploitent comme ils exploitent les autres femmes, sans lui donner les responsabilités qu’elle est en mesure de prendre. Baghio’o quant à lui choisit la voix d’un personnage qui n’est pas issu des classes les plus défavorisées de la société, et qui réfléchit également sur ses ancêtres békés. À travers ce travail sur le point de vue, qui correspond à une problématisation toujours plus nuancée des rapports entre « Soi » et « l’Autre », essentiels dans le champ littéraire caribéen, les textes magico-réalistes de la fin de la deuxième moitié du XXe siècle remettent en cause les textes magico-réalistes précédents, mais également les éléments qui structuraient antérieurement le champ : le réalisme magique participe des tensions qui font bouger les lignes de force du champ au cours du temps.

Au positionnement par rapport aux textes antérieurs s’ajoute régulièrement un travail sur la généricité des textes, qui lie les rapports de force avec les autres champs littéraires et le canon considérés comme ayant été trop longtemps dominants et oppressifs, et les rapports de force au sein du champ. Comme dans d’autres textes en résistance, on trouve dans les textes magico-réalistes des phénomènes d’hybridité, qui leur permettent de déconstruire, en accueillant et subvertissant les formes littéraires plus anciennes, propres aux canons, les discours dominants sur la zone caribéenne ; cependant, le réalisme magique évolue lui-même à travers ces phénomènes d’hybridité, et avec lui la réflexion sur l’identité des populations caribéennes. Le réalisme magique contribuerait ainsi à lutter contre le figement littéraire, et donc contre le figement du processus de résistance. Les récits magico-réalistes accueillent donc des types de récits des canons49, qui se sont développés dans des rapports avec le pouvoir à partir de l’époque moderne : Compère général soleil, El reino de este mundo et Moi, Tituba sorcière…présentent des personnages aux caractéristiques picaresques, parfois ridicules, qui empêchent une opposition trop héroïsée, entre sorcière et colons, entre dominants et dominés. Palace of the Peacock travaille aussi sur les antagonismes entre colons dominants et dominés à partir d’une réécriture des récits de voyages : aussi bien les chroniques des Conquistadors qu’Heart of Darkness de Joseph Conrad sont des hypotextes reconnaissables du récit de Harris. D’une part, la dimension d’autothanatographie50 du récit donne lieu à une déstructuration de la trame linéaire du récit de voyage et à des jeux de superpositions temporelles, par lesquels Harris aborde l’histoire coloniale de manière renouvelée. D’autre part, par le récit de la réunion harmonieuse des différents membres de l’équipage au-delà de la mort, il propose une définition plus inclusive de l’identité guyanienne. Quant à Moi, Tituba sorcière…, il montre également un travail de Maryse Condé sur le slave narrative, qui tout en donnant la parole aux esclaves ou aux affranchis, impliquait aussi un contrôle, à la fois du scripteur sur le récit de l’esclave et de l’esclave sur son propre récit : allant contre les silences pudiques fréquents dans les récits d'esclaves, l’auteure utilise le réalisme magique pour permettre à Tituba d’exposer dans un récit post mortem « des choses qu’elle n’avait confiées à personne51 », parfois très crûment. La problématisation de la violence coloniale va donc de pair avec une problématisation des récits dans lesquels elle était abordée antérieurement. L’esthétique magico-réaliste subvertit ces formes romanesques de la tradition occidentale en même temps qu’elle se transforme : au fil de la seconde moitié du siècle, elle ne cesse de déconstruire les formes littéraires stabilisées et de faire évoluer le champ littéraire, tout en s’approfondissant elle-même. Elle est donc un élément essentiel de complexification de la représentation du réel dans le champ caribéen, et dynamise celui-ci, dont elle fait sans cesse bouger les lignes de force.

​​​​​​​​​​​​​​Dimension avant-gardiste des textes magico-réalistes

Il semblerait donc que les textes magico-réalistes, qui se placent à l’avant-garde dans le champ littéraire caribéen au moment de la théorisation du « réel merveilleux » par Alejo Carpentier, soient le lieu où se révèlent régulièrement les évolutions du champ : ils conservent donc leur dimension avant-gardiste dans la seconde moitié du XXe siècle. La flexibilité de leur esthétique, au service de leur dimension de résistance et de problématisation de l’identité, leur permet de donner une forme littéraire à des réflexions théoriques nouvelles au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les textes de Carpentier et d’Alexis appartiennent au contexte international de l’après-guerre dans lequel ont lieu les premiers processus de décolonisation et l’émergence du Tiers-Monde. Carpentier affirme sa volonté de travailler sur la vision du monde et les croyances de populations anciennement opprimées du continent, et lutte contre une hiérarchie des civilisations, faisant écho aux perspectives théoriques de la nouvelle anthropologie qui se développe à l’époque, notamment chez Lévi-Strauss et Mircea Eliade. Alexis, quant à lui, développe son esthétique magico-réaliste en lien avec son engagement militant, lors de sa conférence « Du réalisme merveilleux des Haïtiens », qui est entendue par un grand nombre de personnalités du Tiers-Monde à la Sorbonne du 19 au 22 septembre 1956 – et l’organisateur de ce Premier congrès des écrivains et artistes noirs, Aloune Diop, souligne alors la filiation de celui-ci avec la conférence de Bandung d’avril 1955. Le réalisme magique appartient donc à cette période dans la Caraïbe à l’avant-garde littéraire parce qu’il permet l’expression de problématiques d’une avant-garde politique. Il acquiert immédiatement une dimension postcoloniale, chronologiquement d’abord et idéologiquement ensuite, entre l’affirmation de croyances de populations anciennement opprimées et une résistance à l’égard de l’ancien centre européen. Ce postcolonialisme devient alors une dimension du réalisme magique caribéen dans la seconde moitié du XXe siècle. À l’autre bout du corpus qui nous intéresse, Maryse Condé propose, à travers la figure de Tituba, une réflexion historique sur l’esclavage, qui reprend des problématiques que l’on trouve déjà dans les nouveaux travaux historiques qui se développent aux États-Unis depuis le début des années 1980, mais également, de manière conjointe, une réflexion féministe, orientée par les problématiques du « Black Feminism » qui prennent de l’ampleur depuis les mouvements pour les droits civiques des années 1960. En effet, Moi, Tituba sorcière... aborde conjointement les problèmes des populations noires à travers la question de l’esclavage et de la sorcellerie qui font du personnage principal un bouc émissaire à Salem, et la question du patriarcat, car Tituba s’interroge régulièrement sur sa place en tant que femme et sorcière au sein de la communauté des esclaves de la Barbade : la fiction de Condé peut donc être lue selon une approche intersectionnelle52. À travers le réalisme magique, les textes donnent régulièrement une expression littéraire à des problèmes théoriques nouveaux, qui dans un mouvement contraire permettent à l’esthétique de se renouveler. Le réalisme magique subsiste et se transforme donc d’un bout à l’autre de la seconde moitié du XXe siècle dans la Caraïbe, à travers des œuvres qui sont régulièrement porteuses de problématiques d’avant-garde.

En écho avec le travail coordonné par A. James Arnold53 sur une histoire littéraire de la zone caribéenne envisagée dans son ensemble, une étude des textes magico-réalistes nous invite à lire les littératures caribéennes comme constituant un champ cohérent malgré leur hétérogénéité, et légitimant les approches comparatistes. Le réalisme magique apparaît comme un élément structurant d'un tel champ des littératures caribéennes : en se renouvelant régulièrement au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, il fait évoluer les enjeux et les contours de celui-ci. En contribuant aux phénomènes de résistance qui donnent de la cohérence à ce champ et en évitant leur figement, le réalisme magique participe à l’autonomisation esthétique, à la consolidation, et aux transformations de celui-ci dans la seconde moitié du XXe siècle, et permet même d'envisager plus largement son inscription dans une histoire des dynamiques littéraires au niveau continental. Cette place essentielle du réalisme magique dans le champ littéraire caribéen est d'ailleurs soulignée par Jean-Louis Baghio'o, pour qui l'écrivain caribéen, en nouveau Monsieur Jourdain, est sans cesse poussé à faire du réalisme merveilleux sans le savoir54.

 

Notes

1

Lois Parkinson Zamora, « The Usable Past : the Idea of History in Modern U.S. and Latin American Fiction », in Gustavo Pérez Firmat (éd.), Do the Americas Have a Common Literature ?, Durham et Londres, Duke University Press, 1990, p. 7-41.

2

Ibid., p. 7.

3

Édouard Glissant, Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard collection « Folio essais », 1997, p. 435.

4

Si dans son ouvrage, Édouard Glissant évoque des écrivains contemporains de langue française, il mentionne aussi des auteurs tels que Carpentier et Faulkner, qui permettent d'élargir la zone géographique de réflexion, et également d'étendre la réflexion théorique en diachronie.

5

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 36.

6

 Ibid., p. 37.

7

Lois Parkinson Zamora, The Usable Past : The Imagination of History in Recent Fiction of the Americas [1997], Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 5.

8

Ibid, p. 6 (« strategies of research, restitution, revaluation, renovation, and resistance »).

9

 Alejo Carpentier, El reino de este mundo [1949], Barcelone, Seix Barral, 2012.

10

Ibid., p. 9 : « Pero pensaba, además, que esa presencia y vigencia de lo real maravilloso no era privilegio único de Haití, sino patrimonio de la América entera » (« Mais je pensais, en outre, que cette présence et cette validité du réel merveilleux n’était pas le privilège unique d’Haïti, mais constituait le patrimoine de l’Amérique entière », je traduis).

11

Les récits qui seront ici une base pour ma réflexion constituent la partie caribéenne du corpus sur lequel j’ai appuyé mes recherches doctorales.

12

Jean-Louis Baghio’o, Le Flamboyant à fleurs bleues [1973], Paris, Éditions caribéennes, 1981.

13

Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil [1955], Paris, Gallimard collection « L’imaginaire », 1983.

14

Wilson Harris, Palace of the Peacock, Londres, Faber and Faber, 1960.

15

Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem [1986], Paris, Gallimard collection « Folio », 2013.

16

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, op. cit., p. 13.

17

Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n°89, 1991, p. 3-46, p. 4.

18

Il est possible de désigner ce champ dont j’entrevois l’existence soit par l’expression « champ littéraire caribéen », qui insiste sur sa cohérence, soit par l’expression « champ des littératures caribéennes », qui met en valeur l’hétérogénéité des littératures caribéennes pourtant en cohésion.

19

Bernard Mouralis, Les Contre-littératures, Paris, PUF, 1975.

20

Ibid., p. 171 : « Mais, sur ce plan, au préalable, il faut sans aucun doute être sensible à ce que peut signifier la répartition géographique de la production littéraire négro-africaine. Il s’agit en effet de prendre conscience, à grande échelle, de la diversité des milieux culturels dans lesquels s’est élaborée cette production : Antilles, Amériques, Afrique subsaharienne ».

21

Ibid., p. 10.

22

Ibid. : Il s’agit d’un champ séparé du champ littéraire dominant où l’on trouve ceux qui « [maintiennent] et [renforcent] le pouvoir qu’ils détiennent sur le plan de l’initiative culturelle ». Ce contre-champ est constitué de textes qui mettent en danger le champ littéraire : « Les textes que récuse l’institution littéraire et qui, de ce fait, n’entrent pas dans le champ littéraire ne sont pas seulement des textes en marge de la “littérature” – ou inférieurs à celle-ci –, mais des textes qui, par leur seule présence, menacent déjà l’équilibre du champ littéraire puisqu’ils en révèlent ainsi le caractère arbitraire. »

23

Ibid., p. 11.

24

Edmundo O’Gorman, La invención de América, México, Fondo de cultura económica, 1958.

25

Alejo Carpentier, op. cit., p. 6 : il évoque notamment « lo maravilloso, obtenido con trucos de prestidigitación » (« le merveilleux, obtenu par des tours de prestidigitation »).

26

Ibid., p. 5 : Carpentier évoque notamment « la maravillosa realidad » d’Haïti (sa « réalité merveilleuse »).

27

Marc Cheymol, Miguel Ángel Asturias dans le Paris des années folles, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1987, p. 115-116 : selon l’auteur, l’engagement marxiste des surréalistes à partir de la guerre du Rif « [plaçait] plutôt le débat sur le plan d’une crise des valeurs occidentales dont la bourgeoisie restait le principal défenseur. La libération poétique de l’imagination était une revanche de l’irrationnel, une manière de faire le "procès de l’attitude réaliste", d’attaquer le dogme de la "toute-puissance de la Raison", et d’annoncer la fin du "règne de la logique" occidentale. »

28

Anke Birkenmaier, « Carpentier y el Bureau d’Ethnologie haïtienne. Los cantos vodú en El reino de este mundo », Foro hispánico, n°25, 2004, p. 17-33.

29

Cette dimension anthropologique est au fondement du réalisme magique tel que nous l'entendons dans cette réflexion : elle est mise en valeur par Carpentier dans sa définition du « réel merveilleux », à partir duquel se développe ensuite la notion de réalisme magique, qui l'inclut. On peut considérer que l'expression « réel merveilleux » tend à rendre compte de la dimension anthropologique de la notion (du point de vue sur le monde de certaines populations du continent américain), tandis que l'expression « réalisme magique » met plus clairement l'accent sur sa dimension esthétique (le terme de réalisme impliquant un mode de représentation artistique du réel).

30

Jacques Stephen Alexis, op. cit., p. 121-125.

31

Alejo Carpentier, op. cit., p. 37 : « los Mandatarios de la otra orilla ».

32

Ibid., p. 40 : « alguien había visto volar, a medio día, una mariposa nocturna », « un alcatraz había largado los piojos – tan lejos del mar – al sacudir sus alas sobre el emparrado del traspatio » (« quelqu’un avait vu voler, à midi, un papillon de nuit », « un pélican s’était épouillé – si loin de la mer ! – sur les treilles de l’arrière-cour. »)

33

Maryse Condé, op. cit., p. 25-26 : « À un carrefour, je rencontrai des esclaves menant un cabrouet de cannes au moulin. […] À ma vue, tout le monde sauta prestement dans l’herbe et s’agenouilla tandis qu’une demi-douzaine de paires d’yeux respectueuses et terrifiées se levaient vers moi. Je restai abasourdie. Quelles légendes s’étaient tissées autour de moi ? On semblait me craindre. » L'une des caractéristiques du récit de Condé est qu'il est un récit d'apprentissage : la vision du monde est bien partagée par Tituba et les populations noires, mais au début du récit, ces dernières semblent en savoir plus long que la sorcière sur ses pouvoirs, et sur sa potentielle fonction sociale et politique, car elle a été élevée et formée en marge des plantations. Tituba comprend progressivement la forme et la force de ses pouvoirs, et son rôle dans sa communauté à la Barbade.

34

Daniel-Henri Pageaux, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », in Pierre Brunel et Yves Chevrel (dir.), Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p. 133-162, p. 136.

35

Itamar Aven-Zohar, Polysystem Studies, Durham, Duke University Press, 1990.

36

Wilson Harris, « History, Fable and Myth in the Caribbean Guianas », in A.J.M. Bundy (ed.) Selected Essays of Wilson Harris. The Unfinished Genesis of the imagination, Londres et New York, Routledge, 1999, p. 152-166, p. 156-157.

37

Wilson Harris, art. cit., p. 159.

38

Alejo Carpentier, op. cit., p. 20 : « [salmodiando] en el molino de cañas ».

39

Id. : « referir hechos que habían ocurrido en los grandes reinos de Popo, de Arada, de los Nagós, de los Fulas. »

40

Ibid., p. 42 : « [ciclos] de sus metamorfosis ».

41

Jean-Louis Baghio'o, op. cit., p. 11.

42

Ibid., p. 13.

43

Ibid., p. 12.

44

Id.

45

Ibid., p. 13.

46

Maryse Condé, op. cit., p. 232. Tituba souhaite avant tout utiliser ses pouvoirs pour assumer son rôle de guérisseuse, ce qui lui donne une place essentielle dans les communautés africaines-américaines auxquelles elle appartient sur le continent américain, et elle hésite à les mener dans leurs révoltes : « Ceux qui ont suivi mon récit jusqu’ici, ont dû s’irriter. Quelle est donc cette sorcière qui ne sait pas haïr, qui est à chaque fois confondue par la méchanceté du cœur de l’homme ? Pour la millième fois, je pris la résolution d’être différente, de pousser bec et ongles. Ah ! changer mon cœur ! En enduire les parois d’un venin de serpent. En faire le réceptacle de sentiments violents et amers. Aimer le mal ! Au lieu de cela, je ne sentais en moi que tendresse et compassion pour les déshérités, révolte devant l’injustice ! »

47

Maryse Condé, op. cit., p. 13.

48

Id., p. 17.

49

On peut considérer que les types de récits évoqués ici appartiennent au canon, car ils sont liés aux discours dominants et aux structures de pouvoir. Roberto González Echevarría montre dans Myth and Archive : A Theory of Latin American Narrative, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, que le récit picaresque prend une forme de rapport fait à une figure d'autorité, et tend donc à mimer un texte légal : il entre en résonance avec les formes de discours hégémoniques du XVIe siècle, et notamment les cartas de relación, et contribue au développement d'un corpus de textes liés aux structures de pouvoir de l'empire espagnol, essentiel aussi bien dans la littérature espagnole que dans les littératures latino-américaines. Les récits de voyages sont déjà nombreux à cette période, et se développent à partir du XVIIIe siècle, cette fois en résonance avec les discours hégémoniques de type scientifique en général, et de type anthropologique en particulier. C'est par leurs liens avec les structures de pouvoir ou avec les discours dominants sur lesquels elles s'appuient que ces types de récits s'inscrivent dans le canon, contribuent à sa constitution. Quant au slave narrative, s'il laisse la parole aux populations africaines-américaines dominées, et s'il a joué un rôle dans les débats sur l'abolition de l'esclavage aux États-Unis, il est longtemps un témoignage encadré. Il est d'abord écouté puis mis en forme par des scripteurs des populations dominantes (les esclaves sachant rarement lire et écrire) ; de plus, Toni Morrison souligne dans « The Site of Memory », in William Zinsser (éd.), Inventing the Truth : The Art and Craft of Memoir, Boston, Houghton Mifflin Company, 1987, que par la suite, les anciens esclaves sélectionnaient avec précaution les événements mentionnés dans leurs récits, et les décrivaient prudemment. Pour l'auteure africaine-américaine, la dimension subversive du slave narrative est donc à nuancer, car sa dimension de dénonciation est souvent estompée. Il se développe dans des limites imposées par les structures de pouvoir, et devient donc à partir du XIXe siècle un type de récit caractéristique de la littérature états-unienne, de même le récit picaresque et le récit de voyage sont des éléments constitutifs des littératures européennes ainsi que des littératures latino-américaines avant leur prise d'autonomie vis-à-vis de ces dernières.

50

Frédéric Weinmann, « Je suis mort ». Essai sur la narration autothanatographique, Paris, Seuil, 2018, p. 12 : « L'autothanatographie serait a priori (en calquant la définition de son antonyme dans le Robert) un écrit ayant pour objet l'histoire d'une mort particulière, racontée par le mort lui-même. »

51

Ibid., p. 7.

52

Cette approche, ébauchée par Maryse Condé dans Moi, Tituba sorcière…, est théorisée par Kimberlé Crenshaw au début des années 1990. Voir notamment Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Paris, Cahiers du genre, n°39, 2005, p. 51-82. Traduction de l’article de 1991 « Mapping the margins : intersectionality, identity politics and violence against women of color ».

53

A. James Arnold (éd.), A History of Literature in the Caribbean, volumes 1 à 3, Amsterdam et Philadelphie, J. Benjamins, 1997-2001.

54

Voir à ce propos les notes manuscrites de Baghio’o, intitulées « Le Réalisme Merveilleux », et publiées dans l’ouvrage de Charles W. Scheel, Victor Jean-Louis Baghio’o par lui-même. Lettres, Journaux, Essais et Récits inédits, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 146.

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