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Alors que s’amorce une campagne électorale en vue de l’élection présidentielle de 2022, il est tentant, à l’occasion d’un programme de concours au sein duquel figure La Princesse de Clèves, de rappeler les propos du candidat Sarkozy il y a une quinzaine d’années à propos d’un autre programme de concours qui comportait le même roman : le futur président voyait dans un tel choix l’idée d’ « un sadique ou un imbécile1 » et confirmait une fois devenu président son hostilité pour le choix d’une telle œuvre pour le programme d’un concours de la fonction publique2. Sans doute ne parlait-il alors que de concours administratifs, mais l’ironie dont il usait contre une œuvre emblématique de la littérature française fut alors largement ressentie comme une attaque profonde contre les humanités : l’indignation et l’exaspération se traduisirent dans d’innombrables actions où s’exprimait un fort degré de créativité. Comme l’écrivait Le Monde, il y a une dizaine d’années, le candidat-président « fit [ainsi] la fortune du roman de Mme de Lafayette3 » obtenant le contraire de l’effet escompté : à la question « faut-il étudier La Princesse de Clèves ? », la réponse actuelle semble être un grand « oui », si l’on considère la mise au programme des classes préparatoires littéraires de ce roman à deux reprises au cours du même mandat d’un autre président. Avec une nuance cependant, car si en 2019 le programme engageait l’œuvre, comme inévitablement, sous la bannière « Le roman. La représentation littéraire. Littérature et politique », pour 2022, c’est une direction apparemment assez différente que semble dessiner l’intitulé, dont le dernier segment en particulier se voit renouvelé : « La prose. L’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur. Littérature et morale ». En effet, envisager l’œuvre en 2019 sous l’angle des rapports de la littérature et de la politique faisait nécessairement écho à cette récente polémique qui avait fédéré, autour de la défense des humanités et d’enjeux culturels, des forces assez différentes au sein du monde de l’enseignement et de la recherche ; mais changer d’angle en 2022 en le déplaçant vers d’autres rapports, ceux qu’entretiennent littérature et morale, présente à l’inverse le risque de cristalliser des tensions qui avaient su se taire lors de la polémique autour du terme de « morale ». Le simple couple « Littérature et morale » paraît en effet limiter l’approche par rapport à un autre intitulé, triple cette fois, « individu, morale et société », que propose un autre programme comportant la même œuvre, celui des baccalauréats 2020, 2021 et 2022.

De quelle morale peut-il donc bien s’agir ici ? L’angle politique stimulait une lecture du texte nourrie de la polémique de la fin des années 2000 ; celui de la morale, même si les potentialités d’un questionnement actualisé ne sont pas négligeables, contraint davantage à rappeler la diversité des sens du terme de morale à la lumière des valeurs du xviie siècle et à nous retourner vers cette époque. Ainsi, si l’on s’en tient à l’héroïne par exemple, d’un côté les efforts qu’elle déploie pour respecter le contrat dans lequel elle est engagée témoignent d’un désir de se conduire le plus vertueusement possible en conformité avec la morale ; de l’autre côté, les moyens qu’elle met en œuvre troublent la vraisemblance romanesque dans la mesure où certaines de ses actions entrent en contradiction avec les usages de son époque en matière de comportement, avec les mœurs donc dans leur dimension sociale plus que morale. À la fin du xviie siècle, la question que se posaient les contemporains de Mme de Lafayette, dérangés par certains aspects du roman, n’était pas « faut-il étudier » ou « faut-il lire La Princesse de Clèves » – car nous savons qu’ils l’ont fait avec délices –, mais les textes qui suivirent la parution de l’œuvre amenèrent plutôt une autre question qui pourrait davantage être « faut-il réécrire La Princesse de Clèves ? ». La réception immédiate de La Princesse de Clèves a laissé des traces particulièrement riches avec, entre autres4, le courrier des lecteurs présenté dans le périodique Le Mercure Galant dès 1678 ; les deux textes qui formalisent la polémique avec la critique de Valincour dans ses Lettres à Madame la Marquise*** sur le sujet de la Princesse de Clèves et la contre-critique portée par l’abbé de Charnes dans sesConversations sur la Critique de La Princesse de Clèves ; mais aussi plusieurs œuvres de fiction qui ne tardèrent pas à paraître5. C’est ainsi tout un corpus de réception qui s’est rapidement constitué et à travers lequel on peut mesurer comment se constitue le roman classique dont La Princesse de Clèves paraît depuis cette date le monument. À travers une partie de ces textes, on voudrait s’arrêter sur un aspect de cette réception immédiate, le geste de réécriture dans son rapport avec la morale du temps que portent quelques-uns de ces textes, des nouvelles d’abord, même si elles sont plus tardives, pour remonter ensuite aux lettres de lecteurs du Mercure galant car, au-delà de la lecture, elles les entraînent à leur tour sur la pente de l’écriture.

 

Dans son anthologie de six Nouvelles galantes du xviie siècle, Marc Escola, outre deux textes attribués également à Mme de Lafayette, La Princesse de Montpensier et La Comtesse de Tende, répertorie deux nouvelles qui s’inscrivent très manifestement dans la lignée de La Princesse de Clèves : La Duchesse d’Estramène, parue en 1682 et attribuée à Du Plaisir – tout comme un texte théorique, les Sentiments sur les Lettres et sur l’Histoire avec des scrupules sur le style(parus l’année suivante en 1683) ; et Le Comte d’Amboise de Catherine Bernard, paru en 1689. On peut y ajouter une autre nouvelle de la même Catherine Bernard, Eleonor d’Yvrée, parue deux ans plus tôt en 1687. Leur filiation par rapport au roman attribué à Mme de Lafayette ne fait guère de doute : La Duchesse d’Estramène, publiée quatre ans après La Princesse de Clèves, s’appuie sur la « grammaire du genre6 », cette « rhétorique commune7 » qui se construit avec le roman attribué à Mme de Lafayette et dans la foulée de celui-ci8 : Du Plaisir la formalise dans ses Sentiments sur les Lettres et sur l’Histoire en 1683. Une lettre d’Étienne Pavillon, qui paraît dans Le Mercure galant à propos de La Duchesse d’Estramène, ne s’y trompe pas :

Ne vous paroistrois-je point trop bizarre, si je vous disois que je louë & blâme en mesme temps vostre Ouvrage, de ressembler à la Princesse de Cléves ? Il en a les beautez délicates, l’exactitude du stile, cet art si difficile de dire precisément sur chaque chose ce qu’il faut, de ne toucher une pensée qu’une fois, & de la toucher assez, de faire entendre plus qu’on ne dit, d’attraper un Esprit qui consiste plus dans les choses que dans les paroles, enfin d’estre agreable, & de parler toûjours raison9.

Et il ajoute :

Tout cela a l’air de la Princesse de Cléves ; mais aussi ce qui en a un peu trop l’air, c’est le caractere de Madame d’Hennebury, & sa mort, qui tiennent beaucoup & du caractere, & de la mort de Madame de Chartres10.

De même, dans Le Mercure galant de septembre 1687, Fontenelle loue dans Eleonor d’Yvrée cette science du cœur qu’il trouve de façon exemplaire dans La Princesse de Clèves. Quant à la filiation du Comte d’Amboise avec La Princesse de Clèves, elle se livre sans équivoque aux lecteurs, par exemple à travers les noms des deux personnages malfaisants que sont Mme de Tournon et Sancerre, dans le sillage de l’une des histoires intercalées de l’hypotexte.

Par rapport à La Princesse de Clèves, quelles positions prennent ces trois nouvelles ? Marc Escola et Camille Esmein11 ont signalé à quel point le geste de réécriture de La Duchesse d’Estramène devait se comprendre non seulement à l’égard du roman lui-même, mais aussi par rapport à la polémique qui l’avait suivi et notamment aux Lettres de Valincour : la nouvelle est à envisager dans le traitement qu’elle fait subir à la vraisemblance, refusant une vraisemblance ordinaire et étendant le plus loin possible le champ du « moralement croyable12 ». L’intrigue repose sur trois figures, deux hommes et une femme, Mlle d’Hennebury, le Duc d’Olsingam et le Duc d’Estramène, fils d’une amie de la mère de la jeune fille, Mme d’Hilmorre. Le triangle rappelle celui de La Princesse de Clèves car si Mlle d’Hennebury et le Duc d’Olsingam ont des sentiments amoureux réciproques, c’est au Duc d’Estramène que la jeune fille se trouve finalement mariée. Des différences apparaissent cependant : les sentiments entre Mlle d’Hennebury et le Duc d’Olsingam semblent plus innocents que ceux qui animent la Princesse de Clèves et Nemours puisqu’ils sont nés avant le mariage et avaient reçu l’approbation de la mère de la jeune fille. Loin de ressembler à l’imposante Mme de Chartres, cette mère-ci, tout en mourant comme elle fort tôt, laisse la place à une figure maternelle de substitution, Mme d’Hilmorre, plus prompte à songer aux intérêts de son fils qu’au bonheur de la jeune fille en nouant entre eux un mariage. Cette union ne saurait être heureuse dans la mesure où les sentiments en sont absents, même du côté du mari, à la différence de ce qui se passait pour le prince de Clèves. Ce n’est donc pas à la pression d’un amant qu’est dû ce mariage malheureux, mais plutôt aux manœuvres d’une belle-mère, et plus encore à l’excessive préoccupation qu’a Mlle d’Hennebury de sa réputation : de peur qu’on ne devine qu’elle a pu aimer le Duc d’Olsingam avant le mariage, elle laisse échapper toutes les occasions de l’épouser et s’enferme dans ce qu’elle croit être son devoir. C’est par cet entêtement que le vraisemblable se trouve poussé dans ses retranchements : le comportement de Mlle d’Hennebury est ahurissant pour son bonheur mais repose néanmoins sur une conception de l’honneur qui, sur le plan de la morale, peut être comprise et donc reçue par les lecteurs de l’époque.

La dimension morale de la réponse que constitue cette nouvelle par rapport à La Princesse de Clèves se manifeste surtout dans le cheminement vers le dénouement. Dans La Duchesse d’Estramène, ce n’est pas le mari qui meurt, mais l’amant dont la générosité va jusqu’à pousser l’insensible Duc d’Estramène à mieux vivre avec sa femme : la mort d’un amant, si pathétique qu’en soit la mise en scène, ne saurait pousser une femme de l’humeur de la duchesse à s’enfermer dans une fidélité à la mémoire de celui que son cœur lui avait initialement désigné puisqu’il ne s’agit que d’un amant. Conformément à son devoir, elle comme son mari tentent finalement l’aventure de cet amour conjugal, celui dont Mme de Chartres faisait la seule solution dans un monde de tentations13 et que le couple de Clèves n’avait jamais réussi à mettre en œuvre. Même si l’effet de grisaille propre à nombre de dénouements des œuvres narratives de la fin du xviie siècle n’est pas totalement gommé de cette nouvelle, le dénouement en paraît nettement plus heureux que celui de La Princesse de Clèves. L’invraisemblable exigence morale envers elle-même qu’aura su adopter l’héroïne semble donc rencontrer une forme de succès puisqu’elle atteint, quant à elle, un plus haut degré de tranquillité que Mme de Clèves.

Les deux nouvelles de Catherine Bernard sont des volets d’une série que l’autrice intitule dès 1687 Les Malheurs de l’amour. Le libraire, dès le verso de la page de titre, ne laissait pas douter du programme qu’il déroulait en quelques vers :

Les malheurs ou l’Amour engage
Sont icy si bien peints & d’un air si touchant
Que pour un Cœur qui cherche à vaincre son penchant,
Ce livre est d’un parfait usage14

L’avertissement d’Eleonor d’Yvrée allait dans le même sens :

 

Je conçois tant de déreglement dans l’amour, même le plus raisonnable, que j’ay pensé qu’il valoit mieux presenter au Public un Tableau des Malheurs de cette passion que de faire voir les Amans vertueux & delicats, heureux à la fin du Livre15

L’avis du Comte d’Amboise renvoyait à la Préface de cette première nouvelle pour réaffirmer le même dessein « de ne faire voir que des amants malheureux pour combattre, autant qu’il m’est possible, le penchant qu’on a pour l’amour16 ». Loin de chercher à atteindre un dénouement heureux comme dans La Duchesse d’Estramène, les deux nouvelles de Catherine Bernard nous montrent des héros que l’amour ne saurait rendre que malheureux. La Duchesse d’Estramèneconstitue d’ailleurs un possible jalon entre La Princesse de Clèves et Eleonor d’Yvrée. Cette nouvelle recourt au triangle amoureux, formé cette fois de deux femmes et un homme. Eleonor, dont le père est éloigné pour des raisons politiques, a été confiée par sa mère mourante au soin de deux de ses amies, la Duchesse de Misnie, mère du Duc de Misnie avec lequel naît un amour réciproque, et la comtesse de Tuscanelle, dont la fille, Matilde, devient d’abord l’amie d’Eleonor, puis sa confidente et enfin sa rivale malheureuse : l’amitié vient ajouter ici un lien qui est un poids moral sans que l’absence de réalisation d’un mariage vienne alléger la culpabilité qui s’abat sur les trois personnages. Le père d’Eleonor la promet en effet en mariage à un autre. Entre les malentendus qui s’ensuivent et les manœuvres de la Duchesse de Misnie, autre mère manipulatrice, qui veut unir son fils au beau parti qu’est Matilde, la nouvelle prête à chacun des trois personnages des manquements aux obligations qu’ils auraient dû, sur un plan moral, respecter les uns envers les autres. La mort de Matilde, loin de permettre le mariage des deux autres, consacre leur malheur : Eleonor se condamne à la vertu et au malheur en épousant le vieux comte de Retelois tandis que la douleur du Duc de Misnie se fait si vive qu’elle l’empêche même de ressentir sa propre ruine.

Le dénouement est ici bien plus noir, tandis que celui du Comte d’Amboise se caractérise par sa rapidité : deux hommes et une femme forment à nouveau le triangle amoureux de cette nouvelle. Mlle de Roye, plus sensible aux charmes de M. de Sansac qu’à ceux du comte d’Amboise qui lui est promis, aurait pu à plusieurs reprises connaître le bonheur matrimonial car le généreux comte d’Amboise, quoique profondément épris d’elle, serait prêt à renoncer à un mariage dont il a compris qu’il ne la rendrait pas heureuse. Des obstacles divers, allant de l’opposition parentale aux sourds agissements de sombres rivaux, finissent néanmoins par pousser la jeune femme à s’engager dans les liens matrimoniaux avec le comte d’Amboise conformément aux projets initiaux. Or, le mariage à peine conclu, la jalousie emporte le mari bien plus vite qu’elle ne l’avait fait pour le prince de Clèves : le rapprochement qui s’entame dans les dernières pages entre les deux amants évoque celui auquel peut laisser croire un temps la quatrième partie de La Princesse de Clèves. Mais l’héroïne, à la différence de la Princesse de Clèves, n’a pas le temps de songer à une stratégie défensive de retraite car Sansac meurt au combat. La vertu triomphe d’autant moins que l’héroïne préfère éviter de sonder ce qu’auraient pu être ses propres aspirations face à son veuvage.

Ainsi ces trois nouvelles font-elles apparaître quel vivier de situations La Princesse de Clèves, en forgeant une trame nourrie à la crise de l’exemplarité qui travaille souvent certains récits de la première modernité, fournissait à la variation et au renouvellement des questions morales que le texte soulevait.

Une telle pratique hypertextuelle peut sans doute être partiellement rattachée à la campagne publicitaire orchestrée par Donneau de Visé à propos de La Princesse de Clèves dès avril 1678 dans Le Mercure galant. S’adressant à ses lecteurs, il écrivait :

Je demande si une Femme de vertu, qui a toute l’estime possible pour un Mary parfaitement honneste Homme, & qui ne laisse pas d’estre combatuë pour un Amant d’une tres-forte passion qu’elle tâche d’étoufer par toute sorte de moyens ; je demande, dis-je, si cette Femme voulait se retirer dans un lieu où elle ne soit point exposée à la veuë de cet Amant qu’elle sçait qui l’aime sans qu’il sçache qu’il soit aimé d’elle, & ne pouvant obliger son Mary de consentir à cette retraite sans luy découvrir ce qu’elle sent pour l’Amant qu’elle cherche à fuir, fait mieux de faire confidence de sa passion à ce Mary, que de la taire au péril des combats qu’elle sera continuellement obligée de rendre par les indispensables occasions de voir cet Amant, dont elle n’a aucun autre moyen de s’éloigner que celuy de la confidence dont il s’agit17.

Après la lettre du géomètre de Guyenne (identifié à Fontenelle) dans le numéro de mai, l’Extraordinaire de juillet 1678 et le numéro d’octobre suivant publient des réponses. Avec cette question, la campagne de Donneau de Visé affiche une posture polémique : n’hésitant pas à ouvrir la voie à la critique, il entend certes, comme cela s’est toujours fait dans la presse et aujourd’hui sur le web, susciter et entretenir du bruit pour faire parler de cette œuvre. Par rapport aux jugements sur divers aspects de l’œuvre du géomètre de Guyenne ou au débat qu’entameront Valincour et Charnes, l’objet de sa question est restreint puisqu’elle vise seulement la scène de l’aveu et encore, seulement une partie de celle-ci : l’invraisemblable présence de Nemours n’est ici pas envisagée, seule est mise en question la confidence en elle-même. Les noms des personnages ne sont cependant pas cités, Donneau de Visé préfère la généralisation : une femme, un mari, l’amant ; le lecteur est donc invité à « penser par cas » et à entamer un processus de mise en relation entre deux univers, entre fiction et réalité.

La grande majorité des lettres publiées dans le journal répond par la négative : Mme de Clèves a eu tort de faire une telle confidence à son mari. Un seul, un Saint-Maixentais dont la réponse serait plutôt celle d’un Normand, se retranche derrière l’incertitude. Ce rejet majoritaire n’est cependant pas toujours motivé de la même manière et la variété vient aussi des écarts de longueur dans des réponses plus ou moins élaborées au sein de lettres qui abordent aussi d’autres sujets. Chacun se réapproprie ainsi la situation et une bonne partie des lettres traduit cette réappropriation par une écriture qui porte des marques d’élaboration, des amorces donc, plus ou moins poussées, de réécriture. Stedroc, qui se désigne comme « Berger des Rives de Juine », conclut ainsi son propos :

 

Pour moi, je sais bien que par toutes les Rives de Juine, où l’on n’est pas plus bête qu’ailleurs, elle ne sera imitée d’aucune Bergère. Mais c’est aussi ce qui fait le mérite de la princesse de Clèves, que de s’être rendue inimitable18.

Au moment même où l’épistolier refuse le transfert de la situation romanesque vers la réalité, il présente cette réalité à travers la figure pastorale de la « Bergère », remettant ainsi les deux univers sur un même plan et poursuivant en outre sur une pirouette. Un épistolier de Richelieu, dans une lettre plus longue, déploie amplement son raisonnement. Pour envisager les degrés de complaisance des maris, il développe une antithèse entre Jules César et Caton d’Utique, reformule la question en vers sous la forme d’un sizain hétérométrique et multiplie articulations, alternatives et distinctions. La fin de la lettre confirme et signe le pastiche :

Ce n’est pas mon sentiment seul que je découvre ici, c’est celui de tous les Pères et des Casuistes qui traitent doctement cette matière, dont vous ne prétendez faire qu’une Question galante19.

La généralisation présente dans la question de Donneau de Visé, qui incitait à penser par cas, conduit à cette réécriture casuiste. La comparaison entre les lettres fait apparaître la dimension d’exercice de style que constituent, pour certains épistoliers, ces réponses. Un Dieppois, après avoir montré comment un tel aveu pourrait ouvrir la boîte de Pandore de la jalousie en encourageant les spéculations infinies d’un mari, substitue au roman une fin libertine inattendue :

Je crois qu’elle devait plutôt se laisser tenter, que de s’exposer à la mauvaise humeur continuelle d’un Mari, parce qu’un Homme est plus heureux d’être trahi sans le savoir, que d’être le Confident d’une femme qui le hait le plus vertueusement du monde20.

Dans un autre style, un Grenoblois adopte le ton galant pour travailler la chute de sa lettre dans une visée métatextuelle :

Point de retraite, et encore moins de confidence. Je décide comme vous voyez, Monsieur, sans hésiter. Mais je ne saurais faire autrement ; je suis un des Partisans du Mercure galant, et je ne veux rien lui répondre qui déroge à ses qualités. Rien de moins galant que le procédé d’une Dame qui fait confidence à son Mari de sa passion et de celle de son Amant, pour ne s’occuper qu’à son ménage. Mais rien de plus galant et de plus agréable pour elle, que de soutenir adroitement et avec mystère une belle Passion, qui ne souffre jamais d’autre déclaration que celle qu’une tendresse toujours respectueuse peut faire21.

La dimension littéraire de ces lettres, dont Donneau de Visé fait la matière de son journal, reçoit de sa part une exploitation qui se manifeste dans la façon dont il les répartit dans cet Extraordinaire de juillet 1678. Ce volume contient la majeure partie des lettres sur La Princesse de Clèves que retient l’auteur du journal. Globalement cet Extraordinairecomporte trente-quatre lettres sur divers sujets mais les répartit en divers endroits, six zones, dont deux ne comportant qu’une lettre : parmi ces trente-quatre pièces, les lettres portant sur l’aveu se répartissent dans cinq de ces zones. La dernière lettre du volume, la seule à ne pas porter de numéro, est justement l’une de ces réponses. Donneau de Visé n’a pas choisi une livraison en un bloc, il répartit cette matière de l’aveu un peu comme s’il s’agissait d’épisodes et n’oublie pas de proposer une pièce conclusive.

Il poursuit cependant l’exploitation du même sujet dans un volume ultérieur, le numéro d’octobre 1678 où il dit reproduire une lettre écrite « avec méthode » et « un tour particulier qui en rend le raisonnement persuasif22 ». Bien qu’aussi détaillée que le pastiche casuiste de juillet 1678, cette lettre qui ne porte pas de nom de scripteur, semble surtout, au moyen de distinctions scrupuleusement numérotées, ne rien vouloir laisser au hasard et entreprendre une synthèse la plus exhaustive possible des avis antérieurs. Ce n’est cependant pas la fin de l’exploitation du filon, car, plus de cent cinquante pages plus loin, se glisse une « Avanture causée par la Question proposée dans le second Extraordinaire du Mercure23 » qui met en scène autour de deux futurs époux une compagnie débattant sur la même confidence : peu s’en faut alors que la dispute ne provoque l’éloignement des futurs époux. Après les lettres, c’est ainsi au moyen d’un micro-récit empruntant la forme des affaires du temps que la question morale du roman entreprend une nouvelle métamorphose.

 

Le coup médiatique tenté par Donneau de Visé avait sans doute autant pour objectif de conforter la situation de son journal, à peine renaissant après quelques années d’interruption, qu’il entendait promouvoir cette Princesse de Clèves qui semblait si bien répondre à sa ligne éditoriale. S’il en avait habilement préparé la parution dès le mois de janvier 1678 par la publication de « La Vertu malheureuse », courte histoire dont la trame recoupe celle du roman, l’appel aux lecteurs qu’il émit ensuite à la parution de l’œuvre se traduisit dans une production a minima épistolaire, mais laissa aussi des traces dans les nouvelles plus développées qui suivirent. En donnant la possibilité de remettre en question cet aveu, choix d’un auteur anonyme, le journaliste poussait à la confrontation de la fiction par rapport à la morale du temps et à la réécriture, une réécriture qui corrige et améliore éventuellement, une réécriture qui se veut aussi répétition au moins partielle du même, soit qu’on admire, soit qu’on veuille profiter du succès. À travers ces gestes divers de réécriture, l’œuvre fit ainsi son entrée dans le canon, ouvrant la voie aux multiples hypertextes qui continuent, de livres en films, à nourrir de nouvelles reprises et adaptations. Elles sont désormais plus souvent marquées du sceau de l’actualisation et de l’interrogation sur ce que cette œuvre lointaine dans le temps a encore à nous dire aujourd’hui.

Bibliographie

1. Corpus :

BERNARD, Catherine, Les Malheurs de l’Amour. Première nouvelle. Eleonor d’Yvrée, La Haye, E. Foulque et L. van Dole, 1688.

Le Mercure galant, Extraordinaire, avril 1678 ; Extraordinaire, juillet 1678 ; octobre 1678 ; mai 1682.

LAFAYETTE, Marie-Madeleine Pioche de Lavergne (Madame de), Œuvres complètes, éd. ESMEIN-SARRAZIN, Camille, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014.

Nouvelles galantes du xviie siècle, éd. ESCOLA, Marc, Paris, GF-Flammarion, 2004.

Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du xviie siècle sur le genre romanesque, éd. ESMEIN, Camille, Paris, H. Champion, coll. « Sources classiques », 2004.

2. Études critiques 

COULET, Henri, « Sur le dénouement de La Princesse de Clèves », dans Littératures classiques, Mme de Lafayette, La Princesse de Montpensier, La Princesse de Clèves, 1990, supplément au no 12, p. 79-85.

FABRE, Jean, Idées sur le roman de Madame de Lafayette au Marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979.

KULESZA, Monika, « Le modèle pris à rebours ? Quelques remarques sur La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette et sur Le Comte d’Amboise de Catherine Bernard », Écho des études romanes, 2005, 1 (2), p. 49-60.

LAUGAA, Maurice, Lectures de Madame de Lafayette, Paris, A. Colin, coll. « U », 1971.

NOILLE-CLAUZADE, Christine, « Considérations logiques sur de nouveaux styles de fictionnalité : les mondes de la fiction au xviie siècle », in LAVOCAT, Françoise, dir., La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS Éditions, p. 171-188.

VIALA, Alain, La France galante, Paris, PUF, coll. « Les littéraires », 2015.

Notes

1

Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire et président de l’UMP, sur le projet politique, la stratégie et les valeurs défendues par l’UMP, Lyon, le 23 février 2006. https://www.vie-publique.fr/discours/160844-nicolas-sarkozy-23022006-strategie-et-valeurs-defendues-par-l-ump

2

Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, sur la modernisation des politiques publiques et la réforme de l’État, Paris, le 4 avril 2008. https://www.elysee.fr/nicolas-sarkozy/2008/04/04/declaration-de-m-nicolas-sarkozy-president-de-la-republique-sur-la-modernisation-des-politiques-publiques-et-la-reforme-de-letat-a-paris-le-4-avril-2008

3

Clarisse Fabre, « Et Nicolas Sarkozy fit la fortune du roman de Mme de La Fayette », Le Monde, 29 mars 2011.

4

Voir notamment : Maurice Laugaa, Lectures de Madame de Lafayette, Paris, A. Colin, coll. « U », 1971, p. 14-111 ; l’édition de ce corpus critique dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014.

5

Voir les remarques de Marc Escola dans son édition des Nouvelles galantes du xviie siècle, Paris, GF-Flammarion, 2004, ainsi que plusieurs analyses, notamment : Henri Coulet, « Sur le dénouement de La Princesse de Clèves », dans Littératures classiques, Mme de Lafayette, La Princesse de Montpensier, La Princesse de Clèves, 1990, supplément au no 12, p. 79-85 ; Monika Kulesza, « Le modèle pris à rebours ? Quelques remarques sur La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette et sur Le Comte d’Amboise de Catherine Bernard », Écho des études romanes, 2005, 1 (2), p. 49-60 ; Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, coll. « Les littéraires », 2015, chap. 9 « Dissémination ».

6

Voir Nouvelles galantes…, op. cit., p. 31. Marc Escola emprunte l’expression à Jean Fabre dans Idées sur le roman de Madame de Lafayette au Marquis de Sade, Paris, Klincksieck, 1979, p. 17.

7

Voir Christine Noille-Clauzade, « Considérations logiques sur de nouveaux styles de fictionnalité : les mondes de la fiction au xviisiècle », in Lavocat, Françoise, dir., La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS Éditions, p. 171-188.

8

L’intrigue de La Princesse de Clèves peut être mise en relation avec une nouvelle qui la précède de trois ans, l’ « Histoire du Maréchal de Bellegarde et de la marquise de Termes » dans les Désordres de l’amour (1675) de Mme de Villedieu. On pourrait ici évoquer un cas de « plagiat par anticipation » selon l’expression de Pierre Bayard.

9

Le Mercure galant, mai 1682, t. V, p. 209-234.

10

Ibid.

11

Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du xviie siècle sur le genre romanesque, éd. Camille Esmein, Paris, H. Champion, coll. « Sources classiques », 2004, p. 680.

12

Nouvelles galantes…, op. cit., p. 211.

13

Voir l’éducation dispensée par Mme de Chartres à sa fille : « mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée. » (Mme de Lafayette, Œuvres complètes, op. cit., p. 338).

14

Catherine Bernard, Les Malheurs de l’Amour. Première nouvelle. Eleonor d’Yvrée, La Haye, E. Foulque et L. van Dole, 1688, verso de la page de titre.

15

Ibid., Avertissement, n. p.

16

Nouvelles galantes, op. cit., p. 312.

17

Le Mercure galant, Extraordinaire, avril 1678, p. 299-300.

18

Mme de Lafayette, Œuvres complètes, op. cit, « Un débat dans “Le Mercure galant”. Avril-octobre 1678 », Lettre V, Extraordinaire, juillet 1678, p. 519.

19

Ibid., Lettre XXIV, Extraordinaire, juillet 1678, p. 524.

20

Ibid., Lettre XXI, Extraordinaire, juillet 1678, p. 522.

21

Ibid., Lettre XXVI, Extraordinaire, juillet 1678, p. 525.

22

Ibid., Lettre, octobre 1678, p. 529.

23

Le Mercure galant, octobre 1678, p. 316-326.

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Table des matières

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