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Résumé

Le Fils naturel et les Entretiens avec Dorval, dont Diderot dit qu’ils sont « une espèce de roman », se présentent comme un texte hybride : récit autobiographique, scène théâtrale et entretiens comblent l’espace fictionnel. Au centre du dispositif, se trouve la pièce de théâtre, récit mémoriel de Dorval mettant en scène les événements familiaux qui viennent de l’affecter. Le drame, donné pour vrai, offre l’exemplum où la scène vertueuse peut déployer une idéologie morale novatrice, qui congédie la conception passive et passéiste de la vertu. Une triple question éthique, esthétique et philosophique se pose alors sur l’usage de la sensibilité et de l’émotion.

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Le Fils Naturel et les Entretiens avec Dorval, composés en août-septembre 1756 sont publiés l’année suivante, l’impression de la pièce en précède ainsi largement la représentation en 17711. Ce texte hybride repose sur un agencement bizarre : un récit à connotation autobiographique, une pièce de théâtre destinée à la représentation et qui se clôt sur un bref retour au récit, puis trois entretiens entre Dorval et Moi, eux-mêmes encadrés par des éléments narratifs. Accusé d’avoir plagié Il vero Amico de Goldoni, Diderot s’en défend dans De la Poésie dramatique et affirme qu’il n’a jamais eu l’intention de porter sur scène ce qu’il nomme « une espèce de roman », ajoutant ainsi à la confusion : « mon dessein n’étant pas de donner cet ouvrage au théâtre, j’y joignis quelques idées que j’avais sur la poétique, la musique et la déclamation, et la pantomime ; et je formai du tout une espèce de roman que j’intitulai Le Fils naturel, ou les épreuves de la vertu, avec l’histoire véritable de la pièce2. » Voilà donc un texte qui exhibe son hybridité, son incapacité à entrer dans une catégorie définie, et dont le sous-titre – qui se retrouve avec ses avatars dans nombre de fictions romanesques – le place dans ce courant littéraire et idéologique de la régénération vertueuse, véritable révolution silencieuse du siècle. Les épreuves de la vertu produisent un remarquable motif esthétique, largement exploité picturalement et littérairement.

Le véritable domaine de Diderot serait-il celui de la morale3 ? Ecartant résolument ce qu’Helvétius nomme « les vertus de préjugés », Diderot s’attache à une vertu qui prend chez lui la forme la plus haute de l’exaltation de la sociabilité, exigence à la fois sensible et naturelle. Comment faire partager cette vertu sensible, immanente à la vie sociale ? Comment mettre en scène les délices d’une émotion charmante ? Si Le Fils naturel offre à Diderot l’opportunité de trois approches liées aux trois genres retenus, il permet aussi la mise en place de dispositifs liés à l’hybridité générique de ce qui apparaît comme un polype littéraire, un exemple théâtral et une espèce de fable philosophique.

Un polype littéraire

Le polype, qui remet en question le classement des naturalistes entre l’animal et le végétal, est une métaphore chère à Diderot pour évoquer l’hybridation des espèces mais aussi des genres. Cette « espèce de roman » propose au moins trois aspects de ce phénomène.

Il s’ouvre sur un récit autobiographique : « le sixième volume de l’Encyclopédie venait de paraître », qui donne le repère temporel qui permet de le situer précisément à l’automne 1756, lors du séjour de Diderot chez Lebreton à Massy. Venu pour retrouver, comme il se doit à la campagne, la sérénité du corps et de l’esprit, Diderot rencontre son personnage fictionnel idéal : un homme rare, en la personne de Dorval, un homme « sombre et mélancolique » comme le sera le chevalier Desroches, lui aussi « long, sec et mélancolique4 ». L’autobiographie s’engage de fait sur la voie du roman de la vertu, en mettant en scène – dans un récit inséré – un homme mélancolique, à savoir intéressant par l’empathie que son état ne peut manquer de susciter, par les aventures romanesques que l’on suppose et par le sacrifice qu’il a fait au nom de l’amitié. Dorval suscite immédiatement l’intérêt, c’est-à-dire ce « sentiment qui nous met à la place de celui qui souffre, au milieu de sa situation », dit Beaumarchais dans sa préface d’Eugénie5. Le polype se dessine, qui nous place d’emblée entre deux genres – un récit et l’annonce d’une pièce de théâtre – tout en mettant son lecteur en terrain connu, celui des prémisses du roman de la vertu tout autant que celui des règles du genre dramatique sérieux. Tout comme l’espace romanesque se comble, la scène vide se remplit d’un décor (la campagne) et d’un personnage central (le vertueux et mélancolique Dorval).

Toute la thématique fictionnelle de la vertu se déploie dès l’incipit : la campagne, un homme vertueux et mélancolique, des épreuves, la fidélité à l’ami, la constance, l’exaltation vertueuse et la sympathie des cœurs. Cet incipit installe un dispositif narratif et idéologique qui va servir de cadre au récit mémoriel de Dorval, dont l’originalité sera de prendre la forme d’une pièce de théâtre. La fiction romanesque s’hybride ainsi en comédie sérieuse, qui s’installe à sa place, justifiant « l’espèce de roman » annoncé.

Le deuxième aspect de l’hybridation tient au genre du drame, qui est lui-même une espèce d’hybride, difficile à qualifier, mais dont la plasticité égale celle du roman. En 1774, dans la cinquième édition de ses Principes de la littérature6, l’abbé Batteux l’ignore pour ne distinguer que la tragédie, « représentation d’une action héroïque et malheureuse » et la comédie, « représentation d’une action bourgeoise et risible ». Diderot le nomme « genre dramatique sérieux » et le caractérise comme une « espèce de drame », « où l’on saute alternativement d’un genre à un autre7 ». Dorval révèle avoir réécrit les trois derniers actes en tragédie !

La pièce, point central du triptyque, passe pour un élément apparemment autonome, si ce n’est le curieux conditionnel qui figure dans la traditionnelle distribution des rôles : « voici les noms des personnages réels de la pièce, avec ceux des acteurs qui pourraient les remplacer », ce qui pose un problème de vraisemblance. Comment se fait-il que ce récit mémoriel soit déjà un texte prêt pour la scène ? Rappelons que c’est seulement à la fin de la supposée représentation que Dorval donne son texte écrit à Diderot. Or, ce qui est mis en scène dans le salon est le drame écrit et non la commémoration familiale, comme en atteste la présence de la dernière scène, écrite mais non représentée. La même scénographie se retrouve dans le Supplément au voyage de Bougainville, lorsque B indique à A qu’il trouvera là, sur la table, ce supplément qu’ils sont précisément en train de composer.

L’usage de la prose et la théorie du quatrième mur destinée à casser l’illusion théâtrale brouillent les identités génériques. Diderot, dissimulé aux regards, voit et entend « ce que l’on va lire », en ce bizarre dispositif d’un théâtre à lire, qui succède à un récit théâtralisé par la forme dialoguée. La cohésion de cet ensemble disparate est assurée par les liaisons qui se tissent entre l’incipit et l’excipit, entre les éléments narratifs de l’excipit des Entretiens et ceux de l’incipit du Fils naturel. L’entrée discrète de Diderot est suivie de sa sortie inaperçue de tous, la sympathie des cœurs entre Dorval et Diderot se confirme dans la réunion familiale finale. A l’issue de la représentation, l’exaltation vertueuse retombe et Diderot s’interroge : « Et puis comment arranger avec mes idées ce qui venait de se passer ? 8». Malgré ses réticences : « une pièce est moins faite pour être lue que pour être représentée », Dorval tend son manuscrit à Diderot : « lisez-la et nous en parlerons », invitant ainsi à dissocier le temps de la représentation et celui de la critique.

Le troisième aspect de l’hybridation tient au recours au tableau, qui repose sur une proximité avec la peinture :

Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. […] Je pense, pour moi, que si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action autant de moments favorables au peintre9.

Le tableau est une scène saisie sur le vif et fixée par le dramaturge à la manière d’un peintre. Le tableau final du Fils naturel évoque les compositions des scènes peintes par Greuze : personnages ordonnés, selon une architecture souvent pyramidale, auprès d’un personnage central, parfois décentré. La composition place ici, au sommet de la pyramide, le vieux Lysimond soutenu par Clairville et André, puis le motif s’élargit progressivement avec Rosalie, Dorval et Constance, puis Justine, Charles et Sylvestre, vient enfin le reste de la maison. La symétrie de la composition se renforce de celle des répliques : Mon fils, voilà ta sœur ; Ma fille, voilà ton frère ; Mon frère ! ; Ma sœur ! ; Dorval ! ; Rosalie !. Les didascalies précisent que les regards de Lysimond vont alternativement à chacun de ses enfants, tous unis dans les pleurs. La plasticité de la scène correspond aux goûts picturaux de Diderot10, qui pourrait cependant se voir retourner la critique qu’il adresse au mauvais peintre : coller ensemble des études d’atelier sans parvenir à susciter de vraie émotion.

Un exemple théâtral

Pourquoi une pièce de théâtre pour le récit mémoriel de Dorval ?

Tout d’abord parce que l’on ne peut pas convaincre de la vertu par le raisonnement, il faut persuader par le sentiment et pour cela, il faut des exemples : « l’imitation nous est naturelle, et il n’y a point d’exemple qui captive plus fortement que celui de la vertu, pas même l’exemple du vice », déclare Constance, la bien-nommée11. Les préceptes ne parlent qu’à l’esprit, pas au cœur et la sensibilité vertueuse doit émouvoir. Ainsi que le rappelle Bordeu :

Toute abstraction n’est qu’un signe vide d’idée. […] Lorsque, après une longue combinaison de signes, vous demandez un exemple, vous n’exigez autre chose de celui qui parle, sinon de donner du corps, de la forme, de la réalité, de l’idée au bruit successif de ses accents, en y appliquant des sensations éprouvées12.

Beaumarchais ajoute : « Alors je désirai avec passion de pouvoir substituer l’exemple au précepte13. » C’est d’ailleurs Diderot qui suggère à Dorval le recours à l’efficacité émotionnelle de la forme dramatique :

Je lui dis qu’un ouvrage dramatique dont ces épreuves seraient le sujet ferait impression sur tous ceux qui ont de la sensibilité, de la vertu, et quelque idée de la faiblesse humaine.14

Ensuite, Le Fils naturel est un exemplum vertueux, qui fonctionne sur l’empathie et la sympathie. Au contraire de la majorité des écrits de Diderot, destinés au public restreint et averti de la Correspondance littéraire15, Le Fils naturel se fonde sur une esthétique du miroir et s’adresse à un large public, d’avance conquis :

C’est toujours la vertu et les gens vertueux qu’il faut avoir en vue quand on écrit. […] Je le répète donc : l’honnête, l’honnête. Il nous touche d’une manière plus intime et plus douce que ce qui excite notre mépris et nos ris.16

L’attendrissement pousse l’âme sensible au recueillement et à l’isolement, ainsi qu’en atteste Diderot, spectateur larmoyant dissimulé dans un coin du salon, dans un dispositif qui ressort plus de la lecture que du théâtre et qui relève du dispositif de la scène originelle du roman libertin. Dans cette scène à valeur initiatique, un ignorant s’instruit de la sexualité en regardant un spectacle interdit. Le regard passe toujours par un interstice, une fente, une déchirure ou un rideau écarté. Diderot reprend ici le dispositif en le détournant : le spectateur ne surprend plus, en voyeur, une scène érotique à laquelle il n’est pas convié, mais contemple, longuement et pleinement, la mise en œuvre de la vertu. Le dispositif reste cependant toujours initiatique en ouvrant le cheminement vers un genre nouveau à explorer. Cependant, la scène vertueuse semble aller à l’encontre même du fondement de la vertu car cette dernière ne doit attendre aucune récompense, sous peine de se perdre. Or la scène théâtrale montre l’acte vertueux. Ainsi les stances de Dorval peuvent-elles trouver une reconnaissance immédiate et duelle, puisqu’au plaisir d’avoir bien agi s’ajoute l’approbation flatteuse et élogieuse du spectateur.

Comment réussir la mise en scène de la vertu sensible ? Diderot insiste sur la nécessité d’être vrai : « laissez là les tréteaux, rentrez dans le salon » dit Dorval17 pour justifier un discours de Constance. Le drame atteste de sa véracité par une logique interne, constante oscillation entre les tréteaux et le salon. Le coup de théâtre du retour de Lysimond n’en est pas un, c’est un fait ! Et Dorval de le souligner en reconnaissant qu’il « serait à souhaiter, pour le bien de l’ouvrage, que la chose fût arrivée tout autrement18 ». Dans un même souci de vérité, le décor doit reproduire le salon de Dorval. Sommes-nous réellement au théâtre ?

Enfin, le cadre défini, vont se déployer les éléments de la vertu sociale. « Que votre morale soit générale et forte », affirme Dorval. La vertu, c’est avant tout « le goût de l’ordre dans les choses morales », selon la définition de Dorval19. Ainsi, lorsque Rosalie laisse paraître une certaine désaffection pour Clairville, Justine et Dorval la rappellent à l’ordre, lui exposant que cette rupture serait une erreur d’ordre privé mais surtout une faute d’ordre social : « Des mœurs ! Mademoiselle, des mœurs !», répète Justine. L’infortunée Mme de la Carlière le répètera aussi… Justine ajoute : « Je n’ai jamais pu concevoir, moi, qu’on cessât d’aimer ; à plus forte raison, qu’on cessât d’aimer sans sujet ». Pour son malheur, Mme de la Pommeraye ne le comprendra pas non plus…

Plus encore que la fidélité amoureuse, c’est l’amitié triomphante que Diderot élève au zénith de la vertu, comme dans Les deux amis de Bourbonne. Après ses pseudo-stances de la scène 10 de l’acte III, Dorval se détermine rapidement au sacrifice sentimental et au dépouillement financier pour assurer le bonheur de Clairville :

Vertu, douce et cruelle idée. Chers et barbares devoirs ! Amitié qui m’enchaîne et qui me déchire, vous serez obéie. O vertu, qu’es-tu si tu n’exiges aucun sacrifice ? Amitié, tu n’es qu’un vain nom si tu n’imposes aucune loi… Clairville épousera donc Rosalie20 !

Remplir ses devoirs de responsabilité, dans tous les domaines, permet d’agir conformément aux exigences de la vertu et d’en retirer un certain bonheur. La vertu se comprend comme une nécessaire solidarité et bienveillance envers les hommes : André se dépouille de ses haillons pour y allonger son maître, Lysimond pense à ses compagnons d’infortune prisonniers en Angleterre, et Constance dissuade Dorval de devenir un nouvel Alceste par cette formule célèbre : « l’homme de bien est dans la société, et il n’y a que le méchant qui soit seul21 ». Dans l’incertitude éthique qui régit notre existence, n’échappent à l’opacité que nos devoirs d’humanité et la haine des vices. La vertu se définit par une morale de stricte immanence à la vie sociale. Elle n’est en cela, ni inerte, ni faible, ni passive, elle est au contraire l’énergie de l’action, elle transporte et exalte les individus.

Diderot illustre cette vertu qualifiée de bourgeoise par R. Mauzi22, qui revalorise le travail. A partir des années 1750, les spectateurs souhaitent se reconnaître sur scène. La bourgeoisie, peu à peu consciente de son rôle économique et politique, attend du roman et du théâtre qu’ils se conforment à son image. Si Molière pouvait se moquer des prétentions de M. Jourdain, les temps ont changé et la bourgeoisie commerçante veut se voir reconnue et non plus raillée. Alors que l’aristocratie dilapide des richesses, la bourgeoisie accumule les revenus de ses industrieuses entreprises. Le travail est une vertu essentielle, qui permet d’échapper aux vices de l’indigence et de jouir sans remords de ses gains :

Je vous laisse une grande fortune. Jouissez-en comme je l’ai acquise. Ma richesse ne coûta jamais rien à ma probité23.

Et peu importe que Lysimond ait fait fortune aux colonies, c’est-à-dire dans le commerce de la canne à sucre, cultivée par des esclaves. Clairville est ainsi prêt à commercer, en dépit de la crainte de déchoir que lui fait entrevoir Dorval : « Avec le nom que vous portez, auriez-vous ce courage24 ? »

Travail, respect du mariage, fidélité amoureuse et amicale, telles sont les vertus principales portées par ce drame, qui tente d’en persuader le spectateur par l’émotion.

Une espèce de fable philosophique

« Qu’est-ce qu’un être sensible », s’interroge Bordeu dans Le Rêve de d’Alembert : « un être abandonné à la discrétion du diaphragme. […] tous les brins du faisceau s’agitent. […] plus de raison, plus de jugement, plus d’instinct, plus de ressources25. » Et Bordeu de se moquer des agitations, des étouffements, des palpitations et des sanglots de Mlle de Lespinasse émue au spectacle. Toutefois, la perspective matérialiste s’efface devant la nécessaire univocité du drame : « Personne ne put retenir ses larmes », constate Diderot à la fin de la représentation. Tout le monde pleure et l’unique spectateur, troublé et triste, s’essuie les yeux. Mais il s’interroge : « Il faut que je sois bien bon de m’affliger ainsi. Tout ceci n’est qu’une comédie. Dorval en a pris le sujet dans sa tête. Il l’a dialoguée à sa fantaisie, et l’on s’amusait aujourd’hui à la représenter. Cependant quelques circonstances m’embarrassaient. […] Si cette pièce était une comédie comme une autre, pourquoi n’avaient-ils pu jouer la dernière scène26 ? » L’émotion se nourrit d’elle-même, dans un enchérissement constant qui submerge et paralyse. Souvent, dit Beaumarchais, le drame fait tomber des yeux des larmes abondantes et faciles. Les pleurs témoignent de la sensibilité de l’individu, de sa capacité à s’émouvoir, de sa certitude que c’est de l’exercice de la vertu que l’on tire la plus grande douceur. Trois questions se posent alors, une question d’éthique, une question d’esthétique et une question de philosophie.

La question éthique est celle de la confusion entre l’émotion et la vertu. Même si Beaumarchais estime que le tableau des malheurs d’un honnête homme force à s’examiner soi-même, suffit-il de pleurer pour être vertueux ? On peut penser à la réponse ambiguë apportée par Voltaire dans l’article « Larmes » duDictionnaire philosophique qui prête au criminel, redevenu homme au spectacle, des « larmes vertueuses27 ». Dans De la poésie dramatique, Diderot soutient la thèse du bénéfice moral du drame : « Le méchant sort de sa loge moins disposé à faire le mal que s’il eût été gourmandé par un orateur sévère et dur28. » Dans l’Essai sur le genre dramatique sérieux, Beaumarchais affirme : « Je sors du spectacle meilleur que je n’y suis entré, par cela seul que j’ai été attendri29. » Diderot tient le même langage que nombre de romanciers de la sensibilité vertueuse, qui accordent à la fiction romanesque, qui présente la morale en actions, un pouvoir de persuasion et d’émulation supérieur à celui des traités.

La deuxième question est d’ordre esthétique. Ce théâtre de la sensibilité, qui exclut les méchants et les événements scabreux, appauvrit la scène en délivrant un message convenu d’avance, conforme aux attentes de l’ensemble du public. « L’homme qui craint de pleurer, celui qui refuse de s’attendrir, a un vice dans le cœur […] : ce n’est pas à lui que je parle. […] Je parle à l’homme sensible30 », déclare Beaumarchais. Cependant, on aurait sans doute tort de prendre pour une faiblesse ce qui fait la force du genre dramatique sérieux : les spectateurs du drame, tout comme les lecteurs du roman de la vertu, ne demandent pas à être surpris ou amusés par des facéties ou des intrigues compliquées, mais à se trouver confortés dans leurs certitudes morales. Ainsi comblés dans leurs attentes, sont-ils encore de judicieux critiques ? Assurément non aux yeux de Bordeu, qui proclame : « Ce n’est donc pas à l’être sensible comme vous, c’est à l’être tranquille et froid comme moi qu’il appartient de dire : cela est vrai, cela est bon, cela est beau… 31»

La troisième question est philosophique. Quel est le fonctionnement de l’émotion ? Pour répondre à cette interrogation, il faut être coupé de l’émotion. L’agitation des brins du faisceau altère le raisonnement. Diderot lit l’ouvrage « à tête reposée » avant ses entretiens avec Dorval, dont la relation atteste de l’éradication de l’émotion :

Mais quelle différence entre ce que Dorval me disait, et ce que j’écris !... Ce sont peut-être les mêmes idées ; mais le génie de l’homme n’y est plus… C’est en vain que je cherche en moi l’impression que le spectacle de la nature et la présence de Dorval y faisaient. Je ne la retrouve point ; je ne vois plus Dorval. Je ne l’entends plus. Je suis seul, parmi la poussière des livres et dans l’ombre d’un cabinet… Et j’écris des lignes faibles, tristes et froides.32

L’émotion, pour Sartre, n’est pas un état de conscience. La conscience émotionnelle est d’abord irréfléchie, elle est une certaine manière d’appréhender le monde, en associant étroitement le sujet ému et l’objet de l’émotion. L’émotion est « une transformation du monde ». Face à une réalité déceptive ou difficile à appréhender, nous pouvons souhaiter changer le monde, c’est-à-dire le vivre selon d’autres processus que ceux qui le régissent habituellement et qui nous sont autant de contrariétés. Ainsi, à la méchanceté du monde, le drame oppose un univers ordonné selon le principe régulateur d’une vertu rémunératrice, qui exclut de fait la version tragique imaginée par Dorval. Même si Lysimond meurt, Le Fils naturel se clôt heureusement sur une reconnaissance paternelle et un double mariage. Nos transports émotifs transforment notre rapport au monde pour que ce dernier change ses qualités : penser que le méchant s’attendrit au spectacle et s’amende par l’émotion est un moyen de se persuader que la réalité sera bonifiée par les effets de la scène ; ce que Sartre nomme « le monde magique », et qui n’est pas un jeu33. Les prestiges fictionnels, loin d’être des chimères, conditionnent notre conscience au monde. Mais se précipiter ainsi dans l’émotion et dans la croyance de sa faculté à modifier le réel, c’est altérer notre raisonnement. « La conscience qui s’émeut », écrit Sartre, « ressemble assez à la conscience qui s’endort34. » La conscience renchérit sur son émotion : plus on est touché, plus on pleure, plus on est captif de son émotion. Dorval et toute sa famille s’émeuvent de la reconstitution de leur histoire familiale, versent des larmes au point de ne pas pouvoir aller au bout de la représentation. La dernière scène du Fils naturel est connue par le texte, mais elle n’est pas jouée : « La douleur, passant des maîtres aux domestiques, devint générale, et la pièce ne finit pas35. »

Comment se libérer de cette emprise ? en se coupant de ce qui a provoqué l’émotion, par la disparition de Dorval, personnage qui focalise sur lui toute l’empathie larmoyante du spectateur ; ou par le retour à la conscience réflexive, au raisonnement des Entretiens. Il faut que Diderot s’éloigne de Dorval pour écrire, mais, ce faisant, il perd la sérénité, l’éclat, la douceur et le charme qui accompagnent le discours vertueux de cet homme rare. Qu’est-ce-que la vertu sans l’exaltation qui l’accompagne ? On comprend ainsi que les lignes que Diderot écrit ne pourront être que tristes et froides. Pour l’homme sensible, pour le spectateur apte à s’attendrir, pour celui qui ne craint pas de verser des larmes, l’émotion devant les épreuves de la vertu n’est pas une parenthèse éphémère liée au temps de la représentation, c’est le mode d’existence de sa conscience :

Il ne faut donc pas voir dans l’émotion un désordre passager de l’organisme et de l’esprit qui viendrait troubler du dehors la vie psychique. C’est au contraire le retour de la conscience à l’attitude magique, une des grandes attitudes qui lui sont essentielles, avec apparition du monde corrélatif, le monde magique. L’émotion n’est pas un accident, c’est un mode d’existence de la conscience, une des façons dont elle comprend (au sens heideggerien de « verstehen ») son « être-dans-le-monde ».36

 

« Piscis hic non est omnium », la citation de Macrobe, placée en exergue des Pensées philosophiques, pourrait convenir au Fils naturel : ce texte ne peut plaire qu’aux âmes sensibles, à ceux qui ne craignent ni de s’attendrir, ni de pleurer au spectacle des épreuves de la vertu et des malheurs rencontrés par un honnête homme. « Ce ne sont pas des mots que je veux remporter du théâtre, mais des impressions37» affirme Diderot qui rêve de rassembler un large public, fédéré par une même vision ordonnée et rassurante du monde.

Cette « espèce de roman » entrelace argumentation et persuasion, faisant se succéder la présentation d’une vertu sociale, chaleureuse et communicative, puis sa représentation dans un exemple formellement théâtral et enfin son examen en une sorte de manifeste du drame bourgeois. Tel le polype, il échappe au classement et grossit par bourgeonnements successifs. Diderot s’empare de la nouvelle conception de la vertu, qui se dessine au tournant du siècle, et se définit par les impératifs de la sociabilité et de l’énergie, donnant définitivement congé à une conception passive et passéiste de la vertu.

Notes

1

Sur l’étude de ce texte et sur celle du Rêve de d’Alembert, voir Autour du Fils naturel et du Rêve de d’Alembert de Diderot, Geneviève Goubier et Eric Bordas, Neuilly, Atlande, 2000.

2

Diderot poursuit, en insistant sur la vérité des faits de son roman, ce qui le différencie de Goldoni : « Sans la supposition que l’aventure du Fils naturel était réelle, que devenaient l’illusion de ce roman et toutes les observations répandues dans les Entretiens sur la différence qu’il y a entre un fait vrai et un fait imaginé, des personnages réels et des personnages fictifs, des discours tenus et des discours supposés ; en un mot, toute la poétique où la vérité est mise sans cesse en parallèle avec la fiction ? », De la Poésie dramatique, Œuvres, tome IV, Esthétique-théâtre, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 1303.

3

Voir Jacques Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Albin Michel, 1995.

4

«[…] pourriez-vous me dire, vous qui connaissez tous ceux qui fréquentent ici, quel est ce personnage sec, long et mélancolique qui s’est assis, qui n’a pas dit un mot, et qu’on a laissé seul dans le salon lorsque le reste de la compagnie s’est dispersé ? – C’est un homme dont je respecte vraiment la douleur. – Et vous le nommez ? – Le chevalier Desroches. » (Madame de La Carlière, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 80)

5

Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux, Préface d’Eugénie, Théâtre complet, Paris, Gallimard, Pléiade,1949, p. 80.

6

Abbé Batteux, Principes de la littérature, cinquième édition, tome III, p. 163.

7

Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, Œuvres, tome IV, Esthétique-théâtre, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 1167.

8

Diderot, Le Fils naturel, Œuvres, tome IV, Esthétique-théâtre, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 1126.

9

Dorval, Entretiens sur le Fils naturel, op. cit., pp. 1136-1137.

10

Dans le Salon de 1761, Diderot admire en particulier deux œuvres de Greuze, qui sont des « tableaux de mœurs » ; Le Paralytique qui est secouru par ses enfants et le Fermier incendié, à propos duquel il écrit : « Tout est pathétique et vrai. J’aime assez dans un tableau un personnage qui parle au spectateur sans sortir du sujet. » (Salon de 1761, Œuvres, tome IV, Esthétique-théâtre, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 228)

11

Le Fils naturel, op. cit., p. 1114.

12

Diderot, Le Rêve de d’Alembert, Œuvres, tome I, Philosophie, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1994, p. 667.

13

Essai sur le genre dramatique sérieux, op. cit., p. 5.

14

Le Fils naturel, op. cit., p. 1082.

15

C’est dans la Correspondance littéraire de Grimm que sont publiés la majeure partie des textes de Diderot. Dans cette revue manuscrite, destinée aux abonnés royaux et éclairés de l’Europe des Lumières, paraissent en particulier les contes et les écrits matérialistes.

16

Diderot, De la poésie dramatique, Œuvres, tome IV, Esthétique-théâtre, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1996, p. 1281.

17

Entretiens sur Le Fils naturel, op. cit., p. 1135.

18

Entretiens sur Le Fils naturel, op. cit., p. 1162.

19

Entretiens sur le Fils naturel, op. cit., p. 1159. Une telle définition ne surprend pas et reprend une conception largement partagée. On retrouve la même appréhension de la vertu identifiée comme le goût de l’ordre chez Rousseau et ses admirateurs comme Bernardin de Saint-Pierre. La rupture avec Rousseau n’est pas encore totale au moment du Fils naturel.

20

Le Fils naturel, op. cit., p. 1107.

21

Le Fils naturel, op. cit., p. 1113. Rappelons que c’est cette formule que Rousseau a reçue comme lui étant spécifiquement adressée, ce qui a hâté la rupture entre les deux amis.

22

Voir Robert Mauzi, L’idée du bonheur au XVIIIe siècle, Paris, Colin, 1960. R. Mauzi nomme cette vertu « bourgeoise » par opposition au mode de vie aristocratique. Il rattache l’expansion de cette morale à celle du commerce et au rôle économique grandissant de la bourgeoisie commerçante. On peut aussi privilégier l’appellation de vertu progressiste, qui tient compte de la force novatrice et régénératrice de cette morale.

23

Le Fils naturel, op. cit., p. 1124.

24

Le Fils naturel, op. cit., p. 1116.

25

Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 660. « La sensibilité n’est guère la qualité d’un grand génie. […] Remplissez la salle du spectacle de ces pleureurs-là, mais n’en placez aucun sur la scène. […] La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. » (Paradoxe sur le comédien, Paris, GF-Flammarion, p. 131.)

26

Le Fils naturel, op. cit., p. 1126. « Tout ceci n’est qu’une comédie », peut s’entendre de deux manières. Au sens dramaturgique du terme, comédie renvoie à un classement des genres, cependant on peut difficilement voir dans cette pièce un amusement joyeux même si la suite des propos tendent à aller dans ce sens. L’autre acception du terme comédie laisse penser que tout ceci n’est qu’un jeu hypocrite et peu sincère, et là aussi c’est une signification qui peut surprendre. Diderot semble hésiter et se demander si Dorval a bien été vrai avec lui : c’est l’émotion qui tranche la question et atteste de l’authenticité de ce qui vient d’être mis en scène.

27

« Il est impossible d’affecter les pleurs sans sujet, comme on peut affecter de rire. […] On demande pourquoi le même homme qui aura vu d’un œil sec les événements les plus atroces, qui même aura commis des crimes de sang-froid, pleurera au théâtre à la représentation de ces événements et de ces crimes ? C’est qu’il ne les voit pas avec les mêmes yeux, il les voit avec ceux de l’auteur et de l’acteur. Ce n’est plus le même homme ; il était barbare, il était agité de passions furieuses quand il vit tuer une femme innocente, quand il se souilla du sang de son ami ; il redevient homme au spectacle. Son âme était remplie d’un tumulte orageux ; elle est tranquille, elle est vide ; la nature y rentre ; il répand des larmes vertueuses. C’est là le vrai mérite, le grand bien des spectacles ; c’est là ce que ne peuvent jamais faire ces froides déclamations d’un orateur gagé pour ennuyer tout un auditoire pendant une heure. » Voltaire, Dictionnaire philosophique, Œuvres complètes, tome XXVII, Paris, Renouard, 1819, p. 112-113.

28

De la poésie dramatique, op. cit., p. 1283. Sur ce sujet, voir aussi le Paradoxe sur le comédien : « Le citoyen qui se présente à l’entrée de la Comédie y laisse tous ses vices pour ne les reprendre qu’en sortant. Là il est juste, impartial, bon père, bon ami, ami de la vertu ; et j’ai vu souvent à côté de moi des méchants profondément indignés contre des actions qu’ils n’auraient pas manqué de commettre s’ils s’étaient trouvés dans les mêmes circonstances où le poète avaient placé le personnage qu’ils abhorraient. » (Paris, GF-Flammarion, 1987, p. 167)

29

Essai sur le genre dramatique sérieux, op. cit., p. 12.

30

Essai sur le genre dramatique sérieux, op. cit., p. 12.

31

Le Rêve de d’Alembert, op. cit., p. 661.

32

Le Fils naturel, op. cit., p. 1126-1127.

33

Voir l’analyse de Sartre dans Esquisse d’une théorie des émotions, en particulier la IIIe partie, « Esquisse d’une théorie phénoménologique ». Sartre décrit le rôle constitutif de l’émotion dans un monde nouveau, régi par nos croyances, un monde « magique » : « A présent nous pouvons concevoir ce qu’est une émotion. C’est une transformation du monde. Lorsque les chemins tracés deviennent trop difficiles ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde, c’est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs potentialités n’étaient pas réglés par des processus déterministes mais par la magie. Entendons bien qu’il ne s’agit pas d’un jeu : nous y sommes acculés et nous nous jetons dans cette nouvelle attitude avec toute la force dont nous disposons ». (Paris, Le Livre de poche, 2000, p. 79 ; première édition : Hermann, 1938)

34

Esquisse d’une théorie des émotions, op. cit., p. 99.

35

Le Fils naturel, op. cit., p. 1126.

36

Esquisse d’une théorie des émotions, op. cit., p. 116.

37

De la poésie dramatique, op. cit., p. 1284.

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Table des matières

De La Princesse de Clèves au Fils naturel. L'invention de la scène (Journée d'étude d'Aix)

La Princesse de Clèves (Journée d'étude du Mans)

Journée d'agrégation du 4 décembre 2021