Le voyage en Inde à l'âge classique : découverte et représentation d'un carrefour commercial, politique, culturel et littéraire »
La journée d’études se déroulera à l’université d’Aix-Marseille à Aix-en-Provence, le 18 octobre 2019. Elle est lauréate du prix de la Société́ d’Étude du XVIIe siècle 2018, organisée par Mathilde Bedel (Docteur CIELAM) et Mathilde Morinet (Doctorante CIELAM), en partenariat avec le Centre de Recherches sur la Littérature des Voyages (www.crlv.org) et le CIELAM (Centre Interdisciplinaire d’Etude des Littératures d’Aix-Marseille).
L’objet de cette journée d’étude vise à mettre en évidence la place du voyage en Inde dans la constitution de l’imaginaire oriental du Grand Siècle. Si les études sur l’Inde et son influence sur la pensée européenne (littéraire, philosophique, scientifique…) sont nombreuses dans le domaine anglais[1] et pour la période XVIIIe-XXe[2], il apparaît que la critique littéraire concernant la période précoloniale de la première modernité a négligé[3] l’étude de cet espace au profit d'études sur la Perse et les Indes Orientales (l'ensemble de l'Asie du Sud et du Sud-Est). L’approche se veut résolument interdisciplinaire, et invite au dialogue entre études littéraires, historiques, géographiques, anthropologiques, épistémocritiques et/ou linguistiques.
La France de Louis XIV voit pourtant naître un véritable goût pour l’Inde. Pour les Français, voyager en Inde à l’âge classique, c’est alors à la fois découvrir un territoire lointain, sa géographie, son histoire, ses coutumes sociales et religieuses, ses organisations politiques, et en rapporter des traces et des merveilles susceptibles de ranimer une curiosité dans le milieu lettré. Il est ainsi question, d’une part, de comprendre les manières de vivre des populations autochtones observées, mais aussi de veiller au bon déroulement de l’implantation coloniale française sur le territoire indien, qui apparaît comme un carrefour essentiel, à la fois commercial et politique, où se groupent des intérêts majeurs. La collecte des informations sur cet espace relève alors d’un enjeu capital pour l’avenir commercial et politique de la France : il s’agit d’accumuler et de vérifier sur le terrain les informations nécessaires à l’implantation française sur le territoire indien (établissement de comptoirs, construction d'alliances franco-indiennes, mise en place d'une étape vers la Chine). D’autre part, savants et mondains s’enthousiasment à la lecture des voyageurs qui bouleversent les représentations transmises depuis l’Antiquité.[4] Le champ de production des discours sur l’Inde encourage les imaginations des plus téméraires qui partent à l’aventure[5] et captivent les esprits curieux des sédentaires. Mais alors que l'aventure indienne de la France n'a duré qu'une centaine d'années[6], elle a laissé dans son sillage un opulent imaginaire littéraire et artistique, principalement alimenté par la littérature de voyage[7]. De fait, les collectionneurs érudits[8] accumulent ces écrits de référence sur les choses de l’Inde, fondant alors la genèse de l’indologie française.
Toutefois, la circulation dans l’espace indien, la fréquentation des populations locales, le travail scientifique de relevés et mesures, n’empêchent pas l’imaginaire indien de se rigidifier en représentations-types, et la description des lieux, des coutumes et des hommes échappe peu au fantasme exotique, faisant de l’Inde un monde souvent perçu de manière dichotomique, entre fascination et horreur. Ces images, moins issues du réel que du fond textuel qui préexiste à l’aventure indienne au XVIIe, informent la perception de l’Inde : « Les voyageurs s’amusent à superposer les espaces présents et passés, concrets et textuels dans un grand amalgame culturel où tous s’interpénètrent et qui fait de leur récit un texte plus qu’un simple compte rendu. »[9] Bien sûr, les intertextes antérieurs sont réécrits, réévalués, amendés, mais il continue de s’infuser dans les récits de l’âge classique des vestiges textuels issus d’un autre temps.
Par ailleurs, l’imaginaire indien tend aussi à se littérariser[10] : destiné au plaisir des lecteurs mondains, le récit de voyage aura tendance à mettre en scène l’expérience vécue, en employant les trames littéraires (romanesque, théâtre, poésie). Ainsi, certains voyageurs comme François La Boullaye-Le-Gouz, s’appuient sur l’esthétique du conte pour faire part d’un épisode de la mythologie hindoue. François Bernier[11] recrée une épopée sur fond de motif indien pour mieux faire découvrir au lecteur les rouages de l’ascension du Grand Mogol. François Martin réactualise le récit d’aventures grâce à une intrigue aux prémices de l’enquête policière afin de montrer les faiblesses de l’installation française en Inde... Cette interférence des genres littéraires entraîne la mise en place d’une poétique du voyage en Inde qui est reprise et alimentée par les échanges dans les Salons érudits.[12] En retour, les auteurs sédentaires restés en France se passionnent pour la culture indienne et trouvent grâce à cette dernière le moyen de renouveler l’exotisme oriental qui commence à s’essouffler dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Dans sa tragédie Alexandre le Grand, Jean Racine exploite le motif indien pour en construire une représentation galante, sous les traits du roi indien amoureux, Porus. Ailleurs, on découvre les aventures de Bacchus aux Indes dans la traduction d’un texte grec faite par Claude Boitet de Frauville[13] et la représentation d’un ballet[14] : le héros mythologique est alors placé dans un décor exotique indien, instrumentalisé comme un nouvel Orient littéraire à conquérir ; et on y découvre une Inde galante, soumise à la domination via l’implantation dans l’espace fictionnel indien de héros de la culture classique. Ailleurs encore, la culture indienne est présentée par Jean-Paul Bignon[15] à travers un roman inspiré des récits de voyage. Il y développe une double logique énonciative avec le récit-cadre, entrecoupé par un ensemble d’intrigues secondaires, dans lesquelles le narrateur-personnage présente des épisodes qu’il veut caractéristiques de l’identité indienne.
Mais cette littérarisation de l’imaginaire n’empêche pas une réflexion sur l’espace indien, et un retour sur soi. En effet, l'Inde classique des récits de voyage se présente également comme un espace bâti à partir d’une cartographie imaginaire construite autour de trois pôles incarnés par trois figures prototypiques : Aurangzeb ou le Grand Moghol, Shivaji ou le chef de guerre marathe et le voyageur français en tant que représentant de la première Inde française. Les mises en récit de ces personnages héroïques, en plus de s’inscrire dans une forme réaménagée du récit historique et/ou d’aventures, proposent une écriture du pouvoir en mettant au jour les intrigues de cour et autres histoires secrètes, interrogeant alors les pratiques françaises du politique.
Dans une perspective similaire, l'écriture du voyage en Inde, confrontée à l’altérité religieuse, peut tendre à faire réfléchir le voyageur sur ses pratiques et modes de perception chrétiens. Au cours de leurs pérégrinations dans les Grandes Indes et de leurs interprétations culturelles, les voyageurs se servent de certaines figures animales empruntées au panthéon hindou pour remettre en question la société qu’ils observent. Ainsi, l’élaboration d’un bestiaire indien, principalement mis en place autour de grandes figures du panthéon hindou, donne aux voyageurs l’occasion d’interroger à la fois le rapport des indigènes avec leur religion mais aussi leurs propres structures mentales et sociales. En effet, en constatant la relation entretenue par la tradition hindoue entre l’homme et l’animal, les voyageurs s’étonnent ou remettent en cause leurs propres pratiques religieuses. L’animal devient alors une figure à penser et à interpréter le peuple indien. De fait, se développe progressivement un imaginaire à la fois narratif par le biais des récits, mais aussi iconique avec le bestiaire, les recueils de mythologie et les transcriptions artistiques[16], qui font que la langue se constitue un art. Imaginer l’Inde au XVIIe siècle sert donc à créer un « mythe » hindou à la française.
L’idée de cette journée d’étude va être d’étendre ces premières pistes d’analyse, et d’en faire apparaître de nouvelles. Plusieurs axes de recherche peuvent être envisagés afin de mettre en valeur la multiplicité des approches (littéraires, historiques, géographiques, anthropologiques, épistémocritiques, linguistiques…). Les chercheurs et chercheuses, littéraires, historien.ne.s, indianistes, géographes… pourront alors construire leur proposition de communication autour de ces questionnements, toutefois non exclusifs :
- La littérature géographique, la littérature commerciale, la littérature missionnaire, la littérature scientifique : formes et enjeux de la description de l'espace.
- Découverte de l’ailleurs, de l’autre et de soi : enquêtes, observations, cartes, bestiaires, inventaires botaniques, images et représentations.
- Un exotisme « à l’indienne » ? Invariants et renouvellements.
- Intertextualité viatique : évaluer, réécrire, infléchir les récits indiens antérieurs.
- Fictions et figures indiennes dans la littérature européenne à l’âge classique.
- Diffusion et réception de l’information lointaine : réseaux, correspondances, compilations, journaux/gazettes, publications dans les milieux érudits et mondains européens.
- Des stratégies courtisanes, prosélytes, coloniales ? Enjeux sociologiques de l’écriture et de la publication de textes sur l’Inde (sa cour, ses religions, ses cultures, sa géographie...
PROPOSITIONS
Les propositions de communication en français (300 mots maximum) devront être accompagnées d’une notice bio-bibliographique et adressées au comité d’organisation avant le 1er mai 2019. Elles seront évaluées par un comité scientifique. Une réponse vous sera donnée le 20 mai 2019 au plus tard. La journée d’études est appelée à faire l’objet d’une publication.
Comité d’organisation :
Mathilde Bedel (bedelmathilde@yahoo.fr)
Mathilde Morinet (mathilde.morinet@hotmail.fr)
Comité scientifique :
François MOUREAU, Professeur de littérature française, Université Paris-Sorbonne ;
Sylvie REQUEMORA-GROS, Professeure de littérature française du XVIIe siècle, Aix-Marseille Université ;
Catherine SERVAN-SCHREIBER, Chargée de recherches, Habilitée à diriger des recherches, CNRS/EHESS Paris.
[1] Par exemple : Ronald Inden, Imagining India, London, Hurst & Compagny, 1990 ; Bernard Cohn’s, Colonialism and Its Forms of Knowledge : The British in India, New Delhi, 1997 ; Kate Teltscher, India Inscribed: European and English Writing on India, 1600–1800, Delhi, 1997.
[2] Entre autres : Florence D’Souza, Quand la France découvrit l’Inde : les écrivains français voyageurs en Inde (1757-1818), Paris, L’Harmattan, 1995 ; Guillaume Bridet, Sarga Moussa et Christian Petr (dir.), L’Usage de l’Inde dans les littératures française et européenne (xviiie-xxe siècles), Pondichéry, Éditions Kailash, 2006 ; Vaghi Massimiliano, « Entre le pittoresque et l’érudition. L’idée de l’Inde en France (1760-1830) », Annales historiques de la Révolution française, n°375, 2014, 49-68.
[3] Même si quelques études existent, sur certains voyageurs français en Inde, ou qui passent par l’Inde. Voir : Sophie Linon-Chipon, Gallia orientalis, voyages aux Indes orientales (1529-1722) : Poétique et imaginaire d'un genre littéraire en formation, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2003 ; Frédéric Tinguely, Le fakir et le Taj Mahal : L'Inde au prisme des voyageurs français du XVIIe siècle, Genève, La Baconnière, 2012.
[4] Jean Biès, Littérature française et pensée hindoue des origines à 1950, Librairie C. Klincksieck, 1974, p. 37-38.
[5] Vincent Le Blanc, François Pyrard de Laval, Jean Mocquet, François Bernier, François La Boullaye-Le-Gouz, François Martin, Jean Thévenot, Barthélémy Carré, Charles Dellon, Souchu de Rennefort, François de l’Estra, Georges Roques, Le Sieur Luillier de la Gaudière, Jean-Baptiste Tavernier, Robert Challe.
[6] Jackie Assayag, L'Inde fabuleuse. Le charme discret de l'exotisme français (XVIIe – XXe siècle), Paris, Éditions Kimé, 1999.
[7] « Ce processus séculaire d'accumulation des savoirs sur les pays d'Asie, et sur l'Inde en particulier, connaît un développement d’importance, en France, à partir du milieu du XVIIe siècle, à mesure que s'organisent les Compagnies des Indes orientales. Ainsi, alors qu’une trentaine seulement de relations de voyages sont publiées dans les années 1600-1660, plus de 150 paraissent entre 1665 et 1745 sur le marché français de l’édition dont un secteur, déjà, se spécialise dans ce type de publication », Roland Lardinois, L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 30.
[8] On voit par exemple dans les lettres de Jean Chapelain adressées à François Bernier l’intérêt qu’il porte à ce que le voyageur pourrait lui rapporter comme informations et nouveautés, et passe même « commande » de nouvelles et de récits sur l’Inde, notamment pour son ami Melchisédech Thévenot qui prépare une anthologie de récits de voyage, qui paraîtra en plusieurs livraisons entre 1663 et 1672 sous le titre des Relations de divers voyages curieux.
[9] Sylvie Requemora-Gros, « L’espace dans la littérature de voyages », Études littéraires, 34 (1-2), 2002, (p. 249-276), p. 262.
[10] Voir, sur la littérarisation de l’imaginaire exotique : Marie-Christine Pioffet, Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand siècle, Paris, PUPS, 2007 et Sylvie Requemora-Gros, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.
[11] Un libertin dans l’Inde moghole. Les voyages de François Bernier (1656-1669), Introduction de F. Tinguely, Édition intégrale préparée par F. Tinguely, A. Paschoud & Ch.-A. Chamay, Paris : Chandeigne, 2008.
[12] Faith E. Beasley, Versailles Meets the Taj Mahal. François Bernier, Marguerite de La Sablière, and Enlightening Conversations in Seventeenth-Century France, University of Toronto Press, 2018.
[13] Claude Boitet De Frauville, (trad.), Nonnus de Panopolis, Les Dionisiaques ou les metamorphoses, les voyages, les amours, les advantures et les conquestes de Bacchus aux Indes. Nouvellement traduittes, Paris, Robert Foüet, 1625.
[14] Le Triomphe de Bacchus dans les Indes. Mascarade dansée devant sa Majesté le 9 janvier 1666, Paris, Robert Ballard, seul Imprimeur du Roy, pour la musique, 1666.
[15] Jean-Paul Bignon, Les Avantures d'Abdalla fils d'Hanif, envoyé par le sultan des Indes à la découverte de l'ile de Borico, où est la fontaine merveilleuse dont l'eau fait rajeunir. Avec la Relation du voyage de Rouschen, dame persane, dans l'ile détournée, qui a été inconnue jusqu'à present, et plusieurs autres histoires curieuses. Traduites en français sur le manuscrit arabe trouvé à Batavia par M. de Sandisson [Texte imprimé] Tome premier-second, Publié à Paris chez Pierre Witte, 1712.
[16] On trouve une version de l’alphabet nagari dans La Chine illustrée d’Athanase Kircher, Amsterdam, 1667, trad. française en 1670, livre III, chap. VII.