La lutte des classements
Existe-t-il une connaissance de l’homme et une éthique propres à la littérature parallèlement aux réponses que fournissent la religion, la philosophie, les sciences humaines ? Les oeuvres de René Girard et de Pierre Bourdieu sont sans doute celles qui se sont intéressées à la littérature de la façon la plus remarquable depuis 50 ans à partir d’une problématique anthropologique. On a rapproché ces auteurs car il existe entre eux une affinité qui n’a pas été encore explorée et que résume la notion de lutte des classements. Cette expression empruntée à La Distinction de Pierre Bourdieu, ne diffère guère des luttes pour la reconnaissance décrites par Hegel et des rivalités mimétiques décrites par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque. La vie sociale est le théâtre de rivalités petites et grandes qui produisent de la rareté et de la misère matérielle et affective. L’Evangile a proposé un classement tout nouveau en son temps en annonçant : les premiers seront les derniers. La littérature n’est-elle pas, elle aussi, essentiellement une méditation sur, c’est-à dire contre, la lutte des classements et la mimésis appropriative, que les enjeux en soient symboliques ou matériels ? Cette méditation sur la lutte des classements possède un amont et un aval. En amont, elle s’interroge sur les fondements anthropologiques et psychologiques des rivalités qui divisent les hommes. En aval, elle se penche sur la violence et sur les paupérisations dont sont victimes les perdants en matière de reconnaissance aussi bien qu’en matière économique.
Girard contre Bourdieu ?
Le rapprochement de Bourdieu et de Girard comporte une tension qui ouvre un large champ à la discussion. Le premier englobe les luttes pour la reconnaissance au sein des luttes pour la possession du capital économique. Girard voit les choses dans l’autre sens. Il donne la priorité aux luttes de prestige, de reconnaissance, d’identité, d’amour-propre, comme on voudra dire, et ce sont ces luttes qui aboutissent à la paupérisation et à la lutte des classes.
Le problème de la vérité
Quoi qu’il en soit, il y aurait lieu d’amplifier la vérité que Girard a nommée romanesque.
Existe-t-il une vérité littéraire ? Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas une mauvaise littérature qui ne dit pas la vérité, qui flatte le désir de domination ou de consolation, comme les mauvais livres dont se bourrait la pauvre Emma Bovary. A la vérité sur le désir que révèle la bonne littérature, on n’opposera pas seulement le mensonge romantique, mais, par delà le cas spécifique du romantisme, le mensonge inhérent à toute complaisance non critiquée à l’égard des standards de vie les plus conventionnels et les plus enviés qui aboutissent à produire de la domination et de la pauvreté affective, sexuelle ou matérielle. Ces réflexions amèneraient à se demander s’il n’existe pas un troisième réalisme. Le réalisme social montre les classes sociales dans leurs relations et leur dynamisme. Le réalisme créaturel donne à voir le corps et le bas matériel (Auerbach, Bakhtine). Il restera à nommer le troisième réalisme, héritier de la tradition augustinienne (Hobbes, les jansénistes) Ce réalisme met en évidence la vérité du désir de classement, ou de vanité, comme disaient les psychanalystes du XVII° siècle.
Place et pouvoirs de la littérature
La littérature n’a certes pas le monopole de la critique des conventions sociales et ce n’est sans doute pas sa seule préoccupation. Reste qu’elle pourrait bien en constituer le meilleur exercice parce qu’elle le fait avec ses moyens spécifiques, en fabriquant à l’aide du seul langage un monde à la fois fictif et concret, parallèle au monde réel, décortiqué à partir de la sensibilité et de l’expérience autant que de l’intelligence. Voilà pourquoi elle est si précieuse. Mais, si l’on aborde la question d’un point de vue historique, qu’en est-il de la lutte des classements dans les textes qui furent produits en des temps et des lieux qui échappent à la définition restrictive que nous donnons au mot littérature depuis le romantisme, c’est-à-dire dans des sociétés théologico-féodales où les hiérarchies étaient entièrement légitimes mais où la lutte des classements était autrement bridée que dans la société moderne ? En deuxième lieu, Rousseau qui a si bien montré l’empire de l’amour-propre sur le désir, a souligné le fait qu’à l’instar de tous les hommes médiatiques, les hommes de lettres pourraient être parmi les plus exposés aux rivalités d’amour-propre. Cela invite à envisager la lutte des classements non plus au sein des oeuvres, mais à partir des motifs psychologiques de la création. Et à confronter les contenus explicites et les stratégies cachées.
Comité scientifique
Jacques Bouveresse, Collège de France
Bruno Viard, Université d'Aix-Marseille
Barbara Carnevali, Université de Trente (Italie)
Per Buvik, Université de Bergen (Norvège)
Karine Bénac, Université des Antilles
Programme provisoire
Jeudi 16 mai 2014
9 heures : ouverture du colloque
9h 30 François Athané (philosophe, IUFM Paris-Sorbonne) : Yves Bonnefoy lu à partir de Girard-Bourdieu
10h Alain Baquier (ethnologue, Université de Nice) : lecture girardienne de Don Quichotte
10h 30 Karine Bénac (U. des Antilles) : La littérature antillaise à la lumière de Girard
11h : Alain Boton (écrivain): Girard-Bourdieu et Marcel Duchamp
11h 30 : Jean-Marc Bourdin (Paris VIII) : Vérité de la fiction et insuffisances de la théorie chez René Girard
14 heures : Jacques Bouveresse (philosophe, Collège de France) : Girard-Bourdieu et Georg Lukacs
14h 30 : Per Buvik (Université de Bergen, Norvège) : Girard et Proust
15h : Barbara Carnevali (EHESS) : Girard-Bourdieu et Saint-Augustin
15h 30 Cyrille Cahen (Directeur du centre Paul Diel) : Girard-Bourdieu et Paul Diel
16h : Jean-Pierre Dumas (comédien-philosophe) : La Contrebasse de Patrick Süskind au prisme de Girard-Bourdieu
16h 30 : François Flahault (Directeur de recherche émérite au CNRS) : Une lecture bourdivo-giradienne du conte « Les deux bossus »
16h 30 : Florent Gaudez (U. de Grenoble) sujet en attente
Samedi 17 mai
9 heures : Jacinto Lageira, Professeur d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris 1 Panthéon-Sorbonne : en attente
9h 30 : Christophe Lemardelé (Ecole Pratique des Hautes Etudes ) : Rivalité mimétique, lutte des classements… et la question du « petit désir pathologique » chez Malcolm Lowry, Gao Xingjian et Michel Houellebecq
10h : Renaud Malavialle : en attente
11 h : Martial Poirson (U de Grenoble) : Une lecture dix-huitiémiste de Girard-Bourdieu
11h 30 Patrick Theriault (U. de Toronto) : Le myste et le démystificateur :
Girard et Bourdieu face à la « vérité » du texte littéraire
14h Sébastien Chapelon (Université des Antilles) : Vérités littéraires au sujet du mensonge
14 h 30 Ludivine Fustine : (Paris IV-Sorbonne) : en attente
15h Bruno Viard (Aix-Marseille U.) : Réflexions sur les fondamentaux de la lutte des classements
15h 30 : Alain Caillé ou Philippe Chanial (Revue du MAUSS) : Marcel Mauss face au couple Girard/Bourdieu
16h Jean-Pierre Dupuy (Standford University) : Girard vs Bourdieu
18 heures : Conférence plénière
Nobutaka Miura, (U. Chuo, Tokyo) : Essai de lecture des relations sino-japonaises à partir de la problématique Girard-Bourdieu