En février 2022, l’invasion de l’Ukraine, mettant fin à plus d’un demi siècle de fragile équilibre européen, précipitait en dehors de leurs frontières plusieurs millions d’Ukrainiens. Comment ne pas faire retour, pour comprendre ce qui se joue dans cet exil et dans cet accueil, vers le séminaire donné par Jacques Derrida à l’EHESS de novembre 1995 à juin 1996, publié en novembre 2021 dans la « Bibliothèque Derrida » au Seuil ?
Le point de départ de Derrida est la définition proposée par Kant dans Vers la paix perpétuelle, qui associe Hospitalität (dont Benvéniste a montré l’affinité avec son contraire hostis) à Wirtbarkeit, qui place l’hospitalité dans la sphère supra-politique du droit universel, mais pose le problème d’un partage entre hospitalité publique et privée. Le travail effectué par Derrida sur la notion d’hospitalité n’est pas sans faire penser à celui inauguré par Freud sur l’inquiétante étrangeté, unheimliche, qui renvoie à la fois à l’affinité familière au sol de la patrie, Heimat, et à son contraire angoissant. Derrida fait d’ailleurs le lien à la 8e séance.
A partir de la 7e séance, Derrida aborde le problème de la « purification ethnique », à partir du contexte du conflit dans l’ex-Yougoslavie. Et c’est à ce même problème que nous sommes confrontés aujourd’hui dans le conflit russo-ukrainien. La notion clef, pour Derrida, est celle d’enclave, de zone, d’« immunité de certains lieux » : Derrida précède ici les réflexions d’Agamben sur le camp comme nomos et sur la vie nue. Mais cette perversion radicale de l’hospitalité consacre-t-elle le triomphe du biopolitique ou sa tragique mise en échec ?
Interroger avec Derrida les politiques de l’hospitalité suppose de déployer déconstruction et philosophie du care autour d’un noyau commun, celui de l’attention à l’Autre, comprise comme une injonction aussi bien intime que politique, mais aussi comme un ressort et une fonction essentielle des arts de la représentation, littérature et arts, cinéma, séries. Point de société inclusive sans l’hospitalité de la fiction, où se préparent et se jouent les citoyennetés à venir, elles-mêmes désormais profondément intriquées dans le tissu et les débats des réseaux sociaux : Derrida, dans la 4e séance, évoque « ces possibilités techno-scientifiques qui menacent l’intériorité du chez-soi ».
Il s’agira de poser la question du droit au hors-sol dans un monde qui porte de plus en plus son attention sur la défense des particularités et des différences des sols et des seuils. La crise mondiale que nous traversons place les sciences humaines devant un véritable défi théorique : le débat sur l’accueil, l’hospitalité, l’altérité n’est pas un vain ressassement de mots ; il s’agit de repenser l’agir politique à partir de nos nouveaux modes et formes de vie.
Francesca Manzari et Stéphane Lojkine
Programme des journées
Jeudi 22 septembre
14h – Ouverture de la journée d’étude par Alexis Nuselovici, vice-doyen à la recherche de l’UFR ALLSH.
« Du seuil et de l’hospitalité »
14h30 – Charles Ramond, Université Paris 8, « L’antinomie de l’hospitalité »
15h30 – Francesca Manzari, AMU, « De la traduction et de l’hospitalité : “au fond le même problème” »
16h30 – Apostolos Lampropoulos, Université Bordeaux-Montaigne, « … si l’expérience de hospitalité est de part en part sexuelle »
Vendredi 23 septembre
9h – Joanny Moulin, AMU, « De l’hospitalité ou “du pouvoir de s’élever au-dessus de sa vie” »
10h – Danielle Cohen-Lévinas, Sorbonne Université, « La faiblesse du politique »
11h – Stéphane Lojkine, AMU, « Le maître et le même : l’hospitalité comme dispositif (cosmo)politique »
Aucune conférence n'a été associée à cet événement pour le moment.