La Princesse de Clèves comme Le Fils naturel ont joué un rôle décisif dans l’invention de la scène. La réussite, l’effet spectaculaire de la scène révèlent les propriétés de l’œuvre et déterminent sa valeur ; mais cette valeur ne s’obtient qu’au risque du scandale, en transgressant la morale.
Mais que faut-il entendre par scène ici, et en quel sens peut-on dire que ces deux œuvres l’ont inventée ?
Traditionnellement, on définit la révolution opérée par Mme de Lafayette dans la construction du roman comme l’invention du roman d’analyse. Mais le débat que suscita La Princesse de Clèves à sa publication en 1678 ne portait nullement sur cette question : il s’agissait de l’invraisemblance scandaleuse de la scène de l’aveu, et, de là, du dispositif même de la scène imaginée par la romancière. Mme de Lafayette n’a pas formulé comme « scène » la technique de modélisation fictionnelle qu’elle a pourtant, sinon inventée, du moins magistralement formalisée pour les siècles à venir : un demi-siècle plus tard le mot, absent de La Princesse de Clèves, est omniprésent dans la production romanesque.
C’est que le dispositif scénique est transgénérique : vient-il du théâtre pour s’exporter dans le roman ? s’invente-t-il dans la nouvelle et le roman pour venir ensuite modéliser, au théâtre, les scènes les plus spectaculaires ? Les contraintes de la peinture d’histoire, à laquelle Le Brun, dans la célèbre conférence de 1667 sur La Manne de Poussin, n’assigne désormais qu’un instant, jouent-elles un rôle dans cette modélisation ? Ou simplement la circulation transgénérique à partir d’un paragone généralisé a-t-elle favorisé l’émergence du dispositif ?
Au théâtre, le découpage mécanique du texte en scènes à chaque entrée ou sortie de personnage ne définit nullement a prioriun dispositif scénique. De même, le mot scène, qui nous informe techniquement, au début de la pièce, du lieu de la fiction (« La scène est à Constantinople… », Bajazet, 1672), ne dit rien d’un dispositif. La prise de conscience du dispositif scénique passe par la différenciation de l’espace où se joue la performance théâtrale (la scène) par rapport à un autre espace (le monde, le parterre, le salon), et par la théorisation des possibilités qu’offre cette différence. L’autoréflexivité du dispositif scénique traverse sans doute toute l’histoire du théâtre de la Renaissance et de l’âge classique. Mais c’est dans Le Fils naturel, dans les Entretiens qui le suivent et dans la fiction romanesque qui enchâsse l’ensemble en 1757 qu’elle donne lieu pour la première fois à une théorie générale.
Là aussi, l’approche scénique modifie notre appréhension de l’histoire littéraire : Diderot n’apparaît plus essentiellement comme l’inventeur du drame bourgeois, d’un théâtre des conditions plutôt que des caractères, toutes formes aujourd’hui révolues. C’est plutôt l’instauration puis la déstabilisation de la frontière entre le salon et la scène qui nous interpelle aujourd’hui, avec l’interrogation qu’elle porte sur le statut du comédien, sur son jeu, sur ce qu’il en est d’une performance et d’une mise en scène. Tout cela aurait-il pu se faire, peut-il encore opérer, sans une circulation transgénérique du dispositif ?
La Princesse de Clèves et Le Fils naturel figurent au programme 2022 des épreuves du concours littéraire d’admission aux ENS. La journée d’étude ici proposée est organisée par le groupe 16-18 du CIELAM, à l'université d'Aix-Marseille.
Programme
9h. Accueil des participants
9h30. Olivier Leplâtre, « Illustrer La Princesse de Clèves : scènes textuelles / scènes visuelles »
10h. Sylvie Requemora, « Dispositifs scéniques dans la trilogie de Mme de Lafayette »
10h30. Benoît Tane, « Scènes et figures dans La Princesse de Clèves »
11h. Pause
11h15. Stéphane Lojkine, « Dispositifs scéniques, de La Princesse de Clèves au Fils naturel : invention et déconstruction »
11h45. Mathieu Brunet, « “Négligez les coups de théâtre, cherchez des tableaux” : la scène picturale selon les Entretiens sur le Fils naturel »
12h30. Déjeuner
14h. Shun Sugino, « La scène de l’absence : du Fils naturel au Paradoxe sur le comédien »
14h30. Geneviève Goubier, « Le Fils naturel : dispositifs de la sensibilité vertueuse »
15h. Présentation de la base de données Utpictura18
Retransmission par visioconférence (zoom)
Merci de vous inscrire auprès des organisateurs.