Résumé :
Les Onze, l'imposture sans y croire Les Onze doit-il sa notoriété au fait qu'il décrive un tableau qui n'existe pas ? Doit-il son succès à son imposture ? En partie seulement, pour certains lecteurs, qui se sont parfois rendus au Louvre voir la toile. Est-on déjà sûr qu'il y ait tour de passe-passe ? La toile factice et les douze pages de Michelet ne pourraient-elles pas tout bonnement exister dans l'intrigue du roman où évoluent le guide et son auditeur ? Rien ne nous dit que le narrateur ment. Il pourrait tout aussi bien décrire en toute bonne foi un tableau existant dans cet univers fictionnel que rien ne contraint à être identique au nôtre, peu s'en faut. Le récit ne contient en effet aucune révélation de son imposture, contrairement à Un cabinet d'amateur de Perec qui repose sur un principe proche. Nulle mystification non plus quant au statut du texte auprès du public, comme on la trouve par exemple avec Sir Andrew Marbot de Wolfgang Hildsheimer 1. C'est que ce genre d'imposture n'intéresse Michon que de loin. S'il en reprend un certain nombre de codes et de procédés, son récit s'en écarte par l'accent porté sur l'érudition torrentielle, charriée par des phrases sinueuses et complexes où abondent références, allusions, digressions et commentaires. Les Onze est une imposture uniquement parce qu'il souhaite sonder le rapport de l'art à l'Histoire, en les confrontant au réel et au vrai. Cette perspective singulière est ce qui détermine l'ensemble du dispositif d'imposture. La question que pose Les Onze n'est donc pas tant celle de savoir comment et pourquoi tromper son lecteur que celle de la nature de l'art, pris entre son désir de vérité et son inexorable imposture. Un cabinet d'amateur : une histoire de trompe-l'oeil L'incipit des Onze nous fait pénétrer dans une sorte de cabinet d'amateur qui confronte le lecteur au déballage d'un musée intérieur où le mythe d'un art éclairant et révélateur est insidieusement mis en échec pour mieux préparer l'extrême valorisation d'une toile unique : Les Onze. Le premier point de déception se situe dans la visite guidée elle-même qui ne nous fera que peu découvrir les trésors du Louvre puisque, pour la plupart, les toiles ne figurent pas dans ce musée ou, tout simplement, n'existent pas. Les peintures décrites relèvent peu ou prou pour le personnage qu'est le visiteur d'un même effort d'abstraction que celui que réalise le lecteur pour la toile des Onze : il doit se représenter des tableaux qu'il ne peut pas voir. « Vous pouvez mettre 1 Sur ce texte, voir par exemple Frank Wagner, « Marbot à l'épreuve de la relecture », Poétique, n° 182, 2017, p. 259-278, et plus largement Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, « Poétique », 2016, p. 38.