- Roman
- Mauvignier
- Image
- Continuer
Résumé :
« Et tu peins quoi ? – Je sais pas, ce que je trouve beau. Des visages, des trucs un peu ringards, peut-être, je ne suis pas vraiment un peintre moderne… j’essaie de faire des peintures figuratives, mais pas trop nulles quand même … » Tout comme Lui, photographe de métier dans Le Lien, et Sibylle lorsqu’elle était jeune dans le même roman Continuer, Arnaud élève au rang d’art, ou du moins de pratique artistique, son expérience du monde et des êtres qui le peuplent. Malgré le rôle secondaire qu’il occupe dans l’économie du récit, ce personnage souligne, dans un mélange d’humilité et d’exigence commun à l’auteur qui lui prête vie, l’importance que revêt l’image pour Laurent Mauvignier. Qu’elle procède de la scopophilie ou d’une attention inquiète portée aux caractéristiques de ce qui environne l’observateur, l’image parvient parfois à restituer la singularité d’un pan du réel (paysage, visage, atmosphère, action…) mais elle altère le plus souvent l’objet du regard sous l’effet des aspirations, des croyances et de la sensibilité qui animent la subjectivité qui la produit. C’est ce qu’exprime l’alternance de différents points de vue dans les récits faisant se croiser des monologues intérieurs à la première ou à la troisième personne du singulier, de Loin d’eux à à Continuer. Si elle témoigne d’une manière particulière d’appréhender le monde, entre individualité propre et influence collective (culture, idéologie…), l’image, qui fige le réel, est forcément réductrice, à moins de refléter ce qui définit en tant que tel le vivant : son inconstance, sa variabilité. Le réel est toujours plus complexe qu’il ne l’est dans l’image fixe, dont le tort est d’arracher l’objet au passage du temps, aux modifications que ce dernier, incessamment, lui impose. L’image devrait donc être « tremblée », pour être juste : de là vient peut-être la fascination de Laurent Mauvignier pour le cinéma, cet art capable de capter le mouvement-même. De mouvement, il est bien question dans Continuer, roman publié en 2016 qui questionne les limites de la représentation en accordant une place prépondérante au regard. Il s’agit, tout d’abord, de celui que les personnages posent sur leurs proches : le voyage que Samuel fait au Kirghizistan l’amène à reconsidérer son jugement sur sa mère, qui l’accompagne, et sur son père Benoît, resté en France. Ce « pas de côté » permet de réintroduire du jeu dans leur relation, comme on le dit d’une mécanique, rendant possible un véritable changement de point de vue. Ce chemin initiatique ouvre aussi les yeux des deux parents sur leur fils, tout comme il est l’occasion de bousculer les préjugés de ce dernier à l’égard des Musulmans, qui vont lui apparaître sous un jour nouveau au fil de son périple. Nous verrons par la suite comment le roman donne matière à réfléchir sur la difficulté qu’il y a, plus largement, à appréhender le monde qui nous entoure. Si les personnages recourent parfois à des lieux communs pour définir leur environnement, ce dernier se révèle souvent plus trouble et plus étrange qu’il n’y paraît au premier abord. Sans pour autant adopter une approche ouvertement symboliste, Laurent Mauvignier suggère – et le prénom de son héroïne en est un indice – que la vie qui nous anime et qui nous englobe est parcourue de forces inconscientes ou occultes que l’on ne peut totalement domestiquer, comme l’échange entre Sibylle et Arnaud le laisse entendre : « Et tu peins quoi ? – Je sais pas. » On ne connaît jamais vraiment ce que l’on a sous les yeux.