Aller au contenu principal
Auteurs & Autrices :
  • Decout Maxime

Résumé :

précédents, notamment en constituant le quatrième volet de la série Faits, et en rupture, en ce qu'il délaisse l'esthétique impersonnelle qui est souvent à l'oeuvre dans vos textes. Comment percevez-vous cette double dimension, tant de prolongement que de rupture ? M. C. : Je n'aurais jamais écrit ce livre sans la trilogie des Faits faute de savoir comment m'y prendre. Ce dont je me souviens à propos de ma famille, et sous une forme ou sous une autre, est ce qui reste d'un naufrage. On a coutume de dire qu'en littérature, la forme c'est le fond. Or aucune forme ne convenait s'agissant de faits aussi disparates, aussi ténus. Ce livre est plutôt ce que Denis Roche appelait un « dépôt de savoir ». Quant à la rupture que vous signalez, il s'agit plutôt d'un changement d'optique. On passe d'un plan général à un très gros plan mais il y a, je crois, la même volonté d'écrire le moins possible, et d'aussi loin que possible de moi-même. Cependant, on ne peut pas être tout à fait absent quand on est le seul témoin. Pas plus, d'ailleurs, que le photographe n'est absent quelle que soit la profondeur de champ et ce qu'il cadre dans son viseur. On peut seulement tenter d'être aussi prosaïque que possible. D'autre part, vous parlez d'enquête, mais je n'ai jamais voulu « enquêter » au-delà du cercle familial et des amis proches. Quant à la transmission, elle était close depuis longtemps. Je n'aurais rien appris en cherchant au-delà et en décrivant, par exemple, l'école primaire qu'avait fréquenté ma mère petite fille dans un faubourg d'Istanbul. Cela aurait équivalu, et c'est sans doute différent pour d'autres, à une écriture purement ornementale. J'ai de ma mère des souvenirs autrement plus consistants. Il y a autre chose : enquêter, au sens où vous l'entendez, aurait conduit à un récit en bonne et due forme. C'était retomber dans ce dont je voulais me dégager. Un tel récit serait revenu à introduire une chronologie, de la cohérence, de la logique, et donc de l'intelligence dans un drame qui n'est que chaos, folie, lâcheté et monstruosité. Je pense aux derniers mots de La Folie du jour de Maurice Blanchot : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » Qu'entendez-vous par « la transmission était close » ? M. C. : J'ai vécu quelques années, à Paris, avec mes grands-parents maternels venus s'installer en France à la suite de leurs enfants. Personne n'était plus qualifié pour me parler de ma mère. Or ils en étaient incapables. Dès que je les questionnais, ils éclataient en sanglot. « Je t'en prie, n'insiste pas ! », me disait ma grand-mère. Je ne me sentais pas le droit de torturer une femme qui, outre ma mère, avait aussi perdu son plus jeune fils à Auschwitz. Mais il me semblait que j'avais tout de même le droit de savoir qui était ma mère. Or, ce qui crevait les yeux c'était ceci : ma mère était restée la fille de ses parents sans être tout à fait devenue la mère de son fils. Je me sentais deux fois orphelin. Mon grand-père était plus imprévisible encore. Dès qu'il entendait prononcer le nom de ma mère, il sortait son mouchoir, le collait sur sa bouche et quittait la pièce.

Type de document : Journal articles