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Auteurs & Autrices :
  • Lojkine Stéphane

Résumé :

L’expression « crise migratoire » couramment utilisée aujourd’hui associe deux notions que les Lumières ont marquées de leur empreinte, celle de crise et celle de migration. On se propose d’étudier la genèse et l’articulation théorique de ces notions, telles qu’elles apparaissent dans les dictionnaires, dans l’Encyclopédie et dans L’Esprit des lois de Montesquieu. Cette étude révèle quelques surprises. On découvre en effet que le migrant a d’abord été pensé, non comme l’étranger qui immigre et menace l’autochtone, mais comme ce que tous les grands peuples ont d’abord été, des peuples en déplacement : l’autochtone a d’abord été un migrant. La seconde surprise concerne la notion de crise, qui a d’abord été une notion médicale, comme le montre l’article de Bordeu dans l’Encyclopédie : le processus d'une maladie va vers sa crise, qui décide de son issue, la guérison ou la mort. La crise renvoie à une très ancienne conception de la médecine, la médecine galénique des fluides : dans le moment de la crise, le malade cherche à évacuer la substance infectieuse, l’excrétion réussie le guérit. La crise fait sortir le fluide qui met la santé en péril, alors que nous concevons la crise migratoire comme entrée d’un corps étranger. La crise en quelque sorte a changé de sens, ou nous nous méprenons sur cette crise parce que nous n’observons pas le bon flux, celui qui, de l’intérieur de notre système social et politique, est en crise et cherche à sortir. Car dès les Lumières, la notion médicale de crise a pris une signification politique : c’est ce que l’on observe notamment dans l’analyse que fait Montesquieu du processus de constitution du régime féodal à partir de l’invasion des Francs en Gaule. Cette analyse occupe toute la fin de L’Esprit des lois et constitue le chef-d’œuvre de la pensée politique de Montesquieu. Il y montre que l’origine du gouvernement féodal n’a nullement été une translation pacifique des Romains aux Francs, mais bien une invasion et un asservissement. Pour autant, l’ancien régime romain n’a pas été purement et simplement aboli : une hybridation des systèmes s’est produite, qui a conduit à la révolution politique menée par Clotaire II. Dans cette révolution, Montesquieu voit le germe de l’état de droit, l’ébauche d’un espace public et les fondements de l’esprit des lois. Nous sommes, comme Européens, le produit de cette crise migratoire, sans laquelle nos valeurs n’auraient jamais vu le jour.

Type de document : Journal articles