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Auteurs & Autrices :
  • Luciani Isabelle
Mots-clés :
  • Livres de raison
  • Early modern history
  • Words of memory
  • Ordinary language
  • Writing practices

Résumé :

Entre la fin du Moyen Âge et le début du xixe siècle, l’écriture manuscrite jusque-là bastion d’un petit nombre de lettrés entre peu à peu dans le quotidien des familles. La « civilisation de l’écriture » s’instaure, et avec elle la vulgarisation (relative, car les taux d’alphabétisation s’élèvent lentement) des écrits domestiques. Au cours de la période moderne, il s’agit notamment d’écritures pratiques, dont le « livre de raison » (étymologiquement « livre de comptes ») est l’un des supports les plus intéressants, expression à la fois d’un individu et d’un collectif. Ces registres commencent à être bien connus comme objets d’histoire culturelle et sociale. En tant qu’artefacts mémoriels dont la diffusion est alors sans précédent dans l’histoire, ils constituent en revanche un corpus inédit pour les Memory Studies, au croisement interdisciplinaire des sciences humaines et cognitives. L’écriture est de fait une manière de fixer le temps qui met en jeu des ressources procédurales (enregistrement, mise en ordre, rappel…), épisodiques et autobiographiques, sémantiques et métacognitives. L’apport des livres de raison à l’étude diachronique des dispositifs mémoriels mérite donc aujourd’hui d’être exploité. L’article analyse, dans un corpus composé de quelque 200 livres de raison tirés des fonds d’archives provençaux des xve-xviiie siècles, la manière dont se construit historiquement, dans le creuset des langages ordinaires, une sémantique lexicale de la mémoire. Ces écritures journalières composent en effet un corpus hétérogène par son contenu et ses auteurs. D’un magistrat du Parlement à une femme de la petite noblesse usant d’une écriture phonétique et maladroite, ces scripteurs nourrissent leur connaissance de la mémoire à des sources diverses (apprentissages scolaires, autodidaxie, cultures livresques, cultures orales…) mobilisées dans des registres différents (comptabilités domestiques, pratiques marchandes, mémoires familiales, professions de foi, journaux personnels…) qui se croisent avec un point commun : le besoin quotidien de se souvenir et la possibilité nouvelle de consigner par eux-mêmes, sans dépendre d’intermédiaires culturels, ce qu’ils souhaitent mettre en mémoire, avec quels mots, avec quels dispositifs graphiques. Travailler sur le corpus hétérogène des livres de raison en regard de corpus lettrés permettra de mieux comprendre à partir de quels registres culturels et au croisement de quelles interactions sociales le langage ordinaire a intégré, s’est approprié ou a renouvelé le champ sémantique de la mémoire dans la pratique de l’écriture. Ce corpus, déjà retranscrit intégralement en format Word, permet d’appréhender le lexique courant de la mémoire (avoir bonne mémoire, se ressouvenir, enregistrer, marquer affin de cognoistre par le temps, tesmoigner etc.…), notamment dans les titres attribués à ces registres par les scripteurs (Livre de Memoyres, cervant de memoire, Memoires de mes affaires, Memoires du tempts, Memorial, Record et memoyre etc…) alors que se construit simultanément le genre éditorial et littéraire des Mémoires. Ce lexique est corrélé à des fonctions d’aide-mémoire et d’enregistrement (ces livres de raison peuvent faire preuve en justice), qui permettent de questionner le fonctionnement des mots et des signes dans des techniques de mise en mémoire (répétitions, reformulations, utilisation mnémotechnique des généalogies, référence à des événements historiques etc.) développées par des scripteurs souvent peu au fait des « arts de la mémoire » savants. L’importance du champ lexical du réceptacle, associé à l’usage régulier des déictiques (en ce livre, en ce présent livre, dans lequel est conteneu tout ce que j’ay fait, C’est le livre de reison cervant de mémoire etc.…) témoigne d’une représentation concrète de la mémoire comme lieu d’une sédimentation d’informations dont le livre domestique, artefact mémoriel nouveau, garantit « l’éternité ». Ce désir de pérennité conduit dans un dernier temps à interroger les choix mémoriels des scripteurs, produits d’une sélection revendiquée (digne de mémoire, digne de remarque, les plus importantes…), et la manière dont certains passent de la liste ou de la rubrique, dispositifs basiques du livre de raison, à la forme narrative, enclenchant un geste autobiographique plus ou moins fragmentaire et assumé. Avec ce resserrement de la focale, nous questionnerons la réflexivité du sujet face au processus mémoriel : ce qu’il en sait, comment il se le représente, comment il se situe dans une mémoire collective et s’il s’autorise, plus rarement, la préservation de souvenirs personnels. Ici, la mise en mots de la mémoire vise la conservation mais aussi la réactivation des souvenirs. Elle peut alors développer une part de « littérarité » au sein de l’écrit ordinaire, posant la question de l’historicité des modes narratifs et de la part des émotions (par exemple la nostalgie) dans les processus mémoriels.

Type de document : Journal articles