Cette émission a été animée, mardi 22 mars 2016, par Stéphane Lojkine. Invités :
- He Jiaong, professeur à l'université de Pékin, romancier
- Volker Kutscher, journaliste et écrivain
De Conan Doyle à Raymond Chandler, l’affaire paraissait entendue : le roman policier serait une invention et une exclusivité anglo-américaine. Les deux invités de cette émission témoignent avec éclat du contraire : en s’emparant du genre, He Jiaong, professeur de droit à l’université de Pékin, et Volker Kutscher, journaliste allemand, n’ont pas pour autant renoncé à l’ancrage national et à l’identité culturelle de leurs fictions.
Paradoxalement, le genre globalisé du roman policier, ses scénarios convenus et ses crimes attendus, leur ont fourni un support efficace et accessible pour transmettre une mémoire difficile, douloureuse, interdite, exaspérante, et néanmoins constitutive de notre époque et des défis de civilisation auxquels elle est confrontée. Pour He Jiaong, il s’agit de faire face, avec courage et dignité, à la catastrophe de la Révolution culturelle et des compromissions auxquelles elle a donné lieu ; Volker Kutscher, quant à lui, entend restituer le Berlin de la fin des années 20, quand l’Allemagne de Weimar pouvait encore réussir. Dans les deux cas, l’expérience démocratique est en jeu, avec ses fragilités et ses promesses, ses limites aussi, que dessine la perspective nécessairement subjective, intime même, d’une affaire criminelle.
Pourquoi le roman ? He Jiaong part d’un constat pragmatique : spécialiste de la preuve, confronté au défi d’introduire la présomption d’innocence non seulement dans le système, mais dans la pratique judiciaire chinoise, il ne peut se contenter d’écrire traités et manuels qu’un tout petit nombre d’étudiants liront par devoir et d’un œil distrait. Le roman lui ouvre un tout autre public et éveille une tout autre attention : il ne rompt pas avec la tâche scientifique et politique que le professeur s’est assignée ; il lui fraye au contraire la meilleure voie. Volker Kutscher, partant d’une tout autre expérience professionnelle, s’attelle de fait à la même recherche et recourt au même détour : car qu’est-ce que le journalisme d’investigation, sinon la recherche de preuves ? Et la crise que connaît la presse écrite, l’impression pour le journaliste de perdre son public, ne rencontrent-elles pas la crise du discours universitaire, devenu inaudible ?
Volker Kutscher dit la mémoire de l’Allemagne avec les instruments de l’écriture d’aujourd’hui, les images du cinéma américain, la noire efficacité des romans nordiques, l’espace urbain de Berlin où il aime à se promener. Le détour de l’histoire comme le détour du polar sont le moyen de s’adresser plus directement au public d’aujourd’hui, et à la nouvelle génération pour laquelle le discours sur le passé de l’Allemagne fait défaut, après avoir au contraire saturé l’enseignement scolaire. He Jiaong semble emprunter une voie inverse, en truffant les dialogues de ses personnages de proverbes et de références littéraires : pourtant, nulle préciosité ni nostalgie passéiste dans une telle pratique, mais la notation minutieuse de ce qui constituait la culture de la Chine des années 80, nourrie pendant la Révolution culturelle du seul canon de la littérature chinoise classique, les autres livres étant interdits. Cette culture là, dans son anachronisme même, fait tableau d’une époque et interpelle l’identité culturelle contemporaine du lecteur chinois.
On le voit, c’est un tout autre visage que celui convenu d’un genre commercial et stéréotypé que révèlent ces deux romanciers en quête de mémoire et d’authenticité. Ils ont su trouver leur public par un détour qui n’en est plus un : leur expérience est aussi celle d’une révolution des moyens de la représentation et de l’expression.