Cette émission a été animée, mardi 19 avril 2016, par Alexis Nuselovici, professeur de littérature générale et comparée, CIELAM
- Avec :
- Catherine Mazauric, professeure de littérature contemporaine d’expression française, CIELAM
- Thierry Roche, professeur en études cinématographiques, LESA
- Stéphane Lojkine, professeur de littérature française, CIELAM
Il ne s’agit pas seulement de la littérature : comment les sciences humaines s’y prennent-elles pour dire le réel ? Et comment définir ce réel dont elles font leur objet ?
Michel Foucault en exprime la gageure, au début des Mots et les choses, par la fiction de cette encyclopédie chinoise imaginée par Borgès, dont la nomenclature additionne des catégories aussi hétéroclites qu’invraisemblables : classer déforme, et bute sur l’infinie variété des choses. Mais comment saisir une réalité sans la mise en ordre, le fil et le cadre d’un classement ? A l’opposé de l’encyclopédie, la caméra de surveillance : sans privilèges ni hiérarchie, avec la régularité de la machine, sans le filtre ou le jeu d’une saisie et d’une variation des points de vue, la caméra filme le réel ; mais est-ce bien du réel qu’il s’agit quand le film qui en résulte se dilue dans l’inconsistance d’un déroulement indéfini, livré au pur aléa de la conjoncture ?
Le réel aurait quand même à voir avec cette simplicité pauvre des choses, que figure la boîte de conserve de soupe à la tomate d’Andy Warhol (Campbell’s soup, 1962) exposée seule ou reproduite en série, en étalage. Ce réel pauvre se retrouve également dans Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux, dans l’espace du supermarché et l’activité mince, faible, de faire les courses, qui emplit pourtant nos vies. La société de consommation, l’expérience ordinaire du capitalisme, la trajectoire des individus au milieu de ses produits, constituent ce réel qu’il s’agit de dire à peine au delà de la caméra de surveillance, dans l’expérience d’une saisie minimale et respectueuse, et la recherche d’une position, d’une tonalité justes, qui interviendraient le moins possible dans un matériau biographique le plus ordinaire possible.
Aux antipodes de ce réel des intensités faibles, dire le réel s’affronte parfois à l’horreur indicible : horreur intime de toutes les expériences de la brutalité, du viol qui ne fait pas scène parce qu’il est sans témoins ; horreur collective des dérapages de l’Histoire, quand le massacre s’installe en système et, après le génocide, quand il s’agit d’accueillir une mémoire, d’établir une justice, de distribuer des responsabilités. Face à ce réel, le dire choisit les stratégies indirectes du silence devant l’objet, le louvoiement de la monstration stupéfiée, ou au contraire l’expression sèche, brute et sobre, de ce qui a été et ne supporte aucun commentaire. Le réel commande un silence, et ce silence dérange la rhétorique du dire.
Y a-t-il une histoire du réel ? Sans doute la littérature ne l’a-t-elle pas toujours accueilli comme une catégorie centrale et un objectif premier de la représentation qu’elle mettait en œuvre. La fiction classique est une fiction de la vraisemblance et du merveilleux, qui connaît le vrai, la féerie et les monstres, mais ne s’embarrasse guère du réel. La fiction joue le vrai contre le réel et se démarque ostensiblement du réel comme mise à l’épreuve de la vérité. C’est la révolution du roman réaliste qui, au début du XIXe siècle, fait du réel l’objectif de la fiction, fait émerger la catégorie du réel, et, par là, pose le problème de dire le réel.
Le réel est bien partie prenante de la première modernité, mais comme débordement hors cadre ou comme interstice, comme défaillance ou mise en défaut de la norme et de l’ordre du monde. Deux exemples : les guerres de religions qui ensanglantent l’Europe de la Renaissance et dont les martyrs confrontent l’institution monarchique au roc de la conscience et du for intérieur ; l’aventure encyclopédique des Lumières, qui confronte le Système figuré des connaissances humaines à l’aléa de l’ordre alphabétique, à la conjoncture d’une Société mouvante de Gens de lettres. Le réel ne fait pas système, n’entre pas dans l’institution qu’il déborde, mais entend l’interroger, la nourrir, la transformer.
Revendiquer le réel participe ainsi d’un double mouvement contradictoire : c’est s’écarter de l’humain, de l’humainement dicible, ou même sensible, et c’est en même temps faire retour vers l’humain, vers l’appel humaniste à prendre ses responsabilités face au réel, dans le réel. Ainsi du cinéaste qui recourt désormais au numérique, voire au drône pour filmer, déshumanisant le point de vue, objectivant la neutralité d’un réel que l’homme n’aurait pas saisi, et qui sollicite, pour sa vidéo numérique, l’artefact du grain de la pellicule, l’illusion d’une image soumise à l’aléa du développement, d’une image humaine parce qu’imparfaite. Car déjà nous sortons du réel. La révolution numérique introduit, ou réactive la notion de monde, nous oblige à penser la fiction non plus comme un moyen de dire le réel, mais comme construction d’un monde au milieu de la série des mondes possibles leibniziens. Sans doute notre conception moderne du réel par différence avec la réalité, comme donné brut par différence avec une construction, une élaboration du réel (un cadre, une norme, une taxinomie) est-elle tributaire de la psychanalyse, et notamment de la théorisation lacanienne de la chose comme substrat, dans le réel, de l’objet. Cette différence que nous faisons entre réel et réalité suppose un réel que le dire élabore, informe et construit comme réalité, transformant les choses au milieu desquelles nous sommes en objets par rapport auxquels marquer nos distances. Autrement dit, nous n’envisageons le réel que comme un brut que la représentation dégrade, défait, comme un matériau sujet à dématérialisation, à virtualisation : le centre de gravité de la représentation se déplace et le virtuel devient le nouveau paradigme.
Le réel est-il menacé par cette virtualisation ? Il ne semble pas qu’on doive s’en inquiéter : la simplicité, la brutalité du réel résistent à la révolution qui s’annonce. Sa platitude, sa bêtise, insipide ou terrifiante, le protège. Mais peut-être ne s’agit-il déjà plus de le dire : c’est d’en faire un monde qu’il est question…