Cette émission a été animée, mardi 16 mars 2017, par Stéphane Lojkine, professeur de littérature française, CIELAM
Avec :
- Bruce Clarke, artiste plasticien
- Sylvie Kandé, professeure de littérature francophone africaine et caribéenne, poète et écrivaine
Arts, langages et pensées de la migration (Maison de la recherche - AMU, Vimeo)
Il y a les immigrés, et il y a les migrants : les termes dessinent deux temporalités différentes, renvoyant l’une à l’urgence de la catastrophe, l’autre au temps long de l’installation, de l’acclimatation, de la nostalgie ; et nous voilà confrontés à deux interrogations différentes de nos identités, d’une part, pour l’immigré, l’intégration ou l’exclusion, le métissage ou le repli, d’autre part, pour le migrant, la trajectoire géopolitique et la mise en récit d’un monde global. Cela implique deux insertions différentes dans l’espace et dessine deux rapports différents à la sphère publique. Mais dans les deux cas, l’immigré, le migrant, fait figure de symptôme d’un rapport de domination. Domination immédiate, directe, subie par l’exclu, le poursuivi, le séquestré ; domination diffuse exercée sur celui qui n’est pas là au même titre que les autres, à qui un titre manque : des papiers, un travail, un foyer, une légitimité nationale.
On s’interrogera ici sur la manière dont les arts peuvent accueillir le phénomène et en dessiner l’absolue singularité contemporaine : Car la migration met d’abord en question l’identité même de l’artiste. Le modèle est-il encore pertinent de l’écrivain naturaliste qui, depuis le confort bourgeois de son cabinet, montait à distance le dossier sociologique des misérables dont il offrirait à ses lecteurs la fresque romancée? Ou bien l’expérience intime d’une blessure originelle est-elle devenue la condition nécessaire de toute légitimité à dire, à représenter, à accueillir la migration dans l’œuvre d’art ? Comment cette expérience est-elle ensuite monnayée, déployée, dans un engagement (social, politique, esthétique), reconnue et appréciée dans l’espace public (le marché de l’art et son industrie culturelle, la diffusion des œuvres, la notoriété) ? Quelles ruptures cette expérience puis ce déploiement induisent-ils ?
Du trajet vécu par le migrant, des ruptures de liens et de lieux que ce trajet suppose, à l’arrachement qu’implique la basculement dans une autre langue, aux langages empruntés pour épouser ces déchirures, aux superpositions, collages, conflits des cultures qui habitent l’œuvre, un système général de la migration se met en place qui est aussi un système de pensée. Dans ce système, que n’organisent plus un centre de référence identitaire ni une, des périphéries de la culture, la ou les migrations pourraient dessiner la configuration singulière d’une sémiologie contemporaine de la mondialisation réelle (qui n’a rien à voir avec le mythe, ou le fantasme d’une unification générale du monde, de ses cultures et de ses représentations). On s’interrogera enfin sur la singularité contemporaine du phénomène migratoire, qu’il peut être intéressant de confronter aux grands modèles classiques des guerres de conquête (L’Iliade, l’Anabase, l’Énéide, La Jérusalem délivrée…) et de la lyrique de l’exil (les Tristes d’Ovide).
Qu’est-ce qui diffère aujourd’hui ? C’est sans doute d’abord le caractère global et multipolaire des migrations, qu’il est désormais impossible d’identifier au face à face de deux peuples, de deux territoires : nous dirigeons-nous pour autant vers un art, une langue, une pensée mondialisées ? Il faut insister d’autre part sur l’accent mis, inouï dans l’histoire, sur les répercussions intimes de la migration, qui ne dessine pas une histoire collective mais une mosaïque d’identités. Enfin, la migration gagnerait peut-être à être pensée non comme une perturbation de l’ordre social mais comme le principe même de la pensée contemporaine, sous la forme de ce que Deleuze appelait la déterritorialisation.