Janvier 2015 : la semaine des deux attentats parisiens est aussi celle de la sortie d’un livre, Soumission, de Michel Houellebecq, dont la fable politique anticipait cruellement la barbarie et la brutale prise de conscience auxquelles nous avons été confrontés. Que le narrateur de Soumission soit un professeur de littérature, que la prophétie des catastrophes nous soit annoncée depuis un certain enseignement, une certaine pratique de la littérature, ne peut qu’interpeller notre communauté universitaire, même si, surtout si la réponse populaire et politique aux attentats n’a pas du tout été celle de la fable de Houellebecq.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle se serait installé, dans ce champ littéraire dont Pierre Bourdieu date la formation de la même époque, une certaine irresponsabilité politique, qui serait en quelque sorte la rançon de l’autonomisation du champ. Le recueillement de la lecture, le silence des bibliothèques, l’intimité familière du livre auraient assigné la place de la littérature dans le monde contemporain : une place fondamentalement anti-moderne (A. Compagnon), en retrait de ses circulations globales, à l’écart de ses bonds technologiques, dans l’ignorance revendiquée de ses calculs économiques, dans la défiance vis-à-vis de toutes les avant-gardes. Reléguée dans la sphère du loisir, la littérature aurait-elle perdu un pouvoir d’avant les Lumières, se serait-elle déchargée d’une ancienne responsabilité ?
Pourtant le loisir de la littérature n’est pas une invention récente : Cicéron revendiquait déjà (ou subissait) l’otium de la campagne, à l’écart de la vie politique. C’est à l’écart des affaires de Bordeaux et de la guerre civile que Montaigne rédige les Essais. C’est dans l’exil et la relégation que Pouchkine, petit-fils d’un esclave éthiopien, fonde la littérature et formule l’identité russes. C’est à partir du déni de l’Irlande dans l’empire britannique que Joyce crée Ulysse.
Les questions de la relégation de la littérature, voulue ou forcée, et du déclin lié à cette relégation, pourraient cacher le ressort essentiel des responsabilités auxquelles elle est confrontée : si la littérature ne peut prendre position que dans l’inquiétante étrangeté de l’espace littéraire, cet espace n’est exactement ni une bulle d’intimité pure, ni l’espace politique public. Qu’est-ce que cet espace, ou que sont ces espaces de la littérature ? D’où viennent-il ? Comment sont-il nés, se sont-ils transformés ? Sont-ils menacés ? A quoi servent-ils ?
Ces espaces de la littérature pourraient nous ramener à ce constat de culture et de civilisation : qu’il n’est pas de société sans participation commune à la fable politique.