Il y a trente ou quarante ans, l’expression « humanités numériques » aurait été reçue comme un barbarisme anglo-saxon ; l’alliance même des termes aurait semblé porter contradiction, faire oxymore, et engendré aussitôt le soupçon d’une manipulation destinée à programmer la fin des dites humanités. L’expression est aujourd’hui couramment utilisée ; elle a même envahi le champ des sciences humaines. Bien au-delà du gadget sémantique, elle signale un bouleversement de nos pratiques de recherche : prolongeant la révolution technologique qui les a introduites, les humanités numériques déploient de nouveaux paradigmes et, au delà des méthodes, initient ou sous-tendent de nouveaux modèles théoriques, impliquant un bouleversement de notre conception même des humanités, bouleversement dont il est encore difficile de prendre la mesure et d’évaluer les enjeux.
C’est ce phénomène que nous allons interroger en trois moments :
Pratiques, méthodes et formes
De notre manière de lire à notre manière d’annoter, de nos catégories théoriques à notre façon de diffuser le savoir, de notre idée de l’humanisme à notre définition des rapports entre l’homme et la machine, de notre ontologie à nos poétiques, Internet et plus largement les cultures du texte numérique dans lesquelles nous entrons à grands pas entraînent un renouvellement de « l’ensemble des strates de ce que l’écriture a toujours développé dans sa si vieille relation au monde » comme l’écrit François Bon. Naissent de nouvelles pratiques, de nouvelles méthodes, de nouvelles formes d’action et d’écriture, de nouvelles utopies et de nouvelles inquiétudes.
Enjeux épistémologiques
Peut-on pour autant parler d’un nouveau champ disciplinaire, ou transdisciplinaire ? Les humanités numériques font-elles apparaître de nouveaux objets, entraînent-elles des constructions du savoir différentes, voire un tournant paradigmatique dans les SHS ? On s’interrogera notamment sur la notion de corpus numérique, si elle abolit les différences médiologiques (entre texte, image et son), et génériques (grands genres, œuvres canoniques faciles d’accès / minores, hapax, documents rares). Dans quelle mesure l’établissement de corpus sans commune mesure avec la pratique philologique classique modifie-t-elle notre perception de la culture et du patrimoine ?
Reste ensuite à s’interroger sur ce que nous faisons de ces corpus numériques : l’enjeu n’est pas seulement l’accès aux documents ; c’est aussi la création d’outils d’analyse informatisés : que faut-il penser par exemple de l’analyse textométrique, de la modélisation formelle des topoï, des moteurs de recherche de plus en plus élaborés qui naviguent dans ces océans de données ?
Critique des humanités numériques
D’un côté, l’archivage mondial auquel nous sommes en train de procéder devrait nous rassurer : jamais les trésors de nos cultures n’ont été aussi bien répertoriés, diffusés, protégés. Jamais peut-être aussi un tel archivage ne les avait à ce point exposés à la fragilisation des transmissions mémorielles. Car, au delà de l’archive, la culture se nourrit de réflexion, de loisir et d’errance, de rapprochements incongrus opérés par la vie, le hasard, l’histoire, loin de tout algorithme.
N’y a-t-il pas danger à concentrer la recherche en sciences humaines sur l’établissement, puis le classement, enfin la rationalisation de corpus de plus en plus grands et de plus en plus hétérogènes ? A force de se donner les moyens de la recherche par le corpus, ne risque-t-on pas d’en rester toujours aux moyens d’une science sans conscience ? Et si les humanités numériques avaient neutralisé les humanités en les rendant complices du pouvoir technologique ?
Ce serait compter, peut-être, sans le nouveau loisir des surfeurs, ni, après la république des lettres inventée par l’humanisme, les communautés virtuelles et les développements libres qui sont au principe de l’internet.