Ce qu’on a appelé dans les années 80 la faillite des idéologies, la mondialisation de l’évaluation des programmes scientifiques selon des critères quantitatifs, ont installé dans les sciences humaines un malaise durable à la fois vis-à-vis d’une pratique critique qui n’est plus perçue comme scientifique et vis-à-vis d’une ambition théorique comprise comme une dérive dogmatique, ou totalitaire. Entre critique et théorie, la science se présente, pour les Humanités, à la fois comme un objectif et comme un reproche, comme une pierre de touche et comme un repoussoir. Pense-t-on, peut-on penser aujourd’hui la science comme exclusive de la critique, de la théorie ? Quelle est la généalogie de la critique, dans son articulation avec la théorie ? Quelle est son actualité dans le nouveau contexte des sciences humaines contemporaines ?
Il s’agit bien des sciences humaines en général, même si la littérature et la philosophie sont visées au premier chef par cette interrogation. Et c’est bien entre littérature et philosophie que s’est nouée, chez les romantiques allemand, l’idée d’une science critique, dont la fécondité jusqu’à la fin du 20e siècle n’est pas à démontrer, mais qui pose problème aujourd’hui. Doit-on pour autant assigner des frontières disciplinaires à une pratique critique, à un certain rapport à la théorie qui seraient identitaires pour ces disciplines, ou qui au contraire auraient cessé de caractériser leur identité ? La pensée de Michel Foucault manifeste un décalage singulier par rapport à un tel questionnement. L’attitude critique qu’il prône pourrait presque se définir, dans la suite de Kant, comme un éthos, une forme de vie et de pensée. Depuis lui, la critique est devenue une discipline universitaire. Mais elle a peut-être signé sa mort par là. N’est-ce pas ce que suggère le numéro 672 des Temps modernes intitulé « Critique de la critique » (2013) et sa compréhension de la critique comme un métier ? La critique doit-elle d’abord définir une posture, ou bien délimiter un champ ? Quel est l’objet de la critique ? Et derrière cela : La philosophie doit-elle être une critique, une théorie de la philosophie ? Y a -t-il encore une critique littéraire ? Une théorie de la littérature est-elle possible ?
Enfin, on voit se dessiner aujourd’hui un grand retour des sciences humaines vers le politique. Ce retour se fait il dans la tradition critique inaugurée par l’Aufklärung, ou rompt-il avec elle ? Chez Foucault, la revendication critique s’inscrit dans une réflexion sur les techniques de gouvernementalité initiée par Surveiller et punir et poursuivie dans les cours du Collège de France : la critique serait un contrepoint, un antidote au verrouillage politique qu’induisent ces dispositifs de surveillance et de contrôle social. Mais l’opposition entre critique et dispositifs de contrôle est-elle toujours pertinente aujourd’hui ? Comment par exemple y greffer la question très contemporaine de l’intime ? Or, si l’on doit revendiquer une fonction politique de la critique, cette fonction ne s’exerce-t-elle pas précisément depuis une certaine expérience de l’intime, aux antipodes des pratiques politiques, militantes, classiques et des dispositifs de pensée qu’elles induisaient ? Enfin, à partir de cette expérience paradoxale, faut-il politiser la critique pour réactiver la théorie ?