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Publiée le mar 08/03/2016 - 19:40

Cette émission est animée par Stéphane Lojkine. Invités :

  • Danielle Cohen-Lévinas, université Paris-Sorbonne
  • Nadine Kuperty-Tsur, université de Tel-Aviv
  • Jean-Raymond Fanlo, université d’Aix-Marseille, Cielam

    Le terme « humanisme » est ambigu : il peut désigner le grand mouvement de pensée qui a fédéré les intellectuels de la Renaissance européenne, de Pic de la Mirandole à Erasme, Rabelais et Montaigne. Il peut également désigner une position éthique, qui donnerait à l’homme une valeur privilégiée. Il cesse alors d’être d’une époque ou d’un pays pour interroger l’ensemble de notre histoire et de notre civilisation. L’enjeu de cette émission est de tenter d’articuler ces deux acceptions de l’humanisme.

    On s’interrogera d’abord sur ce qui a constitué l’un des éléments caractéristiques de l’humanisme de la Renaissance, le rapport au langage : les humanistes ont cultivé les langues, et d’abord les trois langues de culture que constituaient le latin, le grec et l’hébreu. Il s’agissait, par cette culture, de renouer avec une approche directe et personnelle des textes (à la fois les textes sacrés et la littérature grecque et romaine), de se former soi même un jugement, de revendiquer une position critique. Cette approche devenait possible avec l’invention de l’imprimerie, qui permettait la diffusion des livres. Nous connaissons aujourd’hui une révolution technologique peut-être plus considérable encore, qui nous introduit aux humanités numériques : face à cette révolution, par laquelle jamais autant de livres n’ont été aussi facilement accessibles, et en même temps jamais la littérature, la lecture ne se sont senties aussi fragiles, démunies et menacées, quelle pourrait être la position humaniste ?

    Mais l’humanisme ne consiste pas dans la déploration : il est un combat, un engagement. L’humanisme de la Renaissance s’est trouvé confronté au cataclysme européen des guerres de Religion. Il a milité pour la réforme de l’Église, puis pour la conciliation des catholiques et des Réformés, puis pour la tolérance, une notion qu’il a pour ainsi dire inventée, et perfectionnée à petits pas. Faut-il pour autant identifier l’humaniste à un homme d’action ? Certes non : le champ d’action de l’humaniste, c’est d’abord son cabinet, la fréquentation des livres, la méditation. Pour autant, du livre vers la vie, sa pensée est en mouvement, déplace les catégories reçues, interroge l’éthique des conduites, des pratiques sociales, des commerces, des institutions. L’humaniste doute de l’humanisme même, qui peut vite devenir façade convenue, décor de bonne conscience : trop souvent dans l’histoire, et notamment au cours des grandes tragédies du XXe siècle, l’humanisme s’est retourné en un redoutable anti-humanisme. C’est là sans doute la plus grande faiblesse de l’humanisme : nourri aux langues fondatrices de notre civilisation, à la lecture des grands textes, l’humanisme est sans cesse menacé d’un glissement des formes qui l’ont vu naître vers un formalisme qui le détruit : cela se traduit, à des titres très divers, par le maniérisme de la Renaissance, la joute rhétorique gratuite, la conscience noble hégélienne, l’humanisme bourgeois de l’entre-deux guerres, ou les dérives sectaires du structuralisme dénoncées par Roland Barthes ou par Michel Foucault.

    Y a-t-il un héritage de l’humanisme ? L’humanisme se définit lui-même comme héritage : il affronte l’héritage de la culture qui l’a précédé, il s’en nourrit pour comprendre le monde qui se présente devant lui. Ainsi du théâtre des Grecs : sans doute ce théâtre n’est-il pas, en lui-même, humaniste. Mais on ne peut s’empêcher d’entendre un écho humaniste dans cette formule du chœur d’Antigone, « Beaucoup de choses sont formidables, mais rien n’est plus formidable que l’homme », en songeant aux lecteurs de la Renaissance, des Lumières, aux lecteurs discrets, voire secrets des grands totalitarismes du vingtième siècle, qui y puisèrent le courage de se révolter. Après la barbarie nazie, il semblait impossible de renouer le fil des héritages successifs de l’humanisme. Sartre s’y essaya, avec L’Existentialisme est un humanisme. La Lettre sur l’humanisme, écrite par Heidegger à Jean Beaufret la même année 1946 en déconstruisait radicalement le concept même. Lévinas y répondra en quelque sorte avec L’Humanisme de l’autre homme. Cette refondation est une révolution, qui part non du sujet, de cette littérature à la première personne qu’avaient inaugurée Montaigne et les premiers mémorialistes, mais d’autrui, de ce visage de l’autre à partir duquel fonder la certitude et la confiance dans l’humain.

    Affiche WM9 L'humanisme aujourd'hui
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