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L’étude de L'Homme foudroyé le prouve : quelle que soit la posture qu’emprunte Cendrars pour s’effacer derrière son récit, il ne s’absente jamais longtemps les rares fois où il y parvient. Même s’il adopte toutes les précautions possibles pour conférer l’illusion qu’il prend grand soin d’autrui, tout part de lui et revient à lui. Il célèbre son retour à l’écriture sous la forme d’une lettre adressée à Peisson, qui en fut l’élément déclencheur et auquel il demande de se « considérer […] comme le parrain de [sa] production future » (HF, p. 121). Il laisse le dernier mot du texte à Sawo, qui prononce la bénédiction finale au terme d’un long récit qu’il n’a interrompu à aucun moment. Il multiplie les dédicaces, prend soin dès la deuxième partie de s’adresser avec précision au Lecteur inconnu, et au travers de l’épigraphe place son ouvrage sous l’égide de Descartes. Mais, il mène son récit selon des perspectives qui lui sont propres et il demeure l’objet central de sa création. L’expérience du foudroiement qui le conduit à « brûler vif », puis à « renaître de ses cendres » associe à l’intérieur d’une même image le mythe antique de la renaissance du phénix, la transe mystique de l’élu touché par la grâce, l’opération finale du Grand Œuvre alchimique… Bref, il devient le démiurge de sa propre création. Re-naissance de Blaise Cendrars, car il a auparavant déjà connu des naissances similaires. À New York, au plus profond de la misère, l’inspiration jaillit au cœur de la nuit et illumine soudain ses ténèbres intérieures :

Je me suis réveillé en sursaut. Je me suis mis à écrire, à écrire. Je me suis rendormi. Je me suis réveillé une deuxième fois en sursaut. J’ai écrit jusqu’au petit jour et je me suis recouché pour de bon. Je me suis réveillé à cinq heures du soir. J’ai relu la chose. J’avais pondu les Pâques à New York2.

Ainsi, il confère un sens au patronyme qu’il s’est choisi. Ainsi, comme il le rappelle à plusieurs reprises dans L'Homme foudroyé, désormais il ne dort plus la nuit : « car la nuit je ne dormais pas » (HF, p. 116) ; « Je ne dormais pas la nuit » (HF, p. 314) ; « J’ai déjà dit que je ne dormais pas la nuit » (HF, p. 335). Nuits insouciantes à La Redonne ; nuits d’angoisse à la Cornue. Car ne pas dormir la nuit n’implique pas d’exploiter ce temps libre pour écrire. En effet, il écrit tôt le matin : « J’ai rapporté du front de la guerre de 1914 une habitude de soldat qui est de me lever avant l’aube et de me mettre immédiatement au boulot. […] J’écris. » (HF, p. 337). Mais, il évoque ici une activité routinière où la création serait un « boulot » fastidieux auquel il s’astreint avant de pouvoir recouvrer pleinement sa liberté : « Ceci fait, je suis libre, libre pour toute la journée, et je peux flâner, rêvasser, perdre, perdre mon temps à cœur que veux-tu […] » (id.). Cendrars se plaît à se donner l’apparence de cedilettante épris de liberté, pour qui les travaux d’écriture constituent un fardeau contraignant. À La Redonne, hormis les trois lignes tapées sur sa machine à écrire le jour de son arrivée, il n’a rien écrit. À la Cornue, entièrement occupé par son lent apprentissage de l’alphabet aztèque, il ne se préoccupe pas d’écrire.

À La Pierre, il connaît sa « plus belle nuit d’écriture » (HF, p. 263), renouant ainsi avec l’expérience vécue à New York en 1912. Et la vie simple au plus près de la nature qu’il mène dans le village constitue un complément de cette existence organisée autour de l’activité créatrice. Le compagnonnage avec Cingria, qui l’assomme avec ses théories poétiques, lui pèse d’autant plus qu’il entretient avec sa création une relation privilégiée qui s’avère vitale pour lui : « Écrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être se survivre. » (HF, p. 264)

Et, ce 21 août 1943, c’est la troisième illumination sous l’effet du démon de l’écriture. Après des années d’inaction complète, Cendrars ne va pour ainsi dire plus quitter la table de cuisine sur laquelle il accumule les feuillets. Et, de ces nuits magiques, vont successivement naître Les Pâques à New York, L’Eubage, La Fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame, et donc L'Homme foudroyé. Les titres de ces ouvrages ne sont pas anodins si nous les rapportons aux conditions qui ont présidé à leur création. Dans la tradition chrétienne, Pâques est le temps de la résurrection du Christ. Or, à New York, Frédéric Sauser est en proie à un extrême dénuement tant matériel que spirituel. Séparé de Féla qui a dû accepter un poste d’éducatrice dans une institution pour enfants handicapés, il erre toute la journée le ventre creux dans les rues de la mégalopole. Il est mort à lui-même, à la vie, à la poésie. Et, en cette nuit de Pâques, par la vertu du verbe, il renaît à lui-même et se dote d’une nouvelle identité. Il signe son manuscrit : « Blaise Cendrars ». Sa fille retranscrit cette métamorphose comme une authentique résurrection :

Son langage est né, issu de la misère, de la faim, de l’injustice, de la pitié, du spectacle du monde, du monde tel qu’il apparaît, du désespoir et de l’intime lumière.
Cette nuit, sur son lit froid comme un cercueil, Freddy a tout brûlé : tout et lui-même. Tout le comprend.
Grises, les cendres recouvrent le feu qui les crée.
Sous les cendres, la braise.
Inextinguible.
Blaise Cendrars3.

Mais, selon Claude Leroy, l’expérience décisive de sa conversion à l’écriture se déroule dans le petit village du Loiret où il se retire en 1917, amputé de son bras droit : « Ce n’est pas à Saint-Pétersbourg qu’il a été initié à l’écriture, ni à New York et pas même au Morro Azul : c’est à La Pierre, par sa blessure4. » Il est convaincu que cette nuit est déterminante pour l’écrivain, parce que dorénavant il lui faut apprendre à écrire avec sa main gauche, en faire sa « main amie », et, que la nuit de transe qu’il évoque dans L’Homme foudroyé se situe le jour anniversaire de ses trente ans, n’est pas dénué de signification pour un homme qui attribuait une grande importance aux dates. Cendrars précise que cette nuit-là, « […] une nuit initiatique, “la Nuit”, celle qui le voit commencer L’Eubage et devenir lui-même un eubage, à la suite de ces druides qui chez les Gaulois étaient chargés de la divination5 », il lévite par le verbe.

Le « Lecteur inconnu »

Il est donc symptomatique que, lors de ce troisième embrasement, il ne fasse, hormis une référence ambiguë « à la magie d’un clair de lune et à la destinée qui semble nous venir des étoiles » (HF, p. 13), notation qui en contexte ressortit davantage à la marine et à la poésie qu’à la mystique ou à la divination, aucune allusion à quelque opération religieuse que ce soit. Il nous semble que s’il en est ainsi, c’est que cette fois il ne s’agit proprement ni de résurrection, ni d’initiation, mais bel et bien de la renaissance en lui du démiurge. En effet, si l’on se reporte au sens étymologique du terme, le démiurge est « celui qui crée ». Or, les nombreux renvois à ses ouvrages antérieurs que contiennent ses notes en témoignent, en 1943 Cendrars n’accède pas à la création, il y revient. Créateur d’une œuvre qu’il avait laissée inachevée, il va la compléter en la renouvelant. Il va donc, non façonner son univers, mais le refaçonner en s’employant à prendre en compte son lecteur, qui n’est peut-être pas préparé à cette réorientation et qu’il se doit d’accompagner tout au long du périple qu’il l’engage à accomplir sur ses pas. C’est lui, le Lecteur inconnu, qu’il convient d’initier, de ressusciter. Claude Leroy note à ce propos : « Dans la manière qu’a Cendrars, depuis L'Homme foudroyé, de s’adresser au “Lecteur inconnu”, il ne faut pas voir une simple clause de style, mais une injonction : au lecteur de s’ouvrir à l’inconnu en dépouillant ses habitudes (et sans doute aussi ce qu’il croit savoir de l’auteur) pour s’aventurer dans ce texte-ci comme on se perd et faire de sa lecture une expérience initiatique6. » Mais Cendrars est un magister pervers se plaisant à se jouer de ce lecteur innocent, qui naïvement s’attend à ce que l’auteur lui livre les clés de son univers. Tantôt il le renvoie à ses ouvrages antécédents, comme s’il lui faisait reproche de ne pas les avoir lus ou pire encore de les avoir oubliés, tantôt il lui délivre de véritables leçons d’érudition émaillées de citations en latin, tantôt il s’amuse à ses dépens pour piquer son amour-propre. Mais souvent le recours aux notes est le moyen employé par Cendrars pour régler ses comptes avec ceux qui l’insupportent : le milieu littéraire parisien, les « nouveaux pauvres », les bourgeois d’Aix-en-Provence bien intentionnés qui lui reprochent ses mauvaises fréquentations… Le comble étant atteint en ce domaine par la note 4 du chapitre 6 de la seconde partie où il cite in extenso un texte de Ballard qui contient une longue lettre que Cendrars lui avait adressée pour rétablir la vérité sur la chute que fit André Gaillard sur le sentier menant de l’Escayrol au village de La Redonne. Certes André Gaillard est mentionné à plusieurs reprises dans cette partie, mais l’accident lui-même n’est évoqué dans le texte que parce que sa chute fut la plus « tragique » de toutes celles que firent ses invités : « […] comme personne n’avait mon rythme (ni les chaussures appropriées), nombreuses furent les chutes et les entorses dans les sentiers de chèvre et les mauvais pas. » (HF, p. 155). Ainsi, paradoxalement, les « notes au Lecteur inconnu » concernent souvent exclusivement leur auteur, sans que l’intérêt du lecteur semble être pris en compte.

Pourtant, le plus souvent il est vrai de manière ironique, l’auteur s’adresse nommément à son lecteur pour l’amener à se prendre au jeu. La note 1 du deuxième chapitre du « Vieux port », par exemple, lui indique comment se procurer la fameuse formule mathématique d’Henri Poincaré que mentionne son texte. Il lui arrive aussi de le solliciter directement, de l’intérieur du texte, pour piquer au vif sa curiosité. Ainsi, après avoir rapporté que l’un de ses ouvrages de poèmes était composé d’emprunts faits à l’œuvre de Le Rouge, au détour d’une parenthèse il met au défi le lecteur de mettre au jour l’affaire : « (Avis aux chercheurs et aux curieux ! Pour l’instant je ne puis en dire davantage pour ne pas faire école et à cause de l’éditeur qui serait mortifié d’apprendre avoir publié à son insu ma supercherie poétique) » (HF, p. 215). Et, en 1967, Francis Lacassin a relevé ce défi et a établi que Kodak était composé de textes figurant dans Le Mystérieux Docteur Cornélius qu’il a précisément identifiés. Mais Cendrars ne l’a pas su, car à cette date il était mort !

Dédicataires de L’Homme foudroyé

Les paratextes jouent délibérément de la perplexité suscitée chez le lecteur, a fortiori chez le lecteur futur – annonciateur du « lecteur de l’année 2050 » qu’interpelle dans ses romans Roger Vailland – que nous sommes pour Cendrars. Édouard Peisson, à qui il adresse la lettre ouvrant la première partie de l’ouvrage, Jean Fiole auquel est dédicacée la deuxième, peuvent aisément être identifiés au prix de quelques recherches. Mais, l’entreprise s’avère plus délicate quand on s’intéresse aux femmes qui sont les dédicataires de chacune des rapsodies gitanes. La comtesse de Castries est elle aussi aisément identifiable et peut, sans que l’on coure le risque de se tromper, être considérée comme le modèle de Paquita dans le texte. La marquise Anita de Villa-Urrutia est la mère de Deidama Patri, citée à la fin de cette même troisième rapsodie sous son prénom orthographié de manière légèrement différente, Daïdamia. Cendrars introduit inopinément cette jeune femme dans son récit, pour laquelle il avoue éprouver une grande passion :

— Oh, Daïdamia…
J’étais amoureux. (HF, p. 362)

En revanche, l’infante Eulalie et la duchesse d’Albe, à qui sont dédicacées respectivement les deuxième et quatrième rapsodies gitanes « restent à identifier7 », comme le note Claude Leroy. Au sein de la communication qu’établit l’auteur avec son lecteur, ces dédicaces ne sont pas sans poser problème. Gérard Genette note à ce sujet : « La dédicace d’œuvre relève toujours de la démonstration, de l’ostentation, de l’exhibition : elle affiche une relation intellectuelle ou privée, réelle ou symbolique, et cette affiche est toujours au service de l’œuvre, comme argument de valorisation ou thème de commentaire8 ». Le caractère fonctionnel assigné à la dédicace au Docteur Jean Fiolle dans l’économie de l’œuvre est indéniable, puisqu’il fut l’un de ses invités à la Redonne et surtout parce qu’il le recueillit chez lui à Marseille en juin 1940. En revanche, nous percevons moins nettement le rôle que confère Cendrars aux quatre dédicaces des « Rapsodies gitanes », et dans la rapsodie qu’elle précède, et à l’intérieur de l’ensemble des rapsodies, et surtout au sein de l’œuvre. Paquita est distinguée au début de la première rapsodie, alors qu’elle n’apparaît en qualité de personnage actantiel que dans la troisième ! Daïdamia est effectivement évoquée dans cette troisième rapsodie qui lui est dédiée, mais son intervention est placée furtivement à la fin du texte et ne semble se justifier que par l’effet d’écho procédant par inversion suscité par un narrateur facétieux :

On peut entrer ?
Entrez, Paquita.
[…]
On peut entrer ?
Entrez, Blaise. (HF, p. 360, p. 362)

De surcroît, les justifications de ces dédicaces, certainement compréhensibles par les personnes auxquelles elles sont adressées (ce qui ne peut être le cas toutefois de celle de la deuxième rapsodie gitane, puisque celle-ci se présente sous la forme d’un in memoriam), demeurent mystérieuses pour le lecteur ordinaire, en ce sens où les éléments mentionnés ne correspondent à aucun événement rapporté par le récit. La première dédicace énumère une succession de faits et de personnages qui n’ont à l’intérieur du texte ni une fonction d’appel, ni une fonction de rappel. La seconde paraît plus opaque encore. La troisième fait mention des séjours de Cendrars en Amérique du Sud et de ses traversées maritimes, puis s’achève par un fragment de poème. La dernière, enfin, possède toutes les propriétés d’une private joke, tant, comme le note Claude Leroy, « le contraste est frappant entre ce titre de noblesse et la rue de Lappe qui, près de la Bastille, était fréquentée par les mauvais garçons et les prostituées9 ». Les lignes pointillées, qui séparent les deux indications, peuvent aussi laisser soupçonner l’existence d’un sous-texte, que seuls le destinateur et le destinataire sont aptes à restituer. Aussi, si l’on prend en considération la fonction dévolue par Genette à la dédicace, être « toujours au service de l’œuvre, comme argument de valorisation ou thème de commentaire », l’on ne peut que demeurer perplexe, tant la mise en œuvre de ces missions apparaît en contexte peu opérante.

Seuils liminaires

Lors de son entretien avec Michel Manoll, Cendrars avoua malicieusement s’être « donné un mal fou pour les [=les dédicaces] rédiger en clair afin de mieux embrouiller l’énigme10 ». Au-delà de la seule référence au paratexte dédicataire, cette confidence permet d’appréhender la conception que possède l’écrivain de sa fonction démiurgique. Il affirme que son texte contient les « confessions d’un démiurge ». Un autre paratexte, l’épigraphe, semble livrer la clé de la teneur de ces confessions. Les voyages, les cours et les armées, la fréquentation de gens de diverses humeurs et conditions, le recueil de multiples expériences, la mise à l’épreuve de lui-même dans la fortune, l’ensemble de ces éléments est effectivement présent dans L'Homme foudroyé, comme il le sera aussi dans les autres volumes de la tétralogie. La valeur programmatique de l’épitaphe est donc indéniable. Et, à ce titre, elle remplit sa fonction canonique : « elle consiste en un commentaire du texte, dont elle précise ou souligne indirectement la signification11 ». Mais, très vite, le lecteur va s’aviser que le dernier membre de la citation, « s’éprouver soi-même dans la fortune », représente l’objet central du texte et, en conséquence, exerce un effet recteur et organisateur sur les autres domaines mentionnés par la citation. L’embrayeur du récit, l’urgente nécessité de raconter ce que fut « Cette peur » qu’il éprouva sur le front en 1915, répond parfaitement au contenu de l’annonce « s’éprouver soi-même », rapportée en l’occurrence au domaine précis « dans les armées ». Néanmoins, il nous faut revenir sur ce texte liminaire de l’ouvrage qui donne l’impulsion au récit. C’est en référence à la nuit magnifique que lui a décrite Peisson ainsi qu’à la présence intolérable d’un « Boche » dans sa maison, que Cendrars a été conduit à se remémorer une nuit semblable où figuraient aussi les « Boches ». Mais, cette fois, il faut être attentif à la manière dont une simple analogie va engendrer un récit en bonne et due forme, puis un ouvrage entier, enfin une tétralogie constituée de ses « mémoires ». Ce sont les circonstances qui ont décidé de cette tournure de l’événement :

Cette peur, jamais je n’avais raconté cela à personne et je t’aurais tout dit à la minute si tu avais encore été là. Je me penchai à la fenêtre ; juste tu tournais le coin de la rue, juché sur ta bicyclette. Alors, n’ayant plus une chance de te rattraper, au lieu de te courir après, j’allai dénicher ma machine à écrire, l’époussetai et me mis incontinent à taper pour toi le présent récit (HF, p. 12).

Le schéma est fort simple, en ce sens où c’est un enchaînement d’événements (je t’aurais tout dit, mais tu n’étais plus là ; tu tournais le coin de la rue à bicyclette et je n’avais donc aucune chance de te rattraper) qui le contraint à mettre sur le papier le récit de « cette peur ». Ainsi, ce qui aurait dû ne donner lieu qu’à une simple confidence orale, devient un récit écrit, dont néanmoins la communication est réservée au seul Peisson (« pour toi »), avant de se métamorphoser en une vaste entreprise, dont ce volume et les trois suivants seront la matérialisation. Avant de livrer le mystère de « l'homme foudroyé » engendrant L'Homme foudroyé, il s’étonne du rapport de causalité ainsi suscité :

Mais si, […] je me demande comment ta courte visite de ce matin a pu déclencher en moi un choc tel qu’immédiatement je me suis mis à écrire et pourquoi je me suis remis à écrire aujourd’hui même, je ne sais pas trop que répondre. (HF, p. 12-13)

Le phénomène est en soi effectivement inexplicable, et, s’il en est ainsi, c’est peut-être parce que cette mise en scène est factice, et que son récit ressortit davantage à la légende qu’à un compte rendu factuel. N’oublions pas que Peisson marqua un grand étonnement relativement au rôle que lui fait jouer Cendrars dans sa décision de renouer avec l’écriture, que Cendrars lui-même fut profondément inquiet lorsqu’un membre de la Gestapo vint habiter à côté de chez lui et qu’il eut très peur qu’en cas de perquisition l’on s’étonnât qu’un écrivain ne possède aucun manuscrit à portée de main. Donc, tout s’explique, si l’on comprend que ce fut poussé par la nécessité que Cendrars épousseta sa machine à écrire. Cette interprétation, bien évidemment, ne contredit nullement l’opération de l’embrasement, car il ne se mit pas à écrire quelque chose pour donner le change à un regard inquisiteur, mais renoua bel et bien avec l’écriture qu’il avait délaissée de longues années durant.

Les confessions du démiurge

Mais, si l’on adopte cette manière d’appréhender son texte, la perspective se modifie notablement, car le récit de la terrible nuit n’est plus une confidence faite à Peisson que le lecteur lit en tiers, mais une confession dont le contenu est habilement différé et le récit magistralement dramatisé. C’est bel et bien la confession d’un démiurge, qui s’est par avance donné l’absolution, en multipliant les justifications du sentiment qui l’habitait alors, étant un soldat se trouvant en première ligne – « Un soldat qui n’a jamais eu peur au front n’est pas un homme » (HF, p. 35) ; « La peur. Ils me font rire ceux qui racontent n’avoir jamais eu peur au front » (HF, p. 39) –, en conférant un caractère extrême à celle qu’il éprouva cette nuit-là – « Mais la peur a plusieurs visages et ce n’est là que son visage le plus insidieux. | Voici sa face brutale » (HF, p. 41) –, et en multipliant lors de la narration de ladite nuit les éléments expliquant l’ampleur de sa peur – « j’allais m’installer à l’endroit le plus dangereux », « La nuit était noire » (HF, p. 42). Et, ce qu’il a orchestré à la perfection dans ce récit liminaire va lui permettre de livrer de ci, de là, à l’intention de son lecteur, un certain nombre de confessions au travers de ses récits subséquents. Dans celui de son séjour à La Redonne, il avoue qu’il est paresseux et que, même si la remise de la tâche attendue par son éditeur est impérieuse et urgente, il se laisse aller à couler des jours tranquilles sans s’en émouvoir. Il confie à plusieurs reprises l’amitié qu’il éprouve pour les marginaux, les mauvais garçons, voire les gangsters, tel Sawo pour qui il ressentit de l’affection dès son arrivée au sein de l’escouade qu’il dirigeait. Il dépense sans compter, il conduit trop vite, il ne résiste pas au plaisir de la boisson… Mais, outre le fait qu’il sait pertinemment que toute faute avouée est pardonnée, il construit patiemment son autoportrait en n’ignorant pas que ces peccadilles, loin d’horrifier son lecteur, lui assureront sa sympathie. Quand le sujet peut paraître sensible, il prend d’ailleurs soin de se justifier. Ainsi, il affirme que Sawo est certes devenu un gangster, mais il précise aussitôt qu’il a auparavant reçu la médaille militaire pour son courage au combat, qu’il a grandi dans une famille de gitans, qu’il possède un sens de l’honneur qui le distingue des « salauds » s’enrichissant au détriment du peuple. Madeleine, la fille de madame Caroline, devenue entraineuse à Buenos Aires, tire en lieu et place de Cendrars, la morale de la fable mettant en scène sa mère. Lorsqu’il lui demande de rentrer en France pour soutenir ses parents réduits à la misère, elle lui rétorque :

— Je ne veux pas rentrer, na ! Je ne veux pas rentrer… Je me plais ici… Cette vie me plaît… Pour rien au monde je ne veux retourner dans le pavillon de maman, vous pouvez le lui dire […] Merde… Ici, j’ai un bel avenir et je fais la noce… Ça paye ! (HF, p. 354)

Et, lorsque la nécessité l’y contraint, il intervient en son nom propre, et il brocarde violemment les donneurs de leçons de morale dont la vertu n’est pas la qualité dominante. En préambule d’une mise au point virulente, il le concède : « Je… J’ai toujours eu de mauvaises fréquentations » (HF, p. 335). Puis, parce qu’il fréquentait pendant son séjour à Aix un jeune homme ayant une mauvaise réputation, il énumère l’ensemble des diverses catégories de bourgeois qui le mettent en garde contre ce compagnonnage malsain. Mais, récusant l’accusation, il démontre le caractère héroïque de ce jeune homme durant l’Occupation : « Dangereux, mauvais, mon ami ? Tu parles. C’est lui, à la tête de son équipe de gosses, qui a abattu tous les salopards qui ont été tués depuis le mois de juin dans la bonne ville d’Aix-en-Provence » (HF, p. 336). Et, il évoque par contraste le comportement lâche et pusillanime des dits bourgeois :

Mais les bourgeois qui m’avaient mis en garde contre ma dangereuse fréquentation s’étaient également abstenus. Ils figuraient aux balcons et aux fenêtres pavoisées. Ils regardaient la rue et ils applaudissaient le peuple en armes, le peuple en chants, le peuple en drapeaux. Certains faisaient une drôle de gueule. (Ibid.)

Et se dispensant de tout commentaire superflu, il assène en guise de conclusion à sa diatribe un vibrant « Et c’est également tout. » (Ibid.)

Confessions démiurgiques

Cendrars, certes, désire convaincre son lecteur, emporter son adhésion et se rendre sympathique à ses yeux. Mais, en dépit de l’incontestable séduction qu’il déploie à cet effet, c’est à lui-même qu’il s’adresse, car comme Rousseau dans ses Confessions, il « semble parfois n’écrire que pour lui, pour le bonheur de revivre certains moments, le besoin d’exprimer certaines douleurs12 ». La folle nuit d’amour passée avec madame de Pathmos s’achevant par la recherche effrénée des perles disséminées dans la chambre d’hôtel relève davantage du « bonheur de revivre » un épisode agréable que du souci de conférer une place quelconque à la repentance dans l’économie de son récit. À l’intérieur d’une énumération des diverses catégories de femmes qu’il a aimées durant sa déjà longue existence, apparaît fugacement le souvenir d’Hélène, son premier amour. Soudain, sa voix se brise, la douleur renaît et il se plaint du rôle destructeur qu’exerce le temps sur le souvenir : « et Hélène-la-morte, celle dont j’ai tout oublié, la couleur des yeux, le ventre, le sourire » (HF, p. 95). Mais, soucieux de ne pas se laisser submerger par l’émotion qui l’étreint, il poursuit sa longue énumération des femmes qui lui accordèrent leurs faveurs.

Selon Cendrars, les plus grandes souffrances sont sinon muettes, du moins exprimées pudiquement. Maître absolu de sa création, il trace sa voie selon son bon vouloir, s’attarde longuement sur un fait lorsqu’il le souhaite, passe rapidement sur un autre quand il ne désire pas s’y arrêter. Il se prévaut de son statut de démiurge, présidant souverainement au devenir de son texte, en signifiant au lecteur que son récit est sélectif, et par voie de conséquence ses confessions partielles : « […] je déclare au Lecteur inconnu à l’intention de qui j’ai rédigé ces notes sans prétention pour le distraire, que je n’y dis pas tout » (HF, p. 190). Tout récit mémoriel étant par nature une construction rétrospective qui décrit un illusoire enchaînement de faits, si confessions véritables il y a dans L’Homme foudroyé, ce sont littéralement celles du démiurge s’exprimant en sa qualité de démiurge. Revenant sur l’opération qui a présidé à son retour vers la création, Cendrars rappelle à son lecteur que ce sont des « cendres [qu’il] remue » (HF, p. 234). Et, sa démiurgie, il l’assume en acceptant l’état qui est le sien : « Et, moi-même, je suis foudroyé » (HF, p. 235). C’est en démiurge fort démuni face à la tâche qu’il se doit de mener à bien qu’il se présente face au lecteur. Aussi, humblement il se contente de peu, il accomplit sa besogne le mieux qu’il peut ; cependant, il l’admet, il peut peu : « Mais l’homme, l’homme ?… Regardez comment ils vivaient. Je vais tâcher de les faire revivre pour vous. J’écris. Lisez. Je ne puis faire plus. Je n’en sais pas plus. » (Ibid.) Le démiurge mis à nu en revient au principe de la communication établie par l’activité littéraire : l’écrivain écrit, les lecteurs lisent.

Confessions chrétiennes

Pourtant, le travail à effectuer est immense, il en possède pleine conscience : « La Bible, ce livre des livres, est à réécrire » (HF, p. 292). Entreprise impossible à mener à terme, bien évidemment. Mais, compléter le Livre Saint, lui apporter des suppléments, sur le modèle de La Légende dorée de Voragine, dont Cendrars était un enthousiaste lecteur, en reprenant certains épisodes de la vie du Christ et de la Vierge Marie et en racontant l’histoire des saints, lui semble une tâche exaltante à entreprendre. Le culte des trois Maries, qui figure dans l’ouvrage de Voragine, lui permet de tisser un lien entre son récit gitan et la légende des trois saintes. Il fait référence à d’autres saints, dont Lazare, ressuscité par Jésus puis devenu évêque de Marseille ; il cite les évangiles ; il mentionne à l’intention du Lecteur inconnu de nombreuses exégèses traitant de l’Histoire Sainte… Il complètera en la renforçant cette approche dans Le lotissement du ciel, dont certains passages peuvent être lus comme de véritables développements hagiographiques. Mais confère-t-il pour autant une teneur chrétienne à la notion de « confessions » ? Certes, l’on serait bien en peine de trouver dans l’ouvrage un texte similaire à celui qui ouvre Les Confessionsde Rousseau. Si Dieu est présent dans l’œuvre, il n’en est pas le destinataire. Toutefois, parfois Cendrars semble se placer sous sa protection et lui adresser une prière, comme c’est le cas notamment dans le diptyque « Les nuits et les jours ». Il s’adresse à lui : « Seigneur, quelle agonie ! » (HF, p. 313) ; il considère le Christ comme « le poète du surréel » (HF, p. 312) ; il écrit chez Paquita un texte intitulé Notre pain quotidien, référence explicite au Notre père ; il conclut son ouvrage par la formule « Amen » comme cela est d’usage lors du sacrement de la confession…

Il est certain que la fréquentation du père Brückberger durant cette période de déréliction, que furent pour lui les années de l’Occupation, eut des répercussions sur l’homme foudroyé qu’il est au moment où il transmue les cendres en encre, mais s’il n’entre pas à la Trappe comme il en eut un temps la tentation, ce n’est pas pour livrer du fond de sa réclusion aixoise des confessions conformes au rituel catholique de l’exercice. Dans Le Lotissement du ciel, faisant mention du jour du Jugement dernier, il précise : « Personnellement, comme je n’ai pas la foi, je n’assisterai pas à la parousie13. » Et encore formule-t-il ce refus de manière modérée, car Claude Leroy, qui eut accès au manuscrit avant impression, note : « Biffé : “à cette mômerie14” ». Évoquant le duo que forment le moine-soldat et l’ancien soldat revenu de tout, Miriam Cendrars les présente ainsi :

Blaise et Brück : le contemplatif en béret basque et l’homme d’action en robe blanche, le monde à l’envers. […] Ils parlent d’une femme et d’un homme qui les bouleverse [sic] tous deux : Marie-Madeleine et Jésus de Nazareth15.

Le projet de La Carissima est évoqué dans l’œuvre, mais sa place proprement dite n’est pas dans cet ouvrage. L’amour pour le Christ qui gouverna l’existence de la sainte n’incite nullement Cendrars à suivre son exemple. Marie-Madeleine demeure pour lui un objet d’étude, un sujet d’écriture qu’il dissocie nettement de la rédaction de L’Homme foudroyé, comme il l’explique à Raymone : « Je continuerai entre les chapitres de la Madeleine, d’écrire ces souvenirs. Une chose me délassera de l’autre et ça fera un livre sans que je m’en aperçoive16 ». Il n’est pas disposé à se convertir, et dans ce dessein à effectuer une confession sincère conformément à ce que stipule le dogme sacramental.

Admirer ceux qui comme Manolo Secca ont la foi, cela Cendrars en est capable. Mais, il en est conscient, il ne peut les imiter. Recourant sarcastiquement à la provocation, il interroge : « Est-ce que Dieu rit ? » (HF, p. 291) Et tout naturellement, il tire de l’interrogation la conséquence qui s’impose : « Alors, tant pis pour la doctrine ou le dogme. Moi, je ris ; car aujourd’hui je sais. Je sais que la création est belle » (Ibid.) Il habite la prison dans laquelle La Mère lui avait prédit qu’il serait reclus, mais cela ne lui est pas à charge, car il est heureux ainsi. Dès 1912, il avait fait sienne la formule de Nerval, « Je suis l’autre » et il avait substitué Blaise Cendrars à Frédéric Sauser. Dans L'Homme foudroyé, il renouvelle, toujours en référence au poète qui le premier a fait usage de la formule, la même « profession de foi » : « Je suis l’Autre » (HF, p. 313). Ainsi assume-t-il son état de poète, qui est passé de l’autre côté du miroir, dans un monde que, sur le modèle du Créateur, il construit à sa façon et dont il ne saurait être que le seul démiurge. Et, vérités, mensonges, confessions, inventions, éléments puisés dans le réel, fables nées de son imagination, sont autant d’éléments qui ne doivent pas être considérés en tant que tels, mais estimés à l’aune de sa seule logique créatrice. Christine Le Quellec Cottier écrit à propos du diptyque J’ai tué. J’ai saigné : « Son œuvre se nourrit de sa vie, mais il la recompose et lui donne sens. […] le poète a choisi de survivre en associant fiction et réalité, en faisant du texte le lieu symbolique où son corps pouvait se reconstituer17. » Telle est la recomposition à laquelle a présidé l’expérience cruciale de L’Homme foudroyé.

Notes

1

Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé [1945], éd. Claude Leroy, Paris, Gallimard, collection Folio, 2017.

2

Blaise Cendrars, « Blaise Cendrars vous parle », cité par Miriam Cendrars, Blaise Cendrars, Paris, Seuil, coll. « Points », [1984], 1985, p. 317.

3

Miriam Cendrars, op. cit., p. 317-318.

4

Claude Leroy, « Notice du Lotissement du ciel », in Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, p. 1011.

5

Claude Leroy, « Le Livre des secrets », in Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1949], 2010, p. 23-24.

6

Ibid., p. 10-11.

7

Claude Leroy, « Notes sur L'Homme foudroyé », in Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 911, p. 916.

8

Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », [1987], 2002, p. 138.

9

Claude Leroy, art. cit., p. 916.

10

Blaise Cendrars, « Blaise Cendrars vous parle… », cité par Claude Leroy, op. cit., p. 908.

11

Gérard Genette, Seuils, p. 160.

12

Pierre-Jean Dufief, Les Écrits de l’intime de 1800 à 1914, Paris, Bréal, coll. « Amphi Lettres », 2001, p. 74.

13

Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », [1949], 2010, p. 54.

14

Claude Leroy, « Notes sur Le Lotissement du ciel », in Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, t. 2, p. 540.

15

Miriam Cendrars, op. cit., p. 759.

16

Blaise Cendrars, « lettres à Raymone », in Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, t. 1, p. 511.

17

Christine Le Quellec Cottier, « Préface. Pages de sang », in Blaise Cendrars, J’ai tué, suivi de j’ai saigné, Carouge-Genève, Zoé poche, 2015, p. 14.

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