Mots-clés : hédonisme, Aristippe, plaisir, Renaissance, Montaigne
Keywords : hedonism, Aristippus, pleasure, Renaissance, Montaigne
Cet article s’intéressera au personnage de l’hédoniste antique Aristippe le cyrénaïque à la Renaissance. Il est relativement marginal dans l’histoire de la philosophie grecque. Sa vie nous est connue grâce à de multiples anecdotes relatées par divers biographes et doxographes, dont l’ensemble le plus important est constitué par les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, datant du IIIe siècle après J.-C, c’est-à-dire bien après l’époque d’Aristippe, né à Cyrène, dans l’actuelle Lybie, en 435 avant J.-C. S’il est possible qu’Aristippe y ait suivi l’enseignement du sophiste Protagoras, il se forme à la philosophie surtout par une fréquentation assidue des débats socratiques, à partir de son installation à Athènes vers 416. Il devient alors un des disciples les plus fidèles de Socrate, jusqu’à la mort de celui-ci en 399. Diogène Laërce fait ainsi figurer sa biographie et sa doxographie dans le livre II des Vies consacré aux socratiques, aux côtés d’Eschine et de Xénophon. On sait également qu’Aristippe séjourne à la cour de Denys de Syracuse en 361-360 où il côtoie Platon et Diogène le Cynique, qui lui donne le surnom de « chien royal », expression dont il est difficile de savoir si c’est une insulte ou un compliment dans la bouche du philosophe au tonneau. Aristippe retourne ensuite à Cyrène pour fonder une école de philosophie. Après sa mort en 356, sa fille, Arétè, son petit-fils, Aristippe dit Métrodidacte (car formé par sa mère), mais aussi Épimitidès de Cyrène, Paraibatès, Antipatros de Cyrène, Théodore dit l’Athée, Hégésias et Annicéris poursuivent son enseignement. Ces trois derniers y apportent des variantes, au point de donner leur nom à des sous-écoles. Aucun écrit authentique d’Aristippe et de ses sectateurs ne nous est parvenu, Diogène Laërce fait cependant état d’une liste de trente et un ouvrages dont une Histoire de la Libye en trois livres, qu’Aristippe aurait envoyée à Denys de Syracuse, et des Diatribes en six livres.
Concernant les doctrines des cyrénaïques, nous disposons donc uniquement de sources secondaires, les plus anciennes se trouvant chez Xénophon, contemporain d’Aristippe. La plupart des références consacrées à Aristippe ou aux cyrénaïques, qu’elles datent de l’Antiquité ou de la Renaissance, sont très fragmentaires et se limitent à de simples mentions anecdotiques voire à des allusions problématiques. Après une présentation des principes de l’hédonisme d’Aristippe, il s’agira dans ce travail d’analyser deux figures d’Aristippe observables à la Renaissance : d’une part le personnage hédoniste, dont certains textes font une allégorie de la luxure ou de la courtisanerie, d’autre part le philosophe hédoniste dont les doctrines suscitent une réflexion sur le plaisir chez Montaigne.
Aristippe, philosophe cyrénaïque du plaisir
Les anecdotes
Il est d’abord nécessaire de faire le point sur les doctrines cyrénaïques, en gardant toujours à l’esprit la nature secondaire de nos sources.La doxographie telle qu’elle nous est transmise par les Vies et doctrines des philosophes illustres se divise en deux parties ; Diogène Laërce présente Aristippe puis ses sectateurs. La partie consacrée à notre philosophe contient presque exclusivement des anecdotes biographiques, très souvent reprises à la Renaissance. Elles font apparaître les traits saillants du personnage.
Diogène Laërce remarque tout d’abord son opportunisme et sa complaisance à l’égard du tyran Denys de Syracuse, qui le nourrit grassement. Diogène Laërce précise ainsi qu’ « il était capable de s’adapter au lieu, au moment et à la personne, et de jouer son rôle convenablement en toute circonstance ; aussi était-il auprès de Denys plus apprécié que les autres, car il envisageait toujours du bon côté les situations qui se présentaient » (274-5). Aristippe est d’ailleurs prêt à accomplir les caprices les plus humiliants de son hôte, comme se laisser cracher dessus ou porter une robe de femme :
Un jour, pendant un banquet, Denys ordonna à chacun de mettre un vêtement de pourpre et de danser. Platon déclina l’invitation en disant : Pas question pour moi de porter une robe de femme. Aristippe en revanche prit le vêtement et, sur le point de danser, fit cette habile répartie : Car aux fêtes de Bacchus, celle qui est sage ne saurait être corrompue.1 (282)
Pour autant, ces humiliations ne signifient pas qu’Aristippe se soumette au tyran, dont il se joue tout de même de l’autorité : « Comme Denys lui avait craché à la figure, il supporta l’insulte ; mais quelqu’un lui ayant reproché son attitude, il dit : ‘Et alors ? Les pêcheurs supportent bien d’être arrosés par l’eau de mer pour attraper un goujon, et moi, je ne supporterais pas d’avoir été arrosé par un crachat pour prendre une baveuse ?’ »2 (276). Les bons mots d’Aristippe témoignent en effet de son esprit frondeur et provocateur à l’égard du pouvoir de Denys :
Denys lui ayant dit : Quiconque s’en va chez un tyran en est l’esclave, même s’il y est allé librement. Aristippe l’interrompit en disant : Il n’est pas esclave, s’il est libre d’aller.3 (284-5)
Aristippe se distingue également par le soin qu’il apporte à l’éducation de ses enfants, comme le rappelle Diogène Laërce :
Il éduquait sa fille Arétè selon les meilleurs principes, l’entraînant à mépriser le superflu. Quelqu’un lui ayant demandé en quoi l’instruction rendrait son fils meilleur, il répondit : « A défaut d’autre chose, en ceci à tout le moins qu’au théâtre ce n’est pas une pierre qui s’assiéra sur une pierre ».4 (279)
Aristippe estime d’ailleurs que l’enseignement a un prix et il est le premier socratique à faire payer son enseignement contre des sommes considérables : « Comme quelqu’un voulait lui confier son fils, Aristippe lui demanda cinq cents drachmes. L’autre réagit en disant : ‘Mais pour ce prix là, je peux acheter un esclave’. Aristippe alors de répliquer : ‘Achète donc et tu en auras deux’ »5 (279). Ces pratiques lui auraient valu le titre de « sophiste »6 (273) ainsi que bon nombre de critiques sur ses habitudes dispendieuses ; il apporte bien sûr une réponse pleine de provocation à tous ces reproches : « Alors qu’on lui reprochait un jour de mener grand train de vie, il dit : ‘Si ce comportement était mauvais, on ne l’adopterait pas lors des fêtes des dieux’ »7 (277).
Enfin, de nombreuses anecdotes montrent qu’Aristippe fréquentait des courtisanes, dont la fameuse Laïs, et assumait ses fréquentations, faisant peu de cas de la pudeur. Il incitait d’ailleurs ses disciples à agir de même : « Au moment où il entrait, un jour, dans la maison d’une courtisane, comme un des jeunes gens qui l’accompagnaient s’était mis à rougir, Aristippe dit : ‘Ce qui est mal, ce n’est pas d’entrer, mais c’est de ne pas pouvoir en sortir’ »8 (277). Aristippe revendique en effet sa liberté dans la relation avec Laïs, comme avec d’autres courtisanes, la satisfaction des désirs n’impliquant pas qu’on en devienne l’esclave : « Il fréquentait même la courtisane Laïs […]. A ceux qui ne manquaient pas de lui en faire reproche, il disait : ‘Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir’ »9 (280). Il envisage ainsi les rapports entre les personnes avec un pragmatisme plus généralement propre à l’usage d’objets :
A qui lui reprochait d’habiter avec une courtisane, il dit : « Est-ce que par hasard il y aurait une différence entre prendre une maison qui a déjà été habitée par beaucoup et une qui ne l’a été par personne ? » L’autre répondit que non. « Entre naviguer sur un bateau qui a déjà porté des milliers de passagers et sur un qui n’en a porté aucun ? » « Point de différence ». « Eh bien, il n’y en a pas non plus entre coucher avec une femme qui a fréquenté beaucoup d’hommes et une qui n’en a fréquenté aucun. »10 (279-280)
Ces anecdotes nous dressent le portrait d’un penseur provocateur, rejetant bon nombre de principes moraux et de conventions sociales. Il rappelle souvent Diogène le cynique, avec lequel il partage plusieurs anecdotes qu’il est difficile d’attribuer à l’un ou à l’autre. Comme Diogène, Aristippe ne se limite pas à la provocation, mais il est un philosophe hédoniste développant pensée et pratique du plaisir.
Les doctrines sur le plaisir
Peu d’anecdotes concernent directement le plaisir, mais la doxographie de celui que Diogène nomme « philosophe cyrénaïque »11 (286), se conclut brutalement par une phrase, la seule doctrine qui lui soit attribuée : « Il démontrait que la fin est le mouvement lisse qui débouche sur une sensation »12 (290). Elle est éclairée par la section consacrée aux cyrénaïques, dont Diogène Laërce expose les principales doctrines sur le plaisir.
Plaisir et souffrance sont des mouvements d’origine et de nature exclusivement corporelle. Le plaisir, dit cinétique, est un mouvement lisse, la souffrance un mouvement rugueux.
Les cyrénaïques refusent tout d’abord de reconnaître l’absence de douleur comme un plaisir, s’opposant sur ce point aux épicuriens pour qui le plus grand plaisir est l’ataraxie, la suppression des douleurs qui est un plaisir au repos, un plaisir dit catastématique. Diogène Laërce oppose sur ce point les deux écoles hédonistes :
Mais la suppression de la douleur, telle qu’elle est expliquée chez Épicure, ne leur semble pas être un plaisir ni l’absence de plaisir une douleur. En effet, tous deux sont un mouvement tandis que ni l’absence de souffrance ni l’absence de plaisir ne sont un mouvement, puisque l’absence de souffrance est un état stable similaire à celui d’un homme qui dort.13 (295)
Sur le même principe, les cyrénaïques rejettent l’idée d’une réminiscence affective, c’est-à-dire de la création de plaisirs nouveaux par le souvenir de plaisirs passés ; toujours en s’opposant aux doctrines épicuriennes, « ils nient que le plaisir, s’il est fonction du couvenir ou de l’attente des bonnes choses, parvienne à son achèvement – comme le pensait Épicure ils nient que le plaisir, s’il est fonction du couvenir ou de l’attente des bonnes choses, parvienne à son achèvement – comme le pensait Épicure –, car le mouvement de l’âme s’épuise avec le temps. »14 (296-7). L’immédiateté du plaisir et l’impossibilité qu’il persiste dans le temps justifient que les cyrénaïques le choisissent comme fin ou but ultime, et pas le bonheur ; celui-ci est la somme des plaisirs éprouvés au cours de l’existence et il ne peut être évalué qu’à l’issue de la vie. En outre, les cyrénaïques voient dans les affects du plaisir et de la douleur des critères moraux, dans l’idée que ce qui provoque ou permet le plaisir relève du bien, et ce qui provoque la souffrance appartient à la catégorie morale du mal.
Entre les anecdotes biographiques qui font d’Aristippe un provocateur et ces doctrines hédonistes, différentes de celles des épicuriens à côté desquelles elles sont souvent jugées extrêmes, que reste-t-il de la figure d’Aristippe à la Renaissance ?
La mention d’Aristippe comme personnage hédoniste
Dans de nombreux textes, Aristippe le cyrénaïque joue le rôle d’un exemplum, pour reprendre le terme que Michèle Clément utilise à propos de Diogène le cynique, qui bien souvent « apparaît alors comme un matériau de l’inventio rhétorique, un lieu du discours, apte à être mis en scène mais sans que cela engage une pensée philosophique » (Clément 14). Il en va de même pour Aristippe, dont le personnage est régulièrement mentionner pour symboliser la courtisanerie, indépendamment de ses doctrines hédonistes. Deux œuvres de la Renaissance sont à cet égard très significatives : les Emblèmes d’Alciat et la Vie de Castruccio Castracani da Lucca de Machiavel.
Les Emblèmes d’Alciat : Aristippe exemplum
L’emblème LXXXVI d’Alciat15, provenant de l’édition traduite et commentée par Claude Mignault en 1584, est consacré aux courtisans ; il représente dans sa gravure l’un d’entre eux, vêtu d’un pourpoint, d’un chapeau et d’un haut-de-chausses caractéristiques. Il est ici prisonnier d’entraves. Quant au texte de l’emblème, il s’en prend aux courtisans à travers la figure d’Aristippe :
Emblème lxxxvi « Pour les courtisans » (« In Aulicos ») Les Courtisans bragars, repeus de la fumee de la Court, & du vent de quelque renommee, sont captifs à malaise, & bien fort empestrez, a belles chesnes d’or liez, enchevestrez. La vie des courtisans est si miserablement splendide, qu’ils sont comme retenus prisonniers ayans les fers d’or aux pieds ce que ce bon moqueur Diogenes disoit d’Aristippus: à laquelle servitude il n’y a rien de plus abject ou miserable, veu que telles gens ont le cœur abbaissé, qui comme serfs prins en guerre, sont contraints vivre & s’accommoder au plaisir d’autruy.
Alciat fait ici la critique de la servilité des courtisans, prêts à accepter toutes les infamies pour garantir leur place auprès des puissants. On retrouve la métaphore de la fumée et du vent dont se nourrissent les courtisans, déjà présente dans des emblèmes consacrés aux flatteurs, qu’Alciat représente sous la forme de caméléons16. Reprenant Pline l’Ancien et Plutarque, il représente les caméléons, comme les flatteurs, gonflés d’air. Outre cette critique de la vanité et de la versatilité, Alciat fait également la satire de leur vie « misérablement splendide », dont il propose un tableau oxymorique. Il insiste sur la description des entraves, de « belles chesnes d’or » ou encore des « fers d’or », emprisonnant les courtisans qui sont « captifs à malaise », « bien fort empestrez », « liez, enchevestrez », « comme retenus prisonniers », « comme serfs prins en guerre ». La mention d’Aristippe, qui n’est guère développée, fait office d’exemple. Dans son édition latine des Emblèmes en 1583, Mignault commente ce passage en rapportant une moquerie de Diogène, que celui-ci aurait adressé à Aristippe dans sa correspondance apocryphe : « Il disait en effet qu’Aristippe – philosophe courtisan – était retenu par des entraves dorées dont il ne pouvait se défaire ; parce que, sous l’apparence mensongère d’une vie philosophique, il était prisonnier d’une vie plus clinquante »17 (Mignault, 1583, 294). Non seulement Alciat choisit Aristippe comme symbole évident du courtisan, mais en plus Mignault éclaire le nom d’Aristippe en lui accolant l’apposition « philosophum aulicum » « philosophe courtisan », en guise de définition.
La mention d’Aristippe permet d’illustrer le propos contre les courtisans, en montrant l’exemple d’un flatteur esclave du roi, mais aussi d’une vie d’excès. Aristippe n’est alors pas présenté comme un philosophe, mais comme un hédoniste victime de sa propre quête du plaisir. Il est en effet remarquable que l’emblème s’achève par le constat que le courtisan doit « s’accommoder au plaisir d’autruy ». L’hédoniste n’est donc plus le sujet mais l’objet d’une jouissance qui n’est pas la sienne. Le personnage d’Aristippe, fameux dans l’Antiquité comme à la Renaissance pour sa grande pratique des plaisirs et de la courtisanerie permet, par sa seule mention, de cristalliser toute la critique d’Alciat à l’égard des courtisans.
La Vie de Castruccio Castracani da Lucca de Machiavel : Aristippe personnage de fiction
Machiavel fait également un usage intéressant du personnage d’Aristippe dans sa Vie de Castruccio Castracani da Lucca(1520), biographie romancée18 d’un personnage historique, chef militaire et duc tyrannique de la ville toscane de Lucques au début du XIVe siècle. A la fin du récit et après la mort du héros, Machiavel ajoute une liste d’anecdotes illustrant la verve de ce dernier. Dans son édition traduite de Machiavel, Christian Bec précise que « tous les bons mots cités sont apocryphes et proviennent pour la plupart des Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce » (647). En effet, Machiavel y reprend pas moins de treize anecdotes consacrées à Aristippe, qu’il ne mentionne jamais, adaptées des Vies de Diogène Laërce, qu’il ne cite pas non plus mais qu’il a de toute évidence bien lues afin de les ajouter à la biographie de son personnage. On sait que l’œuvre de Diogène Laërce est accessible même à ceux qui ne lisent pas le grec depuis la traduction latine d’Ambrogio Traversari dit Ambroise le Camaldule datant de 1432 et imprimée pour la première fois à Rome en 1475 chez Marchisius. Comme chez Alciat, ces références ne s’intéressent pas à la philosophie d’Aristippe mais elles reprennent des éléments de son personnage, tel qu’il apparaît dans les anecdotes biographiques, pour reconstituer un portrait de Castruccio Castracani, notamment dans son rapport aux flatteurs et aux courtisanes.
Le duc de Lucques est un homme de pouvoir, entouré de courtisans. Machiavel ne lui attribue donc pas un rôle de flatteur, similaire à celui que joue Aristippe face à Denys, mais il fait de lui l’objet de toutes les flagorneries. Il transforme ainsi l’anecdote du crachat rapportée précédemment ; Aristippe répondait à celui qui lui reprochait de s’être laissé cracher dessus « Les pêcheurs supportent bien d’être arrosés par l’eau de mer pour attraper un goujon, et moi, je ne supporterais pas d’avoir été arrosé par un crachat pour prendre une baveuse ? ». Machiavel, quant à lui, met la réponse dans la bouche du flatteur arrosé s’adressant directement au tyran qui lui a craché dessus : « ‘Pour attraper un petit poisson, les pêcheurs se laissent tremper par la mer. J’accepte volontiers de recevoir un crachat pour attraper une baleine.’ Non seulement Castruccio l’écouta de bonne grâce mais il lui donna une récompense » (648-50). Par cette réécriture, Machiavel montre, non plus l’opportunisme du courtisan acceptant toutes les humiliations, mais la magnanimité du tyran qui remercie le flatteur de lui avoir donné une leçon de politique.
Quant aux anecdotes mettant en scène Aristippe avec des courtisanes, elles montrent à la fois l’importance de la recherche du plaisir pour le philosophe, mais également sa volonté d’en rester indépendant. Consacrées à Castruccio Castracani, ces anecdotes prennent un sens tout à fait différent. Alors qu’Aristippe rassure un jeune homme qui a honte d’être vu sortant de chez une courtisane, et lui dit, que « Ce qui est mal, ce n’est pas d’entrer, mais c’est de ne pas pouvoir en sortir », le personnage de Machiavel condamne clairement la fréquentation de ces femmes et dit : « N’aie pas honte d’en sortir mais d’y entrer » (648-50). Dans les deux cas, le fait de sortir de chez la courtisane est positif mais il ne révèle pas du tout la même position morale à l’égard du plaisir : pour Aristippe, c’est la preuve qu’on n’est pas l’esclave de son plaisir, pour Castruccio cela montre qu’on sait quitter un lieu de débauche où on n’aurait pas dû aller. De même avec la reprise de l’anecdote dans laquelle Aristippe dit à ceux qui lui reprochent de fréquenter Laïs : « Je possède Laïs, mais je ne suis pas possédé par elle. Car c’est de maîtriser les plaisirs et de ne pas être subjugué par eux qui est le comble de la vertu, non point de s’en abstenir » ; Diogène Laërce y fait clairement apparaître une pensée philosophique du plaisir qui défend un hédonisme réféléchi. Au contraire, le texte de Machiavel montre avant tout la virilité de Castruccio refusant d’être l’objet des femmes qu’il fréquente : « Castruccio entretenait une jeune femme. Un ami l’en blâma, disant qu’il avait tort de s’être laissé prendre par une femme. ‘Tu te trompes, dit Castruccio, c’est moi qui l’ai prise, et non elle qui m’a pris’ ».(648-650)
Dans l’emblème d’Alciat, comme dans le texte de Machiavel, l’utilisation du personnage d’Aristippe n’a donc pas une portée philosophique. Le philosophe devient un personnage hédoniste dont la mention ou l’évocation permettent d’évoquer les travers de la courtisanerie.
Les Essais de Montaigne : Aristippe philosophe hédoniste
Montaigne se distingue par l’usage particulier qu’il fait des références à Aristippe et aux Cyrénaïques. Non pas que les anecdotes biographiques soient absentes des Essais : On y retrouve les fameux épisodes mettant en scène Aristippe à la cours de Denys, épisodes pris chez Diogène Laërce, dont Montaigne possède une édition de 1556, une des premières imprimées en France. Dans l’« Apologie de Raimond Sebond », Montaigne reprend ainsi les anecdotes où Denys tente d’humilier Aristippe, en lui crachant au visage ou en lui demandant de porter une robe de femme :
[A]Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et parfumée : Platon la refusa, disant qu'étant né homme il ne se vêtirait pas volontiers de robe de femme ˙ mais Aristippus l'accepta, avec cette réponse, que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste courage. [C] Ses amis tançaient sa lâcheté, de prendre si peu à cœur que Dionysius lui eût craché au visage. « Les pêcheurs, dit-il, souffrent bien d'être baignés des ondes de la mer depuis la tête jusqu'aux pieds pour attraper un goujon ». (II, 401)
Montaigne se distingue par le fait qu’il présente Aristippe comme un philosophe et les cyrénaïques comme une école de philosophie, dont il mentionne les doctrines au même titre que celles d’autres écoles moins marginales. Par l’originalité et l’audace de sa pensée telle qu’elle est formulée dans les doctrines mais également telle qu’elle apparaît à travers ses anecdotes biographiques, Aristippe représente un écart par rapport à la doxa, aux coutumes ou aux conventions sociales, fournissant à Montaigne un contrepoint qu’il intègre à ses comparaisons d’écoles philosophiques.
Montaigne insiste ainsi sur la liberté de parole du cyrénaïque dans l’essai « De la présomption » :
[A] Or, de moi, j'aime mieux être importun et indiscret que flatteur et dissimulé. [B] J'avoue qu'il se peut mêler quelque pointe de fierté, et d'opiniâtreté, à se tenir ainsi entier et découvert, sans considération d'autrui ˙ Et me semble que je deviens un peu plus libre où il le faudrait moins être, et que je m'échauffe par l'opposition du respect. Il peut être aussi que je me laisse aller après ma nature, à faute d'art. Présentant aux grands cette même licence de langue et de contenance que j'apporte de ma maison, je sens combien elle décline vers l'indiscrétion et l'incivilité. Mais outre ce que je suis ainsi fait ˙ je n'ai pas l'esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande, et pour en échapper par quelque détour ˙ ni pour feindre une vérité ˙ ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte ˙ ni certes assez d'assurance pour la maintenir et fais le brave par faiblesse. Parquoi je m'abandonne à la naïveté, et à toujours dire ce que je pense, et par complexion et par discours, laissant à la fortune d'en conduire l'événement. [C] Aristippus disait le principal fruit qu'il eût tiré de la philosophie être qu'il parlait librement et ouvertement à chacun. (II, 508)
Au lieu de ne retenir que la flatterie, comme c’est souvent le cas, Montaigne propose une relecture du personnage d’Aristippe qui n’est plus le symbole du courtisan mais bien au contraire d’une philosophie prônant toute liberté de parole à l’égard des puissants, au risque de tomber dans la provocation et dans l’impudeur.
La liberté de parole d’Aristippe s’accompagne d’une liberté de penser le plaisir, que Montaigne ne manque pas de rappeler. Il mentionne les doctrines hédonistes des cyrénaïques à plusieurs reprises.Tout d’abord, la reconnaissance de la douleur comme le plus grand mal, dans l’essai « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons » où il interpelle son lecteur : « Que direz-vous encore de la douleur, qu’Aristippus, Hiéronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal ? » (I, 116). Montaigne revient également sur la reconnaissance du plaisir comme fin de l’existence,
propre à Aristippe et à ses sectateurs, dans l’essai « Nous ne goûtons rien de pur », où Montaigne s’interroge sur la nature du plaisir, citant l’exemple de la « volupté cyrénaïque et aristippique » comme idée d’un plaisir pur et entier :
[A]La faiblesse de notre condition fait que les choses en leur simplicité et pureté naturelle ne puissent pas tomber en notre usage. Les éléments que nous jouissons sont altérés, et les métaux de même. Et l'or, il le faut empirer par quelque autre matière pour l'accommoder à notre service. [C] Ni la vertu ainsi simple qu'Ariston et Pyrrhon <et> encore les Stoïciens faisaient fin de la vie n'y a pu servir sans composition, ni la volupté Cyrénaïque et Aristippique. [A] Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aucun exempt de quelque mélange de mal et d'incommodité, [B]medio de fonte leporum Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat19. (I, 544)
Dans les Essais, Aristippe est donc un philosophe hédoniste au même titre qu’Épicure. A cet égard, Montaigne compare non seulement les écoles épicuriennes et cyrénaïques, mais également leurs maîtres. Dans un passage de l’essai « De la cruauté », qui traite des vices, Montaigne mentionne conjointement Aristippe et Épicure, dont il s’étonne de la mauvaise réputation :
[C] Aristippus établit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de lui. Mais quant à ses mœurs, le tyran Dionysius lui ayant présenté trois belles garces pour qu'il en fît le choix ˙ il répondit qu'il les choisissait toutes trois et qu'il avait mal pris à Pâris d'en préférer une à ses compagnes. Mais les ayant conduites à son logis il les renvoya sans en tâter. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portait après lui : il lui ordonna qu'il en jetât et versât là, ce qui lui fâchait. Et Epicurus duquel les dogmes sont irréligieux et délicats se porta en sa vie très dévotieusement et laborieusement. Il écrit à un sien ami qu'il ne vit que de pain bis et d'eau, qu'il lui envoie un peu de fromage pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. (II, 155-6)
Montaigne confronte ici la réputation de débauchés dont jouissaient les deux philosophes hédonistes, leurs mœurs et leurs doctrines du plaisir. La distinction entre les opinions des philosophes, les jugements portés sur eux et leurs mœurs permet de montrer la complexité de ces personnages : dans le cas d’Aristippe comme dans celui d’Épicure, ni la vie ni les doctrines du penseur ne rendent compte à elles seules de sa pensée et de sa pratique du plaisir.
Pour conclure, les références à Aristippe, qu’elles fassent de lui un courtisan esclave chez Alciat ou le modèle d’un tyran provocateur chez Machiavel, entretiennent la figure d’un personnage associé aux plaisirs débauchés du pouvoir. La simple mention d’Aristippe, ou même l’allusion, suffisent à convoquer l’image d’un homme esclave de ses plaisirs. Ce n’est pas que son hédonisme soit oublié, au contraire il est même caricaturé puisque seules les anecdotes faisant la démonstration de sa vie de plaisir voire de débauche sont mises au premier plan, au détriment de toute sa philosophie. Montaigne fait figure d’exception, dans la mesure où ses Essais, mentionnent des doctrines cyrénaïques parmi celles d’écoles philosophiques plus prestigieuses et moins sulfureuses. Dans les Essais, Aristippe est un philosophe remarquable par sa liberté d’agir et de penser, dont non seulement les doctrines hédonistes mais également les anecdotes biographiques nourrissent la réflexion de Montaigne sur ce que peuvent être une pensée et une pratique du plaisir.
Ouvrages cités
Clément, Michèle. Le Cynisme à la Renaissance. Genève : Droz, 2005.
Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres. 2e éd. Paris : Le Livre de poche, 1999.
Machiavel, Nicolas. Œuvres. Paris : Robert Laffont, 1996.
Mignault, Claude. Omnia Andreæ Alciati V. C. Emblemata, Paris : J. de Marnef, 1583.
——. Les Emblèmes latin-françois […]. Avec Argumens succints pour entendre le sens de chaque Embleme. Paris : Jean Richer, 1584.
Montaigne, Michel de. Essais. 3 vol. Paris : Imprimerie nationale, 1997-2003.
Notes
« καί ποτε παρὰ πότον κελεύσαντος Διονυσίου ἕκαστον ἐν πορφυρᾷ ἐσθῆτι ὀρχήσασθαι, τὸν μὲν Πλάτωνα μὴ προσέσθαι, εἰπόντα· οὐκ ἂν δυναίμην θῆλυν ἐνδῦναι στολήν. τὸν δ’ Ἀρίστιππον λαβόντα καὶ μέλλοντα ὀρχήσασθαι εὐστόχως εἰπεῖν· καὶ γὰρ ἐν βακχεύμασιν οὖσ’ ἥ γε σώφρων οὐ διαφθαρήσεται. »
« Διονυσίου δὲ προσπτύσαντος αὐτῷ ἠνέσχετο. μεμψαμένου δέ τινος, “εἶτα οἱ μὲν ἁλιεῖς,” εἶπεν, “ὑπομένουσι ῥαίνεσθαι τῇ θαλάττῃ ἵνα κωβιὸν θηράσωσιν· ἐγὼ δὲ μὴ ἀνάσχωμαι κράματι ῥανθῆναι ἵνα βλέννον λάβω;” »
« εἰπόντος πρὸς αὐτὸν Διονυσίου ·ὅστις γὰρ ὡς τύραννον ἐμπορεύεται,κείνου ’στὶ δοῦλος, κἂν ἐλεύθερος μόλῃ· ὑπολαβών, οὐκ ἔστι δοῦλος, ἂν ἐλεύθερος μόλῃ. »
« Τὰ ἄριστα ὑπετίθετο τῇ θυγατρὶ Ἀρήτῃ, συνασκῶν αὐτὴν (ὑπεροπτικὴν τοῦ πλείονος εἶναι. ἐρωτηθεὶς ὑπό τινος τί αὐτοῦ ὁ υἱὸς ἀμείνων ἔσται παιδευθείς, “καὶ εἰ μηδὲν ἄλλο,” εἶπεν, “ἐν γοῦν τῷ θεάτρῳ οὐ καθεδήσεται λίθος ἐπὶ λίθῳ.” »
« Συνιστάντος τινὸς αὐτῷ υἱὸν ᾔτησε πεντακοσίας δραχμάς˙ τοῦ δ’ εἰπόντος, “τοσούτου δύναμαι ἀνδράποδον ὠνήσασθαι,” “πρίω,” ἔφη, “καὶ ἕξεις δύο.” »
Diogène Laërce emploie la forme verbale « σοφιστεύσας ».
« ὀνειδιζόμενός ποτ’ ἐπὶ τῷ πολυτελῶς ζῆν, “εἰ τοῦτ’,” ἔφη,“φαῦλόν ἐστιν, οὐκ ἂν ἐν ταῖς τῶν θεῶν ἑορταῖς ἐγίνετο.” »
« εἰσιών ποτε εἰς ἑταίρας οἰκίαν καὶ τῶν σὺν αὐτῷ μειρακίων τινὸς ἐρυθριάσαντος, “οὐ τὸ εἰσελθεῖν,” ἔφη, “χαλεπόν, ἀλλὰ τὸ μὴδύνασθαι ἐξελθεῖν.” »
« ἐχρῆτο καὶ Λαΐδι τῇ ἑταίρᾳ, […] πρὸς οὖν τοὺς μεμφομένους αὐτῷ ἔφη, “ἔχω [Λαΐδα], ἀλλ’ οὐκ ἔχομαι• ἐπεὶ τὸ κρατεῖν καὶ μὴ ἡττᾶσθαι ἡδονῶν ἄριστον, οὐ τὸ μὴ χρῆσθαι.” »
« Πρὸς τὸν αἰτιώμενον ὅτι ἑταίρᾳ συνοικεῖ, “ἆρά γε,” εἰπεῖν, “μή τι διενέγκαι <ἂν> οἰκίαν λαβεῖν ἐν ᾗ πολλοί ποτε ᾤκησαν ἢ μηδείς;” εἰπόντος δὲ οὔ, “τί δὲ πλεῦσαι ἐν νηῒ ᾗ μυρίοι ποτὲ ἐνέπλευσαν ἢ μηδείς;” “οὐδαμῶς.” “οὐδ’ ἄρα γυναικί,” ἔφη, “συνεῖναι ᾗ πολλοὶ κέχρηνται ἢ μηδείς.” πρὸς τὸν αἰτιώμενον ὅτι Σωκράτους μαθητὴς ὢν ἀργύριον λαμβάνει, “καὶ μάλα,” εἶπε˙ “καὶ γὰρ Σωκράτης, πεμπόντων αὐτῷ τινων καὶ σῖτον καὶ οἶνον, ὀλίγα λαμβάνων τὰ λοιπὰ ἀπέπεμπεν˙ εἶχε γὰρ ταμίας τοὺς πρώτους Ἀθηναίων, ἐγὼ δ’ Εὐτυχίδην ἀργυρώνητον.” »
« Τοῦ δὴ Κυρηναϊκοῦ φιλοσόφου ».
« Τέλος δ’ ἀπέφαινε τὴν λείαν κίνησιν εἰς αἴσθησιν ἀναδιδομένην. »
« ἡ δὲ τοῦ ἀλγοῦντος ὑπεξαίρεσις, ὡς εἴρηται παρ’ Ἐπικούρῳ, δοκεῖ αὐτοῖς μὴ εἶναι ἡδονή˙ οὐδὲ ἡ ἀηδονία ἀλγηδών. ἐν κινήσει γὰρ εἶναι ἀμφότερα, μὴ οὔσης τῆς ἀπονίας ἢ τῆς ἀηδονίας κινήσεως, ἐπεὶ ἡ ἀπονία οἱονεὶ καθεύδοντός ἐστι κατάστασις. »
« ἀλλὰ μὴν οὐδὲ κατὰ μνήμην τῶν ἀγαθῶν ἢ προσδοκίαν ἡδονήν φασιν ἀποτελεῖσθαι˙ ὅπερ ἤρεσκεν Ἐπικούρῳ. ἐκλύεται γὰρ τῷ χρόνῳ τὸ τῆς ψυχῆς κίνημα. »
Emblème reproduit avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de l’Université de Glasgow.
Voir par exemple cet emblème d’Alciat contre les flatteurs, reproduit sur le site Utpictura18.
« dicebat enim Aristippum (philosophum aulicum) aureis teneri compedibus, ne posset exire ; quod splendidiore vita captus philosophicam vitam mentiretur. »
C’est ce que montre Patrick Dupouey dans son article intitulé « La place du Prince dans l’œuvre de Machiavel » parue dans la revue électronique Philopsis,
http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_politique_machiavel_dupouey.pdf, page consultée le 23/10/2010.
Citation de Lucrèce, De rerum natura, IV, 1133-4 : « surgissant de la source des plaisirs,
Parmi les fleurs mêmes, une amertume les point. »
Table des matières
Sommaire
De Thérèse à Lolotte : édification et dissolution d’un couvent des plaisirs. Nerciat au terme de la tradition libertine
Le Scénario des plaisirs dans Les Cent vingt journées de Sodome
L’ordre et le plaisir. Remarques sur quelques péritextes des recueils collectifs de poésie (1597-1627)
Une passion qui tend au bien ? Recherche et impossibilité du plaisir dans le roman sentimental européen, de Clarissa de Richardson à Werther de Goethe (1747-1774)
La volupté pour les épouses, une revendication féminine ? Jouissance par mariage chez Marguerite de Navarre, Bonaventure des Périers et Jeanne Flore
Quête du plaisir et déguisement dans l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel
Les plaisirs du voyage chez Jean de La Fontaine
Éros pédagogue. Le langage du plaisir dans la fiction libertine du XVIIe siècle
Figures d’Aristippe le Cyrénaïque à la Renaissance