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Mots-clés : André-Robert Andréa de Nerciat, Jean-Baptiste de Boyer d’Argens, libertinage, couvents, Antiquité.

Deux vastes ensembles dominent les dernières années de la tradition romanesque que nous qualifions de libertine, juste avant que Denon ne vienne y mettre le Point final : il s’agit de l’œuvre de Sade et de celle de Nerciat. Leurs situations, au regard de la critique, diffèrent toutefois sensiblement. L’œuvre d’André-Robert Andréa, chevalier puis baron de Nerciat (1739-1800), demeure en effet peu étudiée1, et difficilement accessible au public en dehors de quelques titres choisis. La comparaison avec l’auteur de Justine lui fait tort : l’ampleur du projet philosophique, la radicalité du propos, la force du style enfin semblent l’apanage exclusif de Sade, et, trop souvent, Nerciat passe au mieux pour l’aimable, mais pâle, double solaire et hédoniste de cette ombre admirable ; en somme, pour un pornographe mineur, voué à perpétuité à l’enfer du second rayon. D’autres critères, pourtant, sont susceptibles d’attirer l’attention sur l’œuvre de Nerciat, pour peu qu’on se détourne de la comparaison avec Sade pour s’intéresser à ses qualités propres, notamment son inventivité formelle et son rapport ludique, joyeusement réflexif, à une tradition romanesque au terme de laquelle il a bien conscience de se situer ; un rapport qui induit son propre plaisir, parallèlement à ceux que le texte représente. C’est ce que nous aimerions montrer ici à travers une étude de cas, celui d’un roman qui ne fait justement pas partie des deux ou trois titres sur lesquels se concentrent habituellement les quelques critiques à s’intéresser à cet auteur : Mon noviciat, ou les Joies de Lolotte, publié en 1792, et en particulier sa Première partie, dont l’action se déroule dans l’enceinte d’un couvent.

Si tradition romanesque libertine il y a au XVIIIe siècle, il semble qu’elle ne se pense pas en ces termes. Les études de Robert Darnton notamment ont montré la prédominance, alors, d’une catégorie plus large et plus hétérogène, celle du livre interdit où se rassemblent, outre la littérature érotico-pornographique, des publications philosophiques hétérodoxes, des textes jansénistes et plus tard jésuites, des pamphlets politiques, qui voyagent ensemble depuis la Hollande ou l’Angleterre pour alimenter le marché de la librairie clandestine française. Pour autant, il semblerait hasardeux de déduire de cette absence d’étiquetage que la spécificité de cette production n’était pas pensée du tout, et il se peut même qu’elle l’ait été en catégories plus fines que ne le fait la critique moderne – laquelle se montre souvent embarrassée face à la définition exacte, tant générique que chronologique, de ce champ « libertin ». En témoignent les jeux canoniques de renvois à d’autres titres du même corpus, qui sont l’un des traits les plus récurrents du libertinage textuel du siècle, et dont les nuances ne devaient pas échapper aux auteurs et aux lecteurs du temps. On peut les supposer, à ce titre, habitués à se livrer à un véritable décodage de telles références ; tant il paraît évident que ce n’est pas tout à fait la même chose de faire passer les galanteries de Crébillon et de Duclos sous l’oreiller de Zima, ou de placer des œuvres autrement plus obscènes dans la bibliothèque du carme Claude2.

Au début de Mon noviciat, Nerciat peut sembler se livrer de bonne grâce à cet exercice obligé. La jeune héroïne-narratrice suit sa mère, en instance de divorce, dans un couvent de province. Lolotte, qui a joui jusque là d’une éducation particulièrement libre, dispensée par d’immoraux instituteurs espérant bien en profiter un jour, emporte avec elle « deux volumes [...] ornés » (Andréa de Nerciat, 2001, 31), cadeaux de ses premiers maîtres. Il s’agit de l’Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux, écrite par lui-même (1741), d’une part, et du Rideau déchiré, ou l’Éducation de Laure (1786), d’autre part. Le premier, œuvre anonyme, est un incontournable du genre, l’un des plus grands best-sellers clandestins du XVIIIe siècle. Son action quasi entièrement située dans un cadre claustral (monastère masculin du narrateur principal Saturnin, couvent féminin de la longue histoire insérée de la sœur Monique) en fait, par excellence, le roman libertin des débauches conventuelles, véritable emblème de la veine anticléricale du roman pornographique de cette époque. Le rapport du roman de Mirabeau, cité en second lieu, avec le roman de Nerciat peut d’abord apparaître moins évident : si la narratrice est supposée en rédiger le texte au couvent, la place que celui-ci occupe dans la narration proprement dite est minime, à la toute fin du texte. Mais l’on se rappellera que L’Éducation de Laure est centrée sur une relation père / fille, ou plus exactement beau-père / belle-fille. Sade reprochera d’ailleurs à l’auteur, entre autres choses, de ne pas avoir « prononcé [...] l’inceste, autour duquel il tourne sans cesse en ne l’avouant jamais » (Sade 71-2)3. Or, Lolotte s’avérera finalement bien l’histoire de cet inceste père-fille consommé ici sans remords. Ces deux références ainsi exhibées ne doivent donc rien au hasard. Pour les lecteurs du temps, elles pouvaient même être des indicateurs clairs de ce à quoi il fallait s’attendre. Pourtant, hormis le fait que la contemplation de leurs gravures sert de support, dans un premier temps, aux activités masturbatoires de la jeune fille, puis de sa mère lorsqu’elle se sera avisée de la présence de ces ouvrages – utilité scénaristique assez restreinte, qui aurait pu être confiée à n’importe quel autre titre du genre –, ces deux mentions ne sont suivies d’aucun effet dans le texte de Nerciat. Ce n’est, en revanche, pas le cas d’une troisième référence, introduite plus obliquement dans le texte : Thérèse philosophe (1748), l’autre grand best-seller pornographique de la fin de l’Ancien Régime, attribué au marquis Jean-Baptiste de Boyer d’Argens.

À la différence des personnages du Portier des Chartreux, Thérèse ne transite que brièvement par le cloître. Jeune fille chez qui, comme chez beaucoup de ses consœurs en littérature (Margot, Laure, Félicia, Eugénie, Lolotte elle-même...), l’attrait du plaisir se manifeste très tôt, elle est à onze ans envoyée chez les Capucins où on espère la guérir de ce qu’elle appelle son « libertinage innocent » (Boyer d’Argens 578), et notamment de son goût du « manuélisme » – dont elle ne fera cependant « divorce » (654) qu’à la fin du roman, au terme d’une gageure avec un comte séduisant et ingénieux. Dans le texte de Nerciat, la référence à Thérèse philosophe se fait sur le mode apparent du dénigrement et de l’ironie, dans le contexte du désappointement de la narratrice face à son entrée forcée au couvent et à la réduction de ses espérances érotiques à la seule activité masturbatoire qui caractérise le personnage de Boyer d’Argens. Les « docteurs » de Lolotte s’étant « accordé à [lui] peindre des plus détestables couleurs cette solitaire pratique », la narratrice explique qu’elle avait « jusqu’alors [...] non seulement négligé, mais scrupuleusement évité la voluptueuse ressource à laquelle Thérèse s’était si longtemps bornée, en vraie sotte ». Cette mention est explicitée en bas de page par une « Note de l’auteur », au diapason : « Thérèse philosophe : tout le monde sait que la bégueule ne perdit qu’à vingt-cinq ans son triste pucelage. » (Andréa de Nerciat, 2001, 31). Quelques lignes plus loin, la référence revient, toujours sur le même mode :

Cependant, dès qu’une fois j’eus passé le seuil de la funeste retraite ; dès qu’avec horreur je me senti prisonnière dans un lieu où tout homme est exclu ; réduite à n’en plus rien voir que dans les gravures dont mes deux volumes étaient ornés, je compris bien que la nécessité devait me forcer à suivre l’exemple de Thérèse, et je devins, à cet égard, tout aussi philosophe (31-2).

Cette présentation à charge, qui emprunte le biais de l’ironie, repousse le titre dans la marge infrapaginale du texte, ou le morcèle et le moque, devrait alerter le lecteur de Nerciat. Il apparaît en effet que c’est bien sur cette référence, et non sur les deux autres données auparavant de façon plus classique, qu’est bâtie la logique de toute la séquence conventuelle de Mon noviciat qui s’ouvre ici ; et ce, selon un double jeu de renversement : du manque prolongé à la satisfaction immédiate, et de la récupération de l’imaginaire chrétien à celui d’un imaginaire païen.

Le couvent représentant un espace clos et coupé du monde propice à la fantaisie érotique, en même temps qu’un enjeu idéologique majeur pour des auteurs qui, dans la pénombre des Lumières, s’attachaient à saper l’image de l’Église et notamment sa puissante influence en matière de mœurs, les représentations de l’univers claustral sont nombreuses au sein de la littérature libertine du XVIIIe siècle ; mais elles peuvent presque toutes se classer, schématiquement, en deux grandes tendances, que l’on peut rattacher au moins de façon emblématique aux deux grands succès fondateurs des années 1740. La première consiste à prendre à revers le discours religieux et à en donner une version parodique. Ainsi, des contre-règles libertines viennent, par exemple, se substituer aux règles ordinaires. La chose se trouve abondamment dans le Portier des Chartreux, qui imagine tout un fonctionnement occulte du monastère où vit Saturnin, avec ses rites de passage et son architecture souterraine. Sade, évidemment, sera, à la fin du siècle, le grand repreneur de cette approche, qui entre parfaitement en résonnance avec ses propres obsessions. La seconde grande tendance se trouve illustrée de façon exemplaire dans Thérèse philosophe. C’est celle qui consiste à faire du couvent un lieu du manque fondamental, de la frustration née de l’interdit jeté sur la sexualité, de la surveillance qui en résulte, et enfin de l’absence du mâle. Tentant de combattre par le jeûne, le cilice et la méditation la voix de son tempérament naturel, l’héroïne de Boyer d’Argens manque de peu de provoquer sa propre mort : « détraquant la machine » (581), elle suscite une véritable mutation monstrueuse de son corps, à l’issue potentiellement tragique. Sans aller jusqu’à une telle autodestruction, nombre de romans jouent, longuement ou ponctuellement, sur les obstacles, que représente tout un arsenal de grilles et de murs, que l’institution conventuelle met à la légitime aspiration du commerce charnel entre l’homme et la femme, poussant les personnages, sinon au désespoir, du moins à des substituts toujours présentés comme ontologiquement inférieurs, la masturbation et la relation homosexuelle. Nerciat lui-même a illustré cette veine dans un opuscule de 1788, Le Doctorat impromptu. Entrée au couvent pour y fuir le « genre masculin » (Andréa de Nerciat, 1993, 12) après plusieurs expériences malheureuses, Erosie y a fait la rencontre de Juliette avec qui elle a eu une liaison. Toutefois, lorsqu’elle quitte le couvent pour se marier, Erosie croise sur sa route deux hommes qui la feront renoncer à ce penchant. Dans les lettres qu’elle écrit à Juliette, et qui constituent le corps du texte, Erosie demande l’indulgence de sa correspondante en lui rappelant les propos qu’elle-même tenait à l’égard d’un « système » dont elle « suivai[t] assez volontiers la pratique, sans être fort engouée de sa théorie » (15). Les caresses lesbiennes n’étaient que des « simulacres [...] assez agréables où manque la réalité », mais de « bien peu de mérite » (16) par rapport à cette dernière.

Si Boyer d’Argens envisage les effets du manque d’une façon bien plus dramatique que la plupart des autres romanciers libertins, Thérèse philosophe a aussi comme particularité remarquable de travailler la question du rapport entre l’érotisme et l’imaginaire chrétien de façon bien plus développée qu’aucun autre texte du genre. La scène la plus célèbre à ce titre est celle qui réunit Mademoiselle Éradice et son confesseur le père Dirrag, que Thérèse rencontre à la sortie du cloître. Inspirée des relations scandaleuses du père Jean-Baptiste Girard et de Marie-Catherine Cadière, objet d’un procès retentissant à Aix-en-Provence en 1731, cette séquence fournit au roman son sous-titre et présente la « tendre pénitente » (Boyer d’Argens 581) comme abusée par les artifices du jésuite, qui lui fait croire qu’elle jouit « d’un bonheur purement céleste » (591) quand les causes de son extase sont bien plus terrestres. Mais cette scène n’est pas isolée dans le roman et l’on trouve le même genre de constructions déjà lors de la séquence du passage de la jeune Thérèse au couvent. Son directeur de conscience lui ayant présenté son propre sexe comme « la pomme qui a séduit Adam, et qui a opéré la condamnation du genre humain » (579), séjour et trône d’un démon, et celui des garçons comme « le serpent [...] qui tenta Eve, notre mère commune » (580), cette image imprègne les fantasmes de l’adolescente enfermée :

Ce serpent charmant se peignit sans cesse dans mon âme et s’y arrêtait malgré moi, soit en veillant, soit en dormant. Quelquefois, tout émue, je croyais y porter la main, je le caressais, j’admirais son air noble, altier, sa fermeté, quoique j’en ignorasse encore l’usage. Mon cœur battait avec une vitesse étonnante et, dans le fort de mon extase ou de mon rêve, toujours marqué par un frémissement de volupté, je ne me connaissais presque plus : ma main se trouvait saisie de la pomme, mon doigt remplaçait le serpent. Excitée par les avant-coureurs du plaisir, j’étais incapable d’aucune autre réflexion : l’enfer entrouvert sous mes yeux n’aurait pas eu le pouvoir de m’arrêter. Remords impuissants, je mettais le comble à la volupté ! (580-1)

L’imaginaire chrétien, en l’occurrence les éléments traditionnels de la représentation de la Chute de l’homme au jardin d’Eden, alimentent l’imaginaire érotique en se combinant avec les activités masturbatoires de Thérèse, ou en s’y superposant.

Le couvent qu’imagine Nerciat dans Mon noviciat est le double inversé de celui de Thérèse philosophe. La frustration de Lolotte n’y est que de courte durée, comme d’ailleurs celle de tous les autres personnages du roman qui, dès lors qu’ils sont surpris dans une situation de manque (rêve érotique, lectures libertines et onanisme, mélancolie), voient aussitôt celui-ci comblé par des interventions que Nerciat pare des codes du merveilleux et d’un surnaturel emprunté à l’Antiquité païenne. Ainsi, Lolotte est d’abord le témoin des effets d’un songe luxurieux de son chaperon, Félicité. La description semble presque celle de l’apparition d’un être invisible :

Une nuit cette ardente créature eut un songe tellement agité que j’en fus éveillée.
Elle était sur le dos, les cuisses écartées et respirant avec oppression ; ses reins s’élevaient et s’abaissaient périodiquement, toujours de plus en plus vite, ce fut enfin avec un trémoussement convulsif, à travers lequel elle se mit à prononcer, avec les accents de la plus extrême passion : « Pousse, pousse, mon cher Fanfare (Fanfare était le nom d’un domestique chasseur de mon père) mets tout… tout… avec moi… par…tons ensemble… Fououououtre !… tiens… tiens donc… ha !… ha !… »
Ces derniers accents, d’une expression si déclinante, furent suivis d’une parfaite immobilité. Un moment après elle ajouta d’un ton triste : « Qu’avons-nous fait ! Ah, mon ami ! je suis prise… du coup tu m’auras fait un enfant, j’ai senti ton foutre à la pointe de mon cœur. » (André de Nerciat, 2001, 34)

Là où, face à ses gravures, Lolotte ne fait qu’imaginer un amant, le rêve de Félicité semble le susciter. La position de son corps, ses mouvements, et même ses sensations, dessinent en creux, dans le manque même, le corps d’un partenaire sexuel invisible mais pourtant présent fantasmatiquement. Avoir surpris cette scène donne à Lolotte un moyen de pression sur Félicité qui devient son amante, première étape de la satisfaction des désirs, déjà affirmés, de l’héroïne, et de ceux, ainsi révélés, de sa gouvernante. La seconde étape va se faire en basculant du mode fantasmatique au mode proprement fantastique, lorsqu’il s’agira d’obtenir la satisfaction d’un commerce avec un homme. La conversation entre Lolotte et Félicité est alors brusquement interrompue par l’intervention d’« une faible voix » venue de nulle part, qui manque « faire mourir de peur » (70) les deux personnages, et qui leur promet la satisfaction de leurs désirs pour le soir même, à minuit, si elles laissent entrouverte la fenêtre de leur chambre donnant sur le jardin.

Cette succession de scènes préludant à l’apparition proprement dite semblent jouer avec un thème qui fit florès au XVIIIe siècle, celui du sylphe. Issu de l’Antiquité romaine, par l’entremise d’un ouvrage pseudo-ésotérique à succès de 1670, Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes, de Montfaucon de Villars, et d’un poème héroï-comique de Pope, The Rope of the Lock (1712-1717, traduit en français sous le titre de La Boucle de cheveux enlevée), cet esprit aérien voit l’ordonnancement de ses apparitions fixé, dans le cadre du roman français, par un court texte publié par Crébillon fils en 1730, Le Sylphe, ou Songe de Madame de R*** écrit par elle-même à Madame de S***. La narratrice, retirée dans sa chambre, s’entretient avec un esprit invisible devenu amoureux d’elle. Crébillon joue sur l’ambiguïté, maintenant en permanence deux lectures possibles : l’une, au premier degré, est celle du conte merveilleux, tandis que dans l’autre, la rêverie du personnage n’est qu’un voile de gaze sur la représentation d’une pratique onaniste. Le texte ayant fixé les canons d’une mise en scène de l’apparition du sylphe que l’on retrouvera largement, de façon topique, dans la suite du siècle4, il est hasardeux d’assurer que c’est précisément lui que Nerciat a en tête en écrivant Mon noviciat. Mais le jeu d’allusion crébillonien à la masturbation et la proximité des termes employés dans les deux œuvres en semblent des indices notables. La chaleur de la nuit, mentionnée dans Le Sylphe, semble transférée à l’« ardente créature » Félicité. Mme de R*** est « couchée d’une façon modeste pour quelqu’un qui se croit seul, mais qui ne l’aurait pas été si [elle eût] crû avoir des spectateurs », situation que Nerciat pourrait parodier, la position de Félicité sur son lit étant bien moins « modeste », mais, comme pour l’héroïne de Crébillon, envisagée par un regard qui ne devrait pas avoir lieu d’être. Entendant « prononcer distinctement, quoi qu’à demi-bas et avec un soupir : Ô Dieu ! Que d’appas ! », Mme de R*** est, comme Lolotte et Félicité, partagée entre un premier mouvement de « frayeur » et un intérêt qui lui fait « prêter une oreille attentive » (Crébillon 24-5). Certes, Nerciat scinde en deux séquences distinctes ce qui ne forme qu’une seule et même scène chez Crébillon. Mais la transition entre ces deux séquences se fait par le biais des jeux érotiques que Lolotte obtient de partager avec Félicité, laquelle se trouve préfigurer ainsi l’incarnation masculine espérée, la matérialisation du sylphe. Pope ne précisait-il pas « que ces esprits furent jadis des femmes : / Le ciel, d’un corps plus pur a revêtu leurs âmes »5 (Pope 35) ? Il est difficile d’évaluer exactement jusqu’où s’étendent les ramifications des jeux de références intertextuelles imaginées par Nerciat, qui, entre autres activités menés au long de sa vie aventureuse, occupa un temps un poste de bibliothécaire à la cour de Hesse.

Si le sylphe est à l’origine un génie issu du monde romain, son incarnation va être l’occasion de multiplier les références à la culture païenne. L’apparition se fait sur le mode d’une lente émergence du néant, scandée par les points de suspension : « À la fin, cependant, comme je revenais pour la centième fois à la fenêtre… quelle satisfaction ! J’entrevois quelque chose de mouvant dans le jardin... Cet objet s’avance ; j’appelle Félicité... Nous voyons d’abord une figure... ensuite une échelle... et c’est à nous qu’on en veut... comme le cœur me bat ! » (Andréa de Nerciat, 2001, 73). Venu d’un extérieur indéfini et obscur, l’être apparaît d’abord sous les auspices du non-humain (« quelque chose de mouvant », « cet objet ») avant de se matérialiser. Le personnage apparaît déguisé en religieuse, mais « L’attirail de la béguine s’envole à l’instant de dessus le corps de notre visiteur » (73-74), comme aspiré dans les cintres de quelque theatrum mundi, dans la tradition des antiques et brusques révélations de l’identité de quelque deus ex machina. Il semble doté d’une connaissance parfaite et intime des désirs de ses adoratrices, sans que les circonstances dans lesquelles il a pu acquérir cette science ne soient jamais clairement expliqués dans le texte :

Vous comprenez bien, mes amours, nous dit-on, que ce n’est pas pour filer un roman qu’on se réunit à minuit dans un couvent de filles ? Au fait. J’ai plus d’une fois écouté vos familiers entretiens et entendu vos ébats. Je suis donc parfaitement orienté sur tout ce qui vous regarde. Connaissant à fond ce que vous pensez, ce que vous désirez, je viens fournir ce qu’il vous faut (74).

Le mot « homme », pour le désigner, est soigneusement évité par Nerciat, quitte à user de périphrases comme « individu masculin ». C’est l’irruption de l’étranger radical – qui n’est pas sans rapport avec l’« être-ange » du livre XX du Séminaire de Lacan, chargé de « réaliser » ce qui « n’est que faille, béance de la jouissance » (Lacan 16) : « Aux ailes près, c’était un ange, ou bien que l’on se figure l’Apollon du Belvédère, mais pourvu d’un vit ! Ah quel vit ! C’était le premier en nature que je voyais de ma vie ; jamais, hélas je n’ai joui du bonheur de retrouver son pareil. » (Andréa de Nerciat, 2001, 74-5). Il y a bien sûr de l’ironie à pourvoir d’un sexe obscène l’Apollon du Belvédère, statue promue au rang de parangon de l’art classique – notamment par Johann Joachim Winckelmann à qui il inspire des pages extatiques (mêlant, déjà, ou là encore, l’adoration presque mystique à la fascination érotique) ; tout comme il y a de l’ironie à choisir, pour en réactiver le sens, l’une des métaphores mythologiques les plus surannées et topiques de l’imaginaire galant, en usant à plusieurs reprises du terme d’« Adonis » pour qualifier le personnage. Mais au-delà du détournement plaisant, on peut remarquer que ce sexe énorme greffé sur le corps de l’Apollon, sans équivalent possible dans le règne humain6, même parmi les héros de Nerciat souvent bien dotés à ce titre (« jamais [...] je n’ai joui du bonheur de retrouver son pareil »), appartient à un autre dieu, Priape ; et que le mystérieux visiteur vient du jardin, c’est-à-dire du lieu même consacré au dieu ithyphalle. C’est également à Priape, par le biais d’une citation de Piron mise en exergue, qu’est dédié le roman que Nerciat publie l’année suivante, et qui s’intitule Les Aphrodites. Les romans de Nerciat à cette époque sont envahis de ces références à l’Antiquité païenne, références qui entrent ici en concurrence avec celles à l’imaginaire chrétien que l’on trouve dans Thérèse philosophe, mais dont on peut aussi émettre l’hypothèse qu’elles jouent contre le néo-classicisme vertueux et raisonnable que fait triompher la Révolution7, recouvrant la France et ses sphères tant politique qu’artistique de Brutus, de Gracques, de Timoléon et d’Horaces. Par le biais de jeux de références et de métaphores, les textes de Nerciat sont le théâtre d’un déferlement désordonné de figures issues d’un fond bien plus archaïque, de satyres et de ménades, d’Adonis et de Priape, de sylphes intéressés et de Mercure galants, peu soucieux de sacrifice des intérêts privés au profit de la société, mais affirmant au contraire la toute-puissance du principe de plaisir.

Reste une question : que subsiste-t-il de la représentation du couvent, dans le cadre d’un tel traitement ? Nerciat se détourne ici de la tradition d’un cloître qui serait le lieu du manque, de la frustration, de l’enfermement ; au contraire, il en ouvre grand les portes aux visiteurs venus tout à la fois y chercher leur propre satisfaction et répondre aux désirs et attentes des pensionnaires dès que ceux-ci sont exprimés (outre Félicité et Lolotte, la mère de cette dernière se retrouvera bientôt entraînée dans les ébats du groupe, juste après avoir été montrée cédant à la séduction du Portier des Chartreux). Mais pour autant, Mon noviciat ne donne pas plus dans l’autre grande tradition de représentation libertine du couvent. Celui-ci ne semble régi par aucune règle, authentique ou parodique. Le visiteur de Lolotte mentionne des accompagnateurs, « peut-être six ou sept mâles répandus dans ce dortoir » (81), mais sans qu’aucun ordonnancement ne semble présider à ces visites, ne vienne en réduire la totale liberté. Cette absence d’un système libertin tel qu’on peut le trouver dans d’autres romans (de l’ordre des chevaliers de Grille, ou de saint Laurent imaginé par le prétendu abbé du Prat, aux débauches minutieusement réglées de Sade) est également ce qui permet le départ des héroïnes du couvent, sans plus de complication, dès lors qu’elles décident de transporter ailleurs leurs plaisirs. Il suffit à la mère de Lolotte d’écrire à la supérieure, pour justifier sa volonté de partir, qu’elle a été témoin, de « choses étrangement scandaleuses [...] dans le séjour de l’innocence et de la piété » (153), le flou de cette description étant conçu pour pousser la révérende mère à éviter de s’engager dans un débat embarrassant où des faits plus précis pourraient être révélés. Enfin, on l’a vu, c’est un imaginaire païen que Nerciat convoque dans ces murs, d’où semble étrangement exclue presque toute référence au christianisme. Ce cloître a-t-il encore quelque chose d’un cloître ? C’est un autre terme qui revient dans le texte, d’abord dans la bouche de l’inconnu pour désigner le lieu dans son ensemble : « sachez qu’ici, mes chères enfants, vous êtes à peu près... au bordel » (p.81) ; et, plus loin, de la part de Lolotte qui parle de sa cellule, transformée en théâtre d’une nuit de débauches, comme d’« un lieu que je pourrais fort bien nommer notre bordel » (p.108). À organiser l’invasion du couvent, espace très normé, aussi bien dans la réalité orthodoxe que dans l’ordre de la fiction libertine, par un imaginaire débridé du plaisir, qui revendique la désorganisation comme un facteur déterminant de la vitalité, Nerciat fait se dissoudre la représentation de cet espace, dont il ne subsiste presque plus que le nom.

C’est que le plaisir, ici, n’est pas seulement dans les activités érotiques représentées, mais bien aussi dans le mode de leurs représentations. Au terme d’une production qui a continuellement ressassé les mêmes figures, investi toujours à peu près de la même manière tant et tant de parloirs et de cellules semblables, Nerciat ne semble guère vouloir répéter une fois de plus cette tradition usée jusqu’à la corde – ou, si l’on préfère jusqu’au « cordon de saint François », dont le père Dirrag prétendait opérer l’intromission dans l’intimité d’Éradice, soit la nudité du sexe en érection qui ne trompe pas le regard désormais déniaisé de Thérèse. Cette nudité de la recherche de l’effet physiologique des « livres qu’on ne lit que d’une main » ne suffit pas à Nerciat. Il lui faut y ajouter autre chose. Son projet romanesque ne l’oppose pas seulement à ceux qu’il appelle, dans Félicia, « nos sentimenteurs modernes » (Andréa de Nerciat, 2005, 860), les romanciers vertueux et sensibles, mais également au tout-venant de la production pornographique, et à la galanterie surannée et trop souvent insignifiante des romans de boudoir. Cette voie propre qui est la sienne, il la trouve en attirant l’attention du lecteur sur le texte lui-même, et sur son artificialité qui est non seulement assumée, mais véritablement exhibée. Nerciat a conscience d’écrire, métaphoriquement, un peu comme Thérèse lit, à la fin du roman de Boyer d’Argens : au milieu d’une bibliothèque, d’un fonds presque inépuisable de romans antérieurs et de gravures. Aussi se soucie-t-il peu, tant d’autres l’ayant déjà fait, de représenter vraiment son couvent – et de prendre, en conséquence, le risque de voir celui-ci se dissoudre en un espace flou et assez peu déterminé, du domaine de l’« à peu près », de ce qu’on « pourrai[t] fort bien nommer » couvent, bordel, ou autrement encore. Il lui suffit d’écrire le mot « couvent », et de susciter par cela seul, chez le lecteur habitué de cette tradition, toute une série d’images et d’attentes, à partir desquelles il bâtira, tout en décalages ludiques par rapport à celles-ci, son œuvre propre. Nulle nécessité autre que celle-ci ne motive ces métaphores filées et ce détournement des champs sémantiques qui parent longuement des atours de génies de l’Antiquité païenne des hommes, au bout du compte, comme les autres, s’introduisant dans un couvent pour y chercher et y donner du plaisir, comme une foule d’autres personnages avant eux. Les jeux de références détournées ou renversées que propose Nerciat, dans Mon noviciat à partir du texte canonique de Boyer d’Argens et de l’imaginaire du sylphe et des mythes païens, et dans d’autres textes à partir d’autres systèmes de référence (comme le conte merveilleux ou le roman gothique), non seulement ne sont d’aucune utilité directe dans le recherche de l’efficacité pornographique proprement dite, mais la perturbent, la retardent, la compliquent ; et le texte lui-même met maintes fois complaisamment en scène ce retardement, ces complications, conséquence d’une attente préalable de ceux que l’on mènera, une fois le bandeau enlevé, l’illusion dissipée, le mécanisme dévoilé, à d’autres plaisirs, rendus plus forts encore par ce détour. L’amusement de l’ancien bibliothécaire Nerciat, à tisser ses renvois intertextuels et ses références en chausse-trappe, rencontre le plaisir du lecteur, à les décoder et à se voir offrir ces récréations inattendues, sur le terrain des jeux de l’écriture, définie par Barthes, dans Le Plaisir du texte, comme « la science des jouissances du langage » (13-4).

Ouvrages cités

Andréa de Nerciat, André-Robert. Les Aphrodites, ou Fragments thali-priapiques pour servir à l’histoire du plaisir. Paris : 10/18, 1997.

——. Le Doctorat impromptu, suivi de « Le Doctorat impromptu ou l’Anti-Banquet ». Arles : Actes Sud, 1993.

——. Félicia, ou Mes fredaines, texte établi, présenté et annoté par Jean-Michel Raynaud, Romanciers libertins du XVIIIe siècle, t.2. Paris : Gallimard, 2005.

——. [Mon noviciat, ou les Joies de] Lolotte. Paris : Zulma, 2001.

Barthes, Roland. Le Plaisir du texte. Paris : Seuil, 1973.

Boyer d’Argens, Jean-Baptiste de (?). Thérèse philosophe, ou Mémoires pour servir à l’histoire du père Dirrag et de Mademoiselle Éradice, Romans libertins du XVIIIe siècle. Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 1993.

Delon, Michel (ed.). Sylphes et sylphides. Paris : Desjonquères, 1999.

Jolyot de Crébillon, Claude-Prosper. Le Sylphe, ou Songe de Madame de R*** écrit par elle-même à Madame de S***. Œuvres complètes, t.1. Paris : Classiques Garnier, 1999.

Lacan, Jacques. Le Séminaire, livre XX : Encore. Paris : Seuil, 1999.

Pope, Alexander. La Boucle de cheveux enlevée. Paris : Payot & Rivages, 2010.

Sade, Donatien Alphonse François de. Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice, vol.2. Paris : 10/18, 1976.

Starobinski, Jean. L’Invention de la liberté. 1700-1789 suivi de 1789. Les Emblèmes de la Raison. Paris : Gallimard, 2006.

Notes

1 .

Une recherche dans la Bibliographie der Französischen Literaturwissenchaft de Klapp fait apparaître, sur cinquante ans, une douzaine d’articles critiques consacrés à Nerciat spécifiquement, ou, pour la moitié d’entre eux, parmi d’autres auteurs. La liste n’est pas exhaustive, mais elle permet de prendre le pouls et c’est dire si l’on est loin de l’effervescence qui entoure le « divin marquis ».

2 .

Respectivement dans Les Bijoux indiscrets de Diderot et l’Histoire de Juliette de Sade.

3 .

Rappelons que non seulement Sade se montre critique, de façon générale, avec la production libertine du siècle, mais qu’il vouait, de surcroît, une détestation personnelle à Mirabeau datant de leur commun enfermement au château de Vincennes. Dans le même texte, Sade est beaucoup plus élogieux à l’égard de Thérèse philosophe, « ouvrage charmant du marquis d’Argens, le seul qui ait montré le but, sans néanmoins l’atteindre tout à fait ; l’unique qui ait agréablement lié la luxure à l’impiété » (72).

4 .

Pour un échantillon de ces représentations dans la littérature française du XVIIIe siècle, on se reportera à l’anthologie proposée par Michel Delon Sylphes et sylphides, tout en gardant à l’esprit que celle-ci se concentre essentiellement sur les représentations galantes du sylphe dans la littérature française. Une approche incluant d’autres productions (comme le très moralisant roman anglais de 1779 The Sylph, attribué à Georgiana Spencer Cavendish, duchesse de Devonshire) donnerait sans doute du phénomène une vision différente.

5 .

« As now your own, our beings were of old, / And once enclosed in woman’s beauteous mould; / Thence, by a soft transition, we repair / From early vehicles to these of air. »

6 .

Le sexe de Pinange est d’ailleurs si imposant qu’il échoue à prendre le pucelage de Lolotte, ne pouvant pas la pénétrer. Lolotte devra donc attendre, après avoir été maintenue dans un rôle de spectatrice des ébats de Félicité avec le visiteur, la venue d’autres compagnons aux proportions plus humaines, faisant office d’assistants. On peut penser que l’on retrouve, derrière cette incompatibilité entre l’humaine Lolotte et son « Apollon », des notions liées aux rites de hiérogamie, que convoquait également le personnage de Thérèse s’imaginant s’accoupler avec le Serpent de la Genèse.

7 .

Les liens de l’esthétique révolutionnaire et du néo-classicisme européen ont notamment été étudiés par Jean Starobinski dans son essai 1789. Les Emblèmes de la Raison. Il peut être intéressant de noter que politiquement, Nerciat est un contre-révolutionnaire – mais un contre-révolutionnaire désabusé, qui ne croit pas à une victoire de la contre-révolution et se moque de ceux de son camp.

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