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Mots-clés : scénario, image, dispositif, faille, plaisir

En 1785, le marquis de Sade rédige Les Cent Vingt Journées de Sodome ou l’Ecole du libertinage. Ce premier vrai manuscrit représentatif du style sadien, texte que l’auteur perd lorsque la foule émeutière prend d’assaut la Bastille en mettant à sac sa cellule, est entièrement conçu en prison, et plus particulièrement au mitan de sa détention.

Si j’ai choisi de vous parler de ce livre, c’est parce que les pulsions, les instincts, « les plaisirs » surtout y sont particulièrement bien recensés en même temps qu’ils s’inscrivent dans une machinerie toute sadienne qui les met à nu. Le sous-titre du livre, « L’école du libertinage », révèle assez ses ambitions pédagogiques ; il s’agit bien d’un manuel destiné à instruire les lecteurs des moyens et des fins du libertinage et, par libertinage, nous entendons « plaisirs libertins ». Par ailleurs, comme l’a si bien fait remarquer Annie le Brun lors du colloque international sur Sade à Charleston aux États-Unis en 2003, « l’univers sadien commence avec Les 120 jours » (Sclippa 46). Raison de plus pour nous attarder sur cette œuvre singulière et contestée qu’elle seule (et nous pensons qu’elle a raison) considère comme achevée.

Aussi, si « la pratique du plaisir » est l’objectif essentiel vers où tend la réflexion sadienne, on observera cependant que celle-ci n’advient jamais spontanément ; son accomplissement nécessite au préalable un laborieux travail d’imagination, d’écriture, de parole, enfin, de réalisation pratique. Il s’agit alors d’étudier tout le scénario qui ordonne le plaisir : ce qui importe dans Sade, ce n’est pas tant la consommation du plaisir que sa naissance, son organisation, en amont, au sein de la pensée, sous forme d’images ou d’imaginaires.

Pourquoi employons-nous le terme de scénario pour étudier l’œuvre de Sade ? Ce terme, que nous allons mettre en évidence chez Sade, évoque un rapport étroit entre le texte et l’image. L’histoire du mot scénario est assez floue. Il ne désigne le sens qu’on lui connaît de script cinématographique1 que depuis l’avènement du cinéma au début du XXe siècle, mais déjà, au XVIIIe siècle, le lien entre texte et image semble sous-jacent : Collet et Beaumarchais l’utilisent une première fois en 1764 pour évoquer la scène, c’est-à-dire « la partie du théâtre où les acteurs représentent devant le public » comme le montrent Gunnar et Mavis von Proschwitz en 1990 dans Beaumarchais et le Courier de l'Europe2. Cependant, le terme scénario ne sera véritablement recensé qu’entre 1932 et 1935 dans la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie Française pour désigner le « canevas d’une pièce de théâtre »3.

Étudier le scénario des plaisirs dans les 120 jours c’est donc s’attacher à décrire une machinerie qui fait intervenir des logiques textuelles et imaginaires : Sade se démarque de ses contemporains du XVIIIe siècle notamment parce que le plaisir s’expose dans son œuvre avec une rare violence en entretenant des rapports sans tabous avec la logique iconique.

Avant de rentrer dans le détail du sujet, rappelons brièvement l’histoire des 120 jours : vers la fin du règne de Louis XIV, quatre riches libertins âgés de 45 à 60 ans, le duc de Blangis, son frère l’évêque, le Président de Curval et le financier Durcet, s’enferment, en plein hiver, dans le château de Silling, avec quarante-deux victimes soumises à leur pouvoir absolu et quatre maquerelles « historiennes » chargées de raconter les perversions de leur vie. Le livre fait s’entremêler le récit des quatre historiennes aux « événements du château ». L’ouvrage se compose de quatre parties qui correspondent à chacun des quatre mois (soit 120 jours exactement).

La première partie du livre est singulière. Elle est composée d’une longue introduction suivie de la description détaillée des trente premières journées au château. Les trois parties suivantes se matérialisent sous forme de plans non rédigés. La plupart des victimes périssent dans d’épouvantables tourments.

L’interruption volontaire

Un épisode dans cet ouvrage figure parfaitement la naissance et l’approfondissement du plaisir sadien. Celui-ci ne se situe pas, comme on pourrait s’y attendre, au cœur d’un des nombreux épisodes d’orgie qui composent Les 120 jours. L'événement révélateur que nous allons étudier correspond au moment où le discours est interrompu et où, justement, le plaisir ne peut advenir, chose assez rare dans les romans de Sade pour qu’on s’y intéresse de près. Un manque, un oubli, une ellipse empêchent la poursuite de la narration, et ce moment de l’histoire, lorsqu’il est « réparé », apparaît comme une clef de voûte qui dévoile la source des plaisirs libertins. Il coïncide avec l’instant où la Duclos, première historienne du château, est interrompue par le Président de Curval qui ne parvient pas à se représenter la scène qu’elle décrit. Celle-ci vient de raconter d’une part ses premières expériences sexuelles avec le Père Laurent alors qu’elle n’était âgée que de cinq ans, d'autre part ses lubricités avec le Père Louis lorsqu’elle avait sept ans. C’est au moment de ce dernier récit qu’elle est interrompue. Voici un extrait : « Duclos, interrompit ici le Président, ne vous a-t-on pas prévenue qu’il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus ? […]. (83)

Aussi, on peut se demander, lors de l’interruption de la narration de la Duclos, à quoi correspondent ces « détails » manquants, qui font que le récit, à défaut d’être « le plus grand et le plus étendu », reste «  petit et rétracté » ? Où se situe l’erreur ? Cet arrêt forcé du discours de la Duclos par le libertin Curval était-il prévisible, et si oui, à quel niveau du texte l’était-il ? Essayons de percer le secret de l’épisode en comparant de près la manière dont l’historienne décrit les deux abbés auxquels elle a eu affaire dans son enfance. La réponse se situe quelques lignes avant que la Duclos ne soit interrompue. Celle-ci dépeint les abbés de trois manières : elle commence par caractériser les personnages, elle évoque ensuite la manière dont ils exhibent leur vit, enfin, elle décrit le moment de leur jouissance.

Nous apprenons ainsi que le père Laurent est « un religieux d’environ quarante ans » et que le Père Louis est « plus vieux » que celui-ci, mais de combien d’années ? La description du Père Louis n’est pas précise.

[le Père Laurent] était un religieux d’environ quarante ans, d’une très belle physionomie. (81)
Celui-ci s’appelait le Père Louis ; il était plus vieux que Laurent et avait dans le maintien je ne sais quoi de bien plus libertin. (82)

Un peu plus loin, la Duclos décrit le vit des deux abbés. Celui du père Laurent est « monstrueux », quant à celui du père Louis, la narratrice ne s’embarrasse pas et le caractérise seulement « d’outil ». Mais comment est-il cet outil ? Est-il aussi « monstrueux » que celui du Père Laurent ? Il est impossible de le dire.

Tiens, Françon, me dit-il, en sortant un vit monstrueux de sa culotte […]. C’est ce qu’on appelle un vit, ma petite, oui, un vit… (81)
Tenez, me dit-il, en me sortant son vit de sa culotte, voilà l’outil que vous allez inonder ; il faut pisser là-dessus. (83)

Enfin, la Duclos évoque la jouissance des abbés :

Et en même temps je me sentis toute couverte d’une rosée blanche qui me tacha toute et dont quelques gouttes avaient sauté jusque dans mes yeux, parce que ma petite tête se trouvait à la hauteur juste des boutons de sa culotte. (82)
La plus douce extase vint le couronner au moment même où les eaux dont il m’avait gonflé l’estomac s’écoulaient avec le plus d’abondance, et nous remplîmes tous deux à la fois le même vase, lui de foutre et moi d’urine. (83)

Celle du père Laurent la couvre « d’une rosée blanche […] dont quelques gouttes [sautent] jusque dans ses yeux ». Ici l’historienne prend soin de transcrire les moindres détails de la jouissance du père, qui révèlent la couleur blanche du sperme, sa texture équivalente à quelques gouttes de rosée ainsi que son mouvement vif, lancé lors de l’éjaculation puisqu’il « saute jusque dans les yeux » de la Duclos. Mais la jouissance du père Louis est vague : elle est seulement dépeinte comme une « douce extase [qui] vint le couronner ». De quelle sorte d’extase s’agit-il ? Quels mouvements décrivent nettement la jouissance du Père Louis ? On le voit, de nombreuses questions restent sans réponse, retardant et pour le libertin et pour le lecteur une révélation qui dénouera l’intrigue.

Les récits, s’ils épousent la même forme, ont un contenu différent. Les libertins et les lecteurs auxquels s’adresse l’historienne éprouvent des difficultés à se représenter le « vit » et la « décharge » du Père Louis. En d’autres termes, il est difficile de se figurer la scène dont parle la narratrice, comme le dit très bien le Président de Curval un peu plus loin dans la suite de l’épisode : « Oui, dit le Président, je n’ai nulle idée du vit de votre second récollet, et nulle idée de sa décharge » (84).

Au-delà des mots absents de la Duclos, ce qui est omis ici, c’est, dans l’imagination de l’historienne, son propre souvenir, sa représentation du Père Louis. La Duclos a stylisé la scène jusqu’à l’indifférenciation avec le Père Laurent. Pourquoi ? Le caractère répétitif du récit de son expérience qui fait intervenir deux abbés pour des raisons semblables, dans des lieux analogues, explique certainement cette amnésie qui n’est pas là par hasard. Par ailleurs, la parenté phonétique des noms Laurent/Louis implique certainement une confusion. Cependant, l’image du Père Laurent ne peut se substituer à celle du Père Louis. L’interruption de la Duclos par le Président garantit la condition nécessaire de chaque description. Le projet sadien veut être d’une précision sans faille. Toute faille doit être comblée, toute lacune doit être remplie, et si le langage joue un rôle important dans ce remplissage, nous allons voir qu’il s’insère dans une machinerie bien plus complexe.

Le scénario des plaisirs : l’image, la machinerie, le langage

Considérons maintenant le commentaire du Président sur l’épisode :

Duclos, interrompit ici le Président, ne vous a-t-on pas prévenue qu’il faut à vos récits les détails les plus grands et les plus étendus ? Que nous ne pouvons juger ce que la passion que vous contez a de relative aux mœurs et au caractère de l’homme, qu’autant que vous ne déguisez aucune circonstance ? Que les moindres circonstances servent d’ailleurs infiniment à ce que nous attendons de vos récits pour l’irritation de nos sens ? […]. (84)

Pourquoi ce passage est-il si important ? Parce qu’il démontre que la parole, le discours, c’est-à-dire le langage, n’est qu’un élément de la machinerie sadienne du plaisir. Prenons, à l’appui, une citation de Norbert Sclippa qui affirme à propos des romans sadiens qu’« un seul non-dit bloque le flux, enraye la machine, et c’est l’échec total, une condamnation finale et définitive » (18). Sclippa soulève ici l’importance du « tout dire » chez Sade ; comme il le dit très bien, « il n’y a qu’une seule règle chez Sade […] : la philosophie doit tout dire » (18). Cependant, avec Sade, il ne s’agit pas uniquement de langage mais aussi d’images ; la formule de Norbert Sclippa est en partie erronée et nous devrions plutôt parler du « tout montrer ». Certes l’imprécision des souvenirs de l’historienne a développé « un non-dit » et a amorcé une interruption dans la narration, c’est-à-dire dans le récit de l’historienne, mais en aucun cas, si l’on prend la citation de Sclippa au premier degré, elle n’a paralysé le langage : le texte ne s’est pas rompu et aucune page blanche ne figure dans la suite des 120 jours4.

C’est donc que l’enjeu de l’épisode ne se situe pas exclusivement au niveau du langage. Pour être plus précis, la machinerie sadienne du plaisir entretient des rapports étroits avec l’image ou l’imaginaire. Ce n’est pas seulement le langage qui fait que le système sadien fonctionne mais bien une logique de la représentation qui permet au texte de se constituer, en concomitance avec elle.

L’histoire des lubricités de la Duclos avec les deux abbés mime cette articulation de l’image à la machinerie puis au langage. Il est intéressant de remarquer que ces trois catégories correspondent aux trois séquences du récit de la Duclos qui nous intéresse ici. La physionomie des récollets fait office de première image ; leurs vits correspondent à la machinerie ; enfin, le langage fait émerger la représentation du résultat de la jouissance des abbés, expulsé par la machinerie. Dans ce système complexe, on peut maintenant l’affirmer, le langage est une nouvelle représentation. Il assume donc deux fonctions essentielles : d’une part il est le principe du scénario sadien puisque sans lui, le livre n’existerait pas et d’autre part il est une représentation seconde, en aval de la machine scénaristique.

Si Sclippa avait raison, alors le livre s’arrêterait à ce moment de l’histoire, c’est-à-dire au moment même où la Duclos commet cette erreur, cette omission. Pourtant, si la logique discursive s’enraye, elle ne constitue pas un « échec total et définitif ». Non, la Duclos répare son omission et, pendant ce temps transitoire, le texte ne s’arrête pas. « L’échec » dont fait état Sclippa ne se situe pas au niveau du langage mais au niveau de la représentation, au niveau de l’image. La faille imaginaire qui rend impossible dans un premier temps la différenciation entre les deux abbés développe une pléthore d’allusions aux images. « Oui, monseigneur, dit la Duclos, j’ai été prévenue de ne négliger aucun détail et d’entrer dans les moindres minuties toutes les fois qu’elles servaient à jeter du jour sur les caractères ou sur le genre. Ai-je commis quelque omission de ce goût-là ? » (84).

Le mot « détail » est éminemment visuel puisqu’il renvoie ici aux souvenirs des abbés auxquels a eu affaire la Duclos dans son enfance, tandis que les « moindres minuties » caractérisent le discours de celle-ci, c’est-à-dire la mise en récit de ces fameux souvenirs. Par ailleurs, « jeter du jour sur », c’est-à-dire mettre de la lumière sur l’image pour la rendre visible, s’apparente à nouveau au visuel et le terme « omission » désigne toutes les failles qui se situent, encore une fois, dans le discours. Il est intéressant de remarquer à quel point ce battement visuel/discursif mime avec précision la logique structurale du scénario sadien qui semble débuter avec l’image puis se terminer avec le langage.

La suite du texte, qui met davantage l’accent sur le visuel, affirme bien la place centrale accordée aux images : « Oui, dit le Président, je n’ai nulle idée du vit de votre second récollet, et nulle idée de sa décharge. […], que de détails négligés ! » (84). Les deux termes « idée » sont pris ici dans leur sens étymologique d’image. Le mot « détails », répété pour la deuxième fois dans l’épisode, caractérise la production « négligée », c’est-à-dire oubliée, du scénario de la Duclos. Ici, tout est visuel voire doublement visuel. D’ailleurs, la vision joue un rôle important dans la suite : « Pardon, dit la Duclos, je vais réparer mes fautes actuelles et m’observer sur l’avenir. Le Père Louis avait un membre très ordinaire, plus long que gros et en général d’une tournure très commune. […] sa décharge fut serrée, courte, […] » (84).

Notons encore cette exigence du double : « m’observer » renvoie d’une part au regard de l’historienne sur ses propres souvenirs et, d’autre part, à la représentation (comme dans un miroir) d’elle-même en train de regarder. Pourquoi ce foisonnement des regards ? Afin, notamment, de n’omettre ou de ne transformer, superposer aucun souvenir. Cette mise à distance et cette multiplication des points de vue sont bel et bien visuelles ; la Duclos s’engage dorénavant à faire le récit de chaque image-souvenir aux libertins. L’un d’eux ne tarde pas à intervenir sur ce même mode optique : « C’est cela, La Duclos, dit Durcet, le Président avait raison ; je ne pouvais me rien figurer au premier récit, et je conçois votre homme à présent. » (84). Le terme figurer, qui signifie « représenter par la peinture, par la sculpture »5, est explicitement visuel et « conçois » se rapporte à l’acte d’accoucher une idée, une représentation. Les images décrites par les historiennes doivent être visualisables par les libertins.

Par ailleurs, au-delà du concept d’image, abstrait, l’écriture sadienne est souvent en lien avec la peinture ; Sade écrit comme on peint un tableau, il ne cesse de le répéter tout au long de l’œuvre. Nous avons relevé trente-trois occurrences du verbe peindre à l’infinitif, trente-et-une de mots dérivés (peinture, dépeindre, peints, etc.), onze pour le substantif tableau et trois pour pinceaux, ce qui fait un total de 78 occurrences, pour les seuls 120 jours. Statistiquement, sur les 368 pages qui composent Les 120 jours dans l’édition de La Pléiade, nous pouvons relever une référence à la peinture toutes les deux pages. C’est dire la proximité de l’écriture sadienne avec la logique picturale, iconique, qui trouvera un achèvement dans les cent gravures voulues et commanditées par l’auteur qui ornent La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu et L’Histoire de Juliette.

La faille imaginaire

Dans ce scénario complexe, qui fait s’entremêler de l’iconique et du verbal, une faille, nous l’avons vu, s’est ouverte dans l’imagination de la Duclos. Approfondissons cette idée de faille imaginaire. Quelle est sa place dans le scénario des plaisirs ?

Une particularité de Sade est de faire de ses héros de véritables enquêteurs ou plutôt des chasseurs. Le « plaisir » du texte, le plaisir sadien, n’apparaît pas dès lors qu’on le sollicite ; des conditions particulières sont requises pour que celui-ci advienne. La manière singulière que Sade a inventée pour qu’il se réalise est de combler les failles imaginaires afin, notamment, de tout montrer.

Qu’est-ce que la faille imaginaire dans l’épisode et où se situe-t-elle ? Il s’agit de l’indifférenciation de l’image du Père Laurent avec celle du Père Louis. Les mots absents, les trous, les non-dits qui interviennent avant l’interruption du récit de la Duclos (c’est-à-dire au moment où celle-ci décrit successivement les deux Pères auxquels elle a eu affaire dans sa jeunesse) sont cette partie trouée, incomplète, que produit la faille imaginaire. Dès lors que celle-ci se comble, la lumière redevient claire, elle n’est plus barrée par quoi que ce soit et l’image du Père Louis se précise : « je conçois votre homme à présent » affirme Durcet. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’à partir du moment où la Duclos comble la faille, qu’elle remet bord à bord les deux pans du discours, le désir de jouissance de l’évêque apparaît, le lien, la liaison s’est faite, il se retire pour consommer sa jouissance avec le jeune Narcisse et sa nièce. Ce besoin de décharger sexuellement intervient comme l’exacte réponse au chargement des souvenirs de la Duclos. Cette alternance imagée de chargement puis de déchargement des passions fait intervenir du « dedans » et du « dehors » et permet la relance du désir des libertins ; celui-ci ne doit en aucun cas s’effondrer.

Dans ce contexte, on comprend que le récit d’imagination, déroulé par les historiennes, fixe le cadre symbolique de la jouissance en même temps qu’il en donne les règles : Sade affirme d’ailleurs bien qu’elles ont pour rôle « d’irriter les sens » des libertins.

Dès lors, la faille, dangereuse et menaçante, semble absolument nécessaire : c’est dans cet espace flou que s’introduit l’imaginaire des libertins. Même si elle n’a qu’une toute petite place dans l’épisode, elle semble décisive puisque, visiblement, elle permet de relancer le désir de jouissance de l’évêque. On peut alors supposer que sans ce trou dans le discours, l’imaginaire du libertin n’aurait aucun espace libre à investir et qu’il se lasserait de la répétition narrative qu’engendrerait une imagination trop pleine des historiennes.

Mais ce qui est valable pour l’épisode l’est-il pour la totalité de l’œuvre ? Cette faille particulière fait-elle partie d’un dispositif plus vaste et récurrent ?

La relance du désir

Pour le vérifier, élargissons notre analyse à l’ensemble de l’œuvre afin de mieux cerner cette mécanique de relance des événements dans Les 120 jours. Nous trouvons par exemple au tout début de la dixième journée cet extrait probant : « Plus nous avançons, mieux nous pouvons éclaircir notre lecteur sur de certains faits que nous avons été obligés de lui tenir voilés dans le commencement » (163). Chaque épisode s’insère alors dans un projet plus vaste, dont le dénouement correspond à la fin du livre et à la sortie des protagonistes du château de Silling. La faille imaginaire de la Duclos apparaît alors comme une feinte de l’auteur puisque celui-ci « voile » une partie des passions, crée des lacunes. Pourquoi ? Pour pérenniser l’excitation des protagonistes et du lecteur et éviter le catalogage excessif.

Où s’effectuent ces lacunes volontaires et sont-elles repérables par le lecteur ? Celui-ci peut parfois prendre conscience de ces « trous » dans l’histoire. Par exemple, lors des orgies qui ont lieu dans le château, Sade s’adresse directement au lecteur : « [Le Président Curval] y fut encore en état de procéder à mille autres horreurs, mais que l’ordre essentiel que nous nous sommes proposé ne nous permet pas encore de peindre à nos lecteurs. » (132). Cette lacune volontaire révèle alors la mécanique du scénario qui met en ordre les « peintures », c’est-à-dire les images. Elle est bien la preuve qu’une machinerie régulatrice est à l’œuvre. Par ailleurs, d’autres lacunes volontaires sont repérables au cœur des épisodes lubriques racontés par les historiennes : « Monseigneur, dit La Duclos, les règles que vous avez prescrites à nos récits me défendent de vous entretenir de bien des choses ; vous en avez laissé le soin à mes compagnes. » (177).

Ici la lacune permet d’entrevoir l’articulation de la machinerie aux « récits », à « l’entretien », c’est-à-dire au langage. Les « règles […] prescrites » doivent permettre l’émergence des récits à des moments bien précis de manière à ce que le texte acquière un véritable rythme et une croissance certaine.

On le voit, que ce soit lors des orgies libertines ou lors des récits racontés par les historiennes, des lacunes ponctuent le texte ; il n’est pas superflu de remarquer que celles-ci sont en lien étroit avec les logiques iconiques et discursives. Mais affinons notre recherche des failles et prenons un exemple. Lors de la première journée, Durcet s’occupe de vérifier que les victimes n’aient pas commis de fautes par rapport aux règles, pour l’instant confuses, qui sont en vigueur au château de Silling : « Durcet, qui était de mois, fit les examens et les visites prescrites. Hébé et Colombe se trouvèrent en faute, et leur punition fut prescrite et assignée sur-le-champ pour le samedi prochain à l’heure des orgies. » (77).

Cependant nous sommes dans l’incapacité de dire de quelles « fautes » et de quelles « punitions » il s’agit. Nous apprenons seulement que ces premières questions seront élucidées « à l’heure des orgies ». Comme des enquêteurs, nous nous reportons au samedi, soit à la septième journée. Or, une fois encore, le texte est particulièrement imprécis : « [Durcet] lut à haute voix tour à tour le nom de chaque coupable et sa faute ; et aussitôt le président prononçait une pénitence analogue aux forces et à l’âge du délinquant, et néanmoins toujours fort dure. » (148). Mais quelle est donc cette fameuse pénitence dont il est question et que l’auteur ne semble pas vouloir décrire ?

Ce n’est que lorsque Sade affirme brièvement que « nous sommes désespérés de ce que l’ordre de notre plan nous empêche de peindre ici ces lubriques corrections » (148) qu’est sollicité notre esprit critique ; nous saisissons alors l’impossibilité temporaire d’accéder dans leur totalité aux us et coutumes du château de Silling.

En effet, le lecteur « ordinaire » ne perçoit ces lacunes qu’au moment où Sade lui en fait explicitement part car il est bien trop saturé par les épisodes d’orgie qui rendent confus son jugement critique. Par ailleurs, l’enchaînement des journées excessivement réglées, qui font alterner des épisodes certes différents mais dont la finalité conduit toujours à la jouissance des protagonistes, explique encore sa confusion. Le lecteur croit décrypter en profondeur le texte et reste certain que rien ne lui échappe, tant les épisodes développés sont décrits avec soin. Mais ce flot de description, parfois lacunaire, le noie en partie. L’œuvre a pourtant la prétention de ne faire aucune impasse, de rentrer dans le détail de tout ce qui n’a pas été montré ; la note de l’auteur est manifeste : « Ne vous écartez en rien de ce plan : tout y est combiné plusieurs fois et avec la plus grande exactitude. » (382).

C’est donc au niveau de la totalité de l’ouvrage que l’on peut affirmer l’absence de lacune. Au niveau des épisodes, les lacunes se dissolvent sans que le récepteur puisse toujours s’en apercevoir ; l’effet est efficace, il permet de renouveler l’intérêt pour la lecture et charge, remplit l’imagination de surprises, car tout n’a pas été montré avant la fin du livre. C’est dans ces failles, ces espaces lacunaires que l’imaginaire investit ses fantasmes et que se développe « le plaisir du texte »6.

Néanmoins, une question nous taraude encore : pourquoi donc, dans l’épisode de l’interruption du discours de la Duclos, que nous avons analysé plus haut, l’évêque, lorsqu’il se retire pour consommer sa jouissance avec le jeune Narcisse et sa nièce, ne parvient-il pas à jouir ? « Mais la nature, cette fois-ci, ne répondit pas aux vœux du prélat […], il sortit furieux, dans le même état d’érection. » (85). Les deux pans du discours de la Duclos, nous l’avons vu, ont bien été recousus ; alors pourquoi l’impossibilité de jouir persiste t-elle ?

Nous pensons que cette première faille, voulue par l’auteur comme une exception à la règle pour démontrer son attention aux détails, est aussi une erreur, une lacune involontaire cette-fois, de la Duclos. Lorsque nous comparons cette faille avec les autres dans le roman, nous nous apercevons qu’elle est unique. Elle ne s’inscrit pas dans l’ordre logique de la narration des historiennes. Elle n’est pas maîtrisée : il s’agit bien d’une « faute » et non d’une décision délibérée.

Seule une faille volontaire permet à l’imaginaire d’investir le trou et amorce la jouissance. D’ailleurs, à cet instant de la première journée dans le roman, aucun libertin ne jouit ; ce n’est qu’après le « souper », à la toute fin de ce premier jour, que les festivités peuvent commencer dans le salon des orgies et que l’évêque « s’évanouit dans l’extase » (93). Il faut donc chercher aussi du côté de la dynamique de charge et décharge pour expliquer davantage la possibilité de jouir puisque celle-ci intervient juste après avoir rempli l’estomac de nourriture. Enfin, comme la preuve ultime de la rigueur du projet sadien, l’évêque, suivant ses propres recommandations après le déjeuner, ne jouit qu’en fin de journée : « Déjà ses nerfs tressaillaient et sa crise de spasme s’emparait de tout son physique, mais il se contint, rejeta loin de lui les objets tentateurs prêts à triompher de ses sens et, sachant qu’il y avait encore de la besogne à faire, se réserva au moins pour la fin de la journée. » (79).

Sans étude critique rigoureuse, le lecteur ne peut se souvenir de ce détail placé en début de journée, qui confère au texte toute sa logique scrupuleuse. L’évêque ne pouvait pas jouir, il n’avait pas droit de déroger à sa propre règle. Dans ce contexte, sa tentative de jouir avec le jeune Narcisse apparaît comme une nouvelle faille du discours que seule l’arrivée du soir peut conjurer. Tout rentre dans l’ordre après le « souper » et lorsque, suivant les recommandations, il est permis de jouir, c’est-à-dire lorsque les failles ont été comblées et réparées. Sade tente donc, sous plusieurs approches, de laisser du flou dans son propos tout en le rendant indiscutablement ordonné afin, notamment, de permettre la relance continuelle du désir des libertins mais aussi du lecteur.

On le voit, de nombreux dispositifs sont mis en place pour assurer la jouissance des convives au château de Silling, si bien que le scénario des plaisirs est d’une complexité remarquable. Il serait intéressant de vérifier si ce système de faille imaginaire s’exemplifie dans les autres romans de Sade, notamment dans Justine et Juliette. Les cent gravures de ces deux romans posent certainement de nouvelles questions essentielles à notre compréhension du scénario sadien.

Ouvrages cités

Sade. Œuvres I. Paris : Gallimard, 1990.

Sclippa, Norbert (dir.). Lire Sade, actes du premier colloque international sur Sade aux USA, Charleston, Caroline du Sud, 12-15 mars 2003. Paris : L’Harmattan, 2004.

Notes

1 .

« Rédaction des divers épisodes d'un film » in G. Méliès, Annuaire Général et Internat de la Photographie, 1907, p. 375.

2 .

Scénario, 1764 : « J’ai amené avec moi les Acteurs, tout l’attirail qui m’est nécessaire pour exécuter ces Scènes… la Muse de la Comédie ne sera pas embarrassée, je crois, de jouer un impromptu, quand je lui aurai donné son scénario. » Collé, Le Bouquet de Thalie. Je cite d’après son Théâtre de société I, p. 103. Cf. Brenner n° 4888.

Dans une variante du Barbier de Séville, III, 5 (Marescot II, p. 189) Beaumarchais emploie le mot scénario dans le sens de scène : « Monsieur, c’est que je n’ai tombé que devant le sénat comique du scénario ; ils m’ont épargné la chute entière en refusant de me jouer. »

Voir Gunnar et Mavis von Proschwitz, Beaumarchais et le Courier de l'Europe : documents inédits ou peu connus, Oxford, Votlaire Foundation, 1990, p. 160.

3 .

Ici aussi le terme canevas a partie liée avec l’image puisque son étymologie désigne une « espèce de grosse toile claire, dont on se sert ordinairement pour faire des ouvrages de tapisserie » (Dictionnaire de l’académie française. 4e éd. Paris : 1762).

4 .

À ce propos, on est bien loin des pages noires, marbrées, blanches ou encore remplies de points de suspensions du roman de Sterne, La Vie et les opinions de Tristram Shandy. Sterne teste les limites de la forme romanesque, sur le plan matériel notamment, en jouant avec la typographie.

5 .

Dictionnaire de l’académie française, quatrième édition, Paris, 1762. À ce propos, voir la thèse de Benoît Tane, Avec des figures... Roman et illustration au dix-huitième siècle, Université Paul-Valéry, Montpellier, 2004.

6 .

À ce propos, Roland Barthes in Le plaisir du texte, Éditions du Seuil, Paris, 1973, p. 220, soulève bien l’importance d’un espace flou, dialectique, qui permet de faire émerger le désir : « Écrire dans le plaisir m’assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le "drague"), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la "personne" de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu.

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