Presque systématiquement imprimés à partir du XVIIIe siècle, les mémoires judiciaires, ou factums1, discours rédigés dans le cadre de procès, sont très en vogue auprès du public d’Ancien Régime et illustrent à la fois la porosité entre espaces privé et public et la contamination entre fictions judiciaire et littéraire. Homme de tous les scandales, lui-même détenteur d’une charge de magistrat, Beaumarchais connaît force démêlés avec la justice, qui le conduisent à rédiger plusieurs mémoires judiciaires, parmi lesquels figurent les quatre Mémoires contre Goëzman, qui paraissent en 1771 et 1773 alors que le dramaturge multiplie les tentatives pour faire représenter son Barbier de Séville, ainsi que les factums rédigés à partir de 1787, dans le cadre de l’affaire Kornmann qui trouve un prolongement audacieux dans La Mère coupable. L’ampleur de leur succès est telle qu’il convient de s’interroger sur les liens que ces mémoires entretiennent avec les pièces de la trilogie et avec l’accueil qui leur est réservé.
Des procès aux pièces de théâtre, de nombreux échos sont patents, de la simple allusion à la transposition de situations réelles et familières au public contemporain, en passant par des rapprochements thématiques plus vastes (corruption de la magistrature et vénalité des charges, adultère et divorce). Ces phénomènes d’échos éclairent les raisons pour lesquelles ces mémoires judiciaires ont eu une incidence, à court et à long terme, sur la réception critique de la trilogie : ils ont été mobilisés dans le processus d’institutionnalisation du génie dramatique de Beaumarchais, défini comme essentiellement comique, en même temps qu’ils ont concouru à lester d’une valeur subversive les trois pièces qui composent le « roman de la famille Almaviva ».
Mémoires judiciaires et réception critique de la trilogie
La première publication séparée des Mémoires contre Goëzman paraît en 1878, chez Garnier2 ; l’avis des éditeurs rappelle que ces mémoires sont expressément « demandés en librairie » car ils forment « avec le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro la partie saillante et vraiment supérieure des œuvres de Beaumarchais3 ». À l’origine de la valorisation des comédies espagnoles et de la marginalisation des drames, en particulier de La Mère coupable, de tels jugements s’inscrivent dans le sillage de celui de Sainte-Beuve4, qui fait déjà autorité dans ce dernier tiers du XIXe siècle, et que plus d’un siècle de postérité critique approuve d’une manière catégorique et définitive. Selon l’éminent critique, Beaumarchais se serait fourvoyé en écrivant des pièces du genre sérieux, car il possède une « veine de gaieté toute naturelle5 » ; là gît son génie véritable, intrinsèquement théâtral, comme le suggère encore ce commentaire de Saint-Marc Girardin à propos des Mémoires contre Goëzman :
[...] l’auteur comique se montre à chaque instant : ce n’est pas seulement par son habileté à raconter les incidents de son procès, de manière à ne jamais lasser la curiosité ; ce n’est pas même par son talent à disposer les différentes scènes du procès, à faire de ses interrogatoires et récolements des dialogues tantôt gais et grotesques, tantôt nobles et hardis, c’est l’art avec lequel il trace le caractère de chaque personnage6 .
Cette contamination des formes génériques – théâtre et mémoires judiciaires – était déjà perçue par les contemporains du dramaturge, au premier rang desquels Voltaire, qui chante les louanges de « cet intrépide et plaisant Beaumarchais » et déclare après la lecture de ses fameux mémoires, que le « barreau est devenu une comédie où l’on bat des mains, où l’on rit, et où l’on siffle7 ». La métaphore du tribunal, fréquente au XVIIIe siècle pour référer au théâtre, ici inversée et transférée à l’arène judiciaire, amorce ce mouvement de va-et-vient entre les œuvres qu’effectuent généralement les exégètes de Beaumarchais et qui consiste, d’une part, à repérer ce qui est proprement théâtral dans les mémoires judiciaires et, d’autre part, à relever les éléments polémiques et satiriques que contiennent les pièces de la trilogie. Outre le fait que les péripéties judiciaires de Beaumarchais coïncident étroitement avec les périodes de rédaction du Barbier de Séville et de La Mère coupable, Beaumarchais utilise copieusement son théâtre comme une tribune pour ridiculiser ses adversaires, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’interprétation idéologique des pièces de la trilogie.
Les factums ont effectivement joué un rôle décisif dans l’élaboration de la valeur proprement politique qui a été allouée à la trilogie en la faisant apparaître sous un jour subversif et en participant à la construction de l’image publique du dramaturge. Les Mémoires contre Goëzman sont associés à la réforme parlementaire de 1771 (ou réforme Maupeou, du nom du chancelier de Louis XV) qui demeure, en 1774 et 1775, très impopulaire et dans la noblesse et dans l’opinion publique, et font de Beaumarchais le fer de lance de la noblesse frondeuse dans son opposition à l’absolutisme royal qu’incarne le nouveau Parlement8. Quant à l’affaire Kornmann, durant laquelle Beaumarchais use de son influence pour faire libérer la femme adultère d’un banquier alsacien, elle est amplement politisée, non pas cette fois par Beaumarchais, mais par son adversaire Nicolas Bergasse, ancien mesmériste et futur député à l’Assemblée, qui se présente comme l’opposant au despotisme tandis qu’il dénonce en Beaumarchais le privilégié ou l’« homme en place ». Il va sans dire qu’à cette époque, le dramaturge jouit d’une fortune absolument colossale qui lui ouvre les portes des cabinets ministériels, mais qui déplaît à l’opinion publique. À cet égard, la défaveur de Beaumarchais au moment de l’affaire Kornmann est volontiers surestimée par la tradition critique et historiographique qui s’appuie presque uniquement sur les diffamations des adversaires d’un dramaturge dont les productions, au théâtre ou à l’opéra (c’est l’époque où il donne son Tarare), continuent à attirer un nombre impressionnant de spectateurs.
Mais ce supposé discrédit a surtout été mis en regard avec l’immense célébrité que les Mémoires contre Goëzman ont valu à leur auteur : ces factums obtiennent un immense succès auprès du public, comme le révèlent les tirages à plusieurs milliers d’exemplaires9. Il ne se passe pas un jour sans qu’un journal ne commente le procès de Beaumarchais. Le succès est tel que circulent bientôt toutes sortes de produits dérivés, telle la fameuse coiffure à la ques a co, ainsi nommée en référence à la devise provençale que Beaumarchais, dans le quatrième mémoire qu’il rédige contre Goëzman, attribue au censeur Marin dans un portrait aussi cocasse que parodique :
Écrivain éloquent, censeur habile, gazetier véridique, journalier de pamphlets ; s’il marche, il rampe comme un serpent ; s’il s’élève, il tombe comme un crapaud : enfin se traînant, gravissant et par sauts et par bonds, toujours le ventre à terre, il a tant fait par ses journées, que nous avons vu de nos jours le corsaire allant à Versailles, tiré à quatre chevaux sur la route, portant pour armoiries aux panneaux de son carrosse, dans un cartel en forme de buffet d’orgues, une Renommée en champ de gueule, les ailes coupées, la tête en bas, râclant de la trompette marine, et pour support une figure dégoûtée, représentant l’Europe, le tout embrassé d’une soutanelle doublée de gazettes, et surmonté d’un bonnet carré, avec cette légende à la houppe : Ques-a-co ? Marin10.
Le rythme ascendant de la période, les jeux de mots sur l’onomastique (« Marin » / « corsaire » / « trompette marine »), l’emballement du discours et l’euphorie verbale qui en résulte, rappellent la tirade de la calomnie dans Le Barbier de Séville, ou la prose de la « Lettre modérée » et de la préface du Mariage de Figaro. Le dicton provençal qui clôt magistralement la période connaît un succès aussi extravagant qu’époustouflant : Marie-Antoinette l’adopte aussitôt et le répète si souvent qu’il devient un « quolibet de cour11 », tandis qu’une marchande de mode en profite pour mettre au point une nouvelle coiffure, qu’elle appelle un quesaco, « un panache en plumes que les jeunes femmes, les élégantes portent sur le derrière de la tête », que la Comtesse Du Barry, pourtant hostile à Beaumarchais, se plaît à arborer à Versailles. L’anecdote attire l’attention sur le parallélisme que l’on peut établir à partir de la façon dont les mémoires judiciaires et les comédies sont accueillis et font l’objet d’appropriations variées : cet engouement du public pour les Mémoires contre Goëzman est en tous points semblable à la figaromanie qui sévit quelques années plus tard, au moment du Mariage de Figaro.
Les conditions de publication et de diffusion des mémoires et des pièces sont elles aussi comparables : annonces dans la presse, lectures de salon, publication fractionnée et séparée de certains morceaux, comme les vaudevilles et les préfaces (qui sont attendues avec la même impatience que les mémoires judiciaires et les pièces de théâtre) et circulation de toute une littérature périphérique, parodique et satirique (pamphlets, libelles, épigrammes, brochures de tout genre). Enfin, la même censure s’abat sur les factums et les comédies : de même que Le Mariage de Figaro avait été interdit par lettre de cachet, les quatre Mémoires contre Goëzman sont brûlés publiquement dans la cour du Palais de justice, le 5 mars 1774, après que le Parlement a condamné leur auteur à être blâmé.
Présence allusive et thématique des mémoires judiciaires dans les pièces de la trilogie
Les allusions aux affaires judiciaires répondent en grande partie aux attentes des spectateurs du XVIIIe siècle qui ne cachent pas leur goût immodéré pour ce que l’on appelle alors les applications, qui sont de deux types : les premières, inoffensives, lorsque le public saisit un mot qui a trait aux qualités des acteurs pour leur faire un compliment12, et les secondes, plus insolentes, « celles qui font allusion à quelques évènements politiques, ou à quelques Personnages célèbres, auxquels le Public applique certains passages de telle ou telle Pièce qui paraissent lui convenir13 ». Dans ces conditions, les références aux mémoires judiciaires entrent pour beaucoup dans le succès des pièces car elles obéissent non seulement à une intention polémique et vindicative, Beaumarchais voulant régler ses comptes avec les parties adverses sur un terrain qui est lui est familier – l’esprit, mais aussi à une logique mercantile : la pratique de l’allusion relève à bien des égards du racolage puisqu’il s’agit d’attirer et de satisfaire un public que l’on sait friand de sous-entendus scandaleux.
Lorsqu’en 1775 le public se déplace en foule à la Comédie-Française pour voir Le Barbier de Séville, il espère bien pouvoir faire des applications au procès de Beaumarchais qui, depuis de longs mois, défraie la chronique. Or, si Le Barbier de Séville est d’abord interdit par les autorités, la veille de la date fixée pour sa première représentation et deux jours après la sortie du quatrième volet14, tant attendu, des Mémoires contre Goëzman, c’est moins à cause du procès en lui-même qu’à cause des multiples allusions et traits de satire dont le dramaturge a truffé la version en cinq actes de sa comédie, sacrifiant parfois au bon goût. D’après la presse, le lieutenant de police Sartine aurait coupé court aux plaintes de Beaumarchais en répondant que « c’étoit à cause des circonstances : à quoi le Sr. Caron a répliqué que c’étoient ces mêmes circonstances qui le déterminoient à la faire jouer ; que ses ennemis ayant répandu le bruit qu’il y tournoit la Magistrature en ridicule, il avoit le plus grand intérêt à se disculper15 ». Les autorités craignent donc que la pièce ne fourmille d’allusions au procès, ce qui était effectivement le cas de la version du Barbier représentée lors de la première (la tirade du Goddam a d’ailleurs été rédigée pour la version longue du Barbier de Séville, avant d’être remaniée puis transférée au Mariage de Figaro). La version que l’on connaît, en quatre actes, en conserve néanmoins un certain nombre, comme cette réplique du Comte : « Tu jures ! Sais-tu qu’on n’a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges16 ? », ou encore cette pique à l’encontre de Marin, dont le nom sert à forger un plaisant néologisme dans l’énumération de Figaro qui raille tous les plumitifs sans le sou, « tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins, les Envieux, les Feuillistes, les Libraires, les Censeurs17 [...] » qui ennuient les auteurs.
La comédie étant le lieu privilégié de la satire, ces allusions s’insèrent presque naturellement dans Le Barbier et dans Le Mariage. Pour autant, Beaumarchais ne se prive pas de glisser des références quasi transparentes à l’affaire Kornmann dans La Mère coupable : de même que, dans Le Mariage de Figaro, le magistrat Brid’oison fait songer au conseiller Goëzman, le nom « Goëzman » étant déformé en « Don Gusman Brid’oison », de même l’avocat Bergasse inspire fortement le personnage de Bégearss, dont le nom est l’anagramme de Bergasse. De tels jeux de mots s’apparentent à la pratique des clés, très répandue dans les genres polémiques et satiriques et surtout très utile pour apaiser une censure qui tolère mal les attaques ad hominem, bien que personne ne soit dupe du procédé.
Mais l’analogie entre Bergasse et Bégearss se construit principalement autour du personnage de Tartuffe. Déjà dans les mémoires rédigés contre Kornmann, Beaumarchais comparait l’avocat au traître de la pièce de Molière :
Toutes les fois qu’un sot veut, dit-on, se faire méchant, il faut qu’il rencontre un méchant qui, de son côté cherche un sot, et comme c’est en tout pays chose facile à rencontrer, on juge bien que la liaison entre Bergasse et Kornman a pris comme un vrai feu de paille au premier moment de contact. Quand cet Orgon eut flairé ce Tartufe, posté cafardement auprès non d’un bénitier d’eau lustrale, mais d’un beau baquet magnétique, Orgon l’accueille, il le recueille, lui donne gîte en sa maison, le fait précepteur de ses enfants18 […].
Dans La Mère coupable, Tartuffe-Bégearss agit selon des procédés comparables à ceux de son homologue Bergasse, ne repoussant ni la calomnie ni la diffamation de sorte que, lorsqu’il est finalement démasqué, il menace le Comte Almaviva de le dénoncer au roi d’Espagne comme sympathisant de la Révolution française et de dévoiler ses mœurs scandaleuses à « l’univers tout entier », écho à la phrase assassine que Bergasse lance à Beaumarchais dans l’un de ses mémoires : « Je sais ta vie tout entière ; elle est exécrable ta vie19 ! ». Figaro, imperturbable, rétorque : « Qu’il fasse des libelles, dernière ressource des lâches20 ». Le public contemporain y voyait sans nul doute une allusion à la « littérature » de Bergasse.
Les échos aux mémoires judiciaires sont également perceptibles à travers les thèmes abordés dans les pièces, qu’il s’agisse de la satire de la justice, saillante dans le troisième acte du Mariage de Figaro, et plus précisément du problème de la vénalité des charges, soulevé par la réforme du chancelier Maupeou et tourné en dérision à la scène 1221, ou encore de la question de l’adultère et du divorce, centrale dans l’affaire Kornmann, et qui trouve une résonance forte dans La Mère coupable, alors même que la première représentation du drame précède de quelques mois la loi sur le divorce, adoptée par la toute jeune République le 20 septembre 1792. Le divorce était toutefois préparé par la constitution de 1791 dont l’article 7 sécularise le mariage : « La loi ne considère plus le mariage que comme un contrat civil ». Or si l’adultère paraît si condamnable aux yeux de Bergasse, dont les factums accablent impitoyablement Catherine Kornmann, c’est justement parce qu’il est assimilé à une rupture de contrat. Bergasse préfère alors recommander le divorce, suivi d’un remariage, cela s’entend, afin de restaurer l’ordre naturel et social que la faute de l’épouse a momentanément bouleversé22.
Dans La Mère coupable, Beaumarchais examine le problème de l’adultère sous l’angle de l’égalité entre homme et femme. C’est Bégearss qui chante les louanges du divorce et se réjouit des « nouvelles et merveilleuses lois françaises23 » (Bergasse parlait du divorce comme d’une « institution salutaire ») qui vont lui permettre de mettre la main sur la fortune du Comte en épousant Florestine. Ce n’est pas la position du Comte, bien que ce dernier songe très sérieusement à divorcer, au début de la pièce, en tenant un discours à la fois conservateur et pragmatique sur l’adultère féminin dans la tirade de la scène 2 de l’acte II : il y justifie l’inégalité entre homme et femme par les conséquences de l’adultère, à savoir les naissances illégitimes, qui posent un double problème moral et économique (le fils bâtard Léon doit être déshérité). Cependant, le revirement final du Comte, qui pardonne en reconnaissant ses préjugés, pose une équivalence entre la faute du mari et celle de la femme, reconnues comme étant de même nature.
Mémoires judiciaires et écriture comique
Plus évidentes encore, quoique plus subtiles, sont les similitudes, très tôt remarquées, entre le style des comédies et celui des mémoires judiciaires, et en particulier celui des Mémoires contre Goëzman, jugés supérieurs aux différents écrits produits lors de l’affaire Kornmann. Non seulement l’écriture de ces factums est puissamment théâtrale, par son recours généreux au discours rapporté ou par sa caractérisation comique des protagonistes de l’affaire, mais c’est encore l’esprit qui y règne en maître, cet esprit vif et alerte qui s’épanouit dans le plaisir des bons mots, des reparties spirituelles, des proverbes, des devises, de toutes ces formules frappantes et éclatantes qui deviennent très vite la signature de Beaumarchais. Cependant, la théâtralité des mémoires reposent plus fondamentalement sur une posture énonciative proprement théâtrale24 : avant ses juges, c’est au public que Beaumarchais s’adresse.
Ces appels directs au public sont un trait récurrent des factums et des textes préfaciels des pièces de la trilogie, dont le registre polémique favorise le recours incessant et provocateur à une figure idéalisée du public que Beaumarchais promeut, contre les critiques, comme la seule instance de jugement qui soit légitime, et qu’il décrit à grand renfort de métaphores judiciaires. La « Lettre modérée » regorge de ce « style de palais » par le biais duquel Beaumarchais compare son combat contre les critiques à celui qu’il a mené au cours de son procès (les spectateurs y sont désignés systématiquement comme les « juges » de l’oeuvre que le dramaturge leur soumet en sollicitant leur « partialité » ; beaucoup d’expressions rappellent également ses procès, comme « gagn[er] [s]a cause à l’audience »).
Plus largement, cette posture énonciative singulière renvoie à ce que Violaine Géraud propose d’appeler un archiethos spirituel, que l’auteur partagerait avec tous ses personnages, en particulier Figaro25. Ce souci que l’auteur a de faire entendre sa voix et de se mettre en scène est sans doute ce qui unit au plus près les mémoires judiciaires et les pièces de la trilogie. Par exemple, il a l’audace de se citer lui-même, pour le plus grand plaisir du spectateur, dans Le Mariage de Figaro (acte V, scène 8) : le fameux dicton provençal quesaco se retrouve dans la bouche de Figaro lorsque celui-ci reçoit un soufflet de la part de Suzanne : « Et ques-à-co ? de par le diable ! est-ce ici la journée des tapes ? ». Ces effets de brouillage et de polyphonie énonciative entretiennent ainsi une certaine confusion, sinon une certaine proximité, entre l’auteur et son personnage.
À Figaro, Beaumarchais ne prête pas seulement sa voix et ses accents, il le place encore dans des situations comparables à celles qu’il a lui-même vécues : comme son personnage, il est donné perdant dans son procès contre La Blache, et quoi qu’il fasse, le juge est prévenu contre lui. De même, quand Figaro détaille plaisamment ses aventures, les différents métiers qu’il a exercés avant de s’établir comme barbier et ses ennuis avec la censure, à la scène 2 de l’acte I du Barbier de Séville, un journaliste présent dans la salle de la Comédie-Française note que « ce morceau débité avec véhémence par le sieur Préville, a fait d’autant plus de plaisir, que le Public y a saisi différentes allusions à plusieurs traits de la vie de M. de Beaumarchais26 ».
En somme, on peut dire de Figaro qu’il représente Beaumarchais, en ce que, d’une part, il vaut pour Beaumarchais, selon une sorte de convention, comme si, depuis les mémoires judiciaires, il y avait un contrat implicite entre le public et le dramaturge, qui engagerait ce dernier à évoquer, toujours de manière allusive, sa vie dans son théâtre, et d’autre part, il est comme Beaumarchais car il lui ressemble ; l’auteur lui prête son caractère, son humeur, ses habitudes. Dans les Mémoires contre Goëzman, Beaumarchais déclare être un « homme constamment gai ; […] enclin à la raillerie, mais sans amertume […] actif quand il est aiguillonné, paresseux et stagnant après l’orage, insouciant dans le bonheur27 ». Or Marceline use presque des mêmes termes dans le portrait qu’elle brosse de celui qu’elle brûle d’épouser : il n’est, dit-elle, « jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux! Généreux28 ! » Éloge qui annonce l’autoportrait du monologue du cinquième acte dans lequel Figaro se présente comme « un jeune homme ardent au plaisir […] ; ambitieux par vanité, mais paresseux...avec délices29 ! » Les échos aux textes judiciaires et aux procès de Beaumarchais facilitent donc l’identification du dramaturge avec son personnage tout en mettant en évidence le brouillage systématique entre fiction et réalité qui sous-tend les pièces de la trilogie.
Un théâtre de la connivence
La mise en relation programmée – voulue par l’auteur et attendue par le public – entre mémoires judiciaires et trilogie s’adosse à une dramaturgie singulière dont le fonctionnement allusif requiert un type de réception spécifique qui exige du spectateur un rôle actif dans le déchiffrement du sens puisqu’il est placé dans un état d’alerte permanent, constamment invité à réduire l’écart entre l’intention et la parole. S’instaure par là une irrésistible connivence entre la scène et la salle qui fait partie intégrante du mécanisme mis en place par Beaumarchais. Aussi la présence, sur le mode allusif, des mémoires judiciaires participe-t-elle à l’avènement d’un théâtre tourné vers l’actualité : à l’instar des mondains des salons, les spectateurs de Beaumarchais s’avèrent « particulièrement sensible[s] au temps court de l’événement politique30 » et recherchent le plaisir de la reconnaissance que leur offrent les multiples références aux procès.
Ce partage culturel avec le public semble définir un théâtre indissociablement lié aux enjeux historiques de son élaboration, et nécessitant, peut-être davantage que d’autres œuvres dramatiques, un travail additionnel de contextualisation de la part du spectateur ou du lecteur contemporain. Mais il est une tout autre manière d’envisager ce fonctionnement en estimant que le jeu allusif, qui n’a assurément pas pour unique fonction de divertir le public, pas plus que de répondre à ses attentes impérieuses, est, du moins en partie, à l’origine de l’incroyable plasticité et de la « dangereuse souplesse31 » du théâtre de Beaumarchais. Ce système de correspondances entre les mémoires judiciaires et les pièces de la trilogie n’appelle pas simplement une lecture référentielle étroite et contraignante, il fonde aussi une dramaturgie nouvelle qui place en son centre les personnages, en les dotant d’une consistance biographique et autobiographique qui leur octroie une existence autonome, capable de s’épanouir indépendamment des pièces elles-mêmes, ce dont les continuateurs de Beaumarchais n’ont pas manqué de s’apercevoir.
Notes
Violaine Géraud estime que la célébrité des mémoires judiciaires de Beaumarchais, qu’il intitule justement « mémoires » et non « factums », a contribué à évincer ce dernier terme, devenu obsolète. Voir « Mémoires contre Goëzman : de la tradition du factum à la scénographie théâtrale », Revue d’histoire littéraire de la France, 2000, n°4, p. 1109.
Gudin avait inclus ces factums dans l’édition complète des œuvres de son ami en 1809. Voir les Œuvres complètes de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Paris, L. Collin, 1809, t. 4
Mémoires de Beaumarchais dans l’Affaire Goezman, Paris, Garnier frères, 1878, p. I.
D’une manière significative, l’’édition Garnier de 1878 le cite en guise de préface.
Ibid., p. VIII.
Ibid., p. XIV.
Voltaire, Lettre la du 6 janvier 1773 à Alexandre-Marie-François de Paule de Dompierre d’Hornoy, Correspondance, Gallimard, 1987, XI, p. 578.
Beaumarchais est impliqué dans un procès contre l’héritier du riche financier Pâris-Duverney qui l’avait aidé à bâtir sa fortune. Mais le juge Goëzman est prévenu contre lui ; il décide donc de lui verser des pots de vin, pratique extrêmement courante, que la réforme Maupeou voulait voir disparaître. Beaumarchais perd son procès, réclame à hauts cris une somme que le conseiller Goëzman, ou plutôt son épouse, ne lui a pas rendue, obligeant par là le magistrat à déposer une plainte contre lui.
6000 exemplaires du dernier mémoire courent ainsi dans Paris moins d’une semaine après sa parution
Mémoires de Beaumarchais dans l’Affaire Goezman, op.cit., p. 348.
Voir les Mémoires secrets (Londres, chez John Adamson, 1784, t. 7, p. 149) : « Ce dicton provençal, qui veut dire qu’est-ce que cela, a plu si fort à madame la Dauphine, lorsqu’elle a lu ce Mémoire, qu’elle l’a adopté, le répète souvent, et qu’il est devenu un quolibet de cour. Une marchande de mode a imaginé de profiter de la circonstance, elle a inventé une coiffure, qu’elle a appelée un quesaco : c’est un panache en plumes que les jeunes femmes, les élégantes portent sur le derrière de la tête, et qui ayant été goûté par les princesses et surtout par madame la Comtesse Du Barry, acquiert une faveur singulière, et perpétue l’opprobre de Marin, baffoué jusqu’aux toilettes ».
Lorsque, par exemple, ans Le Mariage de Figaro, le Comte s’adresse à son épouse après la scène éprouvante du cabinet, au second acte, en lui disant : « Madame, vous jouez fort bien la Comédie », et que le public applaudit avec transport Mlle Saint-Val, remarquable dans le rôle de la Comtesse. Voir Le Censeur dramatique, ou Journal des principaux théâtres de Paris, Paris, au bureau du Censeur dramatique et chez Desenne, Petit, Bailly, 1798, t. 3, p. 306-307.
Ibid.
Le Barbier de Séville a été autorisé par la police le 5 février 1774, et annoncé pour le 12, mais le 10 février paraît le quatrième volet des Mémoires contre Goëzman, tant attendu. La pièce est alors interdite « par ordres supérieurs » la veille de la date fixée pour la première représentation.
Voir Maurice Lever, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Paris, Fayard, 1999, t. 1, p. 435.
Le Barbier de Séville, I, 2.
Ibid.
Beaumarchais, Mémoires, Paris, Librairie de la bibliothèque nationale, 1895, t. 5, p. 27.
La phrase devient vite célèbre et Mercier la cite notamment dans son Tableau de Paris (Mercure de France, Paris, 1994, p. 1151-1152).
La Mère coupable, V, 8.
À Marceline qui s’étonne de ce que ce soit Brid’oison qui juge l’affaire, le magistrat rétorque : « Est-ce que j’ai a-acheté ma charge pour autre chose ? », ce qui fait soupirer Marceline : « C’est un grand abus que de les vendre ». Et Brid’oison de rebondir : « Oui, l’on-on ferait mieux de nous les donner pour rien »
Sur toutes ces questions, voir mon article, « La femme adultère au tribunal de l’opinion. L’affaire Kornmann : Genre et culture politique à la veille de la Révolution », à paraître dans la Revue Dix-huitième siècle (n°48, année 2016).
La Mère coupable, I, 4.
Voir Violaine Géraud, « Mémoires contre Goëzman : de la tradition du factum à la scénographie théâtrale », art. cité, p. 1106.
Voir Violaine Géraud, Beaumarchais, l’aventure d’une écriture, Paris, Champion, 1999, p. 141.
Correspondance secrète, politique et littéraire, Londres, chez John Adamson, 1787, année 1775, t. 1, p. 207-208.
Mémoires de Beaumarchais dans l’Affaire Goezman, op.cit., p. 120-121.
Le Mariage de Figaro, I, 4.
Le Mariage de Figaro, I, 3.
Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 358.
Jacques Scherer emploie cette expression à propos des personnages de Beaumarchais. Voir La Dramaturgie de Beaumarchais, [1954] Paris, Nizet, 1980, p. 135.
Table des matières
1. Le Goût des lettres
La fête galante de l’empereur Conrad : étude littéraire des v. 138-558 du Roman de la Rose de Jean Renart
Sagesse et folie dans les Pensées de Pascal
À propos du sonnet 15 des Amours. La poétique de l’imitation : vitesse et « entrelecture »
La musique dans la trilogie de Beaumarchais
Des mémoires judiciaires à la trilogie de Beaumarchais : « il y a de l’écho ici ! »
Esquisse d’un programme scriptural : la préface de La Fortune des Rougon
« L’homme est la mesure des choses » : « inspirations méditerranéennes » de l’essai ?
Le roman expérimental : De Thérèse Raquin à La Fortune des Rougon
La poétique de l’oblique dans le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart
Le goût des lettres à l’épreuve de l’enseignement
Le sujet lyrique dans Les Amours
2. Dissidence, déviance, décentrement
John Donne satiriste : un dissident face à un monde décentré
Eikon Basilike ou décentrer pour préserver
Du Parlement de Paris au Parlement d’Aix : Beaumarchais et l’usage du factum dans l’affaire La Blache (1772-1778)
Décentrement identitaire et social chez Marie Guyard de l’Incarnation : images de l’espace intérieur et extérieur
La dissidence morale et philosophique dans La Tragédie de l’athée de Cyril Tourneur
« Voir de bon biais » dans les romances de William Shakespeare : la métaphore comme figure de déviance