La question du je lyrique dans les Amours doit être abordée1 :
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du point de vue des catégories linguistiques d’analyse de l’énonciation, telles que les a définies E. Benvéniste (« L’énonciation est la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation », elle est « l’acte de produire un énoncé. Cet acte est le fait du locuteur qui mobilise la langue pour son compte2 »). Il distingue à partir de là discours et récit par les temps, pronoms et déictiques : présent, je et tu, déterminants et indications de lieu et de temps renvoyant à la situation d’énonciation, ici et maintenant.
Cependant le texte des Amours se définit comme un discours lyrique qui oscille entre récit et discours à la première personne, entre récit des aventures d’un je passé et discours adressé par un je actuel à un tu actuel avec des effets d’actualisation de discours antérieurs, car la question doit aussi être abordée, dans ce contexte propre à la poésie humaniste qui est celui des Amours, du point de vue des modèles,
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dans la lignée de Pétrarque, qui serait le premier je moderne, exprimant ses émotions, les projetant dans un paysage état d’âme. Le récent livre d’Ulrich Langer, Lyric in the Renaissance: From Petrarch to Montaigne3 insiste sur la différence entre le pathétique lyrique et le pathétique rhétorique, entre l’orateur qui utilise le pathos comme un outil pour influer sur son auditoire, et le poète lyrique qui exprime une émotion singulière (pas nécessairement autobiographique) et émeut par là (op.cit., p. 28), qui émeut par un effet de « singularité ».
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enfin ce je ronsardien inspiré de Pétrarque correspondrait à un des premiers « je » modernes car il serait réflexif et représenterait un je moins amant que poète en tout cas où le poète est toujours présent4.
Cette pluralité d’approches permet de décrire la complexité de l’énonciation lyrique qui joue sur plusieurs registres, plusieurs postures énonciatives : ainsi dans le sonnet 14, par exemple, le discours adressé par un je au tu passe par la citation d’une chanson de Marot :
Je vi tes yeus desous telle planette,
Qu’autre plaisir ne me peut contenter,
Si non le jour, sinon la nuit, chanter,
Allege moi douce plaisan’ brunette5.
et revient du discours à Cassandre au discours à la Liberté (« O liberté combien je te regrette! »), puis au récit :
L’an est passé, le vintuniesme jour
Du mois d’Avril, que je vins au sejour , etc.
Cette pluralité des postures d’énonciation, ces effets de dédoublement caractérisent l’énonciation lyrique, particulièrement dans un discours « palimpseste » comme celui de la poésie humaniste qui pratique l’invention comme imitation et qui résonne toujours d’autres voix6.
C’est ce mouvement de multiplication des postures d’énonciation à partir du modèle de base du discours adressé dans un ici et maintenant actuel et biographique par le je amant au tu de la dame aimée que nous analyserons ici pour en comprendre l’usage et les enjeux proprement ronsardiens.
I. Énonciation lyrique et pragmatique du discours
Un discours du je impliqué dans une situation d’énonciation
… par des indices de discours : « Les déictiques sont des unités linguistiques dont le sens implique obligatoirement un renvoi à la situation d’énonciation pour trouver le référent visé. » (Kleiber, L’information grammaticale 30 , 1986, p. 12) : les indices personnels, les indices de temps et de lieu, les démonstratifs. Les déictiques du sonnet 6 semblent ainsi renvoyer à la situation actuelle, à l’hic et nunc de la situation d’énonciation, ici du discours adressé à la dame présente sous les yeux de l’amant-poète :
Ces liens d’or, cette bouche vermeille,
Pleine de lis, de roses, & d’oeuillets,
Et ces couraus chastement vermeillets,
Et cette joüe a l’Aurore pareille.
Ces mains, ce col, ce front, & cette oreille,
Et de ce sein les boutons verdelets,
Et de ces yeus les astres jumelets,
Qui font trembler les ames de merveille :
Il en va de même de l’apostrophe à la ville de Blois du S. 133 ou à la forêt de Gastine et au fleuve du Loir du S.160, comme du décor où il représente au présent l’aimée au sonnet 117 :
Ce petit chien, qui ma maitresse suit,
Et qui jappant ne reconoit personne,
Et cet oiseau, qui mes plaintes resonne,
Au mois d’Avril soupirant toute nuit :
Et cette pierre, où quand le chaut s’enfuit
Seule aparsoi pensive s’arraisonne,
Et ce Jardin, où son pouce moissonne,
Tous les Tresors que Zephyre produit…
Ou 159 :
Voici le bois, que ma sainte Angelette
Sus le printans anime de son chant,
Voici les fleurs que son pie va marchant7
Ce discours du je est également marqué par une grande variété de modalités énonciatives, qui vont des phrases déclaratives (S. 4 : « je ne suis point… mais bien je suis » ) aux phrases interrogatives (S. 7, 31, 56 etc.) ou injonctives (S. 8, S. 30 au songe…) qui expriment autant d’actes de langages. Le texte se caractérise en effet également par une grande variété pragmatique des différents discours qu’il met en œuvre : plainte (S. 34 « Las, je me plain » en anaphore.. . ), demande S. 40, prière, S. 81 : « Alme Soleil… Monte à cheval et galope… » S. 138 : « Accablés, Dieu d’une juste tempeste… », vœu (Sonnet initial), souhait, S. 16 : « je veux… », S. 20, « je voudrais bien… », regret (S. 136 : « Ah quelle Parque a filé mon destin ! »).
Mais l’énonciation lyrique se caractérise autant par le tu que par le je, et peut-être avant tout dans ces Amours par une dynamique particulière de destination.
Le « je » et les « tu »
Ce mouvement de l’un vers l’autre définit le processus lyrique, d’abord dans les poèmes adressés à la dame, des adresses directes8 aux apostrophes aux synecdoques de la dame9. Mais aussi dans les adresses à soi-même, et aux synecdoques du moi (langueur S. 46 , ennui S. 78, etc.) ou à la nature :
Antres & prés, & vous foréts, à l’heure,
Je vous suppli, ne me dedaignés pas,
Ains donnés moi, sous l’ombre de vos bras,
Quelque repos de paisible demeure… (S. 63)
Ciel, aer, & vens, plains, & mons decouvers,
Tertres fourchus, & forets verdoïantes,
Rivages tors, & sources ondoïantes,
Taillis rasés, & vous bocages vers,
Antres moussus a demifront ouvers,
Prés, boutons, fleurs, & herbes rousoiantes,
Coutaus vineus, & plages blondoiantes
Gâtine, Loir, & vous mes tristes vers (S. 67)
Exemplaire est ce poème où l’adresse aux éléments de la nature, dans une énumération qui mime la dissémination de la voix, est aussi adresse à ses vers, soulignant cette expansion d’une subjectivité par le moyen même du discours poétique qui caractérise la poésie lyrique de modèle pétrarquien mais particulièrement la poésie ronsardienne10. Le discours du je dans Les Amours est un discours adressé, dispersé, disséminé, marqué par la multiplication des destinataires. Les poèmes adressés alternent ainsi avec le soliloque, non sans porosité entre les deux catégories, dans un mouvement qui constitue le recueil lyrique, définit sa dynamique propre. Mais un autre trait, indissociable, caractérise le recueil, celui de la projection du sujet lyrique, du je et du tu, dans une série d’instances fictives.
II. Énonciation lyrique et multiplication des plans et des postures énonciatives
Fiction/ diction
Le recueil des Amours de Ronsard se caractérise par la multiplication des figurations du je et du tu : au point qu’on pourrait y voir le moteur même du recueil lyrique. Le recueil ne raconte pas une histoire, à la différence du Canzoniere (dans la version de Velutello ou Phileul11), ne comporte pas d’évolution narrative, ni même comme L’Olive de 1550, de mouvement de dépassement final. Un principe de variation énonciative caractériserait ce recueil d’Amours, fonderait sa dynamique propre.
La série des premiers sonnets (que nous prendrons ici comme base de la démonstration d’ensemble) impose d’emblée une série de changements des rôles du je, de la première adresse à la dame du sonnet 4, qui, en l’incarnant en Cassandre troyenne, détermine une série d’incarnations fictives successives du je, refusées puis revendiquées :
Je ne suis point, ma Guerriere Cassandre,
Ne Myrmidon, ne Dolope soudart,
Ne cet Archer […]
Mais bien je suis ce Corébe insensé
aux sonnets 8 (« Moy donc rocher… ») et 12 (« Un Promethée en passions je suis ») jusqu’au sonnet 19 où la Cassandre troyenne s’adresse en une prosopopée au tu du poète (« Tu seras fait d’un vulgaire la fable »), sonnet auquel répond le je du poète-amant de cette Cassandre troyenne du sonnet 33 (« D’un abusé je ne seroi la fable… »). L’ensemble suppose la convocation de plusieurs contextes de références, et de plusieurs incarnations du je.
Une grande partie de la dynamique du texte repose sur ces changements de figurations-incarnations, et sur des comparaisons et des mises en parallèle. Ainsi des sonnets 27 (« Je suis semblable à la Prestresse folle ») et 36 (« Ainsi que moi, Phebus, tu lamentois »12) ou de la mise en parallèle des situations d’énonciation présente et passée notamment dans les tercets, de la pointe du sonnet 4 à celle du sonnet 79, longue adresse énumérative du je amant à la Cassandre troyenne qui s’achève sur une mise en parallèle argument a minore13 :
A ton frere Pâris tu sembles en beauté,
A ta soeur Polyxene en chaste conscience […]
Neptune n’assit onc une pierre si dure
Dans tes murs, que tu es, pour qui la mort j’endure :
Ni des Grecs outragés l’exercite vainqueur
N’emplit tant Ilion de feus, de cris, & d’armes,
De soupirs, & de pleurs, que tu combles mon cœur
De brasiers, & de morts, de sanglos, & de larmes.
Comme la chanson 99 :
Ainsi pour ne croire pas,
Quand tu m’as
Predit ma peine future :
Et que je n’aurois-en don,
Pour guerdon
De t’aimer, que la mort dure :
Un grand brasier sans repos,
Et mes os,
Et mes nerfs, & mon cœur brûle :
Et pour t’amour j’ai receu
Plus de feu,
Que ne fit Troie incredule.
Chaque nouvelle adresse déplace et intensifie l’expression subjective, et chaque nouvelle incarnation suppose à la fois énonciation et représentation, représentation par l’énonciation, par excellence dans le cas de la prosopopée du sonnet 153 qui reprend et développe le sonnet 152, de la comparaison à Narcisse (« un vrai Narcisse en misere je suis ») au discours de Narcisse (« Que lachement vous me trompés mes yeus… »), discours d’un je dont on ne comprend qu’in fine (v. 12 : « Ainsi pleuroit l’amoureus Cephiside ») qu’il s’agit d’une délégation de parole. La prosopopée, qu’il s’agisse de celle de Cassandre ou de celle de Narcisse, incarne ainsi de manière exacerbée cette postulation du recueil lyrique à basculer du discours au récit, et du récit au discours, et par là même d’une situation d’énonciation à une autre.
Brouillage des frontières entre diction et fiction, récit et discours
Le brouillage des déictiques14 marque bien cette postulation du recueil à brouiller les frontières entre discours et récit. Les démonstratifs du sonnet 6 correspondent tout aussi bien à un ille laudatif latin et le présent de la situation d’énonciation y cède bientôt le pas au passé du récit. De même le premier tercet du sonnet 117 allégué plus haut revient du présent au passé, d’un déictique qui renvoie à la situation d’énonciation à un autre statut du déterminant, cataphorique, puis à un autre type de déterminant et, comme dans le sonnet 159, à une image de la dame passée et intériorisée15 :
[…] Et cette dance, où la fleche cruelle
M’outreperça, & la saison nouvelle,
Qui tous les ans rafraichit mes douleurs,
Et son oeillade, & sa parole sainte
Et dans le coeur sa grace que j’ai peinte …
Dans le sonnet 4 déjà cité en exemple, puisque la scène est transposée à Troie, les déterminants présentent la particularité d’être tour à tour ou à la fois cataphorique et déictiques (« il parle à elle tout ainsi que s’il parloit à cette autre qui, comme je l’ai dit, fut fille à Priam »16) de renvoyer tour à tour aux fragments de récits ici insérés au passé (« occit ton frer et mit ta ville… ») et au discours direct au présent (de « Je ne suis point… » à « tu ne vois au pié de ton rempart »). De même dans l’ensemble du sonnet 153 du Narcisse, le je renvoie (du moins dans le premier temps de la lecture) à la fois au je hic et nunc de l’amant et à celui du Narcisse du mythe ovidien, dans une reprise et une variation sur les paroles que lui prête Ovide dans les Métamorphoses. Le palimpseste intertextuel accentue en effet cet étagement des plans d’énonciation. Muret analyse ainsi le deuxième quatrain du sonnet 4 comme une reprise du discours de Didon au livre IV de l’Énéide (v. 425 et s. où Didon, envoyant sa sœur Anna supplier Énée, ouvre son discours par ces mots17) dont il cite ces deux premiers vers :
En ma faveur.) C’est une imitation de ce que dit Didon à Énée au quatrième de l’Énéide.
Non ego cum Danais Troianam excindere gentem
Aulide iuraui, classemue ad Pergama misi18.
L’ensemble des apostrophes à des personnages mythiques ou à des personnifications (Songe, Démons, Apollon, Vénus, Lune, Hercule ou Muses, etc. S. 29, 30, 31, 36, 81, 118, 126, 138, 145, 146, 166, etc.) place de manière plus générale le sujet lyrique aux frontières de la fiction. De même l’emploi des modalités de l’irréel et la pragmatique du souhait, du vœu placent le discours du je à la frontière de la fiction en même temps que le discours à la frontière du récit, comme le marque aux sonnets 13 ou 20 le glissement final aux verbes d’action et à la narration :
Le plus cruel me seroit le plus dous,
Si j’esperois apres un long espace,
Venir vers moi l’Hercule de ta grace,
Pour delacer le moindre de mes nous
Or ces phénomènes de dédoublement des plans du discours et du récit ont pour base le dédoublement du sujet lyrique caractéristique de la poésie pétrarquienne.
III. Vocation lyrique et expansion du je
Dédoublements
Le premier sonnet des Rime de Pétrarque met en scène deux « je », un je éthique présent revenu de ses erreurs passées et portant un regard moral et critique sur le je pathétique passé, soumis à ses passions. Ce dédoublement du je éthique et du je pathétique a été notamment bien analysé par Jean Lecointe dans l’Idéal et la Différence19 à la lumière du Secretum et du dialogue entre Augustin et Pétrarque sur le nécessaire dépassement des vanités et séductions du monde. Ronsard ne reprend pas l’opposition du je éthique et du je pathétique, le texte n’est pas écrit sur une longue période de trente et une années mais fondé au contraire sur une actualisation et un resserrement temporel, le je qui écrit est le je amant et passionné, le je toujours amoureux d’une Cassandre toujours vive et belle et émouvante.
Le processus de dédoublement qui implique la projection du je en une série d’instances mythiques ou romanesques vise donc moins en général dans Les Amours à introduire une distance entre représentation pathétique et jugement éthique20 qu’à intensifier l’expression pathétique. Ce dédoublement du je en une persona fictionnelle passe souvent par la même formule attributive ou comparative : qui permet de mettre en parallèle, de poser côte à côte. Tout le sonnet 4 se développe sur cette déclinaison des instances refusées et choisies : « je ne suis pas », « mais bien je suis ». Comme le sonnet 20 à l’irréel d’un Jupiter conquérant ou d’un Narcisse heureux. Le dédoublement, au lieu de reposer sur la distance du passé au présent, actualise l’étrangement (S. 8 « etrangement m’empierre en un rocher ») qui révèle la vraie nature, le sens par exemple d’un prénom d’amant-poète (Pierre21) révélé par l’amour. Les présents et les formulations à chaque fois déplacent et actualisent à la fois : « Mais bien je suis ce Chorèbe », « Un vray Narcisse, etc. » Le démonstratif, « ce Corèbe », l’indéfini, « un Prométhée », « un Narcisse », désignent le dédoublement qui fonde la représentation et marquent en même temps la distance entre le je et ce il.
Le texte poétique joue ainsi sur le parallèle, la différence pour introduire un perpétuel déplacement d’une incarnation à l’autre dans l’économie générale du recueil qui repose en partie sur ce processus de déplacement. L’emploi de l’irréel « Je voudroi bien richement jaunissant… Je voudroi bien en toreau blandissant… je voudroi bien afin d’aiser ma peine/ Estre un Narcisse » S. 20, « Je voudrois estre Ixion ou Tantale » S. 45… ou les phénomènes de mise en parallèle sans fusion (S. 36 « Ainsi que moi, Phebus, tu lamentois… Pour mesme nom… ») dédoublent le je, les lieux (Xanthe et Loir, Ilion et Vandôme), les temporalités (imparfait et présent), moins pour les ennoblir et diviniser, que selon une poétique du pathétique qui fait porter le pathos sur cette scission, cette division, qui passent par les figures de la comparaison, du parallèle qui ne résorbent pas la distance, ou par les figures de la correction (du sonnet 4 au sonnet 100 on retrouve le même mouvement de reduplication de la négation), ou par les phénomènes de reprises d’un sonnet à l’autre. Ainsi de la suite des sonnets 12 et 13. Aucune identification du sujet lyrique à un personnage mythique n’est jamais tout à fait adéquate, et pourtant le sujet se dit au plus intensément dans cet écart, ce déplacement :
J’espere & crain, je me tais & suplie,
Or’ je suis glace, & ores un feu chaut,
J’admire tout, & de rien ne me chaut,
Je me delace, & puis je me relie.
Rien ne me plaist sinon ce qui m’ennuie :
Je suis vaillant, & le coeur me defaut,
J’ai l’espoir bas, j’ai le courage haut,
Je doute Amour, & si je le deffie.
Plus je me pique, & plus je suis retif,
J’aime estre libre, & veus estre captif,
Cent fois je meur, cent fois je pren naissance.
Un Promethée en passions je suis,
Et pour aimer perdant toute puissance,
Ne pouvant rien je fai ce que je puis.
Les trois premières strophes disent les contradictions et l’impossibilité du dire. Le dernier tercet apporte résolution par l’identification qui incarne au présent la tension, la coexistence, que redit le dernier vers, du négatif et du positif. Or à peine posée cette identification est reprise et développée, déplacée dans le sonnet suivant par la correction et le renversement de l’actif au passif, développant le « en passions je suis » dans sa diversité et son pluriel, de la représentation des quatrains (qui fait écho à la fin du S. 5 et la remotive) :
Pour estre en vain tes beaux soleils aimant,
Non pour ravir leur divine etincelle,
Contre le roc de ta rigueur cruelle
Amour m’atache à mille clous d’aimant.
En lieu d’un Aigle, un soin horriblement
Claquant du bec, & siflant de son aele,
Ronge goulu ma poitrine immortelle,
Par un desir qui naist journellement.
au renversement des tercets et au passage de la douleur à la douceur, bien marquée à la rime, que permet à l’irréel l’identification conjointe du je à Prométhée et du tu à Hercule, dans un nouveau déplacement des représentations plus que jamais au service de l’effet pathétique, dans sa diversité :
Mais de cent maus, & de cent que j’endure,
Fiché, cloüé, dessus ta rigueur dure :
Le plus cruel me seroit le plus dous,
Si j’esperois apres un long espace,
Venir vers moi l’Hercule de ta grace,
Pour delacer le moindre de mes nous.
Et l’on retrouve ici les traits épiques du sonnet 4, qu’entretemps le sonnet 8 a transformé en traits du regard méduséen, pour mieux poursuivre ce jeu d’identification sur les deux fils entrecroisés de l’épopée homérico-virgilienne et des métamorphoses ovidiennes, de la dureté à la douceur, du sonnet 4 :
Mais bien je suis ce Corébe insensé,
Qui pour t’amour ai le coeur offensé,
Au sonnet 8 :
Lors que mon oeil pour t’oeillader s’amuse,
Le tien habile à ses traits decocher,
Estrangement m’empierre en un rocher,
Comme au regard d’une horrible Meduse.
Moy donc rocher,…
aux sonnets 12 et 13, au sonnet 16 :
Je veus muer mes deus yeus en fonteine,
Mon coeur en feu, ma teste en un rocher…
Et veux encor de ma pale couleur
Au bords du Loir enfanter une fleur
Qui de mon nom et de mon mal soit peinte…
Jusqu’à la douceur érotique du songe du sonnet 20, « Je voudroi bien […] Estre… » etc. Ce jeu de renversement pathétique est d’emblée programmé par le sonnet 1, et comprend souvent un renversement non seulement du négatif au positif, du malheur au bonheur, mais de la passion à l’action22.
Toute identification subjective à Chorèbe, Prométhée, Ajax, Hyacinthe ou Jupiter est provisoire, partie prenante de ce flux des représentations des effets divers23 de l’amour, dans sa variation et ses renversements.
Dispersion, fluctuation, expression
C’est précisément cette multiplicité des identifications subjectives, ce mouvement de l’une à l’autre qui représente le mouvement de l’émotion amoureuse dans ce tremblement, cette transformation permanente qui la constitue24. Ce jeu de variation identitaire du sujet lyrique mobilise et remotive en effet l’ensemble des modalités énonciatives analysées plus haut, l’ensemble des actes de langage, vœu, regret, prière, etc., introduisant et représentant à l’intérieur des sonnets et d’un sonnet à l’autre ce mouvement fluctuant des passions du sujet. Prime donc une poétique de l’expression du sujet lyrique comme poétique du mouvement, qui passe souvent par un traitement particulier de l’énonciation, qui permet d’exprimer et de communiquer le mouvement de la passion, de dire les « affections », dans leurs retournements, renversements, fluctuations, non seulement d’un sonnet à l’autre mais à l’intérieur du même poème. Ainsi du sonnet 188 où la variation des modalités énonciatives, de l’accumulation de courtes questions à l’injonction, d’une apostrophe à une autre, traduit ces mouvements de la passion :
Quelle langueur ce beau front deshonore ?
Quel voile oscur embrunit ce flambeau ?
Quelle palleur despourpre ce sein beau,
Qui per à per combat avec l’Aurore ?
Dieu medecin, si en toi vit encore
L’antique feu du Thessale arbrisseau,
Las ! pren pitié de ce teint damoiseau,
Et son lis palle en oeillets recolore.
Et toi Barbu fidele gardien
Des Rhagusins, peuple Epidaurien,
Deflame aussi le tison de ma vie :
S’il vit, je vi, s’il meurt, je ne suis riens […].
Le sonnet 57 revient de même d’une série de questions qui portent sur l’« estre » même de ce suejt lyrique pathétique à l’exclamation antithétique « heureux ceux là » jusqu’à l’expression de la plainte et du regret qui s’achève à nouveau en interrogation sur l’ « estre » et en double incarnation mythique, dans la lignée des incarnations des sonnets 12, 13 ou 45 :
Quel dieu malin, quel astre me fit estre,
Et de misere & de tourment si plein ?
Quel destin fit […]
Quelle des Seurs à l’heure de mon estre […]
Heureus ceus là dont la terre a les os,
Heureus ceus là, que la nuict du Chaos
Presse au giron de sa masse brutale :
Sans sentiment leur repos est heureus,
Que suis je, las! moi chetif amoureus,
Pour trop sentir, qu’un Sisyphe ou Tantale ?
Il nous semble que c’est de cette façon que Ronsard porte et imprime sa marque propre et singulière au traitement du sujet lyrique de type pétrarquien : dans le choix des incarnations, dans l’énergie25 singulière qui porte le mouvement de l’une à l’autre, dans un processus énonciatif qui convoque, inclut, implique tout un univers de représentations sur la scène de l’amoureux échange. La marque propre du sujet lyrique des Amours serait ainsi celle d’une voix à la fois singulière et plurielle, de se dire non pas au défaut de toute identification, mais dans l’élan même qui va de l’une à l’autre.
Notes
Nous donnons ici un plan de leçon sur le sujet, qui demanderait prolongements, nuances et approfondissements, non un article en bonne et due forme.
Problèmes de linguistique générale, t . 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 80. Cf. sur ce sujet notamment C. Kerbrat-Orrechioni, L'énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980. Nous nous permettons pour une application de ces notions au corpus poétique du 16e s. et plus largement sur la question du sujet lyrique à la Renaissance de renvoyer à notre ouvrage paru sous ce titre aux PUF en 2000. Voir aussi sur ce sujet l’ouvrage de B. Andersson, L’Invention lyrique. Visages d’auteur, figures du poète et voix lyrique chez Ronsard, Paris, Champion, 2010, p. 270-290.
Cambridge 2015, auquel nous renvoyons sur une bibliographie exhaustive et informée sur le sujet.
Voir l’analyse que propose Antonio Minturno de Pétrarque : « Nel Petrarca due persone intender possiamo : l’una del Poeta, quando egli narra ; e l’altra dell’amante, quando dirizza Madonna Laura il suo dire ». En Pétrarque nous pouvons comprendre deux personnes : celle du poète, quand il raconte, et celle de l’amant, lorsqu’il adresse son discours à Laure. (L’Arte poetica a été composée au milieu du 16e s. et publiée en 1563. Nous citons par commodité l’édition de G. Muzio, Napoli, 1725, p. 179, disponible sur Gallica et traduisons). Sur l’importance de Minturno comme théoricien de la poésie lyrique à la Renaissance voir l’ouvrage de G. Guerrero, Poétique et Poésie lyrique. Essai sur la formation d'un genre, Paris, le Seuil, 2000.
Nous citons dans l’ensemble de cet article l’édition au programme, éd. A. Gendre, Paris, 1993.
Voir A. Tournon, « Palimpsestes, échos et reflets » in Aspects de la poétique ronsardienne, Caen, 1989, p. 27-40, et notre Mnémosyne, Ronsard une poétique de la mémoire, Paris, 1992.
Cf. S. 101 : Ici je plante une plante d’eslite,
4, 7, 8, 13, 14, 24, 25, 33, 40, 47 (Maitresse), 48 (Dame), 52 (ma guerriere), 54 (Dame), 66 (mon tout), 68 (Maistresse), 70, 73 (Dame), 79, 80 (Madame), 84, 94, 95 (mon tout), 96 (Dame), 99, 100, 111, 123, 129, 135, 136, 141, 142, 146, 150, 157, 163, 165, 180, 182, 191, 194, 203, 209, 211, 212, 220.
Voir les différentes adresses des S. 17 (« Œil, main et crin »), 55 : au « parler, front, ris », etc, 69 : à l’œil, 72 : au nombril, 87 : à l’œil, ris, etc., 131 : à l’œil, au sourcil, au front, etc., 201 : à l’ « heureux trait de ces yeux », 207 : au « poil folleton », 215 : à l’œil et à la bouche.
Cf. les mises en abyme de ce mouvement dans les S. 63-64 et la délégation du discours direct à un lecteur qui s’exprime à son tour au discours direct, écrit ou dit.
Voir sur ce point Cécile Alduy, Politique des Amours, Genève, Droz, 2007.
Cf. le S. 116 pour la reprise du parallèle et l’écho du « lamentois » du sonnet 36 dans le « Lamente encor’ » du sonnet 116, parallèle lui-même représenté par l’image de l’attelage du dernier tercet.
Sur ces différents effets qui visent au pathétique, je me permets de renvoyer à l’article co-écrit avec C. Bourquin « Échos virgiliens dans Les Amours », disponible sur fabula.org dans les actes de la journée du 4 décembre 2015, Relire Les Amours de Ronsard. Et sur prosopopées, voix et apostrophes à l’article à paraître sur le site Cornucopia.
B. Andersson parle d’opacité des déictiques, op. cit., p. 284-285, nous préférons ici montrer à quel point Ronsard joue sur une multiplicité de scènes énonciatives, de même que nous préférons insister sur la dynamique de ces déplacements énonciatifs plutôt que de parler de désordre ou de discontinuité ibid. p. 288.
Les tercets du sonnet 159 reviennent de même du présent au passé et des déictiques qui renvoient à la situation d’énonciation à des déterminants qui renvoient à un souvenir intérieur, remémoré, comme le souligne le commentaire de Muret et son emploi du plus-que-parfait : « Voici le bois.) Il rememore les lieus, ausquels il avoit veu sa dame. » Les Amours, leurs commentaires, éd. C. de Buzon et P. Martin, Paris, Didier Erudition, 1999, p. 202.
Édition citée, p. 17.
Nous renvoyons au texte établi par H. Goelzer et traduit par A. Bellessort pour Les Belles Lettres, Paris, 1959.
Édition citée, p. 18-19.
Sur ce dédoublement caractéristique de la poésie pétrarquienne entre un je éthique présent, revenu de ses erreurs passées, et un je pathétique passé, exprimant l’intensité de son amour, voir J. Lecointe, L’idéal et la Différence, Genève, Droz, 1993, p. 392.
Pour les nuances qu’il faudrait apporter à cette affirmations un peu abrupte voir l’article d’E. Buron disponible sur fabula.org dans les actes de la journée du 4 décembre 2015, Relire Les Amours de Ronsard : « Quand l’Amour mesme en tes amours tu forces » : La poétique de l’irrationnel dans Les Amours de Ronsard (1553) ».
Sur cette remotivation du nom propre à l’imitation de Petrarque jouant sur Petrarca/ Petracca, voir F. Rigolot, Poétique et onomastique, Genève, 1977, p. 107.
Voir par exemple les enchaînements de sonnets 44-45, 46-47.
Voir Muret à propos du sonnet 56 : « Ce sonnet tend au mesme argument que le precedent… mais il le diversifie d’une passion plus grande » (éd. citée p. 87).
Cf. Du Bellay dans sa Deffence et Illustration II, 11 : « Pour conclure ce propos, saiches Lecteur, que celuy sera veritablement le Poëte, que je cherche en nostre Langue, qui me fera indigner, apayser, ejouyr, douloir, aymer, hayr, admirer, etonner, bref, qui tiendra la bride de mes Affections, me tournant ça, et là à son plaisir. Voyla la vraye pierre de Touche, où il fault que tu epreuves tous Poëmes, et en toutes Langues ». Nous citons l’édition de J.-C. Monferran, Genève, Droz, 2001, p. 170.
Sur cette notion aristolélicienne et le lien entre énergie et enargeia chez Ronsard, voir les mises au point de C. Trotot dans l’Atlande paru pour ce concours.
Table des matières
1. Le Goût des lettres
La fête galante de l’empereur Conrad : étude littéraire des v. 138-558 du Roman de la Rose de Jean Renart
Sagesse et folie dans les Pensées de Pascal
À propos du sonnet 15 des Amours. La poétique de l’imitation : vitesse et « entrelecture »
La musique dans la trilogie de Beaumarchais
Des mémoires judiciaires à la trilogie de Beaumarchais : « il y a de l’écho ici ! »
Esquisse d’un programme scriptural : la préface de La Fortune des Rougon
« L’homme est la mesure des choses » : « inspirations méditerranéennes » de l’essai ?
Le roman expérimental : De Thérèse Raquin à La Fortune des Rougon
La poétique de l’oblique dans le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart
Le goût des lettres à l’épreuve de l’enseignement
Le sujet lyrique dans Les Amours
2. Dissidence, déviance, décentrement
John Donne satiriste : un dissident face à un monde décentré
Eikon Basilike ou décentrer pour préserver
Du Parlement de Paris au Parlement d’Aix : Beaumarchais et l’usage du factum dans l’affaire La Blache (1772-1778)
Décentrement identitaire et social chez Marie Guyard de l’Incarnation : images de l’espace intérieur et extérieur
La dissidence morale et philosophique dans La Tragédie de l’athée de Cyril Tourneur
« Voir de bon biais » dans les romances de William Shakespeare : la métaphore comme figure de déviance