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Cet article s’appuie sur l’étude des quatre pièces, Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, constituant la tétralogie sur la guerre civile intitulée Le Sang des promesses et dont la genèse et l’écriture s’étalent sur une période de seize ans de 1992, premier retour de W. Mouawad au Liban, à 2009, année de la présentation en Avignon de l’ensemble de l’œuvre. Cette période de création, correspondant presque au nombre d’années qui ravagèrent le pays natal du dramaturge1, chevauche l’après-guerre libanais lequel, s’étalant de 1990 à 2005, est caractérisé par un silence institutionnel2 sur les « événements »3 et une seconde période d’instabilité politique (assassinat de Rafic Hariri en 2005, révolution du Cèdre, retrait de la Syrie, guerre contre Israël en 2006) plus encline pour des raisons politiques à développer des discours sur les origines de la guerre.

La tétralogie est marquée par cette rupture, les deux premières pièces (1997 pour Littoral, 2003 pour Incendies), même si le mot Liban n’est jamais prononcé, participent à la résistance contre l’amnésie institutionnelle. La première, Littoral, se présente comme un état des lieux effectué par les enfants de la guerre frustrés par le mutisme de leurs parents ; la seconde, Incendies, évoque l’occupation du Liban-Sud, la prison de Khiam4 et l’impunité des bourreaux : ce sont les pièces du silence combattu. Quant aux deux dernières, si elles semblent s’éloigner des territoires libanais, Forêts pour Alsace-Lorraine, Ciels pour un lieu tenu secret, ce n’est qu’un leurre, ces pièces fonctionnent comme des projections des conflits ravageant le Proche-Orient : l’éloignement permet la réflexion, une forme de libération. Les deux dernières tragédies répondent aux deux premières, ce sont les pièces du cri libéré. Le passage du silence au cri s’opère sur la scène laquelle permet de transgresser les limites du temps et de l’espace. Le théâtre mouawadien est un théâtre qui tente de rendre présent l’absent, d’extérioriser l’indicible, voire l’invisible. Comme le remarque André Green « il y a entre le théâtre et la psychanalyse un lien mystérieux » (Green, 1970 : 11). Ce lien qui explique la fascination de Freud pour Sophocle et Shakespeare permet de suivre une lignée de pères hantant leurs enfants et de secrets indicibles qui irait de Œdipe roi puis Hamlet à la tétralogie de W. Mouawad laquelle doit considérablement aux œuvres de ses prédécesseurs5. De.la scène à l’autre scène, la figure du fantôme est indissociable chez W. Mouawad de celle du jumeau qui en devient le double, nous rappelant que le secret du premier est à l’origine de l’apparition du second. La tétralogie pose ainsi toujours une seule question : peut-on échapper à la malédiction des pères ? Cet article analyse donc la manière dont W. Mouawad articule, grâce à la figure récurrente du jumeau, famille, tragédie et guerre civile dans la clôture de la représentation. La tragédie ouvre en effet un espace clos qui permet une réflexion sur la violence entre soi symbolisée dans les pièces par le double tout à la fois frère et père. Les personnages essayent, en transgressant les lois paternelles, de libérer une parole brimée. Transgresser chez W. Mouawad, c’est échapper à l’espace tragique de la famille, l’escape fermé de l’hima6. Transgresser, c’est partir, essayer d’échapper au destin : « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » (Mouawad, 1999 : 65). W. Mouawad entend par ce mot « l’autre » l’ami, et non, comme chez Sophocle, le semblable, c’est-à-dire le père, toujours coupable, et dont l’enfant paye la faute car les malédictions sont transmises de génération en génération7. Transgresser, c’est libérer les fantômes emmurés dans la crypte familiale symbolisant la honte et les traumatismes familiaux. Trois des titres évoquent d’ailleurs des espaces de franchissement. Le littoral, la forêt et le ciel sont des frontières naturelles et imaginaires ouvrant sur l’inconnu, le vierge, l’inexploré. Transgresser, c’est enfin refuser la loi du père et cela peut conduire à la violence, nécessaire à toute régénération, comme le rappelle le titre Incendies. En outre, dans un mouvement double d’ouverture (liberté) et rétraction (destin), mimant la dynamique tragique de l’hubris et de la Némésis, les quatre titres inscrivent l’espace libanais dans celui de la scène : Littoral, Forêts et Ciels en dessinent les contours tandis que le dernier, Incendies, rappelle la violence des conflits qui le déchirèrent8. Mais si Le Sang des promesses met en scène la manière dont, par surimposition de la parole et de l’espace, voix et voies, le silence des mémoires traumatiques, ou l’autre scène, se fait cri, c’est aussi, plus largement, une réflexion sur la vaine tentative d’échapper à un tragique destin méditerranéen, fatalité du sang où la révélation est toujours, pour reprendre les mots de W. Mouawad, un acte explosif.

 

W. Mouawad décrit la tétralogie en ces mots :

 

L’hypoténuse est cette diagonale fabuleuse qui relie, en leur point le plus éloigné, deux segments pourtant attachés à leur base en un angle droit. Deux êtres que tout sépare ne peuvent êtres reliés que par un geste diagonale qui est le geste de l’hypoténuse. En ce sens, le cri de Charlie Eliot Johns9 est un cri de l’hypoténuse puisqu’il relie Ciels à Littoral, Incendies et Forêts. (Mouawad, 2009 : 7)

 

« Théorie des graphes et vision périphérique, Conjecture à résoudre »10, « Théorème de Pythagore »11, « Cri de l’hypoténuse »: W. Mouawad aime les équations et les figures géométriques comme autant de métaphores de la famille car elles rendent lisible, l’invisible, exprimable, l’indicible. Dans Incendies, Jeanne l’un des personnages principaux qui vient d’apprendre que le père qu’elle croyait mort est vivant résume la situation en ces termes : « Je croyais connaître ma place à l’intérieur du polygone auquel j’appartiens. […] Le graphe de visibilité que j’ai tracé est faux. Quelle est ma place dans ce polygone ? » (Mouawad, 2003 : 23). Tout est ici question de représentation dans l’espace et de reconnaissance. Le graphe de visibilité, métaphore pour le théâtre, permet à W. Mouawad d’explorer un espace unique réunissant famille, guerre civile et tragédie, les points morts correspondant aux silences des mémoires collectives et individuelles. Espace et parole sont consubstantiels dans les quatre pièces, la rupture du silence prenant la forme de transgressions. Il faut s’échapper de la famille : « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » (Mouawad, 1999 : 65) et non, comme chez Sophocle, le semblable, c’est-à-dire le père. La citation est en effet une référence à Œdipe roi. Elle résonne comme une supplique, le personnage de Littoral voulant échapper au destin : Œdipe tue Laïos à la croisée des chemins.

 

O double chemin ! val caché bois de chênes ! ô étroit carrefour où se joignent les deux routes ! vous qui avez bu le sang de mon père versé par mes mains, avez-vous oublié les crimes que j'ai consommés sous vos yeux, et ceux que j'ai plus tard commis ici encore. (Sophocle, 1958, vers 1398-1412).

 

Transgresser, c’est donc essayer d’échapper aux malédictions en cherchant l’ami pour mieux éviter le père. Cependant, si la tétralogie s’inscrit dans la tradition des grandes tragédies athéniennes qui ont d’ailleurs durablement influencé le dramaturge12 en ayant pour thème des drames familiaux, le cadre tragique sert ici l’histoire contemporaine. Dans Le Sang des promesses, la famille, à l’échelle d’individus, est toujours une miniature des conflits fratricides modernes au sein de familles à l’échelle d’un territoire. Dans Forêts : « LÉONIE. Ce doit être une mauvaise guerre pour laisser un homme tuer son frère. LUCIEN. Monstrueuse » (Mouawad, 2006 : 32). Cette violence entre soi est transposée dans des drames familiaux que les descendants, enfants de la guerre, découvrent une fois adultes. Les personnages de W. Mouawad, orphelins, veulent savoir qui ils sont. Ils essayent de comprendre leur généalogie et, dans le même temps, de comprendre la guerre, d’en parler afin de pouvoir ensuite se libérer du poids des origines associé au destin malheureux des territoires. Le théâtre, et particulièrement la tragédie, apparaît donc comme le lieu idéal permettant de faire coïncider ces deux espaces de l’amour et de la haine : la famille et la guerre. André Green rappelle :

 

La famille est donc l’espace tragique par excellence. Sans doute parce que les nœuds d’amour – donc de haine – sont en elle les tous premiers en date et en importance. Mais la fable doit aboutir à la reconnaissance. Reconnaissance et représentation. L’espace tragique est l’espace du dévoilement et de la révélation sur les relations originaires de parenté, qui jamais n’opère plus efficacement que par le revirement de la péripétie. (Green, 1969 : 18)

 

Révélation double des relations originaires pour les personnages, la guerre civile et la famille étant les deux facettes d’une même pièce. Après Littoral13 et Incendies, la tragédie qui illustre le plus nettement cette parenté entre la famille et la guerre civile est Forêts dans laquelle un parricide viole sa sœur : « Edgar, le doux, le grand, le noble, celui qui voulait connaître le monde, laissant le couteau dans le dos de son père, a plongé son sexe dans celui de sa sœur » (Mouawad, 2006 : 85). Il y a-t-il eu métamorphose ou révélation ? En d’autres termes, la dynamique de la famille a-t-elle fondamentalement changée ou l’état de paix n’était-il qu’un répit, n’était-ce qu’une question de temps pour que la véritable nature du paradis-famille soit révélée ? Chez W. Mouawad, la nécessité des personnages d’échapper à la famille suggère que la violence, le plus souvent retenue, lui est consubstantielle. Le théâtre met donc en scène une double révélation : l’origine et la nature de la famille. Edgar, le parricide s’écrit : « Pourquoi faut-il absolument que toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, les pères veuillent sacrifier leur fils ! » (Mouawad, 2006 : 83)14. Le sacrifice dont il s’agit ici est l’obligation de rester au sein du cercle familial. Le père rappelle au fils : « Ne t’arrache pas à nous, à ta famille, à ta tribu » (Mouawad, 2006 : 82). Mais la violence finit par déferler : « On a tous fait semblant d’être heureux, jusqu'à ce que quatre and plus tard, c’était le début du siècle, janvier 1900, le barrage cède et que la douleur entre dans la maison pour tout, tout, tout déchirer » (Mouawad, 2006 : 84). À la naissance du siècle correspond la révélation d’un état jusque là contenu.

S’il y a une parenté manifeste dans le théâtre mouawadien entre la famille et la guerre civile, une question se pose : sont-elles mère et fille ou jumelles ? La première hypothèse implique un mécanisme de cause à effet, la deuxième lui substitue une réflexion sur le double et l’inévitabilité car dans un rapport de gémellité elles deviennent consubstantielles et contemporaines. L’œuvre mouawadienne semble dans un premier temps privilégier la seconde hypothèse. Dans son roman, Visage retrouvé, publié entre Littoral et Incendies, W. Mouawad fait dire à son personnage principal Wahab : « Je suis frère jumeau d'une guerre civile qui a ravagé le pays de ma naissance » (Mouawad, 2002 : 158). Quant à Wilfrid, personnage principal de Littoral, sa conception correspond au début des hostilités15. Dans le théâtre de Mouawad, la gémellité (contemporanéité) n’exclut pourtant pas une réflexion sur responsabilité, la famille que nous sommes portés à penser naturelle étant une invention, une catégorie réalisée16 qui permet de reproduire l’ordre social. Le choix de l’une comme modèle structurant d’une société implique en quelque sorte l’acceptation de l’autre. Guerre et famille sont jumelles et trouvent au sein du cercle familial, contenu par la loi du père, l’espace leur développement. Les jumeaux sont extrêmement nombreux dans les pièces. Ils peuvent être classés en deux catégories, les vrais faux jumeaux, ou de véritables frères et sœurs dizygotes et les faux vrais jumeaux, c’est-à-dire des jumeaux métaphoriques. Dans Incendies, Jeanne et Simon appartiennent à la première catégorie et leur père/frère à la seconde. Dans Littoral, la gémellité est représentée par Wilfrid et son double imaginaire le chevalier Guiromelan. Il y a ensuite les lignées de jumeaux, réelles et imaginaires, dans Forêts. Edgar désire, viole sa jumelle Hélène avant de se suicider ; Léonie, fille du rapport incestueux, a pour frère jumeau un monstre véritable, dévoreur de chair humaine, quant à Aimée, elle est tuée par l’embryon de son jumeau qu’elle porte dans son cerveau et qui se transforme en tumeur. Un violeur parricide et incestueux, un monstre cannibale vivant comme une bête et incapable de parler, de penser et enfin une tumeur : le jumeau concentre toutes les formes de monstruosités. Il est l’essence de la guerre entre civiles qualifiée justement de monstrueuse dans la pièce17. S’ils renvoient tous à la gémellité famille/guerre, ils ne sont pourtant pas tous figures du mal. Les jumeaux signalent plutôt l’espace d’un traumatisme intérieur hérité, la gémellité renvoyant à la lignée, à l’origine partagée, le partage de l’utérus caractérisant le jumeau.

Tous ces jumeaux ont d’ailleurs pour doubles des fantômes qui représentent les parents morts. Si par le biais de retours dans le passé les parents partagent souvent la scène avec leurs enfants et cela sans qu’ils le sachent, de véritables fantômes parentaux hantent aussi l’espace contemporain des enfants. Ainsi, dans Littoral, correspond au chevalier, le volubile cadavre du père. L’un et l’autre sont des figures spectrales. Dans Incendies, la mère morte se fait entendre par le biais de cassettes elles-mêmes fantomatiques, on n’y entend que son silence, et de lettres d’outre-tombe. À cette mère fantomatique correspond la gémellité de son fils ainé, personnage double Nihad/Abou Tarek, père et frère de Simon et Jeanne, et qui est lui-même fantomatique : il demeure invisible, inconnu et non-reconnu jusqu'à la révélation finale. Dans Forêts, le parent mort prend la forme d’un os, joué par un homme en justaucorps blanc qui hante la scène sans prononcer un mot. Cet os est aussi le jumeau d’Aimée, la mère de Loup18. Dans Ciels, sur laquelle nous reviendrons, la perspective est inversée : nous sommes avec le père et ce sont les enfants qui deviennent des présences fantomatiques, sans substance. Les fantômes ne cessent donc chez W. Mouawad de hanter les vivants et représentent tout autant le parent qu’une projection du jumeau. Cette équivalence complexifie le rapport à la guerre réintroduisant une réflexion sur la responsabilité. Dans Incendies, la grand-mère mourante de Nawal, lui dit :

 

Nous, notre famille, les femmes de notre famille, sommes engluées dans la colère depuis si longtemps : j’étais en colère contre ma mère et ta mère en colère contre moi tout comme toi tu es en colère contre ta mère. Toi aussi tu laisseras à ta fille la colère en héritage. Il faut casser le fil. Alors apprends. Puis va-t-en. Prends ta jeunesse et tout ton bonheur possible et quitte le village. Tu es le sexe de la vallée, Nawal. Tu es sa sensualité et son odeur. Prends-les avec toi et arrache-toi d’ici comme on s’arrache du ventre de sa mère. (Mouawad, 2003 : 31) Nous soulignons.

 

Casser le fil de la colère, du destin semble être la seule échappatoire. Mais la grand-mère ajoute « apprends ». Cependant, comment apprendre quand aucun mot n’est prononcé ? Vivants, les parents de la génération de W. Mouawad se sont tus laissant une plaie ouverte chez leurs enfants en mal de réponses « L’enfance est un couteau planté dans la gorge » (Mouawad, 2003 : 14). Selon Nicolas Abraham et Maria Torok des parents à secrets peuvent transférer à leurs enfants une lacune dans l’inconscient même, une nescience laquelle devient fantôme inconnu introduisant phobies et obsessions. Ils précisent : « Un dire enterré d’un parent devient chez l’enfant un mort sans sépulture. » (Abraham, Torok, 2009 : 297). Ce processus psychique aboutit à l’installation au sein du Moi d’un lieu clos, ce qu’ils nomment une « véritable crypte ». (Abraham, Torok, 2009 : 297). Littoral et Forêts peuvent être lues comme les illustrations littérales et littéraires de cette théorie psychanalytique. Dans Littoral, Wilfrid recherche une tombe pour son père, dans Incendies Jeanne et Simon enterrent leur mère sans poser de stèle. Sans nom, la tombe n’existe pas. En écho aux propos d’Abraham et Torok, la mère morte d’Incendies explique (Mouawad, 2011 : 13) :

 

Pas de d’épitaphe pour ceux qui gardent le silence.
Et le silence fut gardé.
Pas de pierre
Pas de nom sur la pierre
Pas de d’épitaphe pour un nom absent sur une pierre absente.
Pas de nom.

 

Ces parents morts, comme les jumeaux imaginaires, s’installent donc au sein du Moi et les accompagnent lors de quêtes qui doivent leur permettre, en découvrant l’histoire des parents, de se libérer de leur douleur et obsessions. Dans Littoral, Incendies et Forêts, casser le fil, briser le silence c’est renoncer à la filiation afin de pourvoir créer d’autres liens que ceux de la famille, des liens comme des voix ou voies car l’espace symbolique de la famille peut être éclaté par l’ouverture d’un espace géographique. Partir, transgresser c'est tout autant ouvrir l’espace que dialoguer avec l’autre. À travers la rencontre, le dramaturge essaye de démontrer que l’identité est en fait fiction, dialogue, mouvement. « À la croisée des chemins, il peut y avoir l’autre ! » (Mouawad, 1999 : 65). La fatalité peut être brisée quand au même (père, jumeau) est substitué l’ami (l’autre) mais pour cela il faut quitter ici pour là-bas, la rencontre est mouvement19. C’est précisément ce que Simone, l’amie de Wilfrid, explique dans Incendies :

 

Je veux sortir de moi, Ulrich, je veux sortir de moi et rencontrer quelqu’un, quelqu’un qui aurait un visage différent du mien, le visage d’un autre, l’autre, Ulrich, l’autre. Toute l’intrigue dans la vie prend naissance dans notre histoire avec l’autre, mais il n’y a personne ici, il n’y a personne. (Mouawad, 1999 : 72) Nous soulignons.

 

Les jumeaux et les parents-fantômes doivent disparaître. Le chevalier Guiromelan, double de Wilfrid, s’éclipse à la fin de Littoral et ce au même moment que le père. L’enfant de la guerre n’est plus, un adulte libéré, entouré d’amis, le remplace « L’enfance est terminée, chevalier, et tu vas me manquer » (Mouawad 1999 : 132). Quant à Loup, enfant d’une lignée de jumeaux, elle comprend que le visage recherché, que le but de sa quête, la réponse à toutes ses questions se résume en un mot « Amitié » (Mouawad, 1999 : 105). L’amitié, qui accepte l’autre dans sa différence, à l’opposé du jumeau, est aussi paroles, échanges à opposer cette fois aux silences des pères et des mères. Ainsi Nawal dans sa dernière lettre explique à ses enfants que l’origine n’est qu’un départ, un point de départ qui « ne conditionne pas l’arrivée » (Mouawad, 2011 : 13) :

 

Jeanne, Simon,
Où commence votre histoire ?
À votre naissance ?
Alors elle commence dans l’horreur.
À la naissance de votre père ?
Alors c’est une grande histoire d’amour.
Mais en remontant plus loin,
Peut-être que l’on découvrira que cette grande histoire d’amour
Prend sa source dans le sang, dans le viol,
Et qu’à son tour,
Le sanguinaire et le violeur
Tient son origine dans l’amour.
Alors
Lorsqu’on vous demandera votre histoire,
Dites que votre histoire, son origine,
Remonte au jour où une jeune fille
Revint à son village natal pour y graver le nom
de sa grand-mère Nazira sur sa tombe.
Là commence l’histoire. (Mouawad, 2002 : 90)

 

Elle propose trois alternatives. Les deux premières lient l’histoire des enfants au frère et au père, ils devront les rejeter afin de lutter contre le désir androcentrique de l’égalité « je plus je font je » comme « un plus un font un dans la pièce20 ». Gémellité symbolisant la guerre/famille incarné comme nous l’avons déjà souligné par l’homme aux deux noms Nihad/Abou Tarek, jumeau double car il est tout à la fois père et frère pour Jeanne et Simon ; bourreau et fils pour Nawal. La gémellité de Simon et Jeanne doit signifier autre chose. Pour échapper au destin, ils devront choisir la dernière alternative qui refuse le lignage. L’origine n’est qu’un point de départ, la crypte familiale semble pouvoir être abandonnée.

La tétralogie s’achève ainsi avec Ciels et les enfants, laissant leurs pères derrière eux, y crient leur désir pour un monde neuf. Dans ce mouvement, les pères prennent la douloureuse conscience de leur responsabilité et les secrets sont relevés.

 

Cette voix qui nous condamne et nous menace, c’est la voix de ceux qui sont nés pendant les guerres, Vietnam, Liban, Iran-Irak, et qui ont grandi à l’ombre des hécatombes : Bosnie, Rwanda, Kosovo, Tchétchénie. Ils ont trente ans et cherche aujourd’hui à donner la parole à toutes ces jeunesses sacrifiées avant eux. (Mouawad, 2009 : 59-60)

 

La violence dont ils font preuve n’est, à première vue, pas comparable à celle des pères, elle doit être lue comme une volonté d’effacer les lois, les structures parentales afin de construire un monde nouveau, plein d’espoir, libéré. Dans un acte révolutionnaire radical, les enfants de la guerre détruisent les grands musées alors qu’ils sont noirs de monde : « Nous vous forcerons à regarder une œuvre d’art à la hauteur du siècle qui vous rappellera combien chaque époque mérite une beauté à la hauteur de ce qu’elle a produit en laideur » (Mouawad, 2009 : 79). Dans les décombres du monde, tabula rasa dans tous les sens du terme car les tableaux et les lois sont détruits, la pièce s’achève sur la naissance d’un enfant dont la mère, afin de souligner la nécessite de la violence libératrice, s’appelle Dolorosa. Un nouveau monde pourra peut-être s’écrire, de nouvelles paroles pourront créer de nouveaux liens. Les personnages mouawadiens aspirent donc à une nouvelle manière de penser la communauté, expurgée de toute notion de filiation et c’est la transgression les sauvera même si parfois elle est violente : « Partez avant le jour, et ragez et enragez, au bout des routes, au bout des villes, au bout des pays, au bout des joies, au bout des temps » (Mouawad, 1999 : 135). Cependant, il y a une deuxième lecture possible de la pièce signalée par le point de vue choisi et sa scénographie. Pendant toute la durée de la pièce les spectateurs sont assis sur des tabourets pivotants au centre d’un espace clos dont les parois font figure de scènes-écrans. Nulle échappatoire, ils sont enfermés dans une sorte de crypte qui représente le centre secret où des savants cherchent à déjouer les plans de leurs enfants-terroristes. Nous nous retrouvons littéralement dans la crypte familiale. Qui sont donc les fantômes ? Les enfants, présences fantomatiques en pixels ? Les parents ? L’inversion de perspective (celles des parents au lieu de celle des enfants) nous fait basculer au sein même (au centre) de l’autre scène, espace de la douleur. Notre lecture doit être renversée. Dolorosa n’enfante alors que le destin et dans l’espace clôturé du théâtre qui ressemble tellement à celui de la méditerranée, il semble difficile de lui échapper. Finalement, à l’espoir volontairement naïf des premières pièces répond une forme de fatalisme de la dernière. Ciels s’achève surtout sur le cri déchirant d’un père et ce cri reste enfermé dans la crypte. À la croisée des chemins, il y a peut-être l’autre, mais il y aura toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours, toujours le sang de Laïos. « Cours, cours ! Ton chemin te ramènera ici » (Mouawad 2008 : 55)21.

Références

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Bourdieu Pierre (1993), « À propos de la famille comme catégorie réalisée ». Actes de la recherche en sciences sociales, Volume 100, Numéro 100, pp. 32-36.

Campmas Aude (2012), « Comment rester vivant avec ce qui est mort en nous? L’amitié et la promesse chez Wajdi Mouawad », International Journal of Francophone Studies, 15 : 1, pp. 103-117.

Green André (1969), Un œil en trop, le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Paris, Les Éditions de minuit.

Grutman Rainier, Ghadie Heba Alah (2006), « Incendies de Wajdi Mouawad: les méandres de la mémoire », Neohelicon, 33-1, pp. 91-108.

Haugbolle Sune (2005), « Public and Private Memory of the Lebanese Civil War », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 25-1, pp. 191-203.

Haugbolle Sune (2010), War and Memory in Lebanon, Cambridge, Cambridge University Press.

Lambert Josée (2004), On les disait terroristes sous l’occupation du Liban-Sud, Montréal, Les Éditions Sémaphore.

Mouawad Wajdi (1999), Littoral, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2002), Visage retrouvé, Montréal, Leméac.

Mouawad Wajdi (2003), Incendies, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2006), Forêts, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2008), Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2009a), Ciels, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2009b), Le Sang des promesses, Puzzle, racines et Rhizomes, Arles, Montréal, Actes Sud/Leméac.

Mouawad Wajdi (2011), Traduire Sophocle, Arles, Montréal, Actes Sud.

Sophocle (1958), Œdipe roi, traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres.

Notes

1 .

Seize années pour Le Sang des promesses, quinze (1975-1990) pour la guerre du Liban.

2 .

« Amnesty and amnesia were not just effects of passivity and laissez-faire but also conscious policies applied in the name of national reconciliation. » Sune Haugbolle (2010), War and Memory in Lebanon, Cambridge, Cambridge University Press, p. 71. Sur ce phénomène et ces implications sociétales voir le troisième chapitre « Discourses on Amnesia and reconstruction », pp. 64-95.

3 .

Euphémisme couramment employé pour qualifier la période de guerre.

4 .

Pour Incendies, W. Mouawad a été inspiré en premier lieu par le travail photographique de Josée Lambert sur le camp de Khiam présenté en 1998 et par la courte pièce qu’elle écrivit Diane et Jean et qui fut montée au Théâtre de Quatr’Sous en 2001. Les photographies et le texte ont été publiés depuis dans Josée Lambert (2004), On les disait terroristes sous l’occupation du Liban-Sud, Montréal, Les Éditions Sémaphore.

5 .

W. Mouawad explique dans l’avant-propos de Littoral : « Lors de ces échanges, j’ai commencé à développer une idée pour un spectacle, née de mes lectures de Œdipe, de Hamlet et de l’Idiot » (Mouawad, 1999 : 5).

6 .

C’est un espace naturel protégé et géré par une communauté pour son usage exclusif, il permet de faire des réserves d’eau et sert de pâtures. Jusqu’en 1975, le système traditionnel des himas prévalait dans le Liban rural. Hima signifie « espace protégé » en arabe. S’il n’est pas clos à proprement parlé, il est interdit aux étrangers.

7 .

Dans la tragédie les enfants payent pour les fautes des parents. Sophocle le rappelle dans Antigone : « Depuis l’ancien temps je vois, sous le toit des Labdacides, malheur sur malheur frapper les vivants après les morts. Le père n’en garde point les enfants, un dieu les abat à leur tour – il n’est point de rémission. » Sophocle (1964), Antigone, traduction de Robert Pignarre, Paris, Garnier-Flammarion, vers 594-598.

8 .

Incendies fait aussi référence à un attentat dont W. Mouawad fut témoin du balcon de l’appartement familial et qui est considéré comme l’événement marquant le début de la guerre civile : le 13 avril 1975 à Beyrouth la milice chrétienne massacra vingt-sept passagers d’un autobus de civils palestiniens.

9 .

Un des personnages principaux de Ciels, c’est un chercheur appartenant au groupe anti-terroriste. Son fils sera l’une des victimes de l’attentat qu’il n’aura pas pu déjouer.

10 .

Titres des scènes 3 et 4 d’Incendies.

11 .

Termes employés par W. Mouawad pour décrire la dynamique de Forêts (Mouawad, 2009b : 65).

12 .

Le dernier projet du dramaturge, « projet Sophocle », est la mise en scène des sept tragédies conservées de Sophocle. L’influence des mythes et des tragédies grecques chez W. Mouawad a été étudiée par R. Grutman et H. A. Ghadie (Rainer, Ghadie, 2006), ils démontrent les parallèles entre Incendies et Œdipe roi.

13 .

Wilfrid, le personnage principal de Littoral, fut conçu au début des hostilités « la nuit même où tu fus conçu, la haine s’était effondrée sur le village » (Mouawad 1999: 68). Mouawad établit ainsi un lien fort entre la genèse de la famille et celle la guerre et ce dans un espace unique, ici le village.

14 .

Outre les noms de deux frères Edmond et Edgar, l’épizeuxe renvoie à la célèbre répétition du mot « kill » dans le Roi Lear quand le père (Lear) souhaite la mort des beaux-fils et à celle du « never » quand il tient dans ses bras le cadavre de sa fille Cordelia.

15 .

Rappelons que « les jumeaux » de Wajdi Mouawad partagent avec l’auteur l’initiale W.

16 .

Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu « une catégorie réalisée » : « Ainsi la famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et d'actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective. Ce cercle est celui de la reproduction de l'ordre social. L'accord quasi parfait qui s'établit alors entre les catégories subjectives et les catégories objectives fonde une expérience du monde comme évident, taken for granted. Et rien ne paraît plus naturel que la famille cette construction sociale arbitraire paraît se situer du côté de la nature, du naturel et de l'universel » (Bourdieu, 1993 : 34).

17 .

L’épisode fait référence à la guerre de 14 et à la situation complexe des habitants de l’Alsace-Lorraine de nationalité allemande depuis 1871. W. Mouawad rapproche la situation de ce territoire des conflits entre le Liban, la Syrie et la Palestine où frontières nationales, cultures mixtes, tensions intérieures et influences extérieures complexifient leur compréhension et leur résolution.

18 .

Personnage principal de Forêts qui part à la recherche de ses origines afin de comprendre le sens de la mort de sa mère.

19 .

Sur l’amitié chez W. Mouawad, voir Aude Campmas (2012), « Comment rester vivant avec ce qui est mort en nous? L’amitié et la promesse chez Wajdi Mouawad », International Journal of Francophone Studies, 15 : 1, pp. 103-117.

20 .

« SIMON. Un plus un, est-ce que ça peut faire un? JEANNE. Oui. » (Mouawad, 2003 : 82)

21 .

Je tiens à remercier Dr Andrew Asibong (Birkbeck University of London) qui m’a mise sur la voie d’Abraham, Torok et Green grâce, notamment, à ses travaux sur la mère morte chez Marie Ndiaye. Voir Andrew Asibong (2013), « Marie NDiaye, the Half-self and the White ‘Dead’ mother », International Journal of Francophone Studies, 15 : 3-4, pp. 541-559. Mon article lui doit beaucoup ainsi qu’aux séminaires tenus au centre Birkbeck Research in Aesthetics of Kinship and Community (BRAKC) http://www.bbk.ac.uk/brakc/.

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