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Mots clés : plaisir sexuel, libertinage, langage, obscénité, civilité.

Key words: sexual pleasure, libertinism, language, obscenity, civility.

Pour donner du plaisir la scène érotique fait deux usages du langage : par lui elle représente, et par lui elle se justifie. Le plaisir naît à la fois du langage et de la pensée.

Le langage est engagé dans la représentation de la scène érotique. Les livres « satyriques » du début du XVIIe siècle – recueils de pièces en vers ou de récits en prose – ont fait usage de mots crus, désignés alors comme « ordures » et plus tard sous le terme savant d’« obscénités ». Il s’agissait sans doute de produire sur la sensibilité du lecteur l’équivalent de la force attractive et transgressive d’un acte réputé « bas ». Un tel langage a été frappé de censure, non pas seulement parce que, comme l’ont décrété les censeurs, il offensait « l’honnêteté publique », et qu’il entravait les progrès de la « pureté » de la langue, mais aussi parce qu’il contribuait à rabaisser le plaisir érotique et qu’il excluait les femmes de sa transmission littéraire. Les poètes et les romanciers dits « libertins » ont inventé alors des dispositifs langagiers propres à élever en dignité la sexualité et à accroître l’effet voluptueux de sa représentation.

La scène érotique doit justifier de ses conditions de possibilité. La pédagogie libertine la veut joyeuse, entièrement positive, débarrassée de ce que le sujet humain, être de langage, peut y projeter de négatif : le trouble, l’inquiétude, le manque. Aussi la réhabilitation de l’activité sexuelle passe-t-elle le plus souvent par une condamnation des « chimères » de l’amour, constructions verbales qui, selon le point de vue d’où on les envisage, ennoblissent ou dénaturent l’instinct.

Le langage est donc à la fois promesse d’une jouissance multipliée par sa remémoration et menace pesant sur sa possibilité même. C’est à ce paradoxe que je m’intéresserai ici, et que je tenterai de mettre en lumière à travers certains aspects de la fiction libertine du XVIIe siècle.

La critique a généralement souligné le caractère transgressif de l’entreprise littéraire libertine. Dans le climat répressif de la Contre-Réforme et de l’ordre moral instauré par l’absolutisme royal à partir du ministère de Richelieu, le poids de la censure sur les écrits érotico-pornographiques est évident et a été bien exploré par l’historiographie récente du libertinage. Ma perspective est autre. Plutôt que de constater les obstacles auxquels se heurtent les auteurs qui se proposent de représenter littérairement – et, en quelque sorte, d’inventer – l’expérience érotique, j’aimerais examiner les appuis qu’ils se donnent. Ils les cherchent dans deux directions. D’abord du côté des références philosophiques, parce qu’elles leur permettent de penser la question du plaisir à partir de savoirs constitués, d’y trouver des principes de conduite, des modes de régulation ; ensuite dans le rapport à la langue, où s’éprouvent à la fois la contrainte de la norme et la possibilité de l’invention.

Représenter la sexualité : les modèles cynique et épicurien

Les cyniques et les épicuriens ont placé la sexualité au centre de leur doctrine. Les cyniques, qui contestent les règles de la Cité parce qu’elles dénaturent l’homme, trouvent dans la pulsion sexuelle le noyau actif de leur contestation. Pour les épicuriens, qui placent le souverain bien dans le plaisir, la jouissance sexuelle est tout à la fois le paradigme de ce souverain bien et sa limite, dans la mesure où elle est une forme agitée, voire inquiète, du plaisir1.

L’héritage cynique assumé

La leçon cynique s’est cristallisée dans deux formules cardinales : « suivre la nature » et « falsifier la monnaie ». La première est emblématisée par le geste provocateur de Diogène se masturbant sur la place publique et regrettant de ne pouvoir aussi simplement apaiser sa faim2. En limitant ainsi l’expression de la sexualité à ses manifestations pulsionnelles, et en réduisant sa satisfaction au plan biologique, le sage évite l’aliénation constitutive du désir amoureux. En outre, par l’impudeur et l’impudence (anaïdéia) de son geste, il transgresse la barrière sociale de la pudeur, la désigne comme vaine convention au regard de la loi naturelle, et par là s’emploie à « falsifier la monnaie3 ». C’est pourquoi l’animal – et tout particulièrement le chien : le plus proche compagnon de l’homme et le plus dénué de pudeur – peut enseigner au sage la vertu.

Dans le sillage de Rabelais, de Montaigne et des conteurs « bigarrés », les auteurs libertins ont repris et commenté les propositions cyniques pour affirmer l’animalité fondamentale des humains. Le discours cynique sur la sexualité remplit tout particulièrement une fonction polémique à l’égard de la morale en vigueur, car il autorise le plaisir sexuel dans tous ses modes de réalisation. L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel présente un personnage authentiquement cynique : Agathe, la maquerelle qui sert d’entremetteuse à Francion. Sorel greffe sur le type de la vieille putain venu de l’univers de la satire – dont le modèle est la Macette de Mathurin Régnier – une forme de sagesse tranquillement cynique qui fait de ce personnage la véritable partenaire en libertinage du héros de l’histoire. Francion la retrouve par hasard dans une chambre de l’auberge où il a fait étape avec son compagnon, le comte Raymond. Ses premières paroles sont des philosophèmes cyniques : elle remercie Raymond de l’avoir invitée à sa table en lui promettant « de faire de la fausse monnoye pour lui s’il estoit besoin4 » (Sorel, 1958, 104) ; puis, sur le point de livrer aux deux amis le récit de sa vie, elle scelle avec eux un pacte d’immoralisme en déclarant : « d’autant que je connoy que vos esprits ne sont pas faicts de cruche, comme ceux des autres, et que ce m’est une gloire d’avoir suivy la bonne nature5 » (105). Sa conception de la sexualité, dont elle fait son fonds de commerce, confirme cette appartenance philosophique. Elle a connu dans sa jeunesse l’avidité sexuelle insatiable que Diogène attribue aux femmes6, et l’évoque comme lui en termes alimentaires : « il fallait que je prisse tous les jours mes ordinaires repas, aussi bien par la bouche secrette, que par celle qui se monstre à tout le monde » (Deleule-Rombi, 1998, 110). Elle n’a mis aucune borne à sa recherche du plaisir, ni morale ni sociale. Son premier protecteur étant tombé malade, elle l’a remplacé par un valet, plus apte que le maître à contenter son appétit, ce qui prouve l’inanité de la hiérarchie sociale dans l’ordre de la nature : « celuy cy avec ses habits de bure me rendoit aussi satisfaite que son maistre avec ses habits de satin » (111). Poursuivant sur la voie de la transgression morale, elle en vient à considérer la propriété comme une pure convention et le vol comme un légitime partage des richesses ; c’est du moins la leçon qu’elle a retenue de Perrette, sa mère adoptive et sa maquerelle : « Souvent elle m’avoit dit que les biens de la terre sont si communs, qu’il ne doivent estre non plus à une personne qu’à l’autre, et que c’est très sagement faict de les ravir subitement quand l’on peut des mains d’autruy ; car disoit-elle: Je suis venuë toute nuë en ce monde : et nuë je m’en retourneray. » (125) Cette dernière phrase, dotée du prestige des ultima verba, reprend la leçon chrétienne pour la détourner en justification du vol. La sagesse de la maquerelle se distingue donc par son impiété, ce qui n’empêche pas sa disciple d’en faire un passeport pour le paradis : « elle vivoit si rondement que (si ce que l’on dit de l’autre monde est vray) les autres ames joüent maintenant à la boule de la sienne » (125). Sorel, on le voit, emprunte au cynisme des armes contre le catéchisme.

Cyrano reprend le discours cynique sur la sexualité pour railler les normes, les valeurs et les usages de sa propre société. Dans cet « autre monde » qu’est la lune, l’activité sexuelle est entièrement positive et la pudeur abolie comme une convention inutile. Cette inversion des valeurs produit un renversement des usages. Les sélénites vont tout nus et parmi eux les nobles portent au côté, au lieu de l’épée, la « figure d’un membre viril ». A juste titre, puisqu’il est préférable de se parer de l’instrument de vie, qui perpétue et honore l’humanité, plutôt que de l’instrument de mort qui offense la nature : « Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates pour rougir à la vue de celui qui les a forgées; et les vierges n’ont pas honte d’aimer sur nous, en mémoire de leur mère nature, la seule chose qui porte son nom. » (Cyrano de Bergerac, 2004, 142-3) Cette phrase condense le discours de protestation libertine contre la culpabilisation du désir et la « honte » associée au plaisir sexuel. A l’époque du premier Francion, Théophile de Viau le faisait entendre dans les stances qu’il prêtait à une jeune fille amoureuse : « L’impression d’honneur et celle de la honte/ Sont hors de mon esprit ; /La chasteté m’offense et paraît un vieux conte/ Que ma mère m’apprit. » (Théophile de Viau, 2008, 93)

Le cynisme, chez Cyrano, sert donc joyeusement son projet antichrétien. Une allégresse sensible anime la séquence narrative et discursive où il reprend et amplifie la critique cynique du respect que les enfants doivent à leurs pères7. C’est là un préjugé qui n’a pas cours sur la lune, car on sait que les pères ont donné naissance à leurs fils sans intention, pour leur seule satisfaction sexuelle8. Les fils sont ainsi débarrassés de toute dette envers les pères. C’est là le bénéfice d’une sagesse conforme à l’ordre naturel des choses. En outre, si l’on entend suivre le premier commandement du décalogue, on constate que donner la vie est non seulement permis mais obligatoire, puisque en priver ceux qui pourraient naître est pire que les tuer, dans la mesure où on les prive aussi de la vie éternelle à laquelle la mort donne accès. De là s’ensuit qu’il est illogique de donner du prix, comme le fait la religion catholique, à la chasteté et à la virginité, qui sont en fait des meurtres et entrent donc en contradiction avec les commandements bibliques9.

On pourrait multiplier les exemples de l’usage retors que fait Cyrano des philosophèmes cyniques. Partant du principe que la sexualité est naturelle, sa stratégie consiste à en tirer les conséquences les plus scandaleuses pour dynamiter de l’intérieur l’ordre social, moral et religieux de la société monarchique et catholique. Le discours sur la sexualité est particulièrement efficace sur le terrain moral et religieux, car la sexualité est la part du sujet humain la plus propice à « ensauvager la vie » comme le prônent les cyniques. Dans le sillage cynique, les perspectives de réalisation du désir s’ouvrent largement, d’autant que chez Cyrano elles bénéficient du relativisme moral qu’induit la problématique du voyage et la confrontation imaginaire à d’autres usages. Toutefois, le contexte cynique ne permet pas d’aborder la question du désir. C’est là ce que les libertins vont chercher dans la tradition épicurienne.

Variations libertines sur le motif épicurien de la Venus vulgivaga

Les épicuriens affirment également l’innocence et l’innocuité du plaisir sexuel, en tant qu’il est un principe naturel qui favorise la reproduction des espèces animales. Lucrèce célèbre son universalité dans une fameuse invocation à Vénus au seuil du De Rerum natura. Mais célébrer le plaisir n’implique pas de consentir au désir. Bien au contraire, Lucrèce en fait le procès.

Le remède à l’amour selon Lucrèce

Pourquoi la pulsion devenue désir est-elle nocive pour l’homme qui l’éprouve ? Parce qu’en se fixant sur un objet particulier elle le pare de toute sorte de qualités imaginaires, lui donne aux yeux de l’amant une valeur démesurée qui l’expose à souffrir de sa disparition ou de son indifférence. Aussi le candidat à la sagesse doit-il enrayer le processus par une conduite prophylactique qui évite que s’installent en lui le rêve chimérique et la souffrance qui en découle : il s’agit de satisfaire la pulsion dès qu’elle se manifeste, sans lui laisser le temps d’évoluer en désir en s’attachant à un objet d’élection10. C’est pourquoi la scène initiale, et quasi initiatique de ce remède à l’amour est la puberté masculine, où la tension sexuelle trouve naturellement son issue11. La sagesse conduit donc paradoxalement au vagabondage amoureux sous le patronage de Venus vulgivaga.

Ce motif fait lien entre l’épicurisme et le cynisme qui prescrit au sage de fréquenter les courtisanes pour éviter le désir d’exclusivité qui est source de souffrance amoureuse12. Dans la première partie de son histoire, Francion pratique ce vagabondage puisqu’il poursuit une femme « publique », Laurette, la protégée d’Agathe, qui ne s’est mariée que pour donner à son commerce une apparence honorable. Pour lui permettre, après toute sorte de déboires, de la posséder enfin à son gré, son ami Raymond organise une orgie où toutes les femmes sont indifféremment offertes à tous les hommes. Cette orgie libertine conclut le roman dans sa version de 1623. Il n’en constitue plus que le pivot dans les deux versions ultérieures13, car la continuation des aventures de Francion le conduit en Italie où il finit par épouser une belle et noble veuve qui porte le nom emblématique de Nays14. Ainsi son épicurisme s’assagit et s’éloigne définitivement du cynisme.

De fait la parenté des deux doctrines est superficielle. Lucrèce développe une analyse du désir qui fait complètement défaut au cynisme. Si le désir humain se distingue radicalement de la pulsion animale, c’est parce qu’il est soutenu par le langage. Le langage, qui donne accès à la conscience de soi et à la capacité de se projeter hors du présent, fonde le désir et en multiplie les effets destructeurs. D’abord il expose au manque, état contraire à la tranquillité de l’âme que recherche le sage épicurien. Ensuite il est source de représentations imaginaires qui faussent la perception de la réalité. Molière a rendu fameux le passage satirique sur les illusions des amants qui « prêtent à celles qu’ils aiment des mérites irréels » (Lucrèce, 1993, 307), en le confiant à la « sincère Eliante » dans la scène des portraits du Misanthrope (Molière, v. 711-30). Ainsi Lucrèce en vient à envisager l’amour comme une forme d’aliénation analogue à celle que font peser sur l’humanité les croyances religieuses. La tâche philosophique d’émancipation de l’esprit consiste donc à le débarrasser des chimères de l’amour aussi bien que des terreurs engendrées par la religion. Mais le philosophe poète sait aussi reconnaître la sombre grandeur de ce sentiment humain : au chant IV, qui traite des illusions sensibles, il décrit en vers sublimes la frustration des amants, torturés, jusque dans leur étreinte, par le désir de fusion et l’impossibilité de l’assouvir (Lucrèce, 1993, 303-5).

Cette tension entre le parti pris de la pulsion et l’aspiration à l’amour comme forme accomplie du désir est thématisée par certains des auteurs qui raniment l’héritage épicurien au XVIIe siècle. Sorel l’illustre par un débat entre les deux figures de libertins qu’il met en œuvre dans l’Histoire comique de Francion.

Entre consommation brutale et jouissance raffinée : deux options épicuriennes

Le roman comique de Sorel intègre à sa manière la description lucrétienne de l’effervescence biologique de la puberté. Dans le récit de ses années de collège, Francion évoque la misère sexuelle des collégiens, l’isolement où ils sont tenus et les pratiques solitaires auxquelles la puberté les contraint. Cette expérience douloureuse le conduit à revendiquer pour les adolescents la mixité et la liberté sexuelle15. Mais la leçon naturaliste pouvait apparaître dangereusement subversive après le procès de Théophile et Sorel a fait disparaître ce passage de l’édition de 1626. Il a également censuré un autre épisode qui montrait son héros aux prises avec l’injonction lucrétienne.

Regagnant sa Bretagne natale à la fin de ses années de collège, Francion s’arrête dans une auberge, où, à la faveur de la nuit et d’une mauvaise plaisanterie, il perd son pucelage entre les bras d’une vieille répugnante qu’il a prise pour la jeune servante convoitée : « Neantmoins il n’en faut point mentir », conclut-il, « je pris paravanture autant de contentement avec la vieille, que j’eusse fait avec une jeune. Je l’ay depuis esprouvé assez de fois. » (Sorel, 212) Ce qu’il a éprouvé, c’est la validité du conseil lucrétien de « jeter en toute autre personne le liquide amassé ». Ainsi sa première expérience érotique, si rebutante qu’elle fût, l’a convaincu que, pour la mécanique sexuelle, tous les corps se valent. Son ami Raymond a, pour sa part, résolument adopté ce principe dans la conduite de sa vie amoureuse : ayant choisi une maîtresse ni trop belle ni trop laide mais disponible, il se trouve satisfait, à l’abri du risque de tomber amoureux, et persuadé que, quelle que soit la partenaire, on en tire une égale jouissance16. Aussi, lors de la fête libertine qu’il offre à Francion, se montre-t-il disponible à toutes les sollicitations. Il s’étonne que Francion, préoccupé de la seule Laurette, n’agisse pas avec la même liberté. Francion apporte à son interrogation une réponse en acte : effleurant d’une main les cordes de son luth et de l’autre le sein de Laurette, il fait l’éloge comparé des qualités vibratoires de l’instrument et de la chair féminine et déclare qu’il veut être, grâce à elles, « toujours en mouvement comme le Ciel » (318-9). Il plaide ainsi pour un plaisir raffiné, qui passe par l’élection d’un corps particulier et par une maîtrise subtile des gestes. Le point de divergence entre les deux interlocuteurs s’éclaire alors : l’un croit que le plaisir est l’affaire du corps et que les manières d’y parvenir sont indifférentes ; l’autre pense au contraire qu’il se trouve multiplié si l’âme s’associe au corps pour le goûter subtilement. La chanson de l’Androgyne qu’improvise alors Francion détourne le mythe platonicien vers la représentation inverse – et scandaleuse – d’une âme appliquée à intensifier la jouissance physique par ses propres capacités sensorielles17.

Francion, on le voit, résiste au nivellement des conduites et des sensations que vise l’application stricte du précepte épicurien en affirmant la subjectivité du désir. On observe un déplacement analogue de l’épicurisme chez Théophile de Viau quand il reformule le précepte « suivre la nature » en « suivre sa nature », redonnant par là sa place au désir singulier du sujet, jusqu’à accepter la part de souffrance qu’il comporte (142-4, v. 85-176). Sous l’éclairage de l’Histoire de la sexualité de Foucault, ce déplacement, aussi discret qu’il paraisse, révèle son importance éthique.

L’alliance de la « diététique des plaisirs » et de l’« herméneutique du désir »

Francion intègre dans sa relation au plaisir les valeurs aristocratiques qui soutiennent son identité et ses aspirations philosophiques. Il les met en œuvre en réinventant à son usage les « techniques de soi » qui fondent l’éthique sexuelle de l’antiquité gréco-romaine telle que l’envisage Foucault, dans son rapport privilégié à « l’usage des plaisirs ». L’effort d’auto-éducation qu’engage le héros de Sorel apparaît, à l’échelle individuelle, comme un équivalent des « pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une oeuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style » (Foucault, 1984, 16-7).

Les « valeurs esthétiques » de l’opération sont clairement énoncées par Francion : il s’agit d’affirmer ce qui distingue la manière libre et inventive de faire l’amour chez hommes d’élite – indissociablement intellectuelle et sociale, selon la logique libertine – de la manière « brutale » des animaux et des rustres. Cette distinction est, certes, élitiste dans son essence, mais pas dans son application. Francion considère que les « techniques de soi » en matière sexuelle peuvent être transmises à tous les humains accessibles à la parole. Lui-même s’en fait le pédagogue auprès de l’aubergiste qu’il entreprend de réconcilier avec sa femme en lui enseignant, dans l’exercice même du devoir conjugal – en une scène qui détourne ironiquement l’épreuve juridique du « congrès » –, à varier les postures et les rythmes pour intensifier leur plaisir réciproque18. Cela revient à transmettre à des gens du peuple la perception musicale des vibrations et des harmonies du corps qu’a favorisée chez lui la culture aristocratique.

Le héros de Sorel construit donc progressivement, dans un itinéraire personnel qui prend la forme du voyage picaresque, une « esthétique de l’existence ». Foucault montre qu’une telle construction se joue dans l’intimité à soi qu’instaure l’« expérience » sexuelle – entendue non pas seulement comme ce qui est vécu, mais comme « ce qui peut et doit être pensé » (1984, 13).

Cette problématisation libertine de la sexualité à partir des propositions de l’épicurisme antique se range du côté de ce que Foucault nomme « la diététique des plaisirs ». Rappelons ici qu’il envisage l’histoire de la sexualité selon deux paradigmes, théoriquement inconciliables, le paradigme du désir et le paradigme du plaisir. Le premier s’enracine dans la théologie chrétienne qui fait du désir sexuel la marque du péché, et donc l’institue en objet de défiance, sous le contrôle étroit de la conscience morale. Cette vigilance inquiète a promu toute la culture de l’analyse de soi et enraciné l’idée que l’identité la plus profonde du sujet réside dans l’élucidation de la nature de son désir : telle est la logique de « l’herméneutique du désir19 » (11). À l’opposé, le paradigme du plaisir est du côté des doctrines antiques de la culture de soi et englobe les philosophies orientales qui incluent l’érotique au cœur de leur ascèse. Appliqué à notre corpus, ce schéma binaire rend visible le sens de l’entreprise libertine : il s’agit d’opérer au sein même de la culture occidentale marquée par la culpabilisation du désir, un changement de paradigme ; d’arracher l’expérience sexuelle au primat du désir pour l’orienter exclusivement vers la recherche du plaisir. Dans cette entreprise, l’épicurisme est d’une aide précieuse. Mais ses injonctions sont potentiellement réductrices ; or le primat du plaisir ne parvient pas à réduire l’insistance du désir, qui dans l’univers fictionnel est le moteur de l’aventure. L’intérêt de l’expérimentation littéraire est de conduire le modèle prophylactique lucrétien à se complexifier par le débat qu’il ouvre entre des personnages individualisés, dont la construction intègre des modes complexes de subjectivation.

Cette complexité s’énonce dans le rapport au langage. C’est là l’autre face de la question qui occupe les auteurs libertins : comment parler de la sexualité ? Non pas seulement selon quels modèles éthiques, mais avec quels mots ?

Dire la sexualité : une question en débat

Le différend s’accroît entre les deux libertins de l’Histoire comique de Francion quand ils abordent le terrain du langage. Tous les invités participent alors au débat : la question, en effet, présente un vif intérêt pour ces compagnons de hasard qui, dans l’espace commun de l’orgie, s’efforcent de « librement vivre » avec civilité – et tout particulièrement pour les femmes.

La querelle du Francion : des mots du peuple aux « mignards jeux de l’amour »

Il importe de lire le passage dans la version de 1623, où la langue est employée avec toute la crudité qui convient au sujet.

Raymond avait cessé le combat du verre il y avait long temps pour aller folastrer avecque les femmes, lesquelles il contraignoit quelquefois de mettre les mains en quelqu’endroit des plus secrets de son corps, et ne parlait d’autre chose que de foutre : ce que Francion entendant, luy dit, Comte de Raymond, par dieu je vous blâme, et tous ceux qui ont ces mots a la bouche, pourquoy, mon brave, dit le Comte, y a t’il du mal à prendre la hardiesse de parler des choses que nous prenons bien la hardiesse de faire ? me voulez-vous dire que ces Dames aiment mieux que l’on le leur fasse par le bas du ventre, que par les oreilles, ou bien croyez-vous que ceste chose soit si sacrée, et si venerable, que l’on n’en doive pas parler à tout propos ? Ce n’est point cela, respondit Francion, il vous est permis d’en discourir, et de nommer toutes les parties sans scandale, mais je voudrois que ce fust par des noms plus beaux et moins communs que ceux que vous leur baillez. Il y a bien de l’apparence, que les plus braves hommes quand ils veulent tesmoigner leur galantise, usent en ceste matière-cy, la plus excellente de toutes, des propres termes qui sortent à chaque moment de la bouche des Crocheteux, des Laquais et de tous les coquins du monde, lesquels n’ont point de paroles plus à commandement. Pour moi j’enrage quand je vois quelquefois qu’un Poëte pense avoir fait un bon Sonnet, quand il a mis dedans les mots de foutre, de vit et de con : Voyla, pensez vous, des embellissements bien plus grands, que s’ils avoient parlé de bras, de pieds, de cuisses et de manger. Neantmoins, les esprits idiots sont émus à rire dès qu’ils entendent ceci. Je désirerais que des hommes comme nous parlassent d’une autre façon, pour se rendre différents du vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir. Ma foy, vous avez bonne raison, dit Raymond, ne le faisons nous pas tout de mesme que les Païsans ? pourquoy aurons nous d’autres termes qu’eux ? Vous vous trompez, Raymond, reprit Francion, nous le faisons bien en autre maniere, nous usons bien de plus de caresses qu’eux, qui n’ont point d’autre envie, que de saouler leur appetit stupide, qui ne differe en rien de celuy des brutes, ils ne le font que du corps, et nous le faisons du corps et de l’ame tout ensemble, puisque faire y a. Escoutez comment je philosophe sur ce point : toutes les postures et toutes les caresses ne servent de rien, me direz vous, nous mettons tous a la fin nos chevilles dedans un mesme trou, je vous l’advoüe : car il n’est rien de si veritable ; j’ay donc gaigné, me répliquerez vous, car par consequent, il nous faut parler de mesme qu’eux, de ceste chose là. Voicy ce que je vous dy là dessus, puisque les mesmes parties de nostre corps que celles du leur se joignent ensemble, nous devons aussi remuer la langue, ouvrir la bouche et desserrer les dents comme eux quand nous en voudrons discourir, mais tout comme en leur copulation, qu’ils font de mesme façon que nous, ils n’apportent pas neantmoins les mesmes mignardises et les mesmes transports d’esprit, ainsi en discourant de ce jeu là, bien que nostre corps face la mesme action qu’eux pour en parler, nostre esprit doit faire paroistre sa gentillesse et il nous faut avoir des termes autres que les leurs : de cela l’on peut apprendre aussi que nous avons quelque chose de divin et de celeste mais que quant a eux ils sont tout terrestres et brutaux. Chacun admira le subtil argument de Francion, qui n’a guere son pareil au monde, n’en desplaise a tous les Logiciens, dont les esprits sont couverts de tenebres, au prix de celui dont il était doüé. Les femmes principalement approuverent ses raisons, parce qu’elles eussent été bien ayses qu’il y eut eu des mots nouveaux, pour exprimer les choses qu’elles aymoient le mieux, afin que, laissant les anciens, qui suivant les fantaisies du commun ne sont pas honnestes en leur bouche, elles parlassent librement de tout sans crainte d’en estre blâmées veu que la malice du monde n’auroit pas si tost rendu ce langage odieux. (Sorel, 321-2)

La controverse entre les deux interlocuteurs porte précisément sur la langue, même si elle révèle que l’usage de la parole se trouve étroitement lié aux usages du corps. Ils s’accordent fondamentalement sur la valeur à accorder à l’activité sexuelle et sur l’intérêt d’en discourir. Les auditeurs partagent ce point de vue, ce que confirment les femmes quand elles apportent leur contribution au débat. Il faut, bien entendu, se garder de voir dans cette affirmation un reflet de l’état des mœurs. La fiction comique s’octroie cet espace de liberté débarrassé des préjugés qu’envisage Montaigne quand il s’étonne – ou feint, en bonne pédagogie sceptique, de s’étonner – qu’on ne puisse parler aussi simplement de « l’action génitale » que des autres activités corporelles20. (Montaigne, 1965, 847)

La question d’une langue de la sexualité, propre à la fois à accompagner son exercice et à l’évoquer, se pose d’emblée dans une perspective sociale : réduire cette langue aux termes qui désignent crûment les organes génitaux et leurs fonctions, c’est adopter l’usage populaire, donc s’assimiler aux « crocheteurs », « charretiers », et autres « paysans ». Les deux interlocuteurs tombent d’accord sur ce point. Leur désaccord porte sur la légitimité de cette assimilation. Elle est juste, explique Raymond, car tous les humains, quelle que soit leur condition, accomplissent dans l’exercice de leurs fonctions sexuelles la même action, qui est une action naturelle, donc indépendante de l’appartenance sociale, et même fondamentalement animale. Il adhère par là, sans aucune distance, à la position épicurienne énoncée par Lucrèce dans l’hymne à Vénus : l’universalité de l’instinct sexuel que Lucrèce rappelait pour en célébrer la dignité, est évoquée par Raymond pour ravaler l’homme à l’animalité. Francion formule trivialement cette position en disant : « à la fin nous mettons tous nos chevilles dans le même trou ». Notons qu’il utilise là un langage métaphorique, ce qui nous indique que la métaphore n’est pas forcément un mode de mise à distance du corps, un procédé de voilement, mais peut au contraire, par la brutalité de l’image qu’elle convoque, accentuer la matérialité de sa présence. Car l’intention de Francion est bien évidemment de caricaturer la position qu’il combat. Il la combat dans ses fondements mêmes en refusant l’idée d’une animalité, non pas de la pulsion sexuelle, mais de la manière de la satisfaire. Les « caresses » et les « compliments » – qui désignent au XVIIe siècle des actes de langage – ne sont pas des préliminaires uniquement destinés à favoriser la rencontre sexuelle et à s’annuler dans sa réalisation, mais des modes d’accomplissement qui la singularisent. Il y a donc à ses yeux une corrélation entre manières de parler et manières de faire, les unes exerçant sur les autres un effet civilisateur. Dans ce débat, Francion prend quelque distance à l’égard de l’impératif d’indifférenciation propre à l’éthique sexuelle épicurienne, et intègre la sexualité à la civilisation des mœurs. Ce qu’il invente là, c’est l’érotisme, c’est-à-dire l’art de d’intensifier les plaisirs par les talents conjugués de la parole et du geste.

Il n’est donc pas surprenant que les femmes partagent spontanément son point de vue. Ce qui les gêne, en effet, dans la crudité langagière, ce n’est pas qu’elle offense une pudeur qui serait l’apanage naturel de leur sexe, c’est qu’elle risque de porter atteinte à leur image sociale. Elles n’ont au demeurant aucun scrupule à déclarer qu’à l’égal des hommes elles aiment le sexe et aiment à en parler. Le langage « mignard » qu’elles invitent Francion à inventer pour elles aurait l’avantage d’échapper à l’usage populaire, donc de les mettre à l’abri de la dégradation sociale qu’elles redoutent.

Francion fut donc supplié de donner des noms de son invention, a toutes les choses qu’il ne trouverroit pas bien nommées, et l’on luy dit pour l’y convier, que cela feroit bruire son nom par toute la France, encore davantage qu’il ne faisoit, a cause que chacun seroit fort ayse de sçavoir l’Autheur de ces nouveautez, dont l’on ne parleroit jamais sans parler de luy. Francion s’en excusa pour l’heure, et asseura qu’en quelque grande assemblée de braves qu’il feroit, il seroit entierement resolu de cela. En outre, il jura que dès qu’il auroit le loisir, il composeroit un livre de la pratique des plus mignards jeux de l’amour. (322)

Francion ne refuse pas de se lancer dans cette entreprise : il la diffère. Mais en la différant, il indique les conditions de sa réalisation. La première de ces conditions est l’ancrage social : l’élaboration d’un langage inédit nécessite la constitution d’un groupe soudé, d’une élite dans l’élite, l’équivalent de la « bande des généreux » qu’il a créée au sortir du collège pour corriger les fils de bourgeois qui se faisaient passer pour nobles (241-5). La seconde condition est l’écriture d’un livre qui mettra en pratique ce langage – son sujet, « la pratique des plus mignard jeux de l’amour » peut annoncer un traité mondain, peut-être sous forme de dialogue – et permettra de l’inclure dans la langue commune, sans en passer par la rédaction d’un dictionnaire qui la figerait en un programme théorique.

Ce « livre à venir » fait pendant à un autre livre qui se trouve ici tacitement visé par la critique du langage obscène, et qui sera explicitement désigné dans la version de 1626 par l’expression « le nouveau recueil de la poésie française21 ». Les lecteurs du temps pouvaient y reconnaître le Parnasse des poètes satyriques dont l’interdiction avait provoqué la condamnation de Théophile et la destruction par le feu de toutes ses œuvres. Ce recueil de poésies obscènes, paru quelques mois avant la publication de la première version du Francion, est le dernier d’une série d’ouvrages collectifs « satyriques », imprimés sous des intitulés variés à raison d’un tous les deux ans dans la décennie précédente22. Durant toute cette période, les recueils satyriques ont constitué une spécialité lucrative pour des éditeurs tout à fait reconnus, comme Antoine de Sommaville ou Pierre Billaine, qui ne gênait en rien leur activité ordinaire d’éditeurs de romans, de poésie lyrique et d’ouvrages de dévotion. La crudité de leur langage ne suscitait pas la censure, car ils n’étaient pas censés s’adresser à l’ensemble du public ( Rosellini, 185-208). En 1623, le procès de Théophile met fin à cette production, et on en voit l’effet répressif dans le texte même de ce dialogue, puisque Sorel s’autocensurant, fait disparaître les termes du vocabulaire obscène pour leur substituer des euphémismes vagues comme « des mots fort sales » ou « ces vilains mots »23. Les éditeurs du Parnasse avaient pourtant pressenti la censure – ou voulu élargir leur public aux dames –, en élidant les mots obscènes par des points de suspension24. Mais l’élision ne change rien au mode de fonctionnement du langage obscène : le lecteur est alors incité a retrouver le signifiant manquant, qui continue ainsi à cristalliser l’émoi érotique que la pièce satyrique est censée lui communiquer. Comme l’ont bien perçu les censeurs et les juges du procès de Théophile, le processus est de l’ordre de la contamination.

Au prix d’une prudente expurgation de son texte, Sorel maintient le débat sur la langue du sexe dans les nouvelles versions du roman. Il résiste par là aux effets les plus radicaux de la censure dirigée contre les recueils satyriques, comme il avait, auparavant, résisté à l’obscénité provocatrice des recueils, en la critiquant chez son porte-parole fictionnel, le comte Raymond. Par la voix de son héros Francion, il propose tout à la fois la réintégration du désir au sein de l’éthique sexuelle épicurienne et l’élaboration inventive de formes langagières propres à en assumer l’expression. Aussi la controverse entre Raymond et Francion peut-elle apparaître rétrospectivement comme fondatrice d’une divergence qui traverse les fictions libertines de la seconde moitié du siècle. L’obscénité, stigmatisée par le verdict du premier procès de Théophile au nom de « l’honnesteté publique », est l’écueil obsédant de toute tentative pour représenter le désir et le plaisir. Il s’agit pour les auteurs d’inventer des manières de le contourner. L’examen de quelques-unes des solutions adoptées nous permettra de mesurer le bénéfice de plaisir qui en résulte pour le lecteur.

Les jeux de l’obscène et de l’honnête pour un supplément de plaisir

L’École des filles n’évite pas les mots crus, mais en justifie l’emploi par l’argument pédagogique25. La méthode d’initiation que Suzanne, en libertine avertie, met en œuvre à l’intention de la naïve Fanchon, sa cousine, exige que l’apprentissage des mots précède la démonstration des choses. Si le lexique obscène est proposé en premier lieu, ce n’est pas seulement parce qu’il constitue – en l’absence de la vulgarisation du vocabulaire médical qui n’adviendra qu’au siècle suivant –le seul vocabulaire technique disponible, mais aussi parce qu’il confronte d’emblée la novice à la force du préjugé et à la nécessité de s’en affranchir. En effet, si elle ignore tout des réalités sexuelles auxquelles renvoient les mots obscènes, Fanchon en connaît l’usage dans les jurons. Elle est donc choquée de les entendre proférer par sa cousine comme d’une inconvenance sociale. En l’encourageant à passer outre sa désapprobation puisqu’il s’agit de s’instruire, celle-ci l’émancipe de tout préjugé à l’égard de ce qui est réputé « bas », la bassesse sociale servant alors de paradigme au bas corporel. Peuvent alors lui être enseignées toutes les expressions métaphoriques, dont les mots, par leur diversité sémantique et phonique, donnent un avant-goût du plaisir que doivent procurer les choses26.

Molière fait surgir le mot « obscénité » dans la Critique de l’École des femmes pour railler les prudes effarouchées par la scène du ruban. Ce néologisme fraîchement transposé du latin est une incongruité pédante dans la conversation familière, et fait en lui-même figure d’obscénité en regard de la civilité honnête27. Si Climène entend des obscénités derrière le « le » réticent d’Agnès, c’est elle « qui fait l’ordure », lui fait remarquer Uranie28 : c’est sa propre obsession sexuelle qu’elle trahit en affichant son dégoût. Mais l’ellipse ménagée par Molière est néanmoins un piège et fonctionne comme tel à l’égard des spectateurs dont Climène est un spécimen particulièrement sensible. Ce qui lui paraît insupportable dans la réticence d’Agnès, c’est qu’en forçant son imagination à suppléer le signifiant manquant, elle la met en contact intime avec ses propres représentations sexuelles, qui s’imposent alors à sa conscience sans médiation, déchirant le voile de la pudeur. La psychanalyse décèlerait chez elle un état d’excitation si intense qu’il entre en conflit avec les interdits intériorisés et se transforme en déplaisir. L’élision d’un mot sur la scène théâtrale peut éveiller l’imagination érotique aussi sûrement que la surabondance des mots crus dans la poésie satyrique ou le dialogue licencieux. Dans les deux cas le langage ne paraît plus assurer la distance symbolique entre la représentation et la chose même, mais laisse celle-ci investir, comme d’une présence réelle, tout le champ de conscience de l’auditeur ou du lecteur. Mais Molière a l’habileté – et l’élégance – de déléguer à celui-ci la tâche de la représentation érotique et la liberté d’en éprouver du plaisir ou du déplaisir.

La Fontaine explore à sa manière la voie de l’allusion dans ses Contes et nouvelles en vers. On peut lire le début du Tableau, qui clôt son dernier recueil publié – les Nouveaux Contes –, comme l’art poétique du genre qu’il a réinventé :

On m’engage à conter d’une manière honnête Le sujet d’un de ces tableaux Sur lesquels on met des rideaux. Il me faut tirer de ma tête Nombre de traits nouveaux, piquants et délicats, Qui disent et ne disent pas, Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus sottes : Ce n’est pas coucher gros ; ces extrêmes Agnès Sont oiseaux qu’on ne vit jamais. […] (La Fontaine, 1982, 394)

Tout en dénonçant l’exigence de pudeur comme une hypocrisie féminine – dont, d’ailleurs, l’ingénue de Molière est devenue la figure exemplaire – il en respecte le pacte, qui le contraint à exercer son talent de la suggestion. Le paradoxe, c’est qu’il s’emploiera par ce détour à faire prévaloir la chose sur les mots : tout l’art de ce conte consiste à présenter aux yeux de l’imagination la scène sexuelle, désirée et redoutée, par le travail même de contournement des mots. Ainsi en soumettant ostensiblement le langage de la sexualité au travail de civilisation des mœurs, le poète offre au lecteur un supplément de plaisir. La Fontaine paraît donc répondre, avec un demi-siècle de retard, au vœu – prêté à Francion et à ses admiratrices – de l’invention d’un nouveau discours érotique. Cette invention ne produit pas, comme le croyaient les dames galantes de l’histoire comique, un lexique particulier, une sorte d’enclave spécifique dans la langue. Elle s’emploie plutôt à enrôler à son usage toutes les ressources de la langue, lexicales et syntaxiques, et jusqu’à son épaisseur historique, puisqu’un des modes de mise à distance de l’objet est le recours aux archaïsmes. Par contrecoup, cet usage érotique de la langue commune la contamine insidieusement, transformant potentiellement, dans l’espace clos du récit poétique, chacun de ses mots en signifiant sexuel. Ainsi le risque de l’obscénité ne fait pas nécessairement peser une contrainte oppressive sur l’écriture, mais offre un défi à la virtuosité du poète, qui enrôle pour y répondre l’imagination du lecteur.

En abandonnant les désignations crues de l’acte sexuel pour adopter un usage allusif et métaphorique de la langue, le discours libertin opère sur le plan du langage la jonction du paradigme du plaisir et du paradigme du désir. Le langage cru, comme le manifeste la jeune Fanchon instruite par sa cousine, a le pouvoir de transmettre directement, par la charge émotive portée par un signifiant, un plaisir analogue à celui que représente la scène. Le discours allusif conduit l’auditeur ou le lecteur, comme le prouve le cas de la marquise de Molière, à suppléer les ellipses par son imagination, à investir le discours de son propre désir. Cette collaboration lui procure, un surcroît de plaisir, que la prude marquise dénie en le retournant en dégoût, et que La Fontaine promeut comme le but de l’art poétique du conte en vers.

Les libertins de la seconde génération ne sont plus voués à l’obscénité. Pour dire le plaisir érotique, ils parviennent à trouver des solutions dans la langue au moment où la censure est maximale. Non pas seulement parce qu’ils en ont intégré les contraintes, mais parce qu’ils disposent d’une langue élaborée dans les salons, riche paradoxalement de ses possibilités de refoulement et donc de ses capacités allusives. L’Éros pédagogue auquel aspirait Sorel, capable de s’adresser aussi aux femmes, advient un demi-siècle plus tard, quand le registre comique, auquel est assignée, au XVIIe siècle, toute représentation du corps sexué, s’est émancipé – notamment par son intégration aux divertissements de la Cour sous l’influence de Molière et de Lulli – de l’obligation du style bas. La pudeur peut dès lors s’expérimenter dans le langage, moins comme une censure que comme une incitation au jeu avec le signifiant, source d’un plus grand plaisir.

Ouvrages cités

Abramovici, Jean-Christophe. Le livre interdit : de Théophile de Viau à Sade. Paris : Payot & Rivages, 1996.

——. Obscénité et classicisme. Paris : PUF, 2003.

Clément, Michèle. Le Cynisme à la Renaissance d'Erasme à Montaigne. Suivi des Epistres de Diogenes. Genève : Droz, 2005.

Cyrano de Bergerac. Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil. Paris : Honoré Champion, 2004.

Diogène Laërce. Vies et doctrines des philosophes illustres. Paris : Librairie générale française, 1999.

Foucault, Michel. Histoire de la sexualité. 3 vol. Paris : Gallimard, 1976-1984.

Jeanneret, Michel. Éros rebelle : littérature et dissidence à l'âge classique. Paris : Seuil, 2003.

L’Ecole des filles [1655]. Paris : Allia, 1997.

La Fontaine. Contes et Nouvelles en vers. Paris : Gallimard, 1982.

Lachèvre, Frédéric, Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile. 1626 (Genève : Slatkine reprints, 1968 [1914-1922]).

Lettres de Diogène et de Cratès. Arles : Actes Sud, 1998.

Lucrèce. De rerum natura. Paris : Garnier, [1993], 1998.

Molière. La Critique de l’Ecole des femmes, t. I. Paris : Gallimard, 2010.

Montaigne, Michel de. Essais. Paris : PUF, 1965.

Prévot, Jacques. Libertins du XVIIe siècle, vol. 1. Paris : Gallimard, 1999.

Rosellini, Michèle, « Risques et bénéfices de la publication d’un “mauvais livre” », Les arrières-boutiques de la littérature. Auteurs et imprimeurs-libraires aux XVIe et XVIIe siècles. Edwige Keller-Rhabé (dir.). Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2010.

Sorel, Charles. L’Histoire comique de Francion où les tromperies, les subtilités, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïvement représentés. Paris : Pierre Billaine, 1626.

——.La vraie Histoire comique de Francion composée par Nicolas Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain, amplifiée en plusieurs endroits et augmentée d’un livre suivant les manuscrits de l’auteur. Paris : Pierre Billaine, 1633.

——.Histoire comique de Francion. Romanciers du XVIIe siècle. Paris : Gallimard, 1958.

Théophile de Viau. Œuvres poétiques. Paris : Garnier, 2008.

Thomine, Marie-Claire (dir.). Contes et Discours bigarrés. Cahiers V.L. Saulnier, 28. Paris : PUPS, 2011.

Notes

1 .

Rappelons qu’à la différence des Cyrénaïques (Aristippe) qui posent le souverain bien dans « le plaisir qui meut les sens avec le maximum de douceur » (Cic., De Fin., II, XIII, 39), Epicure élit le plaisir en repos (catastématique), qu’il assimile à l’absence de trouble (ataraxia) et l’absence de douleur (aponia).

2 .

« Un jour, au marché, il [Diogène] se masturbait en disant : “Ah ! si seulement on pouvait apaiser sa faim en se frottant ainsi l’estomac !” » (Diogène Laërce, 1999, 722) ; « Il avait l’habitude de tout faire en public, les œuvres patronnées par Déméter aussi bien que celles d’Aphrodite. Il raisonnait, en effet, de la façon suivante : s’il n’y a rien d’absurde à déjeuner, il n’est donc pas déplacé de le faire en public ; or, déjeuner n’est pas absurde, donc il n’est pas déplacé de le faire sur la place publique. Se masturbant même en public, il disait : “Ah ! si seulement on pouvait faire cesser la faim en se frottant ainsi le ventre ! ” » (736)

3 .

La monnaie se dit en grec nomisma, terme qui désigne aussi les coutumes, les règles de vie.

4 .

Je souligne.

5 .

Je souligne.

6 .

L’avantage de la satisfaction solitaire, et ce pourquoi Diogène la conseille à ses disciples comme la meilleure des pratiques sexuelles, c’est qu’elle détourne le sage des femmes dévoratrices de temps et d’énergie : « Le pain, l’eau, le lit de feuillage et le tribôn ne sont pas seuls à enseigner la tempérance et la constance ; il y a également, si l’on peut ainsi s’exprimer, une main de berger. Ah ! si j’avais pu connaître plus tôt l’existence de ce bouvier ! Veille donc à en avoir une chaque fois qu tu seras pressé, car c’est en accord avec l’ordonnance de notre vie. Quant aux relations avec les femmes insatiables, il y faut beaucoup de loisir : renonces-y donc […]. Ne te détourne pas de ton chemin, même si ce genre de vie te vaut le nom de chien ou pis encore. » (Lettres de Diogène et de Cratès, 1998, 84-5). En dépit de la présence dans la secte d’une femme exemplaire de l’audace cynique, Hipparchia la compagne de Cratès, le destinataire des leçons de Diogène est toujours, à l’évidence, un homme, et le précepte d’autarkéia se nourrit de misogynie.

7 .

« Il n’y a pas lieu d’être reconnaissants à nos parents ni de notre naissance, puisque c’est à la nature que ce qui est doit l’existence, ni de notre qualité, puisque c’est le mélange des éléments qui la détermine. Et sans nul doute, même pour ce qui dépend de la décision et de la volonté, point de reconnaissance. En effet, la génération est la conséquence directe de l’instinct sexuel, auquel on obéit pour trouver les plaisirs et non pour engendrer. Ces maximes que je profère, moi le porte-parole de l’impassibilité, sont contraires à celles qu’on a quand on vit dans la fumée. Elles paraîtront peut-être dures à certains, mais ce qui leur donne validité et vérité, ce sont la nature et la vie de ceux qui vivent non pas dans la fumée, mais dans la vertu. » (47-48).

8 .

« Encore je voudrais bien savoir si vos parents songeaient à vous quand ils vous firent. Hélas, point du tout! Et toutefois vous croyez leur être obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser. Comment ! parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion, et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérez ce voluptueux comme un des sept sages de la Grèce! » (Cyrano, 2000, 105).

9 .

« Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité ; cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont le vulgaire l’idolâtre ne sont rien, même entre vous autres, que de conseil. Mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils, en ne le faisant point, plus malheureux qu’un mort, c’est de commandement. [C’est] pourquoi je m’étonne fort, vu que la continence au monde d’où vous venez est tenue si préférable à la propagation charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas fait naître à la rosée du mois de mai comme les champignons, ou, tout le moins, comme les crocodiles du limon gras de la terre échauffé par le soleil. » (108-109).

10 .

« Mais il convient de fuir sans cesse les images, De repousser ce qui peut nourrir notre amour, De tourner ailleurs notre esprit et de jeter En toute autre personne le liquide amassé, Au lieu de le garder, au même amour voué, Et de nous assurer la peine et la souffrance. A le nourrir, l’abcès se ravive et s’incruste, De jour en jour croît la fureur, le mal s’aggrave Si de nouvelles plaies n’effacent la première, Si tu ne viens confier au cours d’autres voyages Le soin des plaies vives à la Vénus volage Et ne transmets ailleurs les émois de ton cœur. »

(Lucrèce, 1998, 300).

11 .

« Au détroit fougueux de la vie, dès que s’épanche en nous La semence première, le jour de sa maturation, De l’extérieur confluent les images de divers corps, Promesses d’un beau visage et d’un teint éclatant, Qui excitent les régions gonflées de semence : Ainsi, dans l’illusion d’avoir consommé l’acte, On la répand à grands flots, souillant ses vêtements. »

(299)

Comme chez les cyniques, l’ascèse érotique épicurienne est toujours envisagée du point de vue masculin, la femme occupant invariablement la place de l’objet ambivalent, désirable et dangereux, qu’il faut posséder mais en évitant de s’y laisser aliéner.

12 .

Dans une anecdote recueillie par Athénée (Deipnosophistes, XIII, 588 e-f), Diogène enseigne à son disciple Aristippe l’indifférence au choix de sa partenaire sexuelle. Aristippe croit pouvoir le piéger par une métaphore : « Ne te semble-t-il pas déplacé, Diogène, d’habiter une maison que d’autres ont occupée antérieurement ? » ; mais Diogène ne se laisse pas désorienter : « Pas du tout. Serait-il déplacé de voyager à bord d’un navire sur lequel plusieurs autres ont déjà navigué ? » — « Non pas. » —« Eh bien, il n’est donc pas déplacé non plus d’avoir commerce avec une femme dont beaucoup d’autres ont joui. »

13 .

V. L’Histoire comique de Francion où les tromperies, les subtilités, les mauvaises humeurs, les sottises et tous les autres vices de quelques personnes de ce siècle sont naïvement représentés, Paris, Pierre Billaine, 1626 ; La vraie Histoire comique de Francion composée par Nicolas Moulinet, sieur du Parc, gentilhomme lorrain, amplifiée en plusieurs endroits et augmentée d’un livre suivant les manuscrits de l’auteur, Paris, Pierre Billaine, 1633. Outre les prolongements de l’histoire de Francion, les deux versions successives – publiées sous l’anonymat puis sous pseudonyme – ont subi de multiples autocensures qui ont escamoté les épisodes et les opinions les plus ouvertement libertines.

14 .

La “naïve” au sens étymologique et entièrement positif que donne au terme la langue de l’époque, lié à la naissance (nativa), à l’authenticité, à la reconnaissance de l’ordre naturel.

15 .

« En ce temps là je passois le temps avec le plus de plaisir, et le moins de soucy que je pouvois parmy les compagnies des Escoliers les plus genereux, et les plus desbauchez. Presque tous estoient addonnez a un vice, dont de tout temps nostre College avoit eu le renom d’estre infecté. C’estoit que pressez par leur jeune ardeur, ils avoient appris a se donner eux mesmes quelques contentemens sensuels, a faute d’être accouplez avec une personne d’autre sexe. Quant a moy je n’estois gueres amoureux de ce plaisir là, et faisois conscience de respandre inutilement une semence tres bonne, au lieu de la mettre en un lieu où elle profitast : je ne me voulois point rendre ennemy des Dames, qui haissent mortellement ceux qui les privent ainsi de ce qui leur est deub. Mais quand j’y songe, si ces garçons là peschoient, ils en estoient assez griefvement punis, car ils avoient beau faire, ils n’assouvissoient leur desir qui s’accroissoit de plus en plus, et leur donnait des gesnes secrettes. Une tel martyre me cause de la pitié, et je maudis les loix du monde, qui gardent que les remedes n’y soient donnez, et que tant de filles qui d’ailleurs souspirent en cachettes apres les embrassemens, ne soient mises avec ceux qui sont ainsi travaillez, afin qu’ils esteignent ensemble leurs flames par une eau la plus douce de toutes, et que desormais ils s’abstiennent de pecher. Si nous eussions eu chacun une de ces mignardes en nostre compagnie, elle nous eust bien plus servy que celle de tous nos livres. » (Sorel, 1958, 210).

16 .

« Cette nompareille Dame est elle encore vivante, dit Francion [qui vient de découvrir le portrait de Nays] : je n’en sçay rien, respondit le Seigneur, il n’y a que Dorini qui nous le puisse apprendre. Ha que vous estes peu curieux de ne vous estre point encore enquesté, reprit Francion : l’on voit bien que vous estes d’une humeur libre qui se tient dans l’indifference. Il est vray, repartit le Seigneur, et je vous jure qu’estant avec Helene que j’allay voir avant hier, et qui n’a qu’une beauté vulgaire, je pris autant de plaisir que je pouvois faire en joüissant de l’incomparable Nays. Fermez les yeux, Monsieur, quand vous serez contrainct de baiser un visage qui n’a rien d’attrayant, et vos sens ne lairont pas d’estre chastoüillez du plaisir le plus parfait de l’amour, et si vous esteindrez l’ardeur que vous aviez pour vous joindre a un corps en qui vos yeux trouvent des subjets d’une extreme passion. » (182).

17 .

« Il faut que l’on s’imagine,/ Alors qu’on fait l’Androgine,/ Qu’on ne gouste rien aux Cieux/ Qui soit plus délicieux./ Les langueurs, les resveries,/ Avec les chaudes furies,/ Et la douce pasmoison/ Agitent nostre raison/ L’on tremble a foible secousse,/ L’on se mord et l’on se pousse,/ Et l’ame a tant de plaisirs/ Qu’elle n’a plus de desirs. » (319-320).

18 .

« Tout estant fini, nostre Chevalier dit : vous allez un fort bon train, si ce n’est qu’a la fin vous avez des mouvemens un peu trop grossiers, et trop lents ; desormais rendez les plus prompts et plus agiles, vous en aurez tous deux plus de delectation. Au reste que ce que vous venez de faire icy devant moy, soit un lien qui vous estreigne eternellement. Il m’est avis que vous n’avez point de subjet de vous mecontenter l’un de l’autre. » (333-334).

19 .

« Bref, l’idée était, dans cette généalogie, de chercher comment les individus ont été amenés à exercer sur eux-mêmes, et sur les autres, une herméneutique du désir dont leur comportement sexuel a bien été sans doute l’occasion, mais n’a pas été le domaine exclusif. » (Foucault, 1984, 11).

20 .

« Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne et pour l’exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? Est-ce à rire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée? » (Essais, III, 5, « Sur des vers de Virgile »).

21 .

Variante de la p. 321, p. 1315 : « La plupart de ceux qui ont mis des vers dans le nouveau recueil de la Poésie Françoise en sont là logez, et outre qu’ils ont faict imprimer de sottes chansons que les garçons de cabaret et les volontaires du Louvre sçavent, ils font voir à tout le monde des vers infames qu’ils ont composez, où il n’y a rien de remarquable sinon qu’ils y nomment partout les parties et les actions naturelles. »

22 .

Antoine Estoc, le libraire éditeur du Parnasse des Poëtes satyriques, s’est spécialisé dans cette production. Il a fait paraître successivement, en association avec Antoine de Sommaville et Pierre Billaine – et en appliquant le principe du réemploi d’une proportion importante de pièces d’un recueil à l’autre –, Les Satyres bastardes du Cadet Angoulevent (1615), le Recueil des plus excellans vers satyriques de ce temps (1617), Le Cabinet satyrique ou recueil parfaict des vers piquans et gaillards de ce temps (1618), Les Délices satyriques (1620), La Quintessence satyrique (1622). V. le tableau établi par Frédéric Lachèvre dans Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile, 1626 (Lachèvre, 1968 [1914-1922], 58).

23 .

Variante de la p. 320 : « et en les entretenant leur disoit des mots fort salles que je ne puis autrement exprimer qu’en usant des termes du vulgaire, c’est a sçavoir qu’il leur parloit tout à droict ».

24 .

Citons pour exemple le dernier tercet du sonnet « Aux lecteurs » du Parnasse satyrique : « Lisez en un feuillet de tous les deux costez, / Vous …terez soudain, fussiez vous ef…tez, / Car ces folastres escris vous en servent d’amorce. »

25 .

L’Escole des filles, ou la philosophie des dames, divisée en deux dialogues a été publié anonymement par le libraire Louis Piot en 1655. L’étude des pièces du procès où celui-ci a été impliqué ont permis à l’historien du libertinage, Frédéric Lachèvre, de l’attribuer à Michel Millot, contrôleur-payeur des Suisses et protégé du surintendant Foucquet. Avant d’être supprimé par la censure royale, et réimprimé en Hollande avec un madrigal obscène dédié à « Monsieur Millot sur son Escole des filles », le livre était précédé par une « Epître invitatoire aux filles » rendant hommage à l’honorabilité de l’auteur et à la valeur pédagogique de son entreprise, dont voici la conclusion : « Je vous invite donc, mes belles, à lire soigneusement ces préceptes et à bien étudier les enseignements que Susanne donne à Fanchon ; ils sont d’autant plus exquis et considérables qu’ils partent d’une plume tout à fait spirituelle, et d’un homme de ce temps qui a été aussi recommandable à la cour par son bel esprit que par sa naissance. Toute la grâce qu’il vous demande pour les instructions gratuites qu’il vous donne, et toutes les prières qu’il vous fait, c’est d’en faire le récit à vos compagnes, et si vous n’en avez point le temps, de les envoyer à l’Ecole. » (L’Ecole des filles, 1997, 8; et Prévot, 1999, 1104).

26 .

« Susanne : […] Premièrement, il faut que tu saches que cet engin avec quoi les garçons pissent s’appelle un vit.

Fanchon : Ah ! vous jurez, ma cousine.

Susanne : Patience, non fait ; hé ! que tu es importune et qu’il faut bien vraiment que tu ôtes tous ces scrupules, si tu veux que je te dise quelque chose dont tu seras tantôt ravie.

Fanchon : Hé bien ! j’écouterai tout ce que vous voudrez.

Susanne : Je dirai encore cul, con, vit et couillons.

Fanchon : Hé bien ! il n’importe.

Susanne : Cet engin donc avec quoi les garçons pissent s’appelle un vit, et quelquefois il s’entend par le membre, le manche, le nerf, le dard et la lance d’amour, et quand un garçon est tout nu, on voit cela qui lui pend au bas du ventre, comme une longue tette de vache, à l’endroit où nous n’avons qu’un trou pour pisser.

Fanchon : Oh ! quelle merveille ! » (L’Ecole des filles, 1997, 22 ; Prévot, 1999, 1124).

27 .

« Elise : Il est vrai, ma cousine ; je suis pour Madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point. Et vous avez tort de défendre ce le.

Climène : Il a une obscénité qui n’est pas supportable.

Elise : Comment dites-vous ce mot-là, Madame ?

Climène : Obscénité, Madame.

Elise : Ah ! mon Dieu ! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde. »

(Molière, 2010, t. I, 493-494).

28 .

« Climène : Quoi la pudeur n’est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l’endroit dont nous parlons ?

Uranie : Non vraiment. Elle ne dit pas un mot, qui de soi ne soit fort honnête ; et si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c’est vous qui faites l’ordure, et non pas elle ; puisqu’elle parle seulement d’un ruban qu’on lui a pris. » (495).

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