Résumé
Psychanalyste et philosophe, Paul Diel quitta l’Autriche, son pays natal, au moment de l’Anschluss et fit sa carrière en France. Son œuvre souffrit de l’ombre portée par Freud et par Lacan. Cet article montrera la centralité de la notion d’estime de soi dans la psyché et dans l’inconscient. Cette estime ne se construit qu’en transaction avec autrui. Si l’estime bien pondérée constitue la valeur, on verra qu’elle est susceptible de se détraquer sous les formes opposées de l’inhibition comme de l’exaltation.
Psychoanalyst and philosopher, Paul Diel left Austria, his native country at the time of the Anschluss, and made his career in France. His work suffered from the shadow of Freud and Lacan. This article will show the centrality of the notion of self-esteem, almost synonymous with self-love in the psyche and the unconscious. This esteem can be built only in transaction with others. If the estimated value is well weighted, we will see that it is likely to go haywire in the forms as opposed of inhibition and exaltation.
Amour-propre : le terme est ambigu. Si on le prend, pour ainsi dire, au mot, il est synonyme d’amour de soi qui non seulement est légitime, mais est condition d’une appréhension juste et satisfaisante de soi et d’autrui. On en trouve comme un reflet affaibli lorsque l’amour-propre désigne non pas la vanité, mais le souci naturel de se présenter à son avantage, d’être correctement vêtu et, parlant de soi, d’éviter de se dénigrer comme peut le suggérer une fausse conception de l’humilité. En ce sens, l’amour-propre nous incite à « savoir nous tenir », avoir de la tenue, c’est-à-dire nous maîtriser. Il est pourtant significatif que l’amour-propre, en dépit de son sens premier, reste cantonné dans la dimension sociale. Il a même pris le sens d’un interdit de toucher à mon image et, apparemment, les relations interhumaines sont telles que nous sommes sans cesse sur le qui-vive à guetter des manquements possibles au respect qui nous est dû. Cet amour-propre-là, partout visible, oblitère l’amour-propre authentique qui n’a même pas trouvé accueil dans le langage. Peut-être faut-il en conclure que l’amour-propre authentique, l’amour de soi est encore un état fragile, en voie de développement, une plante qui a bien du mal à pousser dans un terrain envahi par les mauvaises herbes de l’amour-propre florissant.
Le besoin d’estime est une notion centrale, sinon la notion centrale dans la pensée de Paul Diel. Il s’agit avant tout de l’estime de soi. A quoi il faut immédiatement ajouter que, pour Diel, la relation de soi à soi ne peut se concevoir indépendamment de la relation à autrui. On peut évoquer ici « l’être-ensemble » de Heidegger (mitsein) auquel celui-ci reconnaît un statut ontologique. Ainsi, la dimension sociale ne se surajoute pas à la dimension individuelle, elle lui est consubstantielle.
Dans l’analyse diélienne, qui n’est pas philosophique mais psychologique, l’autre est présent en nous, constamment, structurellement.
La relation à soi n’est pas univoque : l’estime de soi, lorsqu’elle est pondérée, ou, pourrait-on dire, justifiée, s’accompagne d’une critique de soi, ou plutôt d’une aptitude à se mettre en cause à partir de ses propres critères, de ses propres valeurs. Cette autocritique, qui tantôt s’exerce activement, serait-ce dans le secret du for intérieur, tantôt reste à l’état de virtualité, Diel la nomme « culpabilité essentielle » ; c’est une fonction naturelle qui s’oppose, nous le verrons, à la « culpabilité conventionnelle » comme à la « culpabilité exaltée ». En l’absence d’une culpabilité essentielle et de sa fonction régulatrice, l’estime de soi ne saurait être qu’une prise de position dogmatique face à soi-même, c’est la possibilité de sa mise en cause qui est garante d’une certaine objectivité et adaptabilité du jugement porté sur soi.
La relation à autrui comporte la même dualité que la relation à soi : qui a exercé la capacité de s’accorder l’estime pondérée se rend capable de l’accorder à autrui ; l’autocritique objective inclut la possibilité d’apprécier les faiblesses, les excès et les défaillances d’autrui sans complaisance et sans l’arrogance du juge qui se croit au-dessus des partis.
Point n’est besoin d’une introspection approfondie ni d’une longue observation de la société pour se rendre compte que le schéma précédent relève bien plutôt de l’idéal que de la réalité. Idéale, en effet, une société où les relations interhumaines seraient gouvernées par l’objectivité. Idéal qui peut sembler terne aux yeux de qui ne voit de salut que dans l’amour, et pourtant, si l’objectivité qui est, malgré tout, définissable et en partie réalisable nous paraît hors de portée, que dire d’un amour répandu sur le monde qui ne saurait être le fait que d’une âme exceptionnelle. Ajoutons tout de même qu’une perception claire et sans préjugés de ses qualités propres et des qualités d’autrui est peut-être le terrain le plus favorable à l’éclosion de l’amour, amour de soi, amour de l’autre.
« Le moi est haïssable », la célèbre phrase de Pascal peut être interprétée de diverses façons, et, par exemple, comme un dénigrement sans appel de la nature humaine. Elle peut l’être aussi, dans une acception sans doute plus intéressante, comme une dénonciation de cet impérialisme du moi qu’est l’égocentrisme qui est « l’exaltation » ou déformation pathologique de « l’égoïsme conséquent », défini par Diel comme le souci naturel de soi accompagné du souci naturel pour l’autre (le fürsorge de Heidegger). Diel utilise pour caractériser le rapport inadéquat de soi à soi le vieux terme « vanité ». Il montre qu’à cette sur-estime de soi correspond nécessairement, par loi d’ambivalence, une sous-estime de soi : la culpabilité « exaltée » qui entre en jeu si la vanité est mise en cause par une situation d’échec ou par le refus par autrui de reconnaître notre valeur imaginée. On peut ici évoquer Nietzsche qui nous avertit, dans Le gai savoir : « Ne t’enfle pas, autrement la moindre piqûre te fera crever. » Peut-être pensait-il à la fameuse grenouille hantée par la masse surplombante du bœuf ; Bergson, également, dans Les deux sources de la morale et de la religion note que « Nous savons qu’une frénésie appelle une frénésie antagoniste ».
La loi d’ambivalence qui gouverne la relation « exaltée » de soi à soi-même permet également d’expliquer le rapport inadéquat à autrui. À la surestime de soi (vanité) correspond la sous-estime de l’autre (accusation), mais aussi la surestime de l’autre (sentimentalité).
Ce que Diel nomme la « fausse motivation » peut ainsi se comprendre comme un jeu fluctuant et sans cesse renouvelé entre les quatre pôles de la surestime et de la sous-estime de soi et d’autrui. Ainsi, par exemple, la vanité, projetée sur autrui engendre une survalorisation de qui nous approuve et une accusation de quiconque nous dévalorise ou nous critique. La culpabilité projetée provoque une admiration sentimentale de ceux auxquels nous nous comparons en infériorité, mais aussi une accusation envers ceux que nous pensons, ou imaginons méprisants à notre égard. Sentimentalité et accusation peuvent d’ailleurs être projetées sur une même personne, à la fois admirée et redoutée. La vanité, comme l’a noté Nietzsche, peut à tout moment se « dégonfler » et faire place à la culpabilité, qui, à son tour, du fait qu’elle est insupportable, tend à se retransformer en vanité : c’est le phénomène de surcompensation mis en évidence par Alfred Adler. De même, le jeu entre sentimentalité et accusation transforme, à la moindre déception, la survalorisation d’autrui en dévalorisation, mais l’inverse également pour peu que l’autre nous flatte.
Ces interactions, infiniment variées que chacun peut identifier en soi, provoquent chez certains un tourment infernal (la névrose), chez d’autres, le plus grand nombre, un niveau d’inobjectivité compatible avec la vie dite « normale ». Il n’en est pas moins vrai qu’à l’échelle de la société, ces fluctuations de l’estime, insuffisamment diagnostiquées et donc insuffisamment maîtrisées créent un mal-être collectif, une sorte de maladie sociale faite de suspicion, de médisance, ou, inversement, de confiance excessive et parfois fanatique accordée à qui nous semble désigné pour combler nos espoirs de revanche ou de félicité.
Au niveau social, où le collectif exerce son emprise sur l’individu, c’est bien souvent par le groupe que s’expriment les jeux ambivalents du besoin d’estime. Vanité d’appartenir à tel milieu, parti, communauté, école de pensée, etc. Culpabilité, non pas personnelle mais conventionnelle et, de ce fait, plus apparentée à la honte de se sentir en faute par rapport aux valeurs partagées par le groupe dont on redoute le jugement. Accusation de qui affiche d’autres valeurs ou d’autres coutumes : « Comment peut-on être Persan ! » Survalorisation sentimentale des membres du groupe ou de groupes alliés, ce qui n’exclut pas les conflits internes et les médisances, car la survalorisation est, par essence, guettée par la dévalorisation.
Ce qui précède n’est-il que caricature ? Oui, si on le prend pour description de la vie individuelle et sociale, non, si l’on y voit le diagnostic de ce qui fausse le rapport à soi et le rapport à autrui. En réalité, l’estime de soi, la self esteem qui tient tant de place dans la culture « psy » anglo-saxonne et son corollaire, l’estime de l’autre, est suffisamment développée pour que la société tienne et se perpétue en dépit des attaques de la motivation perverse et des catastrophes périodiques qu’elle suscite.
Diel emploie rarement le terme « amour-propre » qui pourtant, dans sa concision et sa complexité pourrait nous éclairer. Pour La Rochefoucauld, grand démystificateur, l’amour-propre est l’inspirateur masqué de nos actions apparemment les plus désintéressées. L’amour-propre nous enjoint de ne jamais perdre la face ; je ne puis aimer ma propre personne que si elle reçoit le tribut de l’estime d’autrui. Le lecteur des Maximes peut être tenté de conclure que le besoin d’estime à tout prix est la seule motivation de notre vie intime et de notre comportement social. La Rochefoucauld constate, il ne recherche pas la source de l’inauthenticité qu’il dénonce. Pour Diel, la relation à l’autre, bien que concomitante, n’est pas primaire, mais seconde : l’autre nous habite, comme un compagnon, comme un témoin, comme un adversaire, mais fondamentalement, nous nous habitons nous-mêmes, la relation de soi à soi est primaire. Chacun, Diel y insiste, ne sent vivre directement que lui-même, sa vision du monde lui paraît la seule acceptable. C’est là, si l’on veut, un égo-centrisme naturel dont on peut comprendre qu’il ait tendance à devenir égocentrisme au sens négatif que lui donne le langage courant. Le besoin naturel de se valoriser devient besoin pathologique de se survaloriser et le besoin naturel d’estime devient recherche acharnée de l’estime de l’autre telle que le décrit La Rochefoucauld. Il faut pourtant noter à propos de celui-ci, que s’il dénonce l’amour-propre comme primum movens de nos actions, il rend justice à la nature humaine lorsqu’il diagnostique l’ambition (qui chez lui est positive), la passion, et surtout l’amour comme des antidotes capables de neutraliser la tendance impérialiste de l’amour-propre. On peut résumer toute sa philosophie morale par ce passage où il écrit que l’amour est la seule force capable de vaincre la coquetterie. En élargissant le propos, c’est uniquement lorsque l’homme écoute en lui-même une voix qui l’arrache à son intérêt personnel pour le porter vers un dépassement de soi qu’il peut faire taire en lui les susurrations de l’amour-propre.
Que nous enseigne cette brève confrontation de la pensée diélienne à celle de La Rochefoucauld ? Que pour un observateur sans complaisance de la société, c’est la comédie des vanités qui occupe principalement la scène. Encore faut-il ajouter que si l’auteur des Maximes n’avait mis au jour, en lui-même, les jeux de l’amour-propre, il n’aurait pu les déceler chez autrui avec tant de lucidité. Pour lui, le besoin d’estime est primaire et la pression sociale le pousse aux extrêmes ; seule une passion dominante qui engage tout notre être peut nous en guérir. Pour Diel, observateur de soi avant de l’être du jeu social, c’est l’auto-estime qui est primaire mais tend à dériver vers une surestime de soi dont le corollaire est l’insatiable réclamation de l’estime d’autrui. Sur ce dernier point les deux auteurs se rejoignent dans l’analyse de la vanité, mais pour un lecteur qui ne s’arrête pas au plus spectaculaire, ils se rejoignent également dans l’analyse de l’authenticité.
Bibliographie de Paul Diel
En Petite Bibliothèque Payot :
Psychologie de la Motivation (PUF, 1948) 1996
La Divinité, le symbole et sa signification (PUF, 1950) 1991
Le symbolisme dans la mythologie grecque (1954) 1998
La peur et l'angoisse (1956) 1992
Education et rééducation (Delachaux et Niestlé, 1961) 1989
Le symbolisme dans la Bible (1975) 1996
Le symbolisme dans l'Evangile de Jean (avec J. Solotareff) (1983)
Et les 4 publications posthumes (Payot) :
Le besoin d'amour (2007) 2010
Culpabilité et lucidité (2007)
Science et foi (2010)
Angoisse et joie (2011)
Table des matières
Sommaire
L’amour-propre à l’interface de la littérature et de l’anthropologie. Achille et Caïn - Augustin et Jean-Jacques - Montaigne et Ulysse - Nerval et Proust
Amour propre et besoin d’estime dans l’œuvre de Paul Diel
Nommer et définir l’amour-propre au xviie siècle : ce que nous apprennent les dictionnaires
Brel contre Barbara « Laisse-moi devenir l’ombre de ton [...] chien » (1959) vs « Je n’ai pas la vertu des femmes de marin » (1962)
Lois de Newton et piège moraliste : le dispositif de l’amour-propre chez Rousseau
L’amour-propre au fondement de la subjectivité dans la comédie du XVIIIème siècle
Narcisse et Pygmalion : le peintre fou dans la littérature fantastique romantique
L’amour de soi dans L’Ecole des Indifférents : « les fêtes galantes » de Giraudoux
L’amour-propre dans La Duchesse de Langeais
Pierre Jean Jouve et l’amour-propre : entre emprise et libération (1925 - 1935)
Le piège de l’amour-propre dans Le Diable et le bon dieu de Sartre
L’(e dés)amour-propre dans une écriture en trompe-l’œil : Les Bonnes et Splendid’s de Jean Genet