Résumé
L’« amour-propre », défini par Balzac comme le « haut respect » que la noblesse se doit, est bien au cœur du sujet de La duchesse de Langeais. En effet, sous la Restauration, les aristocrates ne sont plus capables d’assumer leurs charges sociales et leur amour-propre s’est dégradé en une sorte d’« égoïsme » ou de « vanité ». L’estime que la duchesse de Langeais s’accorde explique l’obstacle que rencontre le général de Montriveau auprès d’elle. Leurs relations amoureuses ressemblent ainsi à un rapport de force. A ces problèmes sociaux et politiques, s’ajoute aussi des problèmes psychologiques : aimer, implique une certaine infériorité, alors qu’être aimé, c’est être supérieur. De ce fait, La duchesse de Langeais est un roman très complexe où la notion d’amour-propre explique les péripéties et les évolutions des personnages.
The “self-esteem”, defined by Balzac as a “priority” that the noble should respect, is the principal subject of “The Duchess of Langeais”. In fact, due to the Restoration, the noble are no longer able to carry out their responsibility and their self-esteem degenerate into kind of “selfishness” or “vanity”. The self-pride of “The Duchess of Langeais” could explain how difficult it is for the general Montriveau to get along with her. Their romantic relationship is similar to a balance of power. In addition to the social and political problems, there are also some psychological problems: love, implies certain inferiority, so that being loved is to be the superior. As a result, The Duchess of Langeais is a complicated novel in which the notion of self-esteem explains the peripatetic and developments of the characters.
Dans un article, Roland Chollet1 explique que, d’octobre 1832 à avril 1834, Balzac a rédigé une série de textes dont les sujets sont très proches : Dézespérance d’amour (du 21 octobre au 26 novembre 1832), « La confession du Médecin de compagne »2 (mi-octobre 1832) et La duchesse de Langeais (avril 1834). Ces récits, inspirés probablement par les relations amoureuses de l’auteur lui-même, racontent et répètent la même histoire : une rencontre entre un homme talentueux mais socialement inférieur et une femme noble mais « vaniteuse ». Ils pourraient être le fruit d’une relation de quatorze mois (août 1831 à octobre 1832) 3 entre Balzac et la marquise de Castries (qui deviedra duchesse en 1842).
En effet, l’expérience de Balzac avec cette femme a été désastreuse, alors que c’est elle qui a fait les premiers pas. C’est la marquise qui a envoyé une belle lettre anonyme à l’écrivain avant d’inviter Balzac chez elle. Et c’est toujours elle qui lui a demandé de l’accompagner dans un voyage en Italie. Mais manifestement, c’est aussi elle qui a refusé d’aller plus loin dans leur relation.
Quant à Balzac, bien qu’il ait douté de la sincérité de la marquise4, il a été très « flatté » par l’accueil chaleureux qui lui a été réservé. Sans doute, la haute position sociale de son hôtesse y est pour quelque chose. A peine après quelques mois de fréquentation, et malgré le scepticisme de Zulma Carraud et de Mme de Berny, Balzac prétend éprouver un « amour sans borne » pour la marquise. Il s’enflamme et il lui écrit le 12 avril 1832 :
[...] vous m’avez accordé de si douces heures que je crois qu’il n’y a plus de bonheur pour moi que par vous et je voudrais vous rendre comme Dieu vous rendra dans le ciel […]. (2006, 500)
Très vite, cette relation s’est avérée être une illusion. Après avoir rejoint la marquise en Suisse, Balzac a brutalement changé d’avis : il n’a plus voulu aller en Italie avec elle. Dans la nuit du 18 octobre, il est rentré seul à Paris.
Malheureusement, nous ne possédons aucune correspondance expliquant de façon claire ce qui s’est passé. Nous savons juste que Balzac a été très déçu. Dans une lettre à Mme Hanska, écrite à la fin de mars 1833, il parle de sa « cruelle aventure » et de sa « grande déception dont tout Paris s’occupe » (Michel Lichtlé, 14). En ce qui concerne la marquise, nous devons nous contenter d’une lettre qu’elle a adressée à son nouvel « ami », Sainte-Beuve, quelque temps après : « Je sens […] que si un homme osait, oubliant mon âge, ma position, me dire un mot d’amour, je le prendrais en haine à l’instant » (ibid.). L’emploi du mot « position » nous semble très curieux. Est-ce que c’est une allusion à la différence sociale entre la marquise et Balzac, bourgeois issu d’une famille de paysans ? En tout cas, c’est probablement sous ce prétexte que la marquise a refusé de se donner à son soupirant.
De ce fait, ces trois récits sont souvent considérés comme des œuvres de « vengeance », d’autant plus que cette expression apparaît pas moins de quatorze fois dans La Duchesse de Langeais. Cependant, il est clair que ces trois textes ne sont pas de même nature. La Dézespérance d’amour est un conte moral qui ne fait que cinq pages5 et la « Confession » du Médecin de compagne est un monologue qui ne représente qu’un seul chapitre du roman, alors que La duchesse de Langeais est un roman complet, long de presque deux cents pages. Non seulement les événements y sont plus nombreux et plus complexes, mais en plus, cette œuvre a été rédigée un an après les faits. La duchesse n’est plus l’image d’une mauvaise « femme sans cœur », mais un vrai personnage qui a ses constances, ses hésitations et ses principes. Enfin, il est évident qu’elle n’est plus un simple sosie de la marquise de Castries :
Il serait peu équitable pour Mme de Castries de chercher à la reconnaître sous le déguisement de la « dame de hault lignaige » en interrogeant la duchesse de Langeais. Ce personnage a subi tant de métamorphoses en une année, que sa véracité est devenue problématique. (Roland Chollet, 100)
Nous pouvons, comme le propose Lichtlé Michel, considérer La Duchesse de Langeais comme le « fruit d’une maturation » (Lichtlé Michel, 20), en pensant qu’avec le temps, Balzac va au-delà de son désir de « vengeance ». Cette pensée est partagée par Roland Chollet : « Ne touchez pas à la Hache6 n’était pas, n’était plus la vengeance de Balzac. Malgré lui, peut-être. » (Roland Chollet, 120) Ainsi, quel est le problème que Balzac a voulu mettre en scène dans La Duchesse de Langeais ? Comment pouvons-nous expliquer la relation entre la duchesse de Langeais et Montriveau s’il ne s’agit pas d’une « vengeance » personnelle de l’auteur ?
Au début du deuxième chapitre, l’auteur insère de façon intéressante une digression longue d’une dizaine de pages pour expliquer la situation politique et sociale de l’époque. Cette violente critique du faubourg Saint-Germain peut paraître étrange dans le contexte. Mais, en fait, elle est comme une sorte de préface qui amène au sujet en mettant le doigt sur le problème de l’« amour-propre » et de son rapport avec la noblesse à cette époque.
Pour essayer de comprendre ce rapport, nous allons d’abord revenir sur l’auteur qui a fait de l’amour-propre son sujet de prédilection, La Rochefoucauld. Mais nous allons relire cet auteur à la lumière des propos de Balzac lui-même dans ce texte liminaire. Cela nous permettra d’analyser les péripéties du roman et les situations différentes de la duchesse de Langeais et Montriveau.
De La Rochefoucauld à Balzac : l’amour-propre, l’égoïsme et la vanité
La duchesse de Langeais est « le type le plus complet » (Balzac, 1977, 934) de la noblesse de son époque, sa meilleure représentation. Pour mieux saisir ce personnage, Balzac commence par décrire ses conditions de vie. Dès la naissance, les aristocrates français jouissent de tous les « privilèges ». Ils vivent dans le luxe « des châteaux et des palais » (927), où on leur apprend, dès leur plus jeune âge, à « ne jamais descendre au calcul des intérêts journaliers et mesquins de l’existence », à rester dans une sphère supérieure afin d’accomplir l’« obligation de leur existence » : diriger la France.
Cette tâche est indispensable à la stabilité de la France : « Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. » (925) Ainsi, pour assumer cette charge, toute la logique aristocratique consiste à donner aux nobles « des forces sociales que ses adversaires compensent à peine par des études », à « élever l’âme de l’homme […] lui imprimer ce haut respect de lui-même, dont la moindre conséquence est une noblesse de cœur en harmonie avec la noblesse du nom » (927). De ce fait, « ce haut respect de lui-même », résultat de l’« obligation de leur existence », est à l’origine de la « noblesse de cœur » et la « seule base solide d’une société régulière ». Autrement dit, cet « amour-propre » est une composante essentielle de la noblesse ; son existence est primordiale pour le pays.
Malheureusement, après les ravages de la Révolution, ces « beaux caractères » sont devenus une rare « exception », une minorité7 qui fait face à « l’égoïsme général qui a causé la perte de ce monde à part ». En effet, pour essayer de survivre dans la société post-révolutionnaire, les nobles ont peu à peu perdu leur noblesse (de cœur). Désormais, ils n’ont plus qu’une idée en tête : s’accrocher aux quelques privilèges qui leur restent. Pour cela, ils sont prêts à transiger avec eux-mêmes. De façon délibérée, les nobles quittent leur sphère supérieure pour calculer, comme leurs pires ennemis : les bourgeois. L’« obligation » de leur « ordre », de leur « état », de se respecter suffisamment eux-mêmes pour être respectés par les autres, seule raison de leurs privilèges, n’a plus aucune importance pour eux. Ces êtres contradictoires ne pensent qu’à gagner ; les « intérêts » personnels l’emportent sur toute autre considération. De ce fait, en tournant le dos à ce « haut respect » d’eux-mêmes, l’« amour-propre » des nobles s’est changé en « égoïsme ».
Il existe encore une autre forme de détérioration, souvent désignée à l’époque, comme par exemple, chez Stendhal : la « vanité » (le mot est employé quatorze fois dans La Duchesse de Langeais ; « vaniteuse », deux fois). Selon Balzac, bien que ce soit un défaut « national » et qu’il ne soit pas propre à la noblesse, la haute position qu’occupe cette dernière dans la société a fait courir à la France de graves dangers :
Cet instinct national qui fait toujours aller les Français en avant, cette vanité qui ronge leurs fortunes et les régit aussi absolument que le principe d’économie régit les Hollandais, a dominé depuis trois siècle la noblesse […] (927)
En effet, contrairement à l’héroïsme de leurs aïeux, les nobles du XIXe siècle ne savent plus ni comment faire la guerre, ni comment faire preuve d’intelligence à la cour, ils ne sont plus que des « courtisans » qui essaient de maintenir leur supériorité par le « mépris » et non grâce à leur « mérite ». Ils confondent la « supériorité matérielle » avec la « supériorité intellectuelle », en prenant des « souvenirs historiques » pour des « forces réelles ». Ainsi, pour rester « au pouvoir », les nobles doivent « écraser » ceux qui les entourent.
Le problème, c’est qu’ils se trouvent dans une période de changement, où ils sont confrontés à « l’époque la plus instruite, la bourgeoisie la plus aristocratique, le pays le plus femelle au monde » (929). Ils devraient alors, selon le narrateur, pour se tirer d’affaire, coopérer avec « une classe moyenne, ivre de distinctions, amoureuse d’art et de science ». Néanmoins, pour « une question de pouvoir », ces grands rejettent toutes les propositions et n’accordent aucune chance à ceux qu’ils considèrent comme leurs pires ennemis. La « vanité » est donc plus forte que tout, leur avenir est compromis à jamais : « […] ces grandes petites gens haïssaient toute force qui ne venait pas d’eux […] » (930). Dès lors, selon Balzac, la France, va « irrésistiblement » se jeter dans les bras de la « moderne aristocratie » (928), fondée sur les forces modernes et réelles : « l’art, la science et l’argent ». De ce fait, « l’écrivain, le poète, le commerçant, l’homme d’Etat et le général »8 auront une place importante dans la société. La vieille noblesse doit, pour sa survie, reconnaître cette vérité et s’unir ou se confondre avec ces nouvelles énergies sociales :
Ainsi, le talent de la parole, les machines à haute pression de l’écrivain, le génie du poète, la constance du commerçant, la volonté de l’homme d’Etat qui concentre en lui mille qualités éblouissantes, le glaive du général, ces conquêtes personnelles faites par un seul sur toute la société pour lui imposer, la classe aristocratique doit s’efforcer d’en avoir aujourd’hui le monopole, comme jadis elle avait celui de la force matérielle. (928)
Balzac n’est pas le premier qui ait songé à comprendre le fond du problème. Bien avant lui, François de La Rochefoucauld (1618-1680) s’était penché sur les rapports entre l’« amour-propre », l’« égoïsme » et la « vanité », bien qu’il n’emploie pas tout à fait ces termes.
Les données du Centre National de ressources Textuelles et Lexicales montre que la notion d’« amour-propre » se fixe dans son sens moderne au début du XVIIe siècle9, il s’agit d’un « attachement exclusif à sa propre personne »10. Dans ses Réflexions ou sentences et maximes morales (première édition, 1665), La Rochefoucauld a mis l’« amour-propre » au cœur de sa réflexion en montrant qu’il est une affaire d’« intérêt »11 ; l’homme n’agit que dans ce but. Autrement dit, l’« amour-propre » serait la raison principale de toutes les actions humaines. Ainsi, même les pensées les plus courantes, les plus généreuses de la vie, comme l’amour, l’amitié, la fraternité, la fidélité etc., seraient déterminées par le désir de « gagner » quelque chose. L’homme n’est qu’un être qui ne cesse de chercher à acquérir une forme ou une autre de supériorité ; la société n’est qu’un réseau d’échange d’intérêts :
Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons offices12 ; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. (Maxime 83)
La Rochefoucauld précise que l’homme n’est pas responsable de ses actes, parce que cette « férocité » (Maximes supprimées, 32) est naturelle, instinctive. L’« amour-propre » est donc au-dessus de nos forces, il est « invisible » (Maximes supprimées, 1) ou inconscient, comme on dirait aujourd’hui. Nous avons beau vouloir aider nos amis ; au fond, nous sommes trompés par notre « amour-propre », car nous sommes toujours « intéressés ». Nous serions constamment à la recherche d’une reconnaissance ou de quelque chose qui nous rend supérieur par rapport aux autres. Ainsi, l’« amour-propre » est sans limite, et il est un « moyen subtil et délicat » qui permet au sujet de parvenir à sa fin :
Il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu'il s'oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l'avantage des autres. Cependant c'est prendre le chemin le plus assuré pour arriver à ses fins ; c'est prêter à usure sous prétexte de donner ; c'est enfin s'acquérir tout le monde par un moyen subtil et délicat. (Maxime 236)
Bien que la Rochefoucauld parle de l’homme en général, on peut se demander si, d’une façon subliminale, il ne procède pas à une mise en cause radicale de la classe dont il est l’un des plus éminents représentants : la fonction de la noblesse est d’être le ciment qui unit les différents groupes sociaux ; or ce qu’il veut démontrer, c’est que ce ciment est une imposture ou une illusion. En cela, il est une sorte de précurseur de l’analyse que fait Balzac de la noblesse, de l’imposture de la Restauration.
Le duel entre les deux personnages
Sociologiquement
Après les analyses, vient l’illustration : la duchesse de Langeais. Issue d’« une des plus hautes familles » de France, Antoinette de Navarreins est belle et élégante, mais orgueilleuse et méprisante. Les avantages de sa condition et son physique ont développé chez elle le sentiment de sa « supériorité ». Cependant, la duchesse de Langeais partage les défauts de sa caste. La « vanité » est désignée comme la seule cause de ses comportements : « Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. » (940) C’est précisément à cause de ce problème que la duchesse accumule les « amants » : « […] le nombre de ceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de sa vertu » (941). Bien que Montriveau ne lui plaise pas, elle veut le séduire. L’intérêt que toutes les femmes de la haute société portent au général, homme « à la mode » (941), lui donne l’envie de l’enlever des bras de ses « amies ». Les hommes sont donc pour la duchesse un moyen de s’affirmer davantage : plus ils sont nombreux et talentueux à la courtiser, plus elle est reconnue socialement. Les amours de la duchesse sont déterminés par un « amour-propre » dévié de sa fonction (respect de soi entraînant le respect des autres), comme l’explique La Rochefoucauld : elle aime pour être supérieure.
Ainsi, la duchesse peut bien évidemment « s’amuser des hommes » ; quant aux amants, ils n’obtiendront jamais rien de sa part, puisqu’ils ne sont qu’un « jouet » pour elle. Voici ce qu’explique Ronquerolles à Montriveau : « Apprends d’abord que les femmes de notre faubourg aiment, comme toutes les autres, à se baigner dans l’amour ; mais elles veulent posséder sans être possédées. » (981) Ainsi, ce qui est considéré comme des « droits illégalement légitimes » (974) par Montriveau est loin d’être une réalité pour la duchesse. L’« inconvenance » (996) du général ne peut qu’être rejetée par la duchesse avec une froideur méprisante :
Mon ami, vous êtes dans le boudoir de madame la duchesse de Langeais. […] Voulez-vous me faire le plaisir de rester où vous êtes, dit-elle en riant et en le repoussant, mais sans violence. (971)
Pour la duchesse, sa « dignité » doit être inviolable. Montriveau a beau avoir toutes les qualités nécessaires pour « produire le plus d’impression sur les mobiles imaginations de la femme » (944), aux yeux de la duchesse, le général n’est et ne restera jamais qu’un militaire, un faux noble, un vrai bourgeois. Une relation physique est impossible :
Vous êtes amoureux ! ha ! je le crois bien ! Vous me désirez, et voulez m’avoir pour maîtresse, voilà tout. Et bien, non, la duchesse de Langeais13 ne descendra pas jusque-là. Que de naïves bourgeoises soient des dupes de vos faussetés ; moi, je ne le serai jamais. (975)
La réponse de la duchesse est très claire. En annonçant qu’elle ne « descendra pas jusque-là », elle se met dans une position supérieure. La distinction qu’elle fait entre elle et Montriveau, entre l’aristocratie et la bourgeoisie ou toutes les autres classes sociales est infranchissable.
Cependant, la supériorité de la duchesse par rapport à Montriveau est discutable pour au moins deux raisons. D’abord, la grandeur de la duchesse n’est qu’une question de « vanité », la « noblesse de cœur » n’existe pas chez elle. Quant à la naissance dont elle est si fière, elle ne semble pas si différente de Montriveau. En effet, le père de Montriveau, le marquis de Montriveau, est bel et bien un des « ci-devant » (940) de l’Ancien régime, exactement comme la duchesse. Toutefois, aux yeux de la duchesse, Montriveau est avant tout, un noble napoléonien. Sa noblesse n’est pas authentique, c’est une noblesse de second rang.
De ce fait, la duchesse doit affirmer ses « différences », elle doit faire rayonner les valeurs de la noblesse d’Ancien régime pour rabaisser le général napoléonien. Ses « manières », sa façon de s’exprimer (le vocabulaire utilisé) et ses moindres gestes ont le seul but de « faire reconnaître » sa supériorité. En effet, la duchesse doit « s’imposer », et ce n’est que quand les autres reconnaissent leur infériorité qu’elle devient grande14.
Par conséquent, ce n’est pas seulement une question de sentiment amoureux entre la duchesse et Montriveau, il y a également un problème de rapport de force. D’autant plus que la duchesse n’est pas seule dans son combat ; toute sa famille et toute la noblesse d’Ancien régime sont derrière elle. La duchesse n’a pas donc le droit de « déshonorer » son nom et sa caste. De ce fait, ses relations avec un général napoléonien, « un seigneur du jour » (1050), attirent rapidement l’inquiétude des plus conservateurs :
Celui-là, ma chère duchesse, lui avait dit le vieux vidame de Pamiers, est cousin germain des aigles, vous ne l’apprivoiserez pas, et il vous emportera dans son aire, si vous n‘y prenez garde. (959-960)
Par conséquent, quand la duchesse commence à montrer un signe de faiblesse face à Montriveau, toutes les plus hautes personnalités de la noblesse se réunissent aussitôt chez elle pour la dissuader de ce « coup de tête » (1016). Si elle se donne à un général napoléonien, c’est comme si elle renonçait à elle-même. Elle ne peut donc en aucune manière abandonner son « amour-propre » pour un homme de si peu de valeur, comme l’explique le duc de Navarreins à sa fille : « […] laissez-moi vous faire observer qu’une femme qui porte votre nom se doit à des sentiments autres que ceux des gens du commun » (1019). La duchesse doit « se respecter » et « respecter » sa caste. A cause du « nom » qu’elle porte, elle doit être « sage », et son comportement doit être « convenable ». Enfin, si elle veut vraiment aimer, c’est-à-dire faire preuve d’infériorité, elle n’a pas d’autre choix que de le faire en cachette, car elle pourra toujours le « renier » après, comme le lui rappelle sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry : « […] il ne s’agit pas de trouver votre bonheur, mais de l’accorder avec l’usage » (1017).
De ce fait, la « supériorité » de la duchesse, fondée sur les « mensonges » et non pas sur les « talents », n’a rien de consistant ; tandis que, en plus de leur origine noble, les Montriveau ne cessent de prouver leur force par des actions concrètes, et surtout, adaptées aux besoins de l’époque. En effet, le père de Montriveau a fait la guerre avec Napoléon et cela lui a coûté la vie « noblement ». Son corps est tombé à côté de celui du général Joubert. Quant au fils, après avoir suivi Napoléon dans toutes les batailles, traversé le désert égyptien avec une détermination inébranlable, il est désormais au service de la France de la Restauration : il intègre la Garde royale pour servir de modèle de dévouement, pour continuer à chercher un meilleur avenir. Sa force physique et l’énergie qu’il dégage sont inouïes, et contraste avec le jargon de la duchesse :
Cette spirituelle personne [la duchesse de Langeais] prit plaisir à jeter le rude Montriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieux communs et de non-sens, comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. (944)
De ce fait, le titre de « général napoléonien », méprisé par la duchesse, est objectivement un signe de la supériorité de Montriveau. En se sacrifiant pour la France, dans l’espoir de construire un avenir meilleur, la noblesse napoléonienne se comporte de façon bien plus héroïque que la noblesse d’Ancien régime décadente. C’est elle qui remet au goût du jour l’« impôt du sang » alors que la duchesse et toute sa société s’enferment complètement dans une vie de plaisir et de légèreté.
Ainsi, devant une caste de « courtisans » qui n’arrivent plus à remplir leur devoir social, ni à imposer leurs « différences », la noblesse de Napoléon est d’une grandeur inespérée. Cette « moderne aristocratie », longtemps mal considérée, va prendre sa revanche15. Elle n’hésite plus à dénoncer le « despotisme » (967) de ces grands qui s’appuie sur le pouvoir religieux. La religion n’est qu’un moyen inventé par la vieille noblesse pour mieux contrôler le peuple. Tout est donc une question de « pouvoir ». Voici ce que dit Montriveau à la duchesse de Langeais : « […] votre foi catholique à laquelle vous voulez me convertir est un mensonge que les hommes se font […] » (962) L’amour-propre de la duchesse est donc un « mensonge » qui ne fait que cacher une vanité stupide.
Ainsi, les relations entre la duchesse et Montriveau sont plus que tendues. Face à un amant dont l’âme et les idées sont nettement supérieures, l’amour-propre de la duchesse souffre et sa supériorité est menacée. Pour « rester au pouvoir », pour résister aux attaques Montriveau, la duchesse de Langeais doit remporter cette guerre contre la noblesse napoléonienne.
Psychologiquement
En dehors du problème socio-politique, les rapports entre ces deux personnages sont avant tout une lutte psychologique. En effet, « aimer » n’est pas seulement un problème de sentiment, mais aussi de pouvoir. Quand nous aimons, nous nous mettons à la disposition de l’Autre, et nous agissons selon sa volonté. De ce fait, nous sommes menés à renoncer à nous-mêmes, voire à ressentir de la « honte » (955), comme l’explique bien Balzac : « Aimer, n’est-ce pas savoir bien plaider, mendier, attendre? » (952) Aimer et s’aimer sont ainsi deux positions qui s’opposent l’une à l’autre. Aimer, c’est être inférieur (l’éraste platonicien). Etre aimé, c’est être supérieur (l’éromène platonicien).
Ainsi, dans son affirmation de classe, il est difficile pour la duchesse d’aimer, autrement dit, de reconnaître sa dépendance vis-à-vis de l’Autre. Pour être aimée « irrésistiblement », elle doit maintenir une certaine distance avec ses amants, elle doit être froide, méprisante et surtout intouchable puisque sa « vertu » et sa « chasteté » doivent rester intactes. Par conséquent, le refus de la duchesse ne vient probablement pas du fait qu’elle n’aime pas Montriveau, mais plutôt parce qu’elle s’aime encore davantage. L’amour qu’elle éprouve pour l’Autre n’est pas assez fort pour qu’elle renonce à elle-même. L’exigence de Montriveau va au-delà des rapports physiques : « Vous exigez donc le sacrifice de ma position, de mon rang, de ma vie, pour un douteux amour qui n’a pas eu sept mois de patience. » (974)
Tout est donc très clair. La duchesse s’aime et revendique son appartenance à sa caste bien que cette caste ne soit plus, à l’époque, qu’une illusion ou une imposture. Le langage de tous les nobles est faux, mensonger : mensongère sa vertu, mensongère sa supériorité ; quand elle dit supériorité, elle pense vanité etc. D’une certaine façon, cette idée de « caste » est le fondement de son amour-propre. Car, sans le respect que les autres témoignent à sa noblesse, la duchesse serait une femme comme les autres, ou pire, une « courtisane ». Ses « coquetteries » la rejetteraient au plus bas de la société.
Par conséquent, la duchesse ne peut pas reconnaître sa dépendance et Montriveau ne sera pas aimé en retour. Les idées naïves de ce dernier consistant à prouver son amour par une « obéissance » aveugle n’aboutiront jamais. Bien au contraire, plus Montriveau est « petit », plus la duchesse est méprisante et écrasante ; plus il est pressé d’atteindre son objectif, plus la duchesse s’éloigne. Ce désir, pourtant naturel, a fini par dissiper complètement l’estime de la duchesse pour Montriveau. Le grand général est cantonné à un rôle de vulgaire militaire.
Cette situation est intenable. Non seulement la duchesse ne veut rien céder à Montriveau, mais en plus, elle l’ « humilie », l’« écrase ». Elle cherche par tous les moyens à le réduire à un simple « instrument », au « jouet » de ses caprices ou encore à être un « enfant » inoffensif. En effet, plus Montriveau est bas, plus elle se sent aimée. L’accord est ainsi impossible. Voici ce que Montriveau plaide :
Madame la duchesse, je suis au désespoir que Dieu n’ait pas inventé pour la femme une autre façon de confirmer le don de son cœur que d’y ajouter celui de sa personne. Le haut prix que vous attachez à vous-même me montre que je ne dois pas en attacher un moindre. (977)
En effet, il s’agit d’« amour-propre » pour les deux parties, bien que ce mot n’ait pas tout à fait le même sens pour tous les deux. Ecrasé par le « despotisme » de la duchesse, l’existence de Montriveau est menacée. Pour être sauvé, il faut qu’il cesse de jouer le jeu que la duchesse lui impose.
Ainsi, suivant les analyses de son ami Ronquerolles, Montriveau décide de changer. Il doit mettre fin à cette situation misérable, c’est-à-dire se révolter contre la duchesse. Sa « vengeance » (986) est la seule façon de retrouver son estime de soi. De ce fait, l’« amour-propre » est un mensonge chez la duchesse (il s’agit plutôt de vanité), tandis que la « moderne aristocratie » prend le terme dans son premier sens, véritablement aristocratique.
Par ailleurs, l’idée d’« amour-propre » pourrait expliquer de façon raisonnable l’avortement de la « vengeance » de Montriveau : pourquoi décide-t-il finalement de laisser partir la duchesse saine et sauve alors qu’il désire faire « justice » ? En effet, quand la duchesse tord les mains, se met à genoux devant Montriveau pour s’excuser de ses absurdes comportements et pour affirmer son amour, l’objectif du général est atteint. La reconnaissance de l’infériorité de la duchesse rétablit le général dans une position de force : « Mais je t’aime ! mais je suis à toi ! Elle tomba aux genoux d’Armand. – A toi ! à toi, mon unique, mon seul maître » (997). Cet abandon physique est donc une preuve de l’authenticité.
Pour mieux comprendre l’évolution des rapports des personnages, nous allons nous intéresser de près au développement de l’histoire en distinguant trois périodes différentes.
Les trois stades de l’histoire
La séduction et le refus de la duchesse
Après avoir décidé de mettre « un intérêt […] dans sa vie sans intérêt » (954), la duchesse se met à déployer une série de « coquetteries » pour séduire Montriveau. Elle se comporte avec une « grâce respectueuse » (948) avec cet « homme supérieur » (ibid.) avant de l’inviter à venir chez elle. Puis, à l’heure du rendez-vous, quand le général se prépare de façon solennelle « comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur un champs de bataille » (951), la duchesse prétend être souffrante. Mais, malgré tout, elle est apparue, sans oublier d’être armée de ses plus beaux atours : elle est « enveloppée d’un peignoir de cachemire brun, habilement bouillonné, languissamment couchée sur le divan ». Ensuite, elle parle de façon spirituelle de son « amitié » et de sa disponibilité pour un homme aussi important que Montriveau :
Si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eût été un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou un indifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous aurais renvoyé. (952)
La stratégie de la duchesse est efficace. Dès lors, aux yeux du général, la duchesse est « une femme si supérieure » ; sa maîtrise de la méthode de séduction est imparable : « La duchesse voulait avoir tous les bénéfices de sa migraine et sa spéculation eut un plein succès. » (ibid.) Quant à Montriveau, étourdi par toutes ces minauderies, il « ne sait pas dans quel enfer […] il vient de mettre le pied » (953). Face à la « majesté de la migraine » et à l’esprit infiniment supérieur de la duchesse, il est mal à l’aise, il se sent « ridicule », sa langue « est glacée par les convenances du noble faubourg » (954). Ainsi, bien que la duchesse soit « horriblement coquette », il ne la trouve que très « pudique » (973).
Pour continuer à attirer cet amour, la duchesse deviendra « vertueuse » : elle évoquera son devoir conjugal avant de se réfugier dans les bras de Dieu. Cependant, elle est séparée depuis des années de son mari, et sa foi catholique n’est que le résultat d’une série de « calculs ». En effet, en s’affichant croyante, la duchesse espère se faire « idolâtrer », ce qui la séparera à jamais de Montriveau. Sa volonté de « rétablir la religion dans son ancienne splendeur » est en fait le meilleur moyen pour elle de se refuser à Montriveau. Au fond d’elle-même, elle ne croit même pas à son propre discours : « La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poing liés à son amant» (973).
Par conséquent, pour la duchesse, la religion est inséparable de ses « intérêts ». Ceci est encore plus clair quand elle essaie de convaincre Montriveau de renoncer au « libéralisme », ennemi du « despotisme ». Elle pourra de ce fait mieux régner sur cet homme sans croyance :
La religion, Armand, est, vous le voyez, le lien des principes conservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. La religion est intimement liée à la propriété. (970)
La « religion » est donc une arme contre le général napoléonien, qui, ne comprenant rien aux calculs de sa maîtresse, ne peut que crier son désespoir : « Dieu ! Dieu ! je dois être seul dans votre cœur. Mais laissez Dieu tranquille là où il est, pour l’amour de Lui et de moi. » (969) En effet, sa « conquête était plus difficile à faire que ne l’avait été celle de l’Europe » (985) ; le fort « amour-propre » de la duchesse ne lui laisse aucune occasion de s’estimer lui-même.
Néanmoins, cette situation sera bientôt renversée. L’intervention de Ronquerolles changera tout. Les conseils qu’il donne à Montriveau seront suivis à la lettre : Montriveau veut maintenant « frapper » (982) très fort la femme qu’il aime profondément.
Exécution des directives de Ronquerolles
Avec l’aide de ses amis doués d’une force et d’une technique extraordinaires, Montriveau décide d’enlever la duchesse et cherche à la marquer d’une croix de Lorraine sur le front. Cependant, sa vengeance témoigne de son ardent amour et de sa « rage » et elle est telle que sa victime parvient à reconnaître la « grandeur de son âme ». Désormais, tout est différent, Montriveau s’exprime avec une « méprisante froideur » (993) et la duchesse n’a plus qu’une idée en tête : devenir une personne normale et aimer comme les inférieurs. Elle reconnaît haut et fort son amour, sa défaite : « Oh ! mon ami, je vous aime pourtant, comme aiment vos bourgeoises » (1000). Cependant, Montriveau en a décidé autrement. Après les violentes accusations contre cette femme « criminelle », voici une des dernières phrases qu’il prononce : « Vous me tourmenteriez encore, vous seriez toujours duchesse. Et… mais adieu, nous ne nous comprendrons jamais. » (999)
Ainsi, la « vengeance » de Montriveau est un point crucial. Grâce à elle, les positions des personnages sont inversées, ce n’est plus le général qui se retrouve dans une position d’infériorité, bien au contraire. Pour se faire pardonner, pendant vingt-deux jours, la duchesse envoie sans cesse des lettres d’apaisement à Montriveau, mais elle n’obtient aucune réponse de lui. Ainsi, tourmentée, elle décide d’aller plus loin.
Pour montrer la sincérité de ses sentiments, il faut qu’elle brise les « convenances », il faut qu’elle fasse le contraire de ce que sa famille lui a conseillé : se compromettre, c’est-à-dire, révéler au public son amour. Mais, comment peut-elle y arriver sans pouvoir entrer en communication avec son amant ? Comment peut-elle dire à Montriveau qu’elle est toute à lui ? Pour résoudre ces problèmes, la duchesse de Langeais pense naturellement à son titre ; sa voiture frappée de ses armoiries est ainsi devenue la meilleure représentation d’elle-même. De ce fait, en envoyant son carrosse devant la maison du général, la duchesse de Langeais offre publiquement son corps et son âme à l’homme qu’elle aime : tout Paris croit qu’elle s’est livrée physiquement à son amant. Son geste est qualifié d’héroïque et partout dans la capitale, on discute de cette affaire :
[…] madame de Langeais a commis la plus noble des imprudences ! En face de tout Paris, renoncer, pour son amant, au monde, à son rang, à sa fortune, à la considération, est un coup d’état féminin beau comme le coup de couteau de ce perruquier qui a tant ému Canning à la cour d’assises. (1009)
Dès lors, la duchesse veut non seulement « descendre » de là où elle était, mais en plus, elle s’apprête à considérer Montriveau comme son seul et unique « maître ». Les intérêts, la caste, l’amour-propre, n’ont plus de sens pour elle, amoureuse pour la première fois. Les conseils de sa famille ne lui semblent plus que des pures hypocrisies qui l’empêchent d’aimer ; voici ce qu’elle dit au vidame de Pamiers : « Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors je voyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que des sentiments, dit la duchesse » (1018).
Par ailleurs, en se débarrassant de tout son « amour-propre » (en fait, de sa « vanité » sociale), la duchesse ne peut qu’être la femme de Montriveau, et de personne d’autre. La duchesse doit donc être aimée ! Si elle ne l’est pas, ce serait la fin de tout, puisqu’il est impossible pour cette femme compromise de redevenir « duchesse » :
Au milieu des troubles de son âme, il se rencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par son amour-propre, par son orgueil ou par sa fierté : toutes ces variétés de l'égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme : Je t'aime, je suis à toi ! La duchesse de Langeais pouvait-elle avoir inutilement proféré ces paroles ? Elle devait ou être aimée ou abdiquer son rôle social. (1003)
Ces dernières phrases expliquent clairement la situation. En mettant en péril sa « noblesse », la duchesse de Langeais s’est mise en danger. L’amour de Montriveau lui est devenu indispensable pour garder sa position : « Je serais grisette pour toi et reine pour les autres » (1000).
Ainsi, la supériorité de la duchesse n’est qu’une question d’image, le regard des autres sur soi. Pour être supérieure, la duchesse doit afficher de bonnes relations avec de nombreux amants ; pour renoncer au pouvoir, il suffit qu’elle envoie sa voiture vide devant le logement de Montriveau. Tout ceci n’est donc qu’un subterfuge, puisque la duchesse n’a jamais aimé ses soupirants et qu’elle n’était pas, non plus, dans son carrosse. Les gens n’ont vu que ce que la duchesse voulait faire croire. Ce qui est certain, c’est que la duchesse maîtrise encore parfaitement le jeu et que tout ce qu’elle fait après son « repentir » est réalisé dans le seul but de reconnaître l’« amour-propre » d’un général napoléonien, comme nous l’affirme la princesse de Blamont-Chauvry :
Ta voiture a flatté sa vanité […] Allons, laisse-nous arranger tes affaires, dire que le Montriveau aura grisé tes gens, pour satisfaire son amour-propre et te compromettre… (1022)
Le silence de Montriveau est ainsi sans doute la pire des « punitions » (996)16 pour Antoinette. Ce refus signifie la défaite totale de la duchesse : elle perd sa position et son amour. Elle ne peut donc plus rester à Paris. Mais, où peut-elle bien se réfugier ? Econduite et abandonnée par son amant, la duchesse n’a pas d’autre choix que de se jeter dans les bras de Dieu. De ce fait, la structure du roman rappelle celle du Misanthrope de Molière : après l’éconduite de l’amoureux, c’est l’éconduite de l’amoureuse qui est mise en scène. Par ailleurs, en devenant religieuse, d’une certaine façon, la duchesse se lave de ses accusations. En effet, la religion est la dernière « arme » contre Montriveau. C’est une démonstration de son authenticité. Or, l’authenticité ne se démontre pas, elle se vit et se constate seulement. Le choix de l’humilité religieuse est la dernière preuve, la dernière démonstration de sa coquetterie. La coquette suprême et héroïque est celle qui fait le sacrifice de sa coquetterie.
Une fois la décision prise, la duchesse rédige une dernière lettre à Montriveau pour lui expliquer ses raisonnements. Le début de ce courrier est plutôt touchant, écrit dans le plus grand « regret » d’une femme amoureuse, toutefois, cette triste déroute prend bientôt l’air d’une excellente stratégie. Comme l’explique la duchesse elle-même, son départ rendra cette fin d’histoire amour « digne de [son] amour » (1027), elle sera « grande » :
Enfin, n’est-il pas naturel à une femme de vouloir rester dans la mémoire de son aimé revêtue de tous les sentiments nobles ? Oh ! seul cher à moi, laissez votre créature s’ensevelir avec la croyance que vous la trouverez grande. (1026)
Le choix de se livrer à Dieu n’est donc pas innocent : en s’associant avec le pouvoir divin, la duchesse espère redevenir « grande ». Son rejet de la « vanité » n’a pas d’autre objectif que de retrouver son « amour-propre » et ses « sentiments nobles ». En effet, dans la situation où la duchesse se retrouve, la « noblesse de cœur » est la seule façon pour elle de surmonter son abandon et ses douleurs. Une reconstruction de soi est inséparable de son identité sociale.
Ainsi, de façon évidente, cette décision montre que la duchesse cherche à changer la situation. Puisqu’une reconstruction de soi est indissociable de l’« amour-propre » que la noblesse se doit, la duchesse de Langeais ou plutôt la sœur Thérèse restera éternellement en train de chercher à marquer son ascendant sur Montriveau :
La duchesse de Lavallière pleurait un bonheur perdu, sa puissance évanouie ; tandis que la duchesse de Langeais sera heureuse de ses pleurs et restera pour vous un pouvoir. (ibid.)
De ce fait, cette lettre témoigne de la « vengeance »17 de la duchesse. Cette dernière cherche non seulement à laisser Montriveau dans un « regret » éternel, mais en plus, avec la puissance de Dieu, elle espère remporter la dernière victoire. La noblesse d’Ancien régime pourrait ainsi vaincre à jamais la noblesse napoléonienne :
Ah ! j’éprouve une joie sombre à vous écraser, vous qui vous croyez si grand, à vous humilier par le sourire calme et protecteur des anges faibles qui prennent, en se couchant aux pieds de Dieu, le droit et la force de veiller en son nom sur les hommes. (1028)
La recherche de Montriveau et la mort de la duchesse de Langeais
Ainsi, la duchesse disparaît, tout en montrant la grandeur de son sacrifice et de son amour. Les rapports entre ces deux personnages sont inversés de nouveau. Désormais, pour Ronquerolles, la « faute » est celle de Montriveau, l’exigence de ce dernier est pointée du doigt :
Mais mon cher frère, tu as commis la faute dont sont plus ou moins coupables les hommes de ton énergie. Ils jugent les autres âmes d’après la leur, et ne savent où casse l’humanité quand ils en tendent les cordes. (1030)
Pour réparer cette faute, Montriveau s’est retrouvé une fois de plus dans une position inférieure : il part à la recherche de sa maîtresse et sa souffrance va durer pas moins de cinq années. De plus, ses retrouvailles avec la duchesse, enfermée dans un couvent, ne signifie pas pour autant la fin de la lutte. Les deux amants sont toujours séparés par une grille en fer : la duchesse est toujours intouchable. La réussite de Montriveau n’est pas une évidence: « Triompherais-je de Dieu dans ce cœur ? » (918), se demande-t-il.
Ainsi, pour arriver à ses fins, Montriveau décide d’enlever la duchesse pour la deuxième fois. Néanmoins, cette fois-ci, la duchesse s’est préparée : elle s’est donné la mort avant de se retrouver dans les bras de Montriveau.
Pourquoi ce refus, alors qu’elle pourrait désormais jouir de tout le bonheur du monde : elle aime et elle est aimée ! Il s’agit vraisemblablement toujours d’un problème d’« amour-propre ». Après avoir retrouvé sa grandeur auprès de Dieu, la duchesse semble refuser de détruire, une fois de plus, cet équilibre. Il est de toute évidence que se donner à Montriveau risquerait de la remettre dans une position d’infériorité, bien que ce soit pour une raison différente cette fois-ci : « [...] vous mépriseriez une religieuse devenue femme, qu’aucun sentiment, même l’amour maternel, n’absoudrait... » (922). Ce refus est primordial.
De ce fait, d’une certaine façon, c’est la duchesse qui a le dernier mot. Son cadavre force Montriveau à reconnaître sa défaite : il ne peut plus renverser cette situation. Il n’a plus d’autre choix que, toujours suivant le conseil de Ronquerolles, d’attacher un boulet à chaque pied de sa bien-aimée, avant de la jeter au fond de la mer. Toutes ces années d’efforts aboutissent donc finalement à « rien », comme le dit son ami.
De ce fait, l’« amour-propre » est bien le sujet au cœur de La duchesse de Langeais, il est à l’origine de l’amour et de la vengeance des deux personnages. Opposé à l’amour et lié au pouvoir, il amène deux péripéties tout en réalisant la construction originale de l’œuvre. Différent de La Rochefoucauld, Balzac a donné aux réflexions générales de celui-ci une valeur historique que celui-ci n’avait pas prévue. La conversion de l’« amour-propre » en « égoïsme » et en « vanité » est incluse dans la grandeur et la décadence de la noblesse française. Si ces grands veulent retrouver leur « pouvoir », il faut qu’ils commencent par la « noblesse de l’âme ». Et la religion, pourrait être un moyen d’y arriver.
Cependant, la fin de l’histoire est ambiguë : la « vaniteuse », par sa retraite et sa mort, démontre qu’elle était véritablement noble – ce qui n’est au final que la dernière et paradoxale expression de sa vanité, c’est-à-dire du fait qu’elle est étrangère à la véritable noblesse. Par ailleurs, l’homme exceptionnel du début du roman a complètement échoué. Comme c’est déjà le cas avec la duchesse, la défaite de Montriveau implique celle de son groupe. Les Treize, treize hommes doués d’un immense pouvoir intellectuel et d’une forte volonté, se retrouvent face à un « rien ». Leur travail n’a donc « rien » changé. Le monde continue de fonctionner comme avant. Ainsi, d’une certaine façon, c’est comme si dès le premier contact avec la duchesse, le général napoléonien était voué à l’échec. Par ailleurs, l’idée de la « vengeance » de ce dernier, soufflée par Ronquerolles, a été réalisée d’une façon un peu étrange. Montriveau ne discute pas ce que lui dit Ronquerolles ; il obéit, comme un somnambule. C'est comme si ce n'était pas lui, comme si tout ce qui se passe ensuite n’était qu’un mauvais rêve. Sa « vengeance » et le « repentir » de la duchesse sont ainsi remises en question ; autrement dit, la force de la « moderne aristocratie » ne semble pas encore une réalité bien établie.
C’est donc la duchesse qui a gagné ? Peut-être. Cependant, sa victoire est payée par sa mort. Certes, elle a démontré sa noblesse ; mais elle ne sera qu’un « poème », qu’une leçon18 pour Montriveau.
Notes
« De Dezespérance d’amour à La Duchesse de Langeais », l’Année balzacienne, 1965, Paris : Garnier Frères, p.93-120.
Le chapitre IV du roman. La version à laquelle nous nous référons n’est pas celle que nous trouvons aujourd’hui dans l’édition Furne qui a subi plusieurs remaniements de la part de l’auteur, mais plutôt aux premières versions de cette « Confession » que Bernard Guyon a publiées à la fin de son œuvre La création littéraire chez Balzac, « Confession inédite du Médecin de campagne » Paris : Colin, 1951, p.231-257.
Mme de Castries a probablement envoyé sa première lettre à Balzac en août 1831, mais ce dernier était en déplacement et n’a pu répondre à sa nouvelle amie que deux mois plus tard.
Voici ce que Balzac écrit à Zulma Carraud en septembre 1832 : « Ici, je suis venu chercher peu et beaucoup. Beaucoup, parce que je vois une personne gracieuse, aimable; peu, parce que je n’en serai jamais aimé. » Cité par Lichtlé Michel, « Introduction » à La Duchesse de Langeais, Paris : éditions Flammarion, GF, 1988, p.14.
Recueilli dans Les Cent Contes drolatiques, Œuvres Diverses, t. I, p.299-304.
Le titre premier de La duchesse de Langeais.
Réf. La famille d’Espard.
Il n’est pas difficile de remarquer que, parmi ces métiers cités, excepté « le commerçant », le reste fait penser à l’auteur lui-même. Et le dernier, « le général », semble renvoyer directement au Balzac du roman, Armand de Montriveau.
En réalité, Saint-Augustin (354-430) se pose cette question dans ses œuvres en utilisant l’expression « amour de soi ». Mais à la différence de La Rochefoucauld, la recherche de Saint-Augustin est un travail « théologique » et l’amour pour soi est pour lui incompatible avec l’amour de Dieu : « […] je renonce à moi-même, et que je me donne tout à vous, et qu’ainsi rien ne peut vous plaire dans moi que celui m’est venu de vous [..] », Confessions, Livre X, chapitre II.
http://www.cnrtl.fr/etymologie/amour-propre
Il ne s’agit évidemment pas du sens économique que nous trouvons au XVIIIe siècle et aujourd’hui.
Il s’agit du sens latin : services.
Souligné par l’auteur.
C’est d’ailleurs ce que Pierre Bourdieu appelle « le sens de la distinction ». Distinction, critique sociale du jugement, « Le sens esthétique comme sens de la distinction » Editions de Minuit, 1979, p.59-67.
Différent à la « lutte des classes », au sens marxiste, a des enjeux économiques, la « lutte des classements » possède des enjeux « symboliques ». C’est ce qui se passe entre Montriveau et la duchesse.
Nous nous referons à ce que la duchesse dit à Montriveau quand elle vient de se faire enlever : « Vous êtes en droit de me traiter durement, dit-elle en tendant à cet homme une main qu’il ne prit pas, vos paroles ne sont pas assez dures encore, et je mérite cette punition. » Ici, Balzac, de toute évidence, a pensé à un passage du Misanthrope où la coquette Célimène dit à Alceste : « Vous êtes en droit, […] de me reprocher tout ce que vous voudrez. […] Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir, et qu’enfin vous avez sujet de me haïr. Faites-le, j’y consens. » Acte V, Scène dernière.
Nous renvoyons à la première « vengeance » de Montriveau.
Nous nous référons à ce que Ronquerolles dit à Montriveau : « Te voilà sage. Désormais aie des passions ; mais de l’amour, il faut savoir le bien placer […] »
Ouvrages cités
De Balzac, Honore. Correspondance, édition Pléiade, 2006.
De Balzac, Honore. Les Cent Contes drolatiques, Œuvres Diverses, t. I, 1990.
De Balzac, Honore. La duchesse de Langeais, édition Pléiade, CH., t. V, 1997.
Bourdieu, Pierre appelle. Distinction, critique sociale du jugement, Paris : Editions de Minuit, 1979.
Chollet, Roland. « De Dezespérance d’amour à La Duchesse de Langeais », l’Année balzacienne, 1965, Paris : Garnier Frères.
Guyon, Bernard. La création littéraire chez Balzac, « Confession inédite du Médecin de campagne », Paris : Armand Colin, 1951.
Lichtlé, Michel. « Introduction » à La Duchesse de Langeais, Paris : Flammarion, GF, 1988.
De La Rochefoucauld, François. Réflexions ou sentences et maximes morales, Paris : Gallimard, 1976.
Molière, Le Misanthrope, Paris : Folio, 2000.
Saint, Augustin. Confessions, Paris : Gallimard, 1993.
Table des matières
Sommaire
L’amour-propre à l’interface de la littérature et de l’anthropologie. Achille et Caïn - Augustin et Jean-Jacques - Montaigne et Ulysse - Nerval et Proust
Amour propre et besoin d’estime dans l’œuvre de Paul Diel
Nommer et définir l’amour-propre au xviie siècle : ce que nous apprennent les dictionnaires
Brel contre Barbara « Laisse-moi devenir l’ombre de ton [...] chien » (1959) vs « Je n’ai pas la vertu des femmes de marin » (1962)
Lois de Newton et piège moraliste : le dispositif de l’amour-propre chez Rousseau
L’amour-propre au fondement de la subjectivité dans la comédie du XVIIIème siècle
Narcisse et Pygmalion : le peintre fou dans la littérature fantastique romantique
L’amour de soi dans L’Ecole des Indifférents : « les fêtes galantes » de Giraudoux
L’amour-propre dans La Duchesse de Langeais
Pierre Jean Jouve et l’amour-propre : entre emprise et libération (1925 - 1935)
Le piège de l’amour-propre dans Le Diable et le bon dieu de Sartre
L’(e dés)amour-propre dans une écriture en trompe-l’œil : Les Bonnes et Splendid’s de Jean Genet