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Résumé

L’Ecole des indifférents de Giraudoux (1911) est un recueil de trois brefs récits d’apprentissage, où chaque personnage est à la fois en quête d’amour et d’affirmation artistique, quête rendue complexe par un amour de soi trop présent, par un trop fort narcissisme. L’étude s’attache à montrer comment le « dynamisme narcissique » conditionne la dynamique romanesque de cette œuvre particulière, dans un double mouvement de refus et de nostalgie d’une forme primitive, archaïque ou « naturelle » d’amour de soi.

Giraudoux’s L’Ecole des indifférents (1911) is a collection of three learning short stories, in which every character is at the same time looking for love and artistic realization. This quest is difficult for them, due to a too strong narcissism. The following analysis will emphasize how the narcissism is linked to the structure of this work, in a double movement of both denial of and nostalgia for a primitive, archaic or natural self-esteem.

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L’Ecole des indifférents, deuxième publication de Giraudoux, en 1911, après Les Provinciales, est un essai de définition de l’existence en même temps que le manifeste inquiet et ambitieux d’un écrivain. L’ouvrage présente en triptyque les tribulations essentiellement sentimentales, mais aussi artistiques de trois jeunes gens : « Jacques l’Egoïste », « Don Manuel le paresseux » et « Bernard, le faible Bernard » (Manuel a 19 ans, Jacques et Bernard, autour de 23 ans). Ces trois jeunes gens ont en commun de mener à Paris une vie relativement aisée et ils ont en partage, en même temps qu’un indubitable sentiment de supériorité, une certaine volonté d’esthétisme et de dandysme, allant de pair avec une nonchalance, voire une « joie de l’irresponsabilité » (Albérès, 61) parfois quelque peu agaçante pour le lecteur qui rêverait d’action.

Les nouvelles de cette trilogie ont de fait une forte teneur autobiographique. La critique d’alors a immédiatement parlé de narcissisme et attribué ce narcissisme à l’auteur, ne voyant dans cette œuvre qu’un « complaisant témoignage d’autosatisfaction » et regrettant de « trouver, en guise de personnages, un auteur narcissiquement fasciné par la contemplation de lui-même » (Raymond et Teissier 1313-5)1. De fait, les différents personnages sont autant de projections partielles de l’auteur. Et ce qui frappe dans les vies mises en place, c’est la récurrence des images de reflets : elles sont envahissantes, obsédantes, voire agaçantes, puisque la généralisation du reflet empêche finalement toute véritable distinction des personnages entre eux : aucun n’a vraiment de corps. Chaque personnage de ces histoires fait en effet écho à un autre, de près ou de loin : le père Dorat est par exemple un double de Bernard, puisqu’il aime à inventer des histoires ; ou bien Renée-Amélie, la cousine de Manuel, que celui-ci va feindre d’aimer pour la séduire (et il y arrivera sans mal, comme pour toutes les conquêtes qu’il réalise), est elle-même obsédée par le (son) reflet : « Ces yeux, que vous ne connaissez pas, je les ouvrais autant qu’ils peuvent s’ouvrir, je les tournais vers tout ce qui reflète, et j’en éprouvais le même plaisir qu’à me répéter tout haut, dans la solitude, un gros secret » (183) .

Il se trouve pourtant que la littérature, l’écriture sont en relation directe avec cette existence des reflets, ainsi que le prouve ce commentaire narratorial qui s’insinue dans le jeu de séduction de Bernard auprès de Renée Dorat, au moment même où Bernard demande à Renée d’entrouvrir les lèvres pour l’embrasser : « Ainsi les miroirs où des mots délicieux sont cachés vous les révèlent quand vous soufflez sur eux, vous les révèlent sans émoi». (207)

De fait, le thème principal de cette trilogie est bien l’amour-propre, au sens philosophique d’amour de soi, et l’étude des aspects positifs et négatifs de ce rapport à soi ; et notamment : l’impossibilité pour le sujet de se trouver un objet d’amour, parce que le sujet ne trouve dans l’amitié et dans l’amour rien d’autre que lui-même, a priori ; c’est cet amour de soi tel qu’il se déploie et s’exprime dans l’ouvrage que nous voulons ici interroger, en ne nous plaçant ni dans une perspective strictement morale ou philosophique2, ni dans une perspective strictement psychanalytique, André Job ayant parfaitement démontré, dans Giraudoux Narcisse, à quel point le narcissisme est une composante dynamique de la création romanesque chez Giraudoux. De la définition strictement psychanalytique du narcissisme, nous retenons essentiellement l’idée selon laquelle le narcissisme est un stade nécessaire de l’évolution de l’individu « qui mène du fonctionnement anarchique [...] jusqu’au choix d’objet » (Laplanche et Pontalis 265) : l’idée convient bien à ce récit construit comme un miroir Brot à trois faces reflétant les hésitations et les nuances de l’évolution de l’artiste dans son rapport à soi, au monde et à la littérature. Et dans la mesure où cette réflexion sur l’amour-propre est aussi une réflexion sur la création, c’est la façon dont le thème de l’amour de soi structure le récit que nous voulons observer.

La présence du motif de l’amour de soi n’a rien d’inattendu dans un ouvrage affichant clairement par son titre et même ses titres son inscription dans la veine du roman d’éducation : L’ Ecole des Indifférents dit clairement la dimension d’apprentissage et « Jacques l’égoïste » peut faire écho à  Jacques le fataliste, et créer par là une attente d’ordre philosophique chez le lecteur, attente qui sera quelque peu déçue, du moins en apparence. La seule fatalité qui est en effet reconnue ici pour être finalement assumée par Jacques est celle de l’égoïsme.

Mais le motif de l’amour de soi, par les images du reflet et du miroir, envahit à tel point le texte qu’il en devient étouffant, et pas seulement pour le lecteur : « Je suis quelqu’un qui va étouffer... Je suis quelqu’un qui va comprendre... Je suis cet oiseau aveugle dont on ouvrit la cage sur la mer. » dit Don Manuel au moment, certes, où Miss Gregor lui fixe le rendez-vous au cours duquel elle lui appartiendra, ce qui signifie qu’il étouffe donc probablement d’abord de joie... Mais il n’empêche... Nul doute, donc, que la joie de l’irresponsabilité, si elle est effectivement dite, n’est que feinte, et que l’ironie présente dans ces trois récits ne s’exerce pas tant contre les objets évoqués (qu’il s’agisse d’objets abstraits ou d’individus) que contre le narrateur (ou le locuteur) lui-même. L’auteur semble nous confier ici la difficulté d’écrire une œuvre qui ne parle pas de lui, alors que c’est du monde qu’il souhaite parler ; et la question de l’amour-propre ou amour de soi n’est si obsédante dans cette œuvre que parce que l’auteur éprouve la nécessité de le dépasser.

Nous voulons donc montrer comment le « dynamisme narcissique » conditionne la dynamique romanesque de cette œuvre particulière, dans un double mouvement de refus3 et de nostalgie d’une forme primitive, archaïque ou « naturelle » d’amour de soi.

L’ Ecole des Indifférents ou le vertige des reflets d’un miroir à trois faces

Si Jacques revendique à la fin du premier volet son égoïsme, c’est-à-dire finalement son indifférence aux autres, et qu’il faille prendre cette revendication au premier degré comme une revendication directe de l’auteur lui-même, pourquoi deux autres volets ont-ils été nécessaires à la réflexion sur cette indifférence ? Cette revendication ne serait donc qu’une forme de repli sur soi, de retour sur soi, et de revendication de soi : « Vers tout ce qui ressemble à ton désir, Jacquot le Grand, précipite-toi, sans fermer les yeux » (155). Pourtant, cette revendication intervenant après l’expression par Jacques de son « art poétique », force nous est d’accorder une importance fondamentale à cette fin : après s’être désolidarisé des « médiocres » littérateurs qui pourtant  prétendent « découvrir la raison cachée de la terre ou la clé de voûte du ciel », Jacques avait en effet déclaré : « Je n’ai point tant de curiosité, ni d’ambition : je trouve assez d’épaisseur à la surface du monde. Pour moi, chaque être, chaque chose s’appuie plus fortement sur sa couleur que sur son squelette. De grandes ressemblances balafrent le monde et marquent ici et là leur lumière. [...] Poète ? je dois l’être4 : elles seules me frappent » (154). On trouve formulé ici l’un des fondements de ce que sera la poétique giralducienne, à savoir la correspondance entre vie humaine et vie cosmique. Cette revendication du désir est donc à prendre au sérieux : elle est le signe que Jacques a compris, dans une certaine mesure, la complexité de la mise en œuvre du désir dans la création5.

Mais cette position orgueilleuse du jeune homme qui s’érige en créateur absolu contraste trop avec la fierté qu’il éprouva enfant lorsque l’une de ses tantes lui décerna le compliment suivant : « cet enfant est bien équilibré » (143) — jugement qui ne lui échoit que parce qu’ « [il] avai[t] déclaré préférer la groseille au gingembre et au rahat-loukoum » (!) ; l’enfant s’appliquera d’ailleurs à faire en sorte qu’il lui corresponde : « très fier, je me perfectionnai dans ce sens » (143). Cet orgueil est le signe d’un déséquilibre, d’une compréhension incomplète des rapports entre sujet, monde et création. Les deux volets suivants viennent donc compléter le premier et former un tout avec lui, même si chaque volet a connu une prépublication — seuls les deux premiers textes ont été modifiés par rapport à la prépublication (Giraudoux, 1324) : il faudrait voir si une étude attentive des variantes corrobore nos hypothèses.

Don Manuel, dans le deuxième volet du triptyque, va posséder miss Gregor : il est le seul de ces trois jeunes gens à avoir consommé l’objet d’amour6. Avec Bernard, dans le troisième volet, on verra le retour des errances sentimentales, comme si le second volet, pourtant central, tant par sa position que par son sens, n’avait pas été une solution. Le troisième volet, par son existence même, vient donc nier le premier, et refuser à l’accomplissement et à la réalisation une valeur de résolution. De fait, si Don Manuel a obtenu ce qu’il désirait (« Miss Gregor est ma maîtresse depuis ce soir à 6 heures » (185)), le récit ne s’achève pas sur cette victoire mais sur un fait curieux : après cette révélation que lui a faite Manuel, Mrs Callie, apparemment jalouse de cette liaison mais sans doute trop fière pour le laisser percevoir, « borde » Manuel « jusqu’au menton », « tire les rideaux des fenêtres avec tant de force que le jour entre par les côtés », et sort de la chambre du jeune homme, accompagnée par cette créature fantastique et fantasmatique qui est revenue à l’esprit de Manuel depuis sa liaison avec Miss Gregor : « L’Architecte », « ce compagnon invisible et autoritaire [qu’ils avaient imaginé] entre collégiens, à la pension d’Ouchy, et qui prenait à son compte tout ce qui ne s’expliquait point. » (185) : «Et l’Architecte, au moment où elle [Mrs Callie] sort, soulève sa traîne d’ombre et l’en recouvre au passage. Et, distraite, [...] elle ferme la porte à clef, du dehors » (186). Mrs Callie, substitut de la mère (puisque Don Manuel est son « pupille » (157)), se confond ici complètement7 avec cette figure fantasmatique quelque peu angoissante de L’Architecte, pourtant assimilée au père, notamment par l’attribut d’autorité. C’est dire le poids que revêt cette figure. De fait, c’est elle qui va finalement refermer Manuel sur lui-même, le couper du monde et de la réalité. Qui plus est, ce récit est parfaitement circulaire et se boucle sur lui-même (et sur le personnage), puisqu’il s’était ouvert sur le réveil de Manuel par Mrs Callie, et leur flirt : « c’est ainsi que nous flirtons, elle qui a trente ans, moi qui en ai dix-neuf, à travers mon dernier sommeil, chaque matin, comme deux bergers que sépare une rivière » (156). La structure de ce volet fait donc à elle seule ressortir l’idée que l’amour de soi est lié ici à une sorte de fixation à la figure maternelle – en même temps qu’associé à la création, ou du moins à la poésie, par l’atmosphère bucolique et idyllique de l’image. Ajoutons que ce volet central contient une mise en abyme propre à mettre en relief le vertige de la régression8.

Le troisième volet vient donc quant à lui tenter à nouveau de dire le rapport du moi au monde (à la réalité) et à la littérature : ce troisième volet n’est donc qu’une variante de l’expression de la difficulté, voire de l’impossibilité de dire le monde sans se dire ; il n’est donc, à certains égards, qu’une modalité du ressassement. De fait, à l’inverse de Don Manuel qui conquérait sans réel désir de conquête, Bernard, comme Jacques, n’obtient aucune réussite concrète dans sa quête d’un objet d’amour ; il ne parvient qu’à surinvestir un talent littéraire qui reste pourtant stérile. Et le détour par son roman familial9, au moment où il est contraint de quitter momentanément Paris pour retrouver la maison de son enfance, ce détour n’y fera rien. Bernard ne perd rien de son orgueil, sorte d’auto-contemplation narcissique qui lui est un engourdissement : « chacun de ses sentiments s’était engourdi, à mesure que son imagination devenait plus active et plus précise », «il ne voyait plus, pour le sauver de cet engourdissement, que la musique » (216).  La musique lui permettrait d’entretenir avec la réalité un rapport non plus rationnel mais fusionnel. Mais sous le rapport de la compréhension du fait artistique, ce rapport à la réalité ne résout rien : songeant à la musique, « il ferma la fenêtre. Il avait oublié que dans le pin le plus proche, des rossignols nichaient. Il ne s’apercevait plus que les oiseaux chantent ». Et Bernard va alors, comme Jacques, assumer non plus seulement son égoïsme, mais sa vanité, ou son ambition, ce qui revient au même ; voilà en effet ce qu’il se dit à lui-même, dans le train qui le ramène chez lui et qui traverse la campagne française :

 

Tu seras grand : le ciel se fait pour toi plus bleu, la plaine plus verte. Pour toi frémit la campagne de Virgile et de Ronsard. Au bord des nids trop ronds bégayent des oiseaux ovales. Les avettes autour des cassis bourdonnent si activement qu’on ne voit plus les rayures de leur corset. De l’étang, à travers les prés brouillés, la rivière et les ruisseaux remontent en espalier vers les collines. (222)

 

C’est bien sûr ici le mouvement ascendant et contre-nature de la rivière et des ruisseaux qui est le signe le plus clair de la prétention de l’écrivain, et de son échec. La suite du texte reprend alors les éléments du début : l’ami (qui constitue l’incipit de la section I du premier volet : « J’ai d’abord un ami » (127) ainsi que l’incipit de la section II du premier volet : « J’ai aussi une amie » (130)) et la fiancée :

 

Dans ce matin ignorant où tout sentiment, pour le cœur encore engourdi, devient un remords, il songe avec angoisse, pêle-mêle et sans mesure, à son meilleur ami, dont il aime à torturer les mains sincères, aux yeux inégaux de sa maîtresse, chaque jour plus fidèles, chaque jour moins familiers, à la fiancée qu’on lui prépare, dans le luxe et dans la douceur, pour une volupté et une amitié infinies. (223)

 

A nouveau, une boucle se boucle10 : ce dernier paragraphe semble en effet être une duplication du récit tout entier, sur un mode mineur, puisqu’y sont évoquées l’aspiration à l’amitié puis à l’amour telle qu’elle se trouve exprimée dans « Jacques l’Egoïste » ainsi que les diverses affaires sentimentales des trois jeunes gens mis en scène dans ce triptyque. L’artiste est resté prisonnier de son désir d’écrire qui est aussi un désir de soi –sous les espèces d’une relation de type fusionnel avec l’autre, quel que soit cet autre : c’est aussi par une relation de type fusionnel avec la nature que peut s’interpréter ce « sentiment devenant remords pour le cœur encore engourdi dans le matin ignorant » : innocence liée à l’ignorance (projetée sur la nature) dans l’état de nature ; culpabilité (du remords) liée à la connaissance/conscience de soi au réveil. On remarque qu’en outre, l’amitié, mentionnée au début et à la fin de ce « pêle-mêle » — miroir de l’œuvre ? —, est une nouvelle marque de clôture dans ce paragraphe qui en est saturé. On retrouve ainsi une ultime et formidable manifestation de ce double mouvement de concentration et d’éparpillement sur lequel repose toute l’économie de la nouvelle, mimant ainsi la construction du sujet (psychologique) qui en l’occurrence ici est l’artiste. Et l’on voit que la double association luxe/douceur et volupté/amitié ne répond à un principe de diffraction que parce qu’elle est enclose dans la construction embrassante créée par les mentions de l’amitié. De plus, cette allusion à « L’invitation au voyage » sous-entend deux questions importantes non explicitement mentionnées alors qu’elles sont nodales, du point de vue des aspirations de l’artiste : l’ordre et la beauté !

Les ultimes phrases du volet et du roman introduisent pourtant l’élément qui sauvera l’artiste de cet enfermement sur soi : la nature. Elle se trouve « redite », après la description grandiloquente et superbe de Bernard, sur le mode de la plus grande simplicité, dans une atmosphère apaisée et sereine, sans plus aucun signe de prétention, au contraire :

 

Il contemple la campagne de France : il frissonne. Le ciel est tout bleu ; la terre toute verte. Les oiseaux chantent dans les nids. Les abeilles bourdonnent autour des œillets et des roses. Vers l’étang, bordant les prairies encore brumeuses11, coule la rivière avec ses ruisseaux12. (223)

 

L’ouvrage se termine donc sur ce tableau simple et apaisé – contrastant globalement avec tout le reste du récit qui cultivait une certaine préciosité — en l’exhibant comme un objet enfin conquis : une évolution se serait donc opérée, sans que l’on puisse précisément en situer les étapes.

Ce triptyque n’est donc pas seulement propre à dire l’enfermement parce qu’il se referme sur lui-même, comme c’est sa fonction. S’il refuse a priori la linéarité des récits traditionnels, leur préférant le mouvement particulier, si ce n’est de la « compréhension », du moins du regard induit par le triptyque, l’on peut tout de même discerner une évolution, confirmée par le fait que les deux premiers récits sont en effet des récits à la première personne, tandis que la narration du troisième récit est à la troisième (!) personne13. Expression d’une fascination de soi enfin dépassée ? Dans la forme, peut-être ; dans le fond, rien n’est moins sûr. Si, donc, évolution il y a, elle est la suivante : si Jacques, à la fin du premier volet, assume son égoïsme, le narcissisme propre à l’artiste est lui aussi assumé dans la création : plus exactement, il se trouve « subsumé », dans et par une création qui saura intégrer la nature. Ce retour au moi qui se fait par l’entremise de la création n’a en fait plus rien de narcissique : voilà la raison de l’apaisement final. Et il ne s’agit sans doute pas d’un hasard si les images choisies pour dire cet apaisement sont des images « naturelles » : après l’aliénation du moi dans le regard de l’autre (l’ami, l’amie, la maîtresse, l’épouse, le public), le sujet peut revenir au présent de l’existence naturelle, à un rapport au monde apaisé ; mais il ne s’agit pas d’une régression (la régression se trouvait bien plutôt dans l’image de la rivière qui remontait en espalier vers les collines) : l’artiste est parvenu, au moins dans une certaine mesure, à retrouver un certain rapport au monde et à la nature, à ce qui devrait être sensible. Or, au centre de l’idyllique tableau final se trouve évoquée la poésie, à travers les abeilles14 et les oiseaux15, qui en sont deux variantes symboliques, comme l’atteste la récurrence de ce double motif dans l’œuvre, ainsi que la modalité de la description qui en est faite juste avant par le Bernard grandiloquent : « autour des nids trop ronds bégayent des oiseaux ovales » — où l’on interprétera nécessairement la « rondeur » des nids comme une marque de la perfection poétique, inatteignable donc, et remplacée de facto par l’« ovale » (cercles imparfaits) des essais de création ... et des boucles giralduciennes — et « les avettes autour des cassis bourdonnent si activement qu’on ne voit plus les rayures de leur corset » — où le « terme « avettes », écho de Ronsard, renvoie sans conteste à la poésie et à la création, une création exprimée ici en même temps que l’idée que l’identité de l’artiste disparaît dans le processus créateur et libérateur (on ne voit plus son « corset »). Le dernier paragraphe exprime donc, si ce n’est l’accomplissement, du moins le désir d’une relation enfin apaisée entre l’artiste, le monde et la création. Cette conquête s’est donc opérée, à tout le moins, par l’acceptation de l’imagination et de la fiction. En ce sens, la mise en œuvre de l’idéal artistique est peut-être moins dans le tableau final de la nature que dans l’écart entre les deux versions de la même scène, parce que cet écart manifeste l’épaisseur de l’imagination.

L’Ecole des Indifférents illustre bien, par sa structure même, les affres du narcissisme en même temps que sa dynamique, qui est dialectique dans la mesure où le narrateur retrouve à la fin du roman un rapport au moi apaisé via un rapport à la nature qui cesse d’être vécu dans un en-deçà de la conscience : c’est en tout cas ce que laisse entendre la fin du texte qui exprime, même si c’est sur le mode du désir, la vision apaisée d’une circulation ... et d’une meilleure relation au monde dans la mesure où l’art et la création se sont dressés comme tiers entre les deux instances (moi et nature). Ce qui n’empêche pas bien sûr qu’une sorte de délire démiurgique persiste quoi qu’il en soit au sein même de la création, comme en témoignent les passages de l’œuvre où la nomination des objets du monde est la manifestation, soit d’une superstition, — « Bernard continua à nommer quelques objets parmi les plus fragiles, quelques parents, parmi les plus chers ; il lui semblait que tout ce qu’il ne caresserait pas ainsi d’une parole aurait dans la journée une mauvaise fortune » (217) — soit d’une mégalomanie — « (le gouverneur) [...] trouva le moyen, en prononçant seulement mon nom, d’affirmer que sa femme était la plus belle » affirme Don Manuel (172). Mais ce délire démiurgique est un authentique rapport au monde, et non pas un enfermement narcissique.

L’indifférence

Comment comprendre, dans ces conditions, le sens de l’ « indifférence » corrélée à ces trois personnages ? Quelle est cette « école des indifférents » évoquée par le titre (à propos duquel nous noterons que le caractère indécidable de la véritable nature du génitif qu’est le complément du nom (subjectif ou objectif ?) nous place d’emblée dans la problématique du narcissisme) ? Est-ce indifférence à autrui ? Au monde en général ? Est-elle à prendre en bonne ou mauvaise part ? Difficile d’en donner une définition unique et fédératrice : chaque fois qu’elle est mentionnée, il s’agit d’une indifférence dont la cause, l’objet, l’intensité et la connotation sont différents. Pourtant, il semble que, le plus souvent, cette « indifférence » est souhaitée, désirée16 mais rarement effective17 — et rarement stigmatisée, même dans le récit consacré à Jacques, où c’est l’égoïsme qui est une forme d’indifférence18. Tout se passe donc comme si cette indifférence était finalement la marque de la nostalgie d’une sorte d’état antérieur, animal, où l’autre (qu’il s’agisse d’autrui, du monde ou de la littérature) n’est pas pris en compte. Tout se passe donc comme si seul cet état d’indifférence pouvait garantir un amour de soi « naturel », animal, générateur de plénitude. Il en est ainsi par exemple du moment où Bernard semble abdiquer toute ambition et tout rêve de gloire lors de sa rencontre avec Renée Dorat, et cette abdication s’accompagne d’un désintérêt pour l’art : « depuis ce matin, depuis tout à l’heure, il n’admettait plus la gloire, ni ses enfants, les chefs-d’œuvre. [...] d’ailleurs, il ne s’agissait plus de courir les musées : il s’agissait de vivre. » (210). L’art et la vie sont donc ici posés comme inconciliables, traduction de la difficulté de vivre de l’artiste. Mais cette indifférence, plus revendiquée que réellement vécue, est en fait niée par la forme même donnée à sa revendication : la sobriété qui aurait dû être appelée par ce revirement n’est pas au rendez-vous, d’un point de vue stylistique : le narrateur multiplie en effet les exemples d’abandons de cette ambition. Et de fait, lorsque Renée est ensuite comparée par Bernard à la Joconde, la « machine à styliser » repart.

L’indifférence est clairement posée comme ce qui permettrait à l’homme d’échapper aux passions : « Réfléchissant que la haine n’est guère un indice d’équilibre, je me déclarai indifférent » dit Jacques (144), qui s’est donc véritablement efforcé de devenir indifférent. Il n’en déplore pas moins ensuite les aléas des passions et du désir, prouvant par là que l’état d’indifférence n’a pas été conquis : « Est-ce pour cela que ceux que je croyais aimer me deviennent subitement indifférents ? Dès que quelque objet brille et m’attire, par le seul fait que je m’approche pour l’admirer, que je me penche, que je respire...est-ce pour cela que je le ternis ? » (144). La vraie indifférence serait une indifférence à l’indifférence même... Et si, selon Freud, l’indifférence absolue ne peut aller de pair qu’avec un narcissisme absolu19, le fait que l’indifférence fasse ici l’objet d’une sorte de nostalgie est la preuve qu’il en est finalement de même pour le narcissisme. Tout se passe comme si le texte mettait finalement en scène le désir d’un rapport renouvelé, quasi originel, au monde, à la nature, et aux hommes, loin de ce que le savoir a donné à connaître aux personnages — ceci étant à rapprocher d’un autre passage, qui concerne Bernard : « Il ne savait quelle étude malfaisante avait un beau jour desséché les joies et les peines de sa jeunesse et les lui laissait là, intactes et décolorées comme des pièces d’herbier » (216). Quoi qu’il en soit, dans un texte qui a pour objet de dire la complexité du désir, la notion d’indifférence est pour le moins problématique.

Ne délaissant décidément aucune catégorie psychologique dans cette exploration des rapports humains, le narrateur propose à deux reprises un développement sur la pitié. C’est d’abord Dolly, qui, vraisemblablement vexée de ce que Jacques ne lui accorde pas l’attention qu’elle demande, en arrive à lui reprocher la pitié qu’il peut éprouver pour les êtres, affirmant avec force rancœur que « la pitié est ce qui remplace l’amour chez les égoïstes » (132). Plus loin, c’est Bernard qui manifeste et exprime la pitié qu’il ressent pour tous les êtres :

 

Ce n’était pas seulement par impuissance à les contredire que Bernard donnait toujours raison à ses interlocuteurs : c’est qu’il en avait pitié. Il s’en rendait compte maintenant : ce sentiment de gêne qu’il éprouvait vis-à-vis des plus faibles et des plus forts, ce désir de prendre leur main, cette répulsion à effleurer leur peau, c’était la pitié. (219)

 

Description nuancée, et très ironique – puisque Bernard en vient à avoir pitié de lui-même, ou plus exactement, de son reflet dans la glace (!) —, des contradictions inhérentes à ce sentiment, ainsi que de la mauvaise foi qui gouverne le plus souvent le rapport d’un individu à autrui. Nostalgie de cette pitié décrite par Rousseau comme ce « sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce » (214) ? S’il est possible que la pitié soit antérieure à toute réflexion, elle peut être un sentiment sans ambivalence. Mais l’ironie manifestée ici montre que raison et conscience de soi viennent pervertir ce sentiment particulier.

Variations sur le Künstlerroman

Il ne pouvait en être autrement d’ailleurs, lorsqu’on songe que dans ce roman d’artiste narrant, conformément à sa définition, l’accession d’un jeune artiste à sa maturité, l’une des tonalités littéraires refusées avant toute autre, c’est le pathétique. L’œuvre idéale selon Giraudoux ne sera pas pathétique ; faut-il à cet égard s’étonner de voir réapparaître, liée au motif du pathétique, l’image de l’abeille, dans une tournure assez comique : « chacune de ses larmes est si grosse qu’elle noierait une abeille » (169) dit en effet Don Manuel à propos d’une fillette qui s’est coincé la tête dans les barreaux d’une fenêtre. On peut ainsi affirmer que l’œuvre suivante de Giraudoux, Simon le pathétique, est une nouvelle tentative d’exorcisation d’un certain rapport au monde et à la nature. Jacques non plus n’aime pas le pathétique, celui de Mme de Sainte-Sombre : « Je suis gêné de l’entendre exprimer son désespoir par des phrases un peu pathétiques » (149). Charles Mauron, dans son étude psycho-critique sur Le théâtre de Giraudoux, a, de fait, dégagé un clivage chez l’artiste, avant 1914, « entre un moi pathétique, grave, anxieux et un moi indifférent, spirituel, un peu cynique, jouant à la réalité et se protégeant contre elle » (Mauron 260). Le pathétique est refusé parce qu’il est tourné vers une fixation enfantine et un refus du monde. La création devra ainsi permettre à l’artiste de rendre compte du monde tout en retrouvant le bonheur de la communion avec l’objet aimé.

L’artiste ne peut donc conquérir sa maturité qu’en luttant contre des contraintes, qu’elles soient sociales, culturelles ou formelles. Les trois volets de ce roman d’éducation sentimentale et artistique sont, de fait, jalonnés par la représentation de ce que ne peut pas être l’écriture recherchée : c’est donc à un portrait en creux de l’idéal littéraire selon le jeune Giraudoux que nous avons affaire ici (portrait qui n’est possible que parce que chaque personnage s’identifie complètement à la littérature). Portrait en creux qui fait mentir l’idée pourtant récurrente dans l’ouvrage (surtout dans le troisième volet) que « tout est dit et que l’on vient trop tard », et que toute œuvre ne pourrait finalement être qu’un vulgaire voire malhonnête plagiat. Vue pessimiste et désabusée que Bernard retourne d’ailleurs de façon fort amusante en orgueil, prétendant qu’il ne peut pas écrire précisément parce qu’à chaque fois qu’il découvre une œuvre, il lui semble que c’est ce qu’il était capable d’écrire. L’intertextualité est de fait majeure dans les romans de Giraudoux ; rien que dans les titres de celui-ci, on lit les patronages de Molière, Watteau et Diderot par exemple.

L’œuvre idéale selon Giraudoux ne sera ainsi pas une œuvre égotiste (le narcissisme ne valant ici que pour sa portée ironique, c’est-à-dire, pour ce qu’il indique en-dehors de lui), ni une œuvre conformiste (Académiciens et universitaires sont renvoyés dos à dos : « L’Université ne lui avait appris que le pastiche » (199)). Ce ne sera pas non plus un roman à clefs, même si chacun des personnages de ces « fictions » a un correspondant dans la vie de Giraudoux. Ces textes affichent d’autres clefs, plus poétiques, par ces différentes allusions au pouvoir des mots, qu’il s’agisse des noms propres ou même de noms communs :

 

C’était l’époque où Miss Draper s’entêtait à me faire choisir une couleur et une étoile préférée. Je résistais ; j’avais déjà deux favoris, deux mots entendus je ne sais où, réunis je ne sais comment, par lesquels je désignai ce que j’aimais : le mot acacia et le mot indomptable. Ils signifiaient chacun tout ce qu’on désire et qu’on ne peut atteindre en étendant la main. (162)

 

Si ces textes comportent des clefs, donc, il s’agit de clefs ouvrant sur la poésie, sur l’univers du créateur, sur la pensée du rapport de l’homme au monde — preuves, par conséquent, que cet univers n’est pas encore véritablement construit ici, mais qu’il s’ébauche, comme l’atteste l’image choisie dans la suite du texte par Don Manuel, à propos de ces deux mots, image facilement transposable à la construction romanesque elle-même : « Réunis, ils désignaient Renée-Amélie, et, dans les deux lettres que j’écrivis à son père, je m’ingéniai à les disposer, comme on place, dans les maisons nouvelles, au milieu des autres pierres, un moellon creux et sans apparence qui contient des pièces d’or » (162).

Il ne s’agit pas non plus d’un roman psychologique, en raison notamment de la forte présence de la nature (l’écrivain psychologue se plaît au contraire à décrire les comportements humains dans le cadre des relations humaines) ; les virevoltes accomplies par les narrateurs avec les catégories psychologiques sont de toute façon une sorte de déni du genre. Ce n’est pas non plus un roman esthétisant, malgré la préciosité du style et des images, malgré le caractère baroque de la narration, malgré le dandysme des personnages et malgré l’affirmation ponctuelle concernant Bernard : « il croyait à l’art pour l’art » (215), qui se trouve aussitôt niée par la suite de la proposition : « à la vie pour la vie » : ce sont donc ici deux crédos qui se trouvent renvoyés dos à dos, en même temps que l’idée que l’art s’affirme contre la vie, d’ailleurs. Enfin, — et c’est sans doute l’une de ses caractéristiques majeures — l’œuvre idéale ne sera nécessairement pas réaliste : le réalisme est « de mauvais aloi » (148) et « on peut raconter les mœurs des hippopotames à celui qui demande s’il fait beau temps » (199) ; l’obliquité de l’ironie est un bon moyen d’échapper au réalisme. Mais l’œuvre n’en devra pas moins être tournée vers la réalité : c’est ce que révèlent les deux motifs obsédants de la marche à la fenêtre et des yeux qui s’ouvrent (ou se ferment). Dans Les Provinciales, l’un des récits était déjà intitulé « De ma fenêtre » et mettait en scène un petit malade, dont le bonheur de la convalescence est en fait l’indifférence au monde : rien ne vient perturber le cours de sa vie intérieure. Il est impossible de citer toutes les occurrences du motif de la fenêtre dans L’Ecole des Indifférents tant elles sont nombreuses. Le motif du déplacement vers la fenêtre ou de l’observation du monde extérieur depuis une fenêtre est bien sûr lié à la question de la subjectivité et de ses excès, et au thème de la quête d’une création qui mette en œuvre l’articulation du monde intérieur et du monde extérieur. Quant au motif des yeux, là encore, les occurrences sont très nombreuses. Contentons-nous d’en noter une qui souligne l’ambiguïté de la fin du volet consacré à Jacques : il s’agit du moment où Jacques, à la fin du récit, assume son désir — le passage a été cité plus haut. Curieusement, à la place de l’injonction de ne pas fermer les yeux, l’auteur avait d’abord écrit : « en fermant les yeux » (155). Preuve que cette nouvelle ne revêt guère que le ton de l’accomplissement, mais qu’elle ne le réalise pas. La littérature telle que la conçoit Giraudoux est donc nécessairement une littérature qui prendra en compte le monde ; une littérature dont la fantaisie ne sera pas un repli sur soi, mais une façon particulière de dire le monde...et le désir : « Giraudoux pourra, après Rimbaud, demander à la fantaisie le secret d’un Eden toujours regretté » (Escande de Messières, 375).

Et c’est sans doute cette primauté de la fantaisie qui génère dans cette œuvre de Giraudoux — comme dans tous ses romans, même les plus accomplis — cette impression d’éparpillement, qui se trouve compensée par une dynamique inverse de concentration. C’est bien cette tension entre éparpillement et concentration20 qui semble être la dynamique essentielle de l’écriture ici — la forme du triptyque en étant la première et essentielle manifestation ; tension parallèle donc au double mouvement de refus et de nostalgie d’une forme archaïque d’amour-propre. Ainsi, le désir de philosophie éprouvé par Bernard répond sans doute au besoin de resserrement de la vision ; mais la synthèse que permet la philosophie n’est pas accessible à Bernard :

 

Jamais il n’avait pu lire un volume de philosophie jusqu’au bout. La suite des idées et surtout les conséquences générales lui échappaient. Pour qu’il distinguât les lignes des détails – ce qui est d’ailleurs exactement ce que le lecteur tente de faire dans ce triptyque-, il lui fallait auparavant lire le manuel qui résumait l’œuvre, souligner les phrases typiques. Obligé de compter avec les philosophes pour ses examens, il n’avait pu se les rendre familiers qu’en les unissant, dans son esprit, sur une large fresque. Il imaginait la philosophie comme le fait un peintre. (215)

 

Autrement dit, Bernard pense se faciliter la tâche en « ajoutant de la synthèse à la synthèse ». Mais ce procédé ne contribue bien sûr qu’à générer un brouillage encore plus grand. Par contre, l’allusion à la peinture renvoie, elle, au contraire, à une véritable dynamique de resserrement et de concentration (dans les limites de la toile et du cadre — excepté, bien sûr, ici, qu’il s’agit d’une fresque...). On le voit, le narrateur aime à jouer du principe de contradiction, en tant que procédé récurrent d’écriture. Il est bien évident que ce principe de contradiction n’est pas qu’un principe dynamique formel mais qu’il a à voir avec la question du sujet, dans la mesure où ce à quoi il s’oppose, c’est le principe d’identité. Le principe de contradiction permet de lutter contre la projection perpétuelle du moi sur tout ce qui l’entoure, contre l’enfermement du moi sur lui-même ; il permet, en d’autres termes, de dégager le moi du moi. Ce principe participe bien sûr de l’aspect fragmenté de l’écriture de ce triptyque –aspect que l’on retrouvera, là encore, dans les romans plus accomplis. Edmond Jaloux n’est-il pas allé jusqu’à découper quelques phrases de Giraudoux pour les transformer en haï-kaï ? (195). Comment mieux dire que Giraudoux est parvenu à instiller dans ses premiers textes l’immédiateté d’un rapport au monde caractéristique de la poésie ? S’il ne s’en est pas contenté, c’est bien parce qu’il est à la recherche, en tant que romancier et dramaturge, d’une vision du monde.

Et si les romans ultérieurs de Giraudoux seront plus accomplis que ses « essais » — au sens réflexif, presque montaignien, du terme — de « jeunesse », c’est surtout dans son théâtre que la vision du monde giralducienne trouvera à s’exprimer avec le plus de force, ce que préfigure déjà cette trilogie. Ainsi, au moment du dénouement, lorsque Bernard contemple la province française de la fenêtre du train qui le ramène à Paris, il éprouve « le besoin de mettre un drame dans sa pensée » et c’est le moment où il accepte son destin d’écrivain, malgré les faiblesses qu’il sent être les siennes. Le théâtre sera ainsi pour l’artiste le lieu idéal de la rencontre entre le fantasme — et la théâtralisation qu’il suppose — et la scène du monde21.

Cadre pastoral, scènes de théâtre, alliance de frivolité et de mélancolie, fantaisies galantes, morceaux de vie mondaine, thème de l’indifférence : les éléments contenus dans les trois volets de cette miroitante éducation sentimentale et artistique peuvent finalement être considérés comme autant de « fêtes galantes » de Giraudoux. Les deux tableaux offerts aux personnages de ce triptyque ne sont-ils pas d’ailleurs, un Rubens pour Jacques (cadeau de Mrs Spottiswood pour son mariage ; or Rubens est d’une certaine façon à l’origine du genre des fêtes galantes avec son Jardin d’amour), et un Watteau pour Bernard (cadeau imaginaire, don d’un interlocuteur imaginaire, « le seul homme au monde qui pouvait changer le passé ») ? D’ailleurs, ce sont trois toiles de Watteau qui sont mentionnées : « Que vous faut-il pour vous consoler ? [...] Choisissez entre ces trois Watteau » (191)...

Comme Watteau en effet, Giraudoux est confronté à cette époque à la nécessité d’affirmer son individualité en art, c’est-à-dire son originalité, tout en répondant à l’impératif désormais en partie social qui est le sien : le succès qu’il a rencontré avec ses Provinciales, succès qui l’oblige à faire au moins aussi bien.

Ouvrages cités

Albérès, René-Marrill. Esthétique et morale chez Jean Giraudoux. Nizet, 1957.

Anspach, Mark R. . « Freud, juge de Sigmund. Le narcissisme entre amour propre et amour de soi ». Revue du Mauss. N°37, 2011 : 247-252.

Escande de Messières, René. « Le rôle de l’ironie dans l’œuvre de Giraudoux ». Romanic review. Décembre 1935.

Giraudoux, Jean. L’Ecole des indifférents. 1911. Œuvres romanesques complètes, tome 1, sous la direction de Jacques Body. Paris : Gallimard, « Pléiade », 1990.

Jaloux, Edmond. L’Esprit des livres. 1ère série. Paris, Plon, 1923 : 195-210.

Job, André. Giraudoux Narcisse. Genèse d’une écriture romanesque. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1998.

Laplanche, Jean et Pontalis, Jean-Bernard. Vocabulaire de la psychanalyse. 1967. Paris : PUF, 2004.

Mauron, Charles. Le Théâtre de Giraudoux. Paris : Corti, 1971.

Raymond, Agnès et Teissier, Guy. « L’ Ecole des Indifférents. Notice ». Œuvres romanesques complètes, tome 1, sous la direction de Jacques Body. Paris : Gallimard, « Pléiade », 1990 : 1310-21.

Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. 1755. Paris : GF, 2008.

Teissier, Guy. « Portrait de l’artiste en jeune(s) homme(s) ». Cahiers de l’association internationale des Etudes françaises. N° 34, mai 1982 : 195-210.

Notes

1.

« Fantaisie laborieuse », « indigence d’imagination », « broderies sur de l’air » selon le compte rendu de François Le Grix, dans La Revue hebdomadaire du 16 septembre 1911.

2.

C’est la perspective de René-Marrill Albérès dans son étude.

3.

Ce refus de l’amour-propre étant d’abord illustré par le patronage –même ironique- des moralistes du XVIIème affiché dans les titres des volets, où un « caractère » se trouve lié à un personnage.

4.

Jacques avait affirmé juste avant : « Poète ? Dieu me préserve de faire des vers, d’écrire ce que je pense en lignes, de passer à leur laminoir ma vie » (154).

5.

Guy Teissier suggère quant à lui de lire ce premier volet comme l’expression de « celui que [Giraudoux] veut être », et les deux volets suivants proposeraient une remontée du temps (Teissier, 1982).

6.

André Job analyse l’évolution qui se dessine dans ces trois volets dans la perspective du rapport à la mère.

7.

Comme l’indiquent à la fois l’image de l’ombre venant effacer les contours de toute identité, et l’ambiguïté du possessif « sa ». L’ombre est d’ailleurs un motif récurrent de LEcole des indifférents. Au moment même où Don Manuel s’apprête à recevoir de Miss Gregor, qu’il désire, son consentement amoureux, c’est encore d’ombre qu’il est question : « Elle s’éloigne, face au soleil. Son ombre nous étreint une minute, et Charlie jaloux voit ses bras, qui ajustent son chapeau, m’entourer, m’enlacer, puis, glissant à mes pieds, m’offrir, toujours arrondis, l’ombre de la plus large fleur et d’un oiseau-mouche endormi. Je la rejoins, l’ombre passée. » (176) L’ombre est donc à la fois ici ce qui réunit et ce qui sépare. Quant à l’association de la figure maternelle à l’ombre à propos de Mrs Callie, c’est un écho d’un autre substitut de la figure maternelle, apparu dans le premier récit, Madame de Sainte-Sombre : « je ne sais si elle est malheureuse, si elle l’a été. Mais elle possède cette beauté altière et résignée à laquelle doivent s’attaquer, si elles existent, les forces du mal » (144). Plus âgée que Jacques, et vraisemblablement amoureuse de lui, elle va néanmoins s’efforcer de le marier à miss Spottiswood. Et Dolorès ne dira-t-elle pas à Bernard : « vous êtes de la race des sombres » (196). Or, ce sont bien les ombres qui, dans la troisième section du volet I, viennent compenser le caractère insatisfaisant de l’amitié et de l’amour, et viennent donner au sujet un sentiment de complétude, que ni l’amour ni l’amitié ne parviennent à lui procurer car ami ou maîtresse sont des autres « soi », des reflets du moi : « c’est ainsi que des ombres insignifiantes savent m’apporter tout ce qui manque, dans la vie, à l’amitié et à l’amour. Leurs gestes, au lieu de s’arrêter sur notre corps comme sur une barrière, le pénètrent, le traversent, s’achèvent. Il suffit de presser leurs formes tièdes sur son cœur pour qu’elles l’envahissent et le dilatent.» (137). Ajoutons que c’est bien l’ombre, et non l’absence d’ombre, qui définit l’humanité d’un individu.

8.

C’est le moment où Don Manuel, rencontrant Benvenuta, « la plus belle fille d’Amérique » (178) lors de sa visite du « collège » de Wellesley en compagnie de Renée-Amélie et de son gouverneur, prévient la jeune fille que le gouverneur, jaloux de l’attitude de Don Manuel envers Renée-Amélie, « n’aime pas les romans » — le roman est donc bien associé à l’idylle. A Don Gonzalès qui précise alors qu’il n’aime pas les romans français, Benvenuta répond : « ceux où les jeunes gens deviennent amants et maîtresses », ce qui est précisément le thème de cette nouvelle.

9.

Analysé en détail par André Job.

10.

Dans un récit qui est essentiellement construit sur une succession de boucles – qui, en tant que structures enfermantes, sont autant de reflets du narcissisme dont il est question dans la nouvelle. Par exemple, au début du troisième volet déjà, lorsque Bernard déplorait qu’il n’avait pas d’ami, qu’il prétendait désirer en avoir un, et vouloir que cet ami soit une femme (189) : ce passage était déjà un écho de la structure du premier volet.

11.

Le « brouillé » — la version précédente de cette description de la nature était : « De l’étang, à travers les prés brouillés [...] »- du désir trop vif et indomptable devient ici le motif plus naturel de la « brume », que rien n’empêche d’entendre de façon métaphorique, mais qui donne au tableau une simplicité pleine de grâce. A moins que ce « brouillé » ne soit celui du brouillage volontaire des pistes d’interprétation.

12.

La rivière se remet donc ici à couler normalement. Il est tout de même intéressant de noter que dès la première section de ce troisième volet, une rêverie de Bernard « sur les trois mille dernières années » lui avait déjà donné à voir le spectacle suivant : « Des ruisseaux traçaient, pour le jour où Bernard serait fatigué, la seule pente insensible et parfaite de la montagne à la mer » (189). Il est donc difficile d’affirmer catégoriquement qu’une rivière qui coule d’amont en aval a une connotation indubitablement positive. Il n’empêche que l’atmosphère de la fin de la nouvelle est, de façon effective, plus apaisée et plus sereine.

13.

Cette évolution doit néanmoins être tempérée par le fait que ce troisième récit est entrecoupé par les interventions d’un « je », voix narratoriale parasite ou voix auctoriale, venant ajouter de l’indécidable à un récit qui en comportait déjà beaucoup, quant à sa « moralité » ; et par le fait que Bernard ne cesse de « soliloquer » avec lui-même.

14.

A propos des abeilles, voilà le relevé de diverses occurrences, pour exemples et preuves de l’importance du motif dans le texte : dans la description du Midi que Bernard tenait prête et qu’il livre à Dolorès, en guise de récit d’enfance : « Venaient des pays nouveaux où l’accent plissait les mots comme une ruche » — où la ruche ne renvoie qu’indirectement aux abeilles puisqu’elle désigne une dentelle, et par là même le tissu du texte — ; même usage du terme dans la description que propose Manuel de la nouvelle journée qu’il s’apprête à vivre : « tout semble prêt pour la journée : le bassin du jet d’eau porte une anse en arc-en-ciel ; une abeille passe et repasse dans le tulle du rideau, comme dans un canevas de ruche [...] » ; autre usage pareillement signifiant, où l’image de l’abeille est liée à l’idée de stérilité artistique, lorsque Bernard imagine une relation amoureuse possible entre Renée Dorat et lui, alors qu’il renoncera à lui déclarer quoi que ce soit : « C’est ainsi que Bernard s’ingéniait à styliser chaque paysage, chaque émotion. C’est ainsi que certaines abeilles se construisent des gâteaux dont les logettes sont plus finement sculptées. Mais aucun miel ne les baigne » (210) ; ou quand le motif des abeilles, et donc de la poésie, est lié à l’idée de perfection, quand, incidemment, Miss Spottiswood dit à Jacques qu’elle envie les Français : « la vie, chez vous , semble aussi limitée et aussi parfaite que celle des fourmis et des abeilles » (152)- peut-être une allusion à Maeterlinck dont Giraudoux citait La Vie des abeilles (1901) dans ses conférences américaines, mais sans aucun doute nouvelle marque de l’obsession du motif. 

15.

Le symbolisme des oiseaux est plus complexe. Ils sont à l’évidence liés au chant de la nature et à la musique du monde, et c’est la raison pour laquelle ils catalysent à la fois la nostalgie et le désir d’un rapport fusionnel et primitif au monde, où l’expression l’emporterait finalement sur la représentation. S’il y a tant d’occurrences d’images d’oiseaux aveugles ou torturés dans l’œuvre de Giraudoux, c’est bien parce que c’est la question de la représentation qui est évoquée à travers eux. L’oiseau chante le monde sans se le représenter, sans le penser donc, et c’est cet état primitif qui est à la fois désiré et redouté par le sujet. Ainsi Bottin, un habitant du village natal de Bernard, a « crevé les yeux de son merle pour qu’il chantât mieux ; l’oiseau chantait de moins en moins, mais il engraissait » (205). Ce sont les oiseaux (mentionnés dès le début de ce récit) qui conseillent à Jacques, en guise de clôture de la nouvelle, d’assumer et de revendiquer son désir : « Les oiseaux disent : « vers tout ce qui ressemble à ton désir, Jacquot le Grand, précipite-toi, sans fermer les yeux » » (155). Et cette injonction de ne pas fermer les yeux, c’est-à-dire de regarder, autrement dit de penser la réalité, est finalement reprise, sous une autre forme, lorsqu’il est question du rapport de Bernard au monde : « Il ferma la fenêtre. Il avait oublié que dans le pin le plus proche, des rossignols nichaient. Il ne s’apercevaient plus que les oiseaux chantent » (217). Le thème des oiseaux doit aussi, nécessairement, nous semble-t-il, être corrélé à celui de Siegfried : « Bernard, imagine-toi, comme Siegfried, que tu n’as jamais vu de femmes. Mais tu soupçonnes qu’elles existent. » (189). Siegfried, héros mythique représentant l’innocence, ne parvient en effet pourtant à comprendre le chant des oiseaux qu’après avoir vaincu le dragon. Le rapport désiré à la nature ne peut advenir à nouveau qu’au terme d’un combat, d’une dialectique.

16.

Bernard envie par exemple l’indifférence du menuisier à qui il préfère destiner en pensée Renée Dorat, à l’amour de laquelle il renonce : « il travaillait avec soin et indifférence. Les poules piétinaient les copeaux : il les chassait sans juron et sans geste. Une automobile lui demandait la route : il répondait sans dédain et sans condescendance, alors que Bernard déjà s’agitait. » (212). Ce qui est envié ici, c’est l’évidence d’une condition, l’absence de questionnement, l’évidence de l’ « être-au-monde » du menuisier.

17.

Selon René Marrill Albérès pourtant, l’indifférence des personnages est une réelle indifférence envers les responsabilités de la vie (Albérès, 59).

18.

Certes, Dolly reproche bien à Jacques, qui ne l’aime pas comme elle le souhaiterait, son égoïsme ; son professeur de philosophie aussi : « Mon pauvre Jacques, qu’est-ce que vous allez bien faire, toute votre existence ? Incertain, indifférent, qu’allez-vous faire ? » (143). Ce professeur, voulant aider Jacques à savoir ce qu’il désire vraiment, lui suggère d’ailleurs de chercher dans trois directions : du côté de la nature, du côté de l’amour, et du côté de la mort, lui proposant de se « fabriquer une courte formule ». Et il semble bien que ce soit cette « courte formule » qui ne sied pas au personnage, qui a déjà exploré la question de la mort, au début de la troisième section : « La Mort ? Les morts ? Je porte mille deuils qui ne m’appartiennent même pas. » (134).

19.

Ainsi que le rappelle Mark R. Anspach dans son étude.

20.

A cette dynamique de concentration correspond le fantasme de retour à une sorte d’unité primordiale, comme en témoigne le rapport des personnages à la mort. Jacques, par exemple, rêve continuellement des morts et voilà comment il décrit Edith Gocelan, « qui mourut après trois mois de mariage » : « Son cœur est toujours là. Mais il ne bat pas à coups secs et meurtriers comme notre cœur, bélier perfide qui sape, de l’intérieur même, la forteresse. Le cœur d’Edith flambe. Point de veines, point d’artères. Une chaleur égale gagne son corps. Sa chair est une, comme la chair des fruits. » (134)

21.

Les allusions au théâtre et à la fatalité sont nombreuses dans la trilogie. Mais elles pourraient faire l’objet d’une étude particulière.

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