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Résumé

A la convergence d’influences de philosophes empiristes tels que Hume ou Helvétius, l’amour-propre dans la comédie des Lumière est désormais au fondement de la subjectivité, qui se construit essentiellement sur les passions et la relation à autrui. Chez Marivaux ou ses héritiers, l’amour de soi constitue un sentiment ambivalent, à l’origine du sentiment amoureux comme de la contrainte exercée sur l’autre. Musset portera à l’extrême cette réflexion, qui prend dès le XVIIIème siècle une valeur anthropologique. Chez Barthe, vers la fin du siècle des Lumières, l’amour-propre acquiert une dimension encore plus complexe : cultivé de façon excessive, il peut se retourner contre celui qui l’entretient jusqu’à l’anéantir, ou révéler des désirs inconscients antagoniques chez un personnage à la recherche désespérée de son bonheur.

A convergence of influences from empiricist philosophers such as Hume and Helvetius, self-esteem in the comedy of Light is now the foundation of subjectivity, which is built mainly on the passions and relationships with others. In Marivaux or his heirs, self-love is a feeling ambivalent, causing the feeling of love as the coercion of another. Musset bring to the extreme this reflection, which takes from the eighteenth century anthropological value.Barth, towards the end of the Enlightenment, self-esteem took on an even more complex grown excessively, it can turn against the one who keeps up to annihilate, or reveal unconscious desires antagonistic character in a desperate search for happiness.

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L’amour de soi au siècle des Lumières est considéré peu à peu comme l’une des passions fondatrices du sujet, dans la pensée notamment de philosophes tels que Helvétius ou Hume. Or c’est bien en ce sens que les dramaturges le mettent en scène puisqu’il devient le seul véritable mobile de bon nombre de personnages en quête de leur bonheur. Si l’inconstance, comme nous avons eu l’occasion de le montrer, devient un thème majeur de la comédie des Lumières, c’est précisément parce que l’individu, porté par l’amour de soi, est représenté sur scène comme cherchant à réaliser ses aspirations singulières, souvent en contradiction avec celles d’autrui : c’est ce qui explique que bon nombre de comédies ne se clôturent pas sur une fin heureuse.

Fidèles à la conception de l’homme qui traverse le XVIIIe siècle, les personnages de Marivaux sont avant tout caractérisés par l’action et l’engagement expérimental dans la relation au monde et à autrui, qui les jette dans des aventures où prédominent conjointement identification à l’autre et prééminence de l’amour-propre. Marivaux, qui réhabilite celui-ci dans ses Journaux, continue de lui donner la part belle dans ses comédies. Cependant, si ses intrigues sont sous-tendues par l’amour-propre des personnages qui les pousse dans telle ou telle direction, aucune morale n’en est explicitement inférée, aucune conclusion claire ne se dégage de ses œuvres, de sorte qu’il semble bien s’agir là d’une véritable exploration du sujet dans ses relations à soi-même et à l’autre, voire d’une anthropologie. On trouve chez ses contemporains de nombreux cas similaires : chez Destouches, Favart, plus tard chez Dorat, l’amour-propre est au cœur des actes et des motifs des personnages qui agissent pour leur propre intérêt.

Si Marivaux a donc montré le rôle de l’amour-propre dans la construction de soi, et légitimé de fait pour partie ce sentiment discrédité par les moralistes du XVIIe siècle, il a été largement suivi par d’autres dramaturges ayant fondé leur intrigue, voire l’obstacle nécessaire à toute intrigue, sur un amour excessif de soi, pouvant conduire le personnage à toutes sortes d’excès, d’aveuglement et de comportements injustes vis-à-vis des autres. D’une intrigue cynique à des intrigues proposant une véritable leçon morale, les représentations de l’amour-propre oscillent. De plus, de l’amour-propre conçu comme synonyme de narcissisme, à l’amour-propre constituant aussi bien une protection légitime de l’individu, qu’une passion essentielle à l’épanouissement de la subjectivité, nous devrons également nous demander quelle définition paraît la plus appropriée aux personnages de la comédie du XVIIIe siècle et si le passage permanent de l’une à l’autre n’est pas, au fond, ce qui fait l’enjeu dramaturgique et existentiel de la notion.

Quelques visages de l’amour-propre dans la comédie des Lumières : Marivaux et ses héritiers.

On se souvient que Silvia, dans La Double Inconstance, est au fond achetée par le prince, de sorte que ce qui était censé la définir, son naturel, devient une sorte de faire-valoir, un miroir aux alouettes cultivé pour ce qu’il rapporte : « Mais ne suis-je pas obligée d’être fidèle ? N’est-ce pas mon devoir d’honnête fille ? […] Par-dessus le marché, cette fidélité n’est-elle pas mon charme ? » Se demande Silvia (Marivaux, 1723, 278). Traitée comme une princesse, Silvia a-t-elle d’autre choix que de succomber au prince ? Bref, sans amour-propre, y aurait-il encore la possibilité de l’amour ?

La répartition marivaudienne est la suivante : d’un côté la vanité et la coquetterie féminines, fustigées par Marivaux qui leur trouve cependant des raisons. C’est la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard ou celle de La Double Inconstance. De l’autre, le désir de plaire et l’inconstance masculins, plus évoqués chez Marivaux que franchement représentés. C’est le Lélio de La Fausse Suivante. Ces formes d’amour-propre coexistent également avec celle qui pousse les personnages à tenter de vaincre l’autre avant de s’engager. D’où des personnages qui se travestissent pour éviter d’être déçus ou de n’être pas choisis ; c’est le Dorante du Préjugé vaincu, le Lucidor de L’Epreuve, le Prince de La Double Inconstance, le Dorante et la Silvia du Jeu de l’amour et du hasard. Parfois même, les deux personnages travestissent le sentiment lui-même, pour éviter d’avoir à reconnaître l’amour et ses risques : on trouve ce cas de figure dans La Seconde Surprise de l’amour. L’amour de soi est à la fois un moyen de préservation de l’individu, un instrument d’aveuglement et de coercition ainsi qu’une façon d’être qui charme à tous les coups.

C’est peut-être dans Les Serments indiscrets que nous trouvons une manifestation éclatante des différents visages de l’amour-propre : Damis, promis à Lucile et refusé par la jeune fille qui craint l’inconstance de son futur mari, choisit de feindre de courtiser sa sœur Phénice pour que le père de la jeune fille abandonne l’idée de ce mariage. Cette cour finit par susciter la jalousie de plus en plus grande de Lucile, puis son amour et ses aveux. La peur du mariage, leitmotiv de la comédie du XVIIIe siècle, vient de Lucile d’abord, mais se trouve redoublée par le discours de Lisette qui enferme quasiment Lucile dans sa promesse de ne pas épouser.

Le personnage de la sœur, que l’on courtise par ruse, puis par dépit, se retrouve ainsi au centre de l’intrigue et de l’action : dès la fin de l’Acte I Damis annonce son intention de feindre de la séduire. A l’Acte II, Phénice se plaint de ses assiduités, puis Lisette qui cherche par tous les moyens à éviter le mariage entre Damis et Lucile, vient dire à cette dernière que sa sœur aime Damis, ce qui provoque la jalousie la plus amère de la jeune fille. A l’Acte III, Phénice demande à Damis de cesser ses poursuites, puis les pères engagent désormais Damis et la cadette, tandis que Lucile cherche à dissuader son amant d’épouser sa sœur et tente de savoir quels sont ses sentiments. De leur côté, Frontin et Lisette ont changé leurs plans et, souhaitant s’épouser ils décident de réconcilier les amants A l’Acte IV, Frontin avoue la vérité à Phénice qui décide de se venger. Damis, qui feint de lui parler d’amour, est surpris à ses pieds par les pères, puis, alors qu’il baise la main d’une Phénice moqueuse et qui lui rappelle son soi-disant amour, il est surpris par Lucile. Très en colère, celle-ci se dispute avec sa sœur avant de demander à Lisette de convaincre Damis de venir lui avouer son amour. Celui-ci arrive et joue sa dernière feinte : il prétend vouloir épouser Phénice. A l’Acte V, Lucile au comble de l’affolement finit par avouer à Lisette son amour pour Lisette, tout en lui reprochant de l’avoir poussée à faire de faux serments. Après avoir provoqué sa soeur encore une fois, Phénice finit par jouer le rôle de conciliateur et par faire éclater l’amour des deux jeunes gens.

Par ailleurs, Lucile donne le fin mot de l’histoire, le véritable sens de cet amour : c’est parce qu’elle a entendu depuis son cabinet Damis la refuser qu’elle a voulu le conquérir :

 

Ce cabinet où j’étais cachée pendant que Damis te parlait, qu’on le retranche de mon aventure, peut-être que je n’aurais pas eu d’amour ; car pourquoi est-ce que j’aime ? Parce qu’on me défiait de plaire, et que j’ai voulu venger mon visage ; n’est-ce pas là une belle origine de tendresse ? Voilà pourtant ce qu’a produit un cabinet de plus dans mon histoire.  (Marivaux, 1732, 1023).

 

Il faut insister sur cette interprétation, et notamment sur le ton avec lequel il est permis d’imaginer que Lucile le prononce. Ton désabusé ou ton étonné, il manifeste une forme de désillusion du personnage. Ainsi, bien que la comédie de Marivaux respecte la tradition de la fin heureuse et des aveux mutuels, l’amour féminin est à la fois entaché de l’aveu de cette coquetterie et éclairé d'un nouveau jour : les amants sont interchangeables et l’amour n’est qu’un sentiment hasardeux, qui naît du désir de l’amour-propre d’être flatté. Pour autant, la coquetterie est tempérée par la lucidité de la jeune femme. Le propre de l’amour bien compris, n’est-ce pas d’en accepter avec résignation le caractère éminemment narcissique ? Le caractère versatile du sentiment amoureux est encore souligné par les aléas d’une intrigue complexe dont nous avons rappelé les temps forts. Mais surtout, ce qui importe c’est ce recul de Lucile par rapport à son désir. Car Lucile avoue le rôle du cabinet, donc l’importance d’avoir surpris Damis en train de la refuser, avant de déclarer au jeune homme son amour ou d’accepter le mariage. Il y a de ce fait chez Marivaux une lucidité fondamentale du personnage, un dialogue avec sa conscience, particulièrement aiguisé dans cette pièce, qui met l’accent sur la perte des illusions sur soi et sur le sentiment amoureux qui accompagne paradoxalement l’amour, ainsi que la reconnaissance du rôle fondamental de l’amour-propre.

La conquête de Damis a été exacerbée par la rivalité de Lucile avec sa sœur, qui lui a occasionné une belle blessure d’amour-propre. Au cours de l’intrigue, elle voit ainsi Damis baiser la main de sa sœur et c’est à ce moment que l’action se retourne. La démonstration est donc complète : le sentiment amoureux naît des blessures successives éprouvées par l’amour-propre qui, se sentant lésé, cherche à réparer cette souffrance. L’acceptation de cet état de fait permet la naissance de l’amour, sur le mode d’une lucidité poignante mais accordant à l’amour-propre la place qui lui revient de droit. Marivaux conserve malgré tout une tonalité comique à ce traitement de l’amour, dans la mesure notamment où Phénice prend les amants à leur propre jeu avec l’aide de Frontin. Elle n’est donc pas victime de cette mise en scène de soi, mais y prend une part active pour se divertir avant de rendre les amants l’un à l’autre. Quant à Damis, s’il n’ose pas dire ses sentiments à Lucile et tente un instant de flouer Phénice, il reste malgré tout constant dans ses sentiments dès le premier acte, et touchant par ses différentes tentatives d’aveu.

On retrouve fondamentalement la même structure dans L’Heureux Stratagème, où la comtesse sait immédiatement que pour que Dorante retrouve Julie, il lui suffit de feindre d’en aimer une autre, en l’occurrence elle-même. L’idée est toujours similaire : pour que l’autre nous revienne, il suffit qu’il croie nous avoir perdu et qu’il assiste à sa perte. Blessure d’amour-propre, désir de conquérir un objet perdu, tels sont les ingrédients chers au marivaudage.

Ces thèmes se retrouveront, vers la fin du siècle, dans l’Adélaïde ou l’antipathie pour l’amour de Gérard Dudoyer, comédie en deux actes jouée pour la première fois le 10 juillet 1780. Par peur du mariage, une jeune fille repousse un jeune homme. Celui-ci, conseillé par la sœur de celle qu’il aime, feint d’adopter son système et d’être indifférent, s’attirant ainsi son intérêt. Il faudra cependant que le jeune homme force les aveux de sa maîtresse, pour obtenir le mariage tant convoité. Hortense expose à son père les raisons du refus d’Adélaïde, sa sœur, de se soumettre à l’amour :

 

 

Mon père, elle eut pour amie au couvent, Un objet doux, honnête, intéressant, Pensant beaucoup, sentant avec finesse, Réunissant la grâce te la noblesse : Victime, hélas ! d’un trop funeste hymen, Où son cœur seul avait conduit sa main, Elle se vit bientôt abandonnée Par son époux, et même soupçonnée. Livrée sans cesse à mille nouveaux goûts, Ne l’aimant point et cependant jaloux, Il réduisit sa femme infortunée, A détester le joug de l’hyménée. Dans la retraite, à l’âge de vingt ans, Elle cacha ses douloureux tourments. Ma sœur lui plut ; ma sœur fut son amie… De là sa haine, ou son antipathie Pour un lien, dont les cruels malheurs, De son amie ont fait couler les pleurs. (Dudoyer, 1780, 6)

 

Le phénomène de l’identification explique donc la méfiance de la jeune fille à l'égard du mariage. Très rapidement cependant se mêle à cette fidélité à la mémoire de l’amie trahie le thème de la coquetterie, puisque le père d’Adélaïde, lui reprochant d’avoir imposé au jeune Farville de l’amitié au lieu d’amour, lui ouvre les yeux sur sa conduite :

 

De l’amitié lui présenter les nœuds, C’est en effet nourrir encore ses feux ; C’est resserrer la chaîne qui le lie, C’est, en un mot, de la coquetterie. (Dudoyer, 1780, 34)

 

Les reproches du père prouvent une fois encore combien l’amour de soi comporte deux versants indissociables : le désir de se protéger de la souffrance et celui d’exercer sur l’autre une domination flatteuse, qui permet à l’impétrant de découvrir le pouvoir exercé sur l’autre et d’en profiter, au double sens du terme. En jouissant de toutes les faces cachées de l’amour de soi, le personnage de comédie découvre au fond des aspects inconnus de l’autre et de soi-même : il se construit peu à peu comme sujet sensible et accède à une meilleure connaissance de soi.

Se mêlent alors dans le monologue qui suit cette révélation, l’hésitation de la jeune femme à s’avouer sa coquetterie, avec le regret de ne pouvoir consulter l’amie disparue. Qu’est-ce qui nous vient de l’autre, qu’est-ce qui vient de nous ? La comédie pose aussi la question de l’héritage affectif, de la sympathie au fondement de la subjectivité, question qui est essentielle chez un philosophe comme Hume :

 

[…] le moi n’étant pas une substance, il est produit par ses relations avec lui-même – c’est-à-dire en tant que capacité à être affecté – et avec les autres. Le moi entre dans le système des affections, il est l’objet de l’orgueil et de l’humilité, et il est animé par la sympathie qui le pousse à partager les sentiments d’autrui tout en en tirant un plaisir personnel. (Salaün, 2003, 104-105)

 

La tension entre « orgueil et humilité » qui habite l’être humain est ici à la source d’une jolie petite comédie où l’élan du cœur finit par triompher des ambivalences liées à l’amour de soi.

 

Si Marivaux est donc considéré comme le chantre d’une comédie psychologique, c’est bien parce qu’il accorde une très grande importance à ces ambivalences, qui fondent la complexité du sujet. Musset, en digne héritier de ces questions, reprendra à son compte les structures marivaudiennes dans On ne badine pas avec l’amour: la jeune fille ne veut pas se marier car elle a peur de la future inconstance de son époux. Du coup le maître en conte à une autre. Le marivaudage est là, dans la nécessité d’en passer par le tiers pour que le désir prenne corps : le passage par le tiers, en blessant l’amour-propre, engage l’individu dans un processus infernal et infini.

Le titre, « On ne badine pas avec l’amour », n’est pas une critique de Marivaux, car ce dernier, dans ses comédies, emploie aussi le terme badiner pour les conversations peu sérieuses. Musset prolonge évidemment Marivaux, en explicitant ce qui était en germe chez lui. Le portrait fait des hommes et du mariage indique une terreur panique de l’abandon, thème que l’on retrouve largement dans le discours de Camille à Perdican et qui indique combien l’individu a un désir légitime d’être préservé dans son amour-propre. Le thème de la peur de l’inconstance de l’autre, cher au siècle des Lumières mais traité sur le mode comique, est donc repris par Musset sur un mode tragique, puisqu’il aboutit en effet à l’inconstance de Perdican, à la manipulation de Rosette par chacun des deux amoureux, tour à tour, ainsi qu’à sa mort dans ce qui constitue une lutte acharnée des amours-propres, dressés les uns contre les autres. Le romantisme entérine ce que Les Lumières suggéraient. Ainsi, l’émergence du sentiment amoureux se fait, dans les deux cas, par le moyen de la jalousie, du spectacle de la séduction de l’autre qui, piquant l’amour-propre de celui qui observe crée une surenchère systématique et sans échappatoire.

Tout se passe comme si Musset poussait ce jeu jusqu’à l’extrême : les deux personnages principaux sont également fluctuants, l’une par peur de l’abandon, l’autre par ricochet. Cet amour-propre, qui pourrait sembler compréhensible chez Camille, est critiqué par Perdican, l’incitant à accepter la vie dans ses avers et revers. Cependant, Perdican humilié n’agit pas avec plus de modération que Camille. Quant au billet qui cause une blessure d’amour-propre au jeune cousin et déclenche toute l’action, il était déjà très présent chez Marivaux : on songe au billet écrit par la comtesse à Lélio, qui affichait déjà une fausse indifférence et désinvolture à l’endroit du jeune homme, déclenchant son dépit et l’engageant dans un mécanisme infernal. Le problème vient du fait que chez Musset aucune lucidité n’accompagne la découverte de l’amour et la lutte amoureuse qui s’ensuit. Le combat est celui de « fausses consciences » dont parle Collin d’Harleville, chacune prétendant dire le vrai au moment où elle le dit et cherchant à triompher de l’autre. Le tragique est déjà là, dans ce refus du discernement, dans cet émiettement du moi qui accompagne le romantisme. La clairvoyance n’advient qu’au dénouement, comme un constat inutile. L’amour était le plus souvent vécu, chez Marivaux, même s’il était voué à l’échec : la tradition comique supposait une fin heureuse, que Marivaux respecte la plupart du temps. Chez Musset, le dénouement porte à son apogée la lutte des intérêts individuels.

Si Phénice était de taille à lutter, Rosette ne l’est pas ; si dans La Seconde Surprise de l’amour l’inconstance du chevalier envers une Angélique muette dans son couvent n’empêchait pas la marquise d’accepter finalement l’amour du jeune homme, celle d’un Perdican envers une Rosette réduite au suicide devant le constat de sa crédulité et la peur d’être la risée d’un village explique le refus final de Camille. La mort de Rosette est une manifestation trop visible de tout ce que cet amour a engendré de souffrance pour se constituer. L’endosser serait reconnaître aussi la responsabilité de la mort de Rosette. A moins que de comprendre le suicide de Rosette comme la manifestation absolue de l’amour-propre blessé, ainsi que le triomphe du plus faible sur le plus fort. Car le suicide inverse le rapport de force : en se supprimant, Rosette certes, s’annule elle-même sous l’effet d’une extrême blessure narcissique. Mais elle entache forcément d’une telle culpabilité le rapport amoureux des deux autres qu’il n’est plus possible. En surmontant la peur de la mort, Rosette triomphe des amants et sort définitivement de son néant pour marquer de son sceau les deux cousins trop avides. En somme, l’amour-propre bafoué de Rosette triompherait, au fond, de ses bourreaux.

Le marivaudage, compris au sens large comme série de manipulations destinées à obtenir de l’autre qu’il nous aime à force de piquer son amour-propre est par conséquent poussé chez Musset dans ses conséquences extrêmes. Surtout, ces conséquences sont manifestées sur scène et dans l’action de manière spectaculaire, là où chez Marivaux tout était encore suggéré. La surprise de la veuve des Fausses Confidences, découvrant qu’elle a été manipulée et qu’au lieu d’une victime elle épouse un bourreau, suppose également une mort symbolique de la jeune femme, dont on peut imaginer qu’elle se résigne pour ne pas se désavouer devant sa mère. Cette mort symbolique, c’est aussi celle des personnages du Jeu, que Michel Raskine, dans sa mise en scène, représente, après le dénouement, floués, séparés dans le mariage, menant chacun sa vie de son côté. Les exemples abondent chez Marivaux. Ils prennent corps chez Musset.

L’amour de soi peut aussi être envisagé non plus sur le plan du rapport amoureux, mais davantage sur celui du rapport à soi-même ainsi qu’aux relations familiales. Un dramaturge tel que Barthe en a représenté notamment les ravages, d’une manière pas toujours très optimiste.

Barthe et l’amour-propre : la lutte des intérêts personnels

Ce dramaturge nous paraît s’inscrire tout à fait dans la mouvance d’Helvétius, pour qui le rapport à l’autre est fondé sur l’intérêt personnel et l’amour de soi, avec deux de ses comédies notamment : La Mère jalouse (1771) et L’Homme personnel (1778). Dans la première, le personnage se choisit comme unique objet d’intérêts et de soins. Ainsi, parlant de son mariage, il présente femme et enfants comme des intrus avides de s’emparer de son bien :

 

M. de Soligni. Quoi ! Je prends un parti, que je puis dire extrême, J’épouse ! Je consens à tripler mes besoins, Je veux bien m’enchaîner, me fatiguer de soins, Prodiguer ma fortune au luxe d’une femme, A ses enfants ; pour eux, ainsi que pour madame, Me sacrifier, moi ; comme un sot entasser ; Quand je devrais jouir, pour d’autres amasser. Si moi j’immole ainsi toute mon existence, A des indemnités j’ai quelque droit je pense. (Barthe, 1778, 169)

 

 

Les italiques suggèrent que le comédien doit insister lourdement sur ces pronoms de première personne, s’opposant à l’indéfini « une femme » ou au possessif de troisième personne « ses enfants ». Le contraste est d’ailleurs du plus haut comique. Il vient en tout cas souligner ce sentiment de réparation auquel l’individu pense avoir des droits. Ici, cette revendication d’un dédommagement vient du fait que le personnage voit le mariage comme une sorte d’amputation de son être. L’amour de soi paraît ici équivaloir à un narcissisme exacerbé qui fait que l’individu se prend comme unique objet d’amour. L’amour-propre n’engendre pas de relation à autrui féconde.

L’autre caractéristique ici de l’amour de soi consiste dans le fait que le personnage est absolument aveugle aux sentiments de son entourage. Ne se doutant absolument pas que M. de Limeuil aime sa sœur, il lui offre la charge de son oncle qui l’encombre, lui donnant du même coup la possibilité de se rapprocher de celui-ci et de posséder une situation enviable pour épouser Julie. Croyant atteindre son dessein, M. de Soligny aide en réalité l’autre à atteindre le sien, jusqu’à ce que, confondu par son oncle, il se révèle sous son vrai jour. En outre, il offre à M. de Saint-Géran celle qu’il doit épouser, Mme de Melfon, afin qu’elle l’en débarrasse. Et c’est au cours de cette discussion qu’il découvre, fait inouï pour lui, que c’est elle-même dont son ami est amoureux. Ce qui est donc tout à fait étonnant dans cette intrigue c’est que, cherchant à combler ses desseins égocentriques, le personnage en vérité agit à son corps défendant pour le bien d’autrui. L’idée sous-entendue dans cette pièce est donc que l’amour-propre excessif mène l’individu à sa perte. Car si l’homme personnel, M. de Soligny, souhaitait en effet éliminer femme et enfants, il espérait malgré tout jouir de l’argent de son oncle : l’avoir restait le fondement du désir. Égoïsme et désir de jouissance accompagnent cet amour-propre.

Pourtant, nous venons de le voir, le personnage œuvre sans cesse pour son propre malheur et pour le succès d’autrui. Doit-on y voir en ce cas un désir inconscient de tout perdre ? D’être l’artisan de son malheur ? L’amour-propre poussé à son comble ne serait-il alors que le revers d’une haine de soi ? A l’Acte IV scène 6, Soligny développe longuement son système de pensée, dans le sillage de celui de Helvétius pour qui l’homme est mû par ses passions et son intérêt personnel.

 

 

M. de Soligni. Le monde est une arène immense ; Une lutte finit, une autre recommence. Sous des dehors polis les hommes acharnés L’un de l’autre partout semblent ennemis nés, Oh ! combien j’ai d’amis très disposés sans cesse A suborner ma femme et même ma maîtresse : Et j’aurais la bonté de respecter la leur ! Il faut être opprimé si l’on n’est oppresseur. C’est à titre de sot que j’aurais votre estime : Messieurs, je vous ressemble, et voilà tout mon crime. (Barthe, 1778, 213)

 

La lutte des intérêts personnels justifie sa logique, qui consiste à profiter de l’autre avant qu’il ne profite de soi. Bien entendu, la comédie, qui oppose à Soligni son ami très désintéressé, Saint-Géran, sa sœur dévouée et le très aimant M. de Limeuil, sans compter les discours développés par l’oncle, qui vont à rebours de ceux de Soligny, tire une leçon morale de ce portrait : l’homme personnel peut finir par tout perdre. L’amour de soi poussé à l’extrême fait de l’homme un ennemi du genre humain. Ainsi, les derniers mots de Soligni : « A celui qui n’a rien, il ne reste personne. » (Barthe, 1778, 235) repoussent ceux qui lui restaient, sa sœur Julie et son ami Saint-Géran. Il s’agit là d’une attitude d’auto-destruction. C’est la preuve que pour l’homme personnel, c’est l’avoir qui définit l’être et la capacité de jouir de la vie et de la relation à l’autre. Par ailleurs, l’amour porté à l’autre est vécu sur le mode de la lésion envers soi-même, comme un amoindrissement de l’amour que l’on se doit à soi.

 

 

M. de Soligni. Limeuil dit très bien, sa mère va l’aider : Mon oncle la ménage, et pourra lui céder ; >Je gagnerai du temps. Oui ; mais faut-il que j’aime ! Et suis-je jusque-là l’ennemi de moi-même ?... Il faut savoir se vaincre, et maîtriser son cœur, C’est rompre mon hymen et celui de ma sœur. Oh ! ce double succès me paraît impayable. (Barthe, 1778, 185)

 

La maxime d’allure stoïque « Il faut savoir se vaincre et maîtriser son cœur », qui n’est en réalité qu’une fausse allégation destinée à masquer le désir d’autosatisfaction, est très amusante. Sauf à considérer qu’il s’agit là d’une allégation du surmoi interdisant à l’individu toute forme de bonheur. Ainsi, à lire toute cette comédie à la lumière du dialogue entre idéal du moi et surmoi, on pourrait justifier que le surmoi se montre totalement tout-puissant et despotique : l’individu, croyant agir pour son propre compte, agirait finalement sous le joug d’une instance répressive, le menant à sa perte. L’amour-propre ne serait alors qu’un narcissisme tentant en vain de colmater les brèches.

Ce personnage avait déjà été ébauché par un autre, le Curieux Impertinent de Destouches, qui sous couvert de mettre sa future femme à l’épreuve afin de ne pas être trompé, proposait à son ami, amoureux d’elle par ailleurs, de la courtiser jusqu’à lui demander de l’épouser. Cette attitude pourrait constituer la preuve d’un narcissisme paradoxal, triomphant du personnage jusqu’à l’engloutir dans un vide et une solitude finale absolus. Au fond, chez Barthe, la parenté entre les deux personnages est manifeste. Sauf que l’homme personnel ne perd pas seulement celle qu’il dit aimer, mais aussi son bien, l’héritage de son oncle. Il est l’artisan absolu de sa propre perte, toutes ses manigances finissant par dévoiler son absence absolue de scrupules. Au système du neveu s’oppose celui de l’oncle, qui met l’accent sur la conscience morale de l’homme et la nécessité d’une réciprocité du sentiment dans la quête du bonheur.

 

Le plus indépendant a besoin d’un appui. Pour mieux s’aimer soi-même on doit aimer autrui ; Et n’allez pas me croire un pédagogue austère, Il ne sera jamais de bonheur solitaire. Du succès de l’ami, l’ami sait être heureux : Oui, le plaisir de l’un est celui de tous deux. (Barthe, 1778, 211)

 

Barthe fustige donc de manière claire le caractère monstrueux de l’amour-propre lorsqu’il est au service du culte de soi et exclut tout sentiment envers autrui. Il fait se heurter des grands types : l’ami désintéressé, l’homme amoureux de soi-même. Il poursuit aussi et surtout la logique de ses prédécesseurs –  Marivaux, Destouches - , tendant à montrer que le revers d’un amour-propre exacerbé est une haine de soi, qui conduit l’individu à son autodestruction. Une telle assertion remettrait alors en cause l’amour-propre comme ferment des actes et moteur possible du bonheur pour l’apparenter davantage à un narcissisme nuisible  –  le personnage refuse tout emploi, tout lien affectif pour s’enferrer dans un vide total et revendiqué au dernier acte.

Nuançons cependant ce propos : Saint-Géran, le parfait ami, n’a de cesse de rendre service sans se dévoiler et de se dévouer pour celle qu’il aime sans se déclarer. Il représente ainsi l’autre versant de l’amour-propre, héritier direct de l’ « honneur », qui consiste à ne pas se mettre en avant et à se dévouer sans compter pour ceux qu’on aime. C’est en ce cas le désir du bonheur d’autrui qui guide l’amour-propre, preuve que la question du bonheur et celle du regard de l’autre dans la construction du sujet restent essentielles pour tout le XVIIIe siècle.

Dans La Mère jalouse, la mère, qui se sent supplantée par sa fille, cherche à se débarrasser d’elle et prend l’amant de cette dernière pour le sien. La force de l’amour-propre de la mère ne peut tolérer de « rivale » : la mère se veut seule séductrice, au sein d’une action dramatique qui multiplie les signes de toute-puissance narcissique d’un côté, de fragilité et de souffrance de l’autre. Mme de Melcour refuse que sa fille Julie épouse celui qu’elle aime et dont elle est aimée, Terville, ne supporte pas que sa fille soit fêtée à l’extérieur ni qu’on lui rende hommage pour sa beauté et cherche à la marier à un provincial qui l’emmènera loin d’elle. Bien entendu, elle se croit aimée de Terville. Le personnage acquiert donc une dimension farcesque par son caractère outré et son système de pensée hermétique.

Ainsi elle dénie toute ressemblance entre le portrait de sa fille et l’original - « Et n’allez pas penser que cela vous ressemble ; C’est que tout est flatté, les détails et l’ensemble » (Barthe, 1771, 63) – et n’accepte de reconnaître qu’elle a de beaux yeux que dans la mesure où son mari lui dit que sa fille a hérité des siens (Barthe, 1771, 48-9). En outre, les aveux de Terville dans la posture du suppliant amènent un quiproquo amusant où la mère se croit un instant au comble de ses vœux, avant d’être détrompée pour sa plus grande confusion (Barthe, 1771, 84-5). Quant aux portraits successifs des époux possibles, ils permettent que se déploie la verve de la mère contre tous les prétendants possibles, verve qui déclenche la colère de son mari. Mme de Melcour nous semble très clairement une héritière des personnages types de Molière, crispés sur leur obsession et voués à des comportements tellement prévisibles qu’ils en sont comiques par leur excès, leurs répétitions. Cependant, la pièce frôle le tragique, par la série des reproches faits à la jeune fille et la souffrance que l’on pressent chez les deux femmes, souffrance qui gagne d’ailleurs tous les personnages. La violence de la douleur de Mme de Melcour est perceptible, à la fin des aveux, par le silence total qui suit les propos de Terville l’exhortant à parler  - « Vous ne me dites rien ! Il y va de ma vie. » (Barthe, 1771, 85) – ou par les didascalies (« très étonnée », « avec un sourire forcé »). A la scène I de l’Acte III, le spectateur apprend par Julie ce que sa mère lui a opposé à l’idée de son mariage avec Terreville, proposée par M. de Melcour. Après le risque de l’inconstance, Mme de Melcour a fragilisé encore sa fille en l’attaquant dans l’estime de soi : « Elle m’a dit aussi tant de mal de moi-même,/Elle qui doit m’aimer, et qui sans doute m’aime,/Qu’en vérité je crains, oui, que vous ne changiez,/Et qu’elle n’ait raison. » (Barthe, 1771, 101) Le récit de la jeune fille prouve, par le jeu des modalisateurs, combien elle est désormais défiante vis-à-vis de tous, y compris l’amour maternel qu’elle tente de justifier. La mère, qui est censée aimer sa fille, doit avoir des raisons légitimes de la critiquer. Dans le cas contraire, la critique serait un non-sens insupportable. La force de Mme de Melcour est de faire douter la jeune fille de soi, de porter une lésion à l’amour qu’elle se doit à elle-même pour faire triompher son amour-propre de mère blessée par l’image que la jeune fille lui renvoie : un autre elle-même plus jeune, qui a droit au bonheur. La comédie touche ici au drame : elle analyse le processus psychologique le plus fin, la fragilité de l’amour de soi et les conséquences qu’il peut avoir sur la relation à l’autre. La jeune fille ne peut exister qu’en tant qu’enfant et non en tant que femme, c’est-à-dire dotée d’une identité sexuelle propre. Cette identité est le seul fait de la mère, qui veut expédier sa fille en province avec son gendre pour jouir de ses prérogatives d’être féminin désirable. Le respect des conventions du genre comique – la fin heureuse, le quiproquo de la mère – est ici à la source d’un traitement plus léger du thème où la mère se repent : « Je ne résiste plus au cri de la nature. /J’ai failli te coûter ton repos, ton bonheur,/Ta fortune ; […]» (Barthe, 1771, 125).

Ce regret ultime indique combien l’individu est désormais capable, dans le genre comique, mais également au siècle des Lumières, de percevoir en lui le combat de perspectives antagoniques et de choisir de céder à ses pulsions ou de les combattre. Peut-être le revirement de la mère est-il dû à l’amour-propre tel que le conçoit Marivaux dans ses Journaux, au sens du plaisir d’une bonne action qui permet de donner une bonne image de soi – il était temps, ici ! De fait, la mère acculée par tous, se montre souverainement intelligente en capitulant et, par-là, échappe in fine à la parenté qui la guettait avec les Harpagon et autres Alceste. Peut-être les blessures causées à l’amour de soi de la jeune fille seront-elles irréversibles. Le mérite de cette comédie est de donner à voir non seulement les tentations mortifères de l’amour-propre mais aussi, bien avant la théorisation, le stade du miroir éclatant dans cet effet de ressemblance insupportable entre la mère et la fille et qui, sans l’intervention de la famille, aurait pu aboutir au meurtre symbolique de l’enfant coupable de piquer au vif le trop-plein (ou le manque) d’amour de soi de la mère.

 

Ainsi se dessinent de nombreux visages de l’amour-propre dans la comédie des Lumières. Au fondement de l’amour chez Marivaux ou chez ses héritiers, l’amour-propre blessé reste le meilleur moyen d’obtenir de l’autre qu’il nous aime. En même temps, cet amour-propre, conçu comme désir de se préserver et de trouver le bonheur peut mener à une lucidité sans pareille, qui montre combien l’individu au siècle des Lumières est en proie à des passions antagoniques qui le constituent peu à peu comme sujet parmi les autres. Marivaux paraît finalement annoncer Hume, pour qui l’amour de soi, les passions et la sympathie permettent de fonder ce qu’on appelle le « sujet ».

Nous retrouverons chez Musset ces situations mises en scène de façon plus crue et poussées jusqu’à leurs conséquences extrêmes, dans la mesure où l’amour-propre triomphe de chacun des personnages.

Avec un dramaturge tel que Barthe, l’amour-propre, qui s’inscrit davantage du côté d’une philosophie désabusée comme celle d’Helvétius, acquiert ses profondeurs les plus effrayantes dans la mesure où il menace d’engloutir l’individu qui le cultive, ainsi que la relation à l’autre. Mais qu’il fasse de l’individu son pire ennemi, ou au contraire qu’il le transforme en ange (Saint-Géran), l’amour-propre représenté dans la dramaturgie de Barthe indique une attention constante aux ambivalences du sujet, artisan de son bonheur comme de sa perte.

Saisi sous des formes diverses, moteur fréquent de l’action dramatique, l’amour-propre sous ses diverses formes indique combien le sujet des Lumières réfléchit sur ses propres contradictions et sur sa responsabilité dans sa quête du bonheur, au sein d’un genre qui produit sans cesse du nouveau avec de l’ancien.

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