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Johannes Kepler rédigea la première rédaction complète du Songe en 1608-1610, y intégrant ses observations de la « nouvelle étoile » de 1604, située dans la constellation Ophiuchus, et les premiers aperçus lunaires de la lunette astronomique que Galilée avait inventée en 1609. Cette œuvre de fiction, une des premières tentatives vers une exploration imaginaire « scientifique », représente à la fois un point de jonction entre observation et supposition, entre imaginaire et symbolique, et une sérieuse remise en cause de la cosmologie aristotélicienne ainsi que de l’observation scientifique faite par l’œil nu. Le Songe signale avant tout une méditation sur ce qui ne peut être observé selon la théorie aristotélicienne, une subversion d’une théorie caduque à la recherche de la vérité scientifique : «Tout d’abord, la nature de toutes choses a dû représenter Dieu son créateur du mieux chacune l’a pu selon la condition de son essence […] » affirma Kepler dans son Paralipomena ad Vitellionem (1604). S’opposant au texte scientifique « neutre » du discours ou du traité, Kepler écrit son texte héliocentrique dans la forme d’un songe (« somnium »), qui postule une explication possible à la problématique du mouvement astronomique, mais qui s’ébauche à travers l'errance de l'imagination et la révélation de l’omniprésence de Dieu créateur.

Si le Songe est reconnu aujourd’hui parmi les spécialistes en histoire des sciences comme un chef d’œuvre de la vulgarisation scientifique copernicienne, il était cependant un travail de longue haleine, qui l’occupe une trentaine d’années (dès ses études à l’université de Tübingen) sur la description de l’apparence des cieux depuis la Lune et grâce à l’invention galiléenne du télescope. D’un point de vue traditionnel de l’époque, la supposition de Kepler s’avérait une source d'errance et d’invraisemblance : l’œil nu, malgré son usage courant pour observer les cieux, se liait solidement à l'observation depuis la Terre. Cette nouvelle forme littéraire s’axe sur l’imagination, une faculté blâmée par Montaigne comme une « fabula » capricieuse1, fantastique et, pour ainsi dire, improuvable. Le Songe, tel qu’il est un produit littéraire de la naissance du télescope, constitue à la fois une invention de « l’astronomie nouvelle » copernicienne et une description de l’invisible nécessitant une nouvelle explication, même erronée, du monde. L’univers de Kepler est un univers constitué par « une langue mathématique »2 qui représente l’incorruptibilité et la simplicité divines. Pour Kepler – comme pour Copernic et Galilée – cette notion de la perfection se manifeste également dans la vérité de l’expérience, grâce à laquelle l’on vérifie l’omniprésence de Dieu. Cependant, la nouvelle invention de la lunette par Galilée et améliorée par Kepler pose le problème de ce qui peut être vérifié en mesure de l’erreur instrumentale : la langue mathématique de l’univers ne se comprend que par la puissance et les enjeux de l’oculaire et de l’objectif télescopiques. L’incertitude technologique de l’instrument provoque chez Kepler une réponse philosophique et littéraire qui s’inscrit dans une bonne invention de la pensée scientifique – surtout l’expérience de pensée – de son époque, et le Songe, même s’il relève d’un genre littéraire naissant, peut être lu comme un témoignage précieux de la crise scientifique de la première moitié du XVIIͤ siècle. À ce sujet, je propose une lecture d’œuvres de Kepler, en particulier son ouvrage posthume Le Songe (1634), dans laquelle j’examinerai l’instrumentation astronomique, la lunette, comme un dispositif d’observation copernicienne et comme un instrument humain qui s’assujettit à l’errance technique et à l’errance philosophique aristotélicienne.

La Dioptrique face à l’errance de l’œil nu : le développement de la lunette

Dans le même an où apparu la supernova SN 1604, un événement impossible dans le système aristotélicien, Johannes Kepler s’était préoccupé sérieusement de l’observation astronomique des planètes, notamment l’orbite de Mars que la communauté astronomique jugeait « inobservable » en raison de son caractère particulier à l’égard de l’aristotélisme3. Alors qu’il analysait les parcours de Mars et du Soleil, le philosophe allemand voyait non seulement que ses recherches requéraient la maîtrise de l’optique, mais elles enjoignaient à une communauté expérimentée de s’instruire dans ce domaine ignoré par rapport à son application astronomique. De nombreuses querelles de cette affaire, dont la majeure partie est consacrée à la fonction de la réfraction atmosphérique comme la première cause du phénomène, lui mena à publier l’Astronomica pars Optica (1604) et surtout La Dioptrique (1611). Cette dernière ne se présente ni comme un traité de tables astronomiques (l’Almageste de Ptolémée et des Astronomiae Instauratae Progymnasmata de Tycho Brahé par exemple) ni comme une curiosité optique, tel que l’Opus Majus de Roger Bacon en était systématisé dans les petits verres et dans les lentilles convexes et concaves de sa traduction inachevée du Kitaab al-Manazir. Par contre, la Dioptrique repose sur la manière dont fonctionne la lunette astronomique, une invention du XVIIe siècle visant à proposer une solution technologique aux limitations physiques de l’œil nu. C’est avant tout une description mathématique d’un appareil astronomique, un genre d’écriture inadmissible chez les aristotéliciens, du fait qu’il incorpore deux différentes catégories de connaissance : la géométrie et la technologie.

Il n’est dont peut-être étonnant que la lunette astronomique ait exercé une influence sur la méthode au tournant des XVIIe-XVIIIe siècles, qui voulait s’ériger en réformateur de la méthode scientifique et mettre l’emphase sur l’objectivité de l’expérience. Comme le remarque Kepler dans la définition introductoire de la Dioptrique, l’énoncé principal de l’astronome est de « mesurer avec art les réfraction d’un corps [céleste] dur transparent dans toute inclinaison des rayons »4. C’est un texte à la fois « artistique », au sens de la technè, et incrédule « de ce qui arrive », des phénomènes observés soit à l’œil nu, soit par le moyen de la lunette astronomique. De même, la Dioptrique est une deuxième réponse aux observations sur la Lune et la sélénographie proposée par Galilée dans le Messager céleste (1610) :

Le Messager céleste de Galilée se trouve dans les mains de tous, et ma [Discussion avec le Messager céleste] quelle qu’elle soit avec ce messager, aussi encore la petite Narration confirmatoire du Messager céleste. Et ainsi que le lecteur examine attentivement les chapitres de ce message, et ce qui fut découvert de si grand par le bienfait de cette Lunette dont je montre les raisons par ce livre. La vision témoignait qu’il y a un certain corps brillant dans le ciel que nous appelons Lune ; il fut démontré d’après les raisons optiques que ce corps est rond ; l’Astronomie encore par quelques raisonnements placés sur les fondements optiques avait édifié sa hauteur depuis la Terre d’environ soixante demi-diamètres de la Terre. Des taches variées apparaissaient dans ce corps, et l’opinion obscure d’un petit nombre de philosophes a suivi, apportée par Hécatée dans les fables relatives à l’île des Hyperboréens, que des simulacres alternés de montagnes, de vallées, d’étendue liquide et de continents sont aperçus. Mais maintenant la lunette place tout cela devant les yeux, de telle sorte qu’il faudrait que soit tout à fait craintif celui qui, jouissant d’un tel aspect, estimerait devoir douter encore. Il n’est en rien certain que des parties méridionales de la lune soient pleines de beaucoup de ces immenses montagnes, de plus que les parties septentrionales, certes plus abaissées, reçoivent par des lacs très vastes le liquide découlant depuis le sud. Les dogmes révélés par le bienfait de l’Optique, que [Jean] Pena avait produits, sont démontrés par les faibles secours de la vue, tirant à soi l’origine à travers de longs raisonnements noués entre soi, de telle sorte qu’ils ont été transcrits plutôt par l’humaine Raison que par les yeux ; mais ici maintenant les yeux eux-mêmes sont conduits comme par une nouvelle porte ouverte du ciel dans la vue des choses cachées.5

Où qu’il n’y eût rien de concret dans le domaine de la sélénographie avant l’invention de la lunette en 1609, la Lune, comme les « fabules » hyperboréennes d’Hécatée d’Abdère, se liait à la spéculation imaginaire jusqu’au moment où naquit la lunette astronomique. Mais si Kepler semble dénoncer toute spéculation incertaine, il affirme l’ironie de la vérité de la fabula mythique d’une lune montagneuse et imparfaite, qu’il répète dans son Appendice géographique au Songe6 :

Que ne dirais-je pas ? Si vous vous transportez mentalement vers les villes de la Lune, je vous prouverai que je les vois. Les cavités de la Lune, que Galilée fut le premier à remarquer, ont le plus souvent l’apparence de taches ; ce sont, comme je le démontre, des dépressions dans la surface plane du sol, comme des mers chez nous.

Bien que Galilée et Kepler observent les cratères et les dépressions se ressemblant à des mers, leur ignorance de la nature atmosphérique de la Lune autant que la limitation oculaire de la lunette galiléenne n’empêchent de décrire et de cartographier précisément la surface lunaire. La limitation oculaire dont discute Kepler dans la Discussion avec le messager céleste (1611) se manifeste dans le système de base convexe-concave de la lunette de Galilée. Celle-ci est constituée de deux lentilles : la première, ou l’objectif convergent, forme l’image de l’objet sous étude tandis que la seconde, voire l’oculaire divergent, renvoie l’image vers l’infini et fait un effet de loupe. À l’intersection des rayons de l’objet se forme une image. Mais quand un objet se place à l’infini, son image se forme sur le foyer image de l’objectif dans le plan focal. Même si l’image finale produite est droite et son grandissement est positif, elle est néanmoins vue sous un angle plus grand que l’objet ; c’est-à-dire que son champ de vue est limité selon cet angle :

Figure 1 : Schéma de la lunette galiléenne. Dans un tube sans lentille, les rayons de lumière ECF et EDG, en passant par E, la pupille de sortie, arrivent à l’objet d’étude FG sans agrandissement [mais la lumière va dans l’autre sens, vers l’œil]. La lentille AB est convexe du côté tourné vers CD. La lentille CD est concave du côté tourné vers AB. L’image HI est donc agrandie deux fois, en CD puis en AB, avant de pénétrer dans l’œil E, qui la voit de la grandeur FG (Galilée, Le Messager céleste, p. 146).

Cette faute technologique mène chez Kepler à une nouvelle lunette qui a de base un objectif convergent, forme l’image de l’objet sous étude tandis que la seconde, voire un oculaire convergent, renvoie l’image vers l’infini et le champ de vue, limité dans le cas de la lunette galiléenne, est agrandi :

Figure 2 : Schéma instrumental de la lunette képlérienne de la Dioptrique (centre) en comparaison avec la lunette galiléenne (droite). La lentille OP est convexe du côté tourné vers AB. La lentille AB est aussi convexe du côté tourné vers H. L’image CE ainsi que le champ de vue sont donc agrandis (Kepler, La Dioptrique, p. 72).

À l’époque médiévale, l’œil fonctionne comme un miroir, et l’objet visible ressemble à celui qui est reflété dans le miroir7. Kepler ne s’éloigne pas de la théorie optique médiévale d’Avicenne et de Roger Bacon. L’Astronomicae para Optica (1604) et les Paralipomènes, à première vue traités géométriques qui offrent sous prétexte d’instruire à « son ami Lecteur  […] un important exposé sur la manière dont se fait la vision et sur l’usage des humeurs de l’œil »8, servent à unifier la technique, l’observation et le progrès. Les Paralipomènes, « supplémentaires » à la Dioptrique, marquent l’écart de l’utile de l’instrument fondamental aristotélicien – la vision et l’œil – en faveur des miroirs et des lunettes inorganiques. Dans la dédicace des Paralipomènes à Rodolphe II, Kepler note que

Deux problèmes de la science optique avaient été mis en lumière pour la première fois grâce à l’enthousiasme et au souci de l’exactitude de Tycho Brahe : l’un était la réfraction de la lumière des astres, l’autre la diminution du diamètre de la lune dans les éclipses du Soleil. [ . . .] En ce qui concerne les réfractions, Brahe en calcula patiemment les mesures pour chaque degré de hauteur, mais comme la raison de cette mesure n’avait pas encore été découverte par les Opticiens, cela engendra des discussions embarrassées sur le Monde, et les Eléments ; l’on ne savait pas bien non plus si les réfractions étaient identiques ou différentes en tout temps et en tous lieux, et la conséquence de cela est finalement que l’observateur, accordant trop de crédit à sa propre minutie et aux soins pris pendant ses observations, suppose parfois la position de l’astre connue avec une précision parfaite et met les démonstrations en difficulté : car la nature d’une lumière circonscrite par des causes optiques variables n’autorise pas toujours une si grande précision instrumentale.9

Les Parlipomènes, ouvrage hostile à l’aristotélisme, s’interrogent sur la méthode instrumentale de la vision. D’un côté, la vision encadrait la seule manière par laquelle l’astronome pût mesurer et cartographier les cieux. D’autre côté, tantôt la réfraction atmosphérique qui courba les rayons, tantôt « les préjudices des yeux », à savoir le manque de l’acuité ou toute autre faiblesse physique de l’astronome qui trompait l’œil, remettent en question l’exactitude de la position et de la magnitude de chaque corps céleste observé à l’œil nu. Comme l’affirme Kepler dans la préface des Parlipomènes, l’astronomie a pour objet la recherche de la forme des mouvements célestes et surtout l’art de pronostiquer leur position, leur magnitude et leur trajectoire10. La pronostication astronomique s’expose à la faiblesse instrumentale, pour ainsi dire, à la faiblesse de la vision humaine, « aveuglée » de vieillesse.

Le Songe, la lune et l’errance de l’imagination

On sait ce qui s’ensuivit. Kepler et Galilée se défendaient de l’opposition véhémente aristotélicienne à leurs observations télescopiques de la lune. D’abord, les observations de Kepler et de Galilée, ainsi que celles de Christophe Schreiner et de Thomas Harriot, montrent une surface lunaire imparfaite, terrestre, dont s’interdit le Traité du ciel d’Aristote. Selon le dernier, les corps célestes s’harmonisent sans aucune imperfection l’un à l’autre : une lune tachée de cratères, de vallées et de montagnes reflétant à une Terre constitue un chimère scientifique.

En deuxième lieu, l’hypothèse copernicienne de Kepler et de Galilée suppose un seul monde où les cieux et la Terre sont unifiés par un seul système uniforme des lois mathématiques. C’est à dire que le mouvement observé soit sur terre, soit dans les cieux est uniforme. Cette vision d’un univers quasiment terrestre, que Jean Tarde et le cardinal Robert Bellarmin tenaient en scepticisme et que Martin Luther accusait d’orgueil hérétique, est tirée des œuvres de Copernic et de plusieurs coperniciens tels que Michel Maestlin et Andreas Osiander, dont se servit Kepler au début de son Mysterium Cosmographicum [Le secret du Monde] (1595) et dans le Songe. Pourtant, la lunette, malgré toutes les observations lunaires et solaires soutenant le copernicianisme, ne put confirmer directement le mouvement relatif essentiel au raisonnement copernicien que la Terre autour du Soleil11. L’effet de la parallaxe, l’effet du changement de position de l’observateur sur ce qu’il perçoit, entre la Terre et les planètes et les étoiles distantes, était trop minime à mesurer.

En troisième lieu, la lunette astronomique a une conséquence épistémologique inattendue : quoique l’instrument illustre une image vive du monde, certes indépendante des évanouissements oculaires (que souffrit Kepler au cours de sa vie)12 et des défaillances humaines, il dépend toutefois de la reproduction expérimentale sujette à certain degré d’erreur technique qu’utilisent l’astronome de manière à montrer l’existence divine d’une harmonie du monde divorcée avec « l’erreur physique » des yeux.

Vaut-il la peine de participer à une enquête copernicienne si elle n’est pas visible ? Cette question affligeait l’œuvre de Kepler dans la mesure où il ne pouvait séparer la possibilité d’erreur technique de « l’hypothèse », de verisimilius13 de sa théorie. De là, l’entrée à l’observatoire télescopique se limitait à Padoue, à Prague, à Aix-en-Provence et à Paris ; « le public scientifique », qui s’agit des gens de lettres et des philosophes naturels à travers l’Europe, s’obligeaient à observer à l’œil nu. Chez eux, rien n’eut changé, même s’ils étaient persuadés de la recherche vraisemblable de Kepler.

Mathématicien impérial de Rudolph II, Kepler est aussi grand vulgarisateur d’astronomie et traducteur de littérature grecque. Passionné de littérature grecque, déjà traducteur d’une version de l’Histoire véritable de Lucien, Kepler affirme qu’il compte parmi ses multiples projets mathématiques une nouvelle traduction du dialogue plutarquien De la figure que l’on voit dans le visage de la Lune auquel il aura recours dans ses notes au Songe : « Chaque fois que je relis le traité de Plutarque, j’ai en général la plus vive admiration pour le hasard qui a fait que nos songes, ou nos fictions, s’accordent si précisément »14. Bien que l’Astronomie nouvelle (1609) et l’Harmonie du monde (1618) soient les plus étudiées de toutes les œuvres de Kepler, le Songe, au fond une interprétation de l’Histoire véritable, s’étend davantage sur le problème de l’observation et les méprises publiques du copernicianisme. C’est ainsi qu’en 1623, Kepler décida de reprendre le fragment du Songe qu’il rédigeait depuis 1593, où assistait le jeune astronome aux cours de théorie copernicienne de Maestlin. Une lettre tardive, écrite en 1623 à son collègue Matthias Bernegger, éclaire cette tentative de vulgarisation scientifique :

Deux années après mon retour à Linz, je commençai à travailler à nouveau sur l’astronomie de la lune, ou plutôt à l’élucider par des remarques. J’attends toujours en vain une édition de Plutarque en Grec, qui ne m’a pas encore été envoyée de Vienne malgré les promesses qui m’ont été faites [...] Je dois ajouter à cela une observation que j’ai faite récemment en regardant la lune au télescope, chose merveilleuse et remarquable : des villes encerclées de murs, comme on peut le voir par le dessin des ombres. Y aurai-t-il besoin d’avancer plus de justifications ? Campanella a écrit une Cité du Soleil. Ne pourrais-je pas écrire une « Cité de la Lune » ? Ne serait-il pas formidable de décrire les mœurs des cyclopes de notre temps, mais pour ce faire – il faut rester prudent – quitter la terre pour se rendre sur la lune ? Cependant, quel serait l’intérêt d’un tel voyage dans les airs ? More dans son Utopie comme Erasme dans son Éloge de la Folie ont dû aborder bien des questions difficiles pour se protéger de la censure. Laissons donc les vicissitudes de la politique et restons dans les fraîches et vertes prairies de la philosophie.15

Dès lors, l’année de 1623 représente un annus mirabilis de littérature scientifique : dans la même année où Kepler reprit sa rédaction du Songe, Galilée répliqua à ses critiques dans l’Essayeur, un ouvrage de vulgarisation à peine déguisé comme une missive à Côme II de Médicis, qui constituait un de ses premiers ouvrages introduisant sa fameuse expérience de pensée. Mais c’est avant tout une réponse polémique à Kepler. Au cours des années 1610, Kepler et Galilée s’éloignaient l’un de l’autre à l’égard de la question des marées. La première théorie de la gravitation venait d’emblée de ses trois lois sur le mouvement planétaire : la Lune, satellite massif de la Terre, influence l’écoulement des marrées. En revanche, Galilée, adversaire de l’action à distance, plaide en faveur des interactions diurnes et orbitales de la Terre. Galilée reproche à Kepler d’avoir proposé une théorie sans cause tangible ; comme l’avait remarqué Tycho Brahé trente ans auparavant16: « [Kepler] essayait des idées a priori qui retarderait éternellement la découverte de la vérité ». Cette diffusion d’ouvrages de vulgarisation scientifique, du Messager céleste de Galilée à la Cité du Soleil (1623) de Tommaso Campanella, inspire Kepler à publier le manuscrit de 1593.

Il faut encore souligner que le Songe, tout en recourant au genre classique de voyage imaginaire, notamment l’Histoire véritable et le Songe de Scipion de Cicéron, est un ouvrage semi-autobiographique de ses recherches d’observation télescopique et d’enquête scientifique. Le narrateur islandais, Duracotus, passe plusieurs années avec Tycho Brahé où il apprend l’astronomie et le danois, une expérience se ressemblant à celle de Kepler à son arrivée en 1600 :

[T]out joyeux, il se mit à me poser une foule de questions : je n’en compris que quelque mots car j’ignorais sa langue. Il chargea donc ses étudiants car il en avait un grand nombre chez lui de parler fréquemment avec moi. Grâce à la générosité de Brahe et à quelques semaines d’exercices, je réussis à parler assez bien le danois.17

Dans les notes, Kepler remarque que Tycho « avait pour habitude de poser sans cesse des questions, d’apprendre, d’attacher une grande importance à de tels récits, de les ruminer fréquemment et de les appliquer aux théorèmes de la physique »18. Premier écart des ouvrages philosophiques de l’époque à tel point que les aristotéliciens le rejettent19 : la méthode copernicienne ne distingue pas l’interrogation de la démonstration. Pour les coperniciens tels que Kepler et Galilée, s’opposant à la pratique syllogistique, l’entendement par l’expérience nécessite la remise en question expérimentale et indépendante.

Or, l’observatoire fameux de Tycho est avant tout aristotélicien. En réponse aux travaux de Kepler, Tycho proposa un modèle géo-héliocentrique selon lequel toutes les planètes sauf la Terre gravitent autour du Soleil. C’est là où s’expose le plus grand défaut de la lunette astronomique : les observations elles-mêmes ne peuvent distinguer un système du monde de l’autre – elles ne révèlent rien du mouvement relatif. Comme le fera Galilée dans son célèbre Dialogue concernant les deux grands systèmes du monde (1632), l’argumentaire que construit Kepler est au niveau de l’imagination. La mère de Duracotus, Fioxhilde, une sorcière islandaise, conjure un démon sélénite afin de leur parler du pays de la Lune, Levania (dont le mot hébraïque לְבָנָה se réfère à la lune) Le démon adombre sa mère et parle ainsi « en islandais » :

À une distance de cinquante mille milles allemands dans les hauteurs de l’éther se trouve l’île de Levania. La route qui va d’ici à cette île ou de cette île à notre Terre est très praticable. Quand elle l’est, il est aisé pour ceux de notre race de l’emprunter, mais il est extrêmement difficile de transporter des hommes et ils risquent leur vie. Nous refusons de prendre pour compagnons des hommes inactifs, corpulents ou délicats, nous choisissons au contraire ceux qui passent leur vie à cheval, ou qui se rendent souvent aux Indes par mer et sont habitués à se nourrir de biscuits, d’ail, de poissons séchés et d’aliments peu appétissants20.

A propos de sa référence à la magie blanche, Kepler note qu’ « il avait coutume d’ajouter de tels jeux, qui plaisaient d’autant plus aux spectateurs qu’ils comprenaient  que c’était un jeu »21. D’un côté, il ridiculise l’occultisme attribué à l’astronomie et à l’optique par certains aristotéliciens (notamment César Crémonin et Orazio Grassi) et par l’histoire du domaine, dont sa pratique était diffusée par La Magie naturelle (1558) de Giambattista della Porta. D’autre côté, la mère de Duracotus et son histoire grâce au démon représentent le rapport entre l’observateur et l’observation, entre lesquels s’opère le dispositif d’observation, un instrument « imaginaire » qui permet d’observer les mêmes phénomènes que fait la lunette astronomique. Comme l’affirme Kepler, le démon révèle la science de la Lune en permettant à « l’œil [de se transporter] en imagination »22.

Depuis l’Antiquité23, le somnium est le « visum Deo », « la fabula » qui révèle au rêveur un fait dont il n’avait pas eu précédemment conscience, ou un daimon de la tradition socratique, ainsi le rappelle Kepler dans ses Notes sur le songe astronomique (1620-1630). Kepler fait remonter le songe à L’Histoire véritable de Lucien, qui illustre à la fois, précise-t-il, une méditation sur les grands phénomènes inexplicables et une « discussion philosophique », vulgaire et audacieuse24 montrant un aperçu d’un univers copernicien inaccessible sans la nouvelle invention de la lunette.

Grâce au démon, le Songe aboutit non seulement à une description de Levania, mais surtout de sa rotation autour de la Terre. Le démon explique :

Pour ses habitants, Levania est tout aussi immobile au milieu des astres errants que notre Terre l’est pour nous. Un jour et une nuit, ajoutés l’un à l’autre, ont une durée égale à l’un de nos mois : en effet, le matin, au moment où le Soleil va se lever, on voit apparaître presque un signe entier du zodiaque de plus que la veille. Il y a chez nous en un an 365 révolutions du Soleil et 366 de la sphère des fixes ou, plus précisément en 4 ans, 1 461 révolutions du Soleil et 1 465 de la sphère des fixes.25

Comme chez nous, les terrestres, Levania apparaît immobile par rapport aux étoiles distantes, même si elle se meut « dans l’éther » de l’espace : en dépit de sa position fixe par rapport à la Terre, le jour lunaire est égal à un mois de la Terre (de 27,3 à 29,5 jours terrestres). Cette durée résulte de nombreuses observations télescopiques de Kepler et de Galilée : Subvolva et Privolva, les deux hémisphères de Levania, représentent la durée moyenne entre deux pleines lunes illustrée par les dessins galiléens du Messager céleste :

Figure 3 : Les dessins des phases lunaires par Galilée, 1609-1610 (Le Messager céleste [Sidereus Nuncius], Venise, T. Baglioni, 1610, p. 9-10.

La conclusion de Kepler est élégante et convaincante : si la Lune et le Soleil ne se déplaçaient pas, les habitants de la Terre ne pourraient voir qu’une seule pleine lune. Mais comme l’angle de l’observation depuis la Terre change par rapport à la Lune, les plusieurs phases lunaires, le lecteur peut en déduire que la Lune et la Terre orbitent l’une autour de l’autre.

Même si Kepler finit le Songe « en jeu » et en erreur -- en se réveillant à cause d’une tempête à l’extérieur, Duracotus se dévoile comme l’auteur et le lecteur se trouve dans l’errance. La conclusion du Songe est incomplète, Kepler mourut en 1630. Cependant le Songe, tel qu’un texte se liant à la fabula, voire à l’imagination, n’est pas un ouvrage technique, mais celui d’un initié à l’aventure « merveilleuse » d’une pluralité des mondes. C’est « un éclaircissement du doute » public auquel Francis Godwin et Cyrano de Bergerac auront recours dans le Man in the Moone (1638) et dans l’Autre Monde (1657). L’errance, ce qu’appelle Descartes le doute, est essentiel à la vulgarisation copernicienne : le questionnement et le raisonnement scientifiques à la fois nécessitent une nouvelle méthode d’observation télescopique et admettent l’imagination comme une façon scientifique dont on examine la théorie universelle. Grâce à Galilée et à Kepler, la révolution copernicienne donne naissance à la pratique commune de la supposition, à savoir l’expérience de pensée.

Notes

1 .

Voir Montaigne, Essais, I, 21.

2 .

Kepler, L’Astronomie nouvelle, trad. Jean Peyroux, Paris, Librairie Albert Blanchard, 1979, p. xix.

3 .

Ibid., p. v.

4 .

Kepler, La Dioptrique, trad. Jean Peyroux, Paris, Librairie Albert Blanchard, 1990, p. 31.

5 .

Kepler, La Dioptrique, p. 17.

6 .

Kepler, L’Appendice géographique, ou, si l’on préfère, Sélénographique, dans Le Songe astronomique, trad. Michèle Ducos, 1984, p. 131.

7 .

Voir Philippe Hamou, La Mutation du visible : microscopes et télescopes en Angleterre de Bacon à Hooke, vol. 2, Pas-de-Calais, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 35-38.

8 .

Kepler, les Paralipomènes à Vitellon, éd. et trad. Catherine Chevalley, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1980, p. 89.

9 .

Ibid., p. 92.

10 .

Ibid., p. 99.

11 .

Le mouvement relatif est l’expression en physique pour parler du mouvement d'un corps considéré par rapport à un autre ou plusieurs corps qui ne sont pas nécessairement fixes.

12 .

Voir Gale E. Christianson, « Kepler’s Somnium : Science Fiction and the Renaissance Scientist » dans Science Fiction Studies 3 (1976), n. 1, p. 76-80.

13 .

 Kepler, Notes sur le songe astronomique, trad. Michèle Ducos, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1984, p. 50: « Quia verisimilius hoc de filio, matris artium promulgatore, quam si es supertite scribere fingeretur ».

14 .

Ibid., p. 49.

15 .

Lettre à Matthias Bernegger, le 4 décembre 1623, Linz, in Johannes Kepler, Gesammelte Werke, Max Caspar (ed.), vol. 18, Munich, 1959, p. 143 : « Lunarem Astronomiam ante biennium, ut primum Lincium sum reversus, recudere cepi, seu potius notis illustrare. Verùm adhæsi expectationi frustraneae libelli Graeci Plutarchi de facie Lunae ; quem Vienna, qui promisit, non submittit. […] Accedet ex Telescopii mei, quod nuper sum nactus, experientia, mirum et insolens augmentum de oppidis et aggeribus circularibus, umbrae consectaneae causa. Quid verbis opus ? Scripsit Campanella civitatem Solis, quid si nos Lunae ? Anne egregium facinus Cyclopicos hujus temporis mores vivis coloribus depingere, sed cautionis causa terris cum tali scriptione excedere, inque Lunam secedere ? Quanquam quid tergiversari jubavit ? cum nec Morus in Utopia nec Erasmus in encomio Moriae, tuti fuerint, quin utrisque fuit apologiâ opus. Missam igitur penitus faciamus picem hanc politicam, nosque in amoenis Philosophiae viretis planè contineamus »).

16 .

Bernard Faidutti, Copernic, Kepler et Galilée : Les scientifiques et la politique, Paris, Harmattan, 2010, op. cit., p. 145.

17 .

Kepler, Le Songe, p. 31.

18 .

Kepler, op. cit., p. 55.

19 .

Dans une lettre de Kepler à Maestlin datée du 26 février 1599, en répondant aux critiques méthodologiques de l’aristotélicien Tycho, qui insistait sur la séparation entre la science démonstrative, la géométrie, et la science observationnelle, l’astronomie, il se lamente sur l’inflexibilité de Tycho : « [Je ne veux] pas peur, mais je veux apprendre », Gesammelte Werke, t. XIII, éd. M. Caspar, Munich, C.H. Beck, 1945, n. 113, p. 45-53.

20 .

Kepler, Le Songe, p. 33.

21 .

Kepler, Notes sur le songe astronomique, p. 63.

22 .

Ibid., p. 63.

23 .

Kepler mentionne en particulier le mythe d’Er le Pamphylien dans La République de Platon, Le Songe de Scipion de Cicéron, le Somnium seu Gallus de Lucien. Voir Johannes Kepler, Notes sur le songe astronomique, p. 49.

24 .

Ibid., p. 49-50.

25 .

Kepler, Le Songe, p. 37.

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Table des matières

1. Transnationalité et transculturalité. Le phénomène migratoire

2. Exil, erreurs, errances : l’expérience de l’ailleurs

3. Normes, textes et pratiques en Asie du Sud