Pierre-Martin de la Martinière, auteur et médecin du XVIIe siècle aujourd’hui quelque peu tombé dans l’oubli, mériterait que l’on s’attarde quelque peu sur ses écrits, notamment sur son récit d’esclavage en Afrique du Nord, dans la mesure où cette œuvre soulève des problématiques intéressantes relatives à la vie de captif en ce que l’on appelait la « Barbarie » à cette époque. En effet, L’Heureux esclave1, publié en 1674, relate les aventures de notre auteur en cette terre au premier abord hostile qu’est l’Afrique du Nord, et fait partie de toute une mouvance de récits de captivité remettant en perspective la dimension terrifiante que l’on pourrait attendre dans un tel récit. En effet, le titre même de l’œuvre force une remise en question du genre, en mettant en place un paradoxe avant même que le lecteur se plonge dans la lecture : le fait d’être heureux en tant qu’esclave. Ainsi, comment imaginer une vie de captivité en terre réputée barbare sous cet angle ? Serait-il possible d’envisager cette forme d’errance que constitue la vie de captif, comme une occasion de se remettre en question à travers un questionnement sur l’Autre ?
La question du paradoxe de l’heureux esclave
L’émergence d’un paradoxe de l’heureux esclave
La Martinière, qui a donc vécu quatre ans dans un pays qui n’était pas le sien, aux mœurs étrangères et où les habitants ont des allures de barbares, nous livre un récit de captivité qu’il ponctue de nombreuses figures représentant les tortures qui étaient faites en guise de punition. En effet, à plusieurs reprises, nous pouvons voir des hommes empalés, écartelés, des dessins d’exécutions, relatant les pires tortures que l’on infligeait aux chrétiens qui désobéissaient, ou aux mahométans qui commettaient des péchés. C’est donc bel et bien le côté barbare et sauvage des habitants d’Afrique du Nord qui serait d’abord mis en avant, à travers ces tortures. Aussi peut-on voir successivement sur ces images de tortures un homme embroché qui est soi-disant resté en vie trois jours entiers, un homme couché sur le dos, les pieds garrottés avec une corde à la Falaque2 tandis que quatre hommes le soutiennent et qu’un cinquième lui donne sur la plante des pieds des coups d’un nerf de bœuf, ou encore un maure est condamné à être « gangé »3 après avoir été accusé du meurtre d’un Turc. Et à travers ces tortures, force est de constater que ce n’est pas une description franchement flatteuse des Turcs que fait La Martinière, au premier abord.
Néanmoins, s’attacher uniquement aux figures présentes dans l’œuvre constituerait une grave erreur parce qu’en réalité, si on lit bien ce récit, La Martinière ne semble pas réellement vivre sa captivité comme une véritable épreuve. Son œuvre met d’ailleurs en place ce paradoxe dès le titre : L’Heureux esclave, comme nous l’avons déjà évoqué. Et au fil de notre lecture, nous pourrons d’ailleurs nous rendre compte que le malheur d’être esclave est relativisé notamment à travers cette forme de chance qui est de pouvoir exercer le métier de chirurgien :
Par un bon-heur pour moy, le Chirurgien de ce Vaisseau ayant esté tué dans le combat, le Capitaine demanda si parmy nous il n’y avoit pas un Chirurgien. Sçachant que je ne pouvois eviter d’être déclaré tel, je dis que je l’étois […] ce qui empescha que l’on ne me mit au cep avec les autres, ayant la liberté d’aller par le Vaisseau4 […].
Dans son malheur il se retrouve plutôt chanceux comparé à d’autres, et on peut voir qu’une certaine liberté est autorisée à La Martinière. En fait, la figure du captif que La Martinière représente à travers lui-même ne paraît pas souffrir de sa condition, au contraire. Il devient chirurgien, mène une vie plus ou moins tranquille et fait à peu près ce qu’il veut même s’il continue à être au service de son maître. En cela, il semble que toute l’œuvre repose sur une forme de relativisation de la condition d’esclave que nous pouvons voir dès le moment de la prise des esclaves. Certes, le navire de La Martinière a été attaqué, des personnes ont été tuées, et cette expérience est évidemment douloureuse pour notre auteur. Mais le fait est que dès les premiers instants de sa condition d’esclave, le narrateur est plus ou moins libéré dans la mesure où il peut vaquer à ses occupations sur le vaisseau, en tant que chirurgien. Aussi, dès lors qu’il arrive sur le tillac, la notion même de « bonheur » est évoquée : en somme, à peine La Martinière met-il les pieds sur le bateau en tant qu’esclave que le paradoxe même du titre de l’œuvre ressort avec cette expression du bonheur de ne pas être considéré comme tous les autres esclaves. Et c’est à partir de ce moment-là que nous pouvons imaginer que toute son œuvre va constamment jouer sur ce paradoxe de l’esclave relativement libre, et donc relativement heureux.
Remise en perspective de la notion même de « paradoxe »
Nous pouvons néanmoins remettre en question cette notion de paradoxe évoquée à propos du titre de l’œuvre de La Martinière. Il est fort probable que si l’auteur a choisi d’intituler son œuvre ainsi, c’était dans le but d’interpeler le lecteur et de mettre en avant un paradoxe avant même que le livre soit ouvert. Comment est-il possible d’être à la fois heureux et esclave ? Comment peut-on être heureux de perdre sa liberté ? Ce sont certainement ces questions qui vont être soulevées par tous les lecteurs qui poseront les yeux sur ce titre. Mais à y regarder de plus près, il semble que ce qu’aurait pu vouloir mettre en avant La Martinière c’est que justement, ce n’est pas sur ce paradoxe qu’il faut s’arrêter, qu’il faut aller plus loin que la page de couverture en lisant l’œuvre et surtout, en la comprenant. Car une fois les premières pages passées, le lecteur comprend qu’il n’est finalement pas question d’être heureux en tant qu’esclave, mais plutôt d’apprendre à relativiser sa vie d’esclave. Et c’est dans ce sens-là qu’il faut certainement prendre le terme d’heureux présent dès le titre. Il n’est certainement pas question d’un pur bonheur, d’une forme de béatitude de la part du captif qui se satisferait de sa situation, mais plutôt d’une forme de résignation et de dédramatisation face à ce qu’il peut vivre. En effet, il faut noter que le mot heureux vient du latin vulgaire *agurium signifiant « observation du ciel et du vol des oiseaux, présage, prédiction » et que pour schématiser, il a donné le substantif masculin heur en ancien français, signifiant « chance, sort » ou plus rarement « le pouvoir magique ». L’adjectif qui en a dérivé au XIIe siècle, heureux, implique à son tour l’idée d’une personne « qui bénéficie d’un sort favorable » et il semble que ce soit dans ce sens-là qu’il faille prendre l’acception de ce terme chez La Martinière. Ce n’est pas tant la situation d’esclave qui rend heureux, mais le fait d’être tombé sur des maîtres moins mauvais que d’autres et de pouvoir, par conséquent, mener une vie moins difficile que la plupart des autres esclaves. C’est en cela que l’on retrouve l’idée d’un sort plutôt favorable dans le malheur, que l’on retrouve bel et bien une idée de relativisation de la captivité, qui serait liée au fait que le captif est pleinement conscient d’où il est, avec qui il est, et qu’il ne peut que s’estimer heureux d’être tombé sur de bons maîtres, dans sa mésaventure. C’est pour cela que nous pouvons nous rendre compte qu’il n’est pas vraiment question de « paradoxe » dans le sens où l’on mettrait en relation deux notions incompatibles à travers l’idée que l’on pourrait être heureux en tant qu’esclave, mais qu’il est plutôt question d’une tentative de prendre de la distance vis-à-vis d’une situation qui aurait pu être cauchemardesque mais qui ne l’est finalement pas tellement.
L’ironie chez Pierre-Martin de la Martiniere
Une œuvre au fond caustique
Cette relativisation de la situation d’esclave prend notamment forme à travers une dimension ironique propre au récit de La Martinière. En guise d’exemple, nous pouvons évoquer un passage où l’auteur cite les serpents et autres créatures que l’on trouverait en Afrique, en passant des Sirènes, au Basilic, aux Hydres à plusieurs têtes, puis aux lézards, crocodiles et salamandres auxquelles l’auteur prête des propriétés venimeuses. Si dans sa biographie sur La Martinière, Françoise Loux5 explique ce passage obscur et fantastique par tout un fond de symbolisme latent qui aurait influencé les écrits de notre auteur, nous pouvons évoquer l’interprétation de Marie-Christine Pioffet, tendant plutôt vers une forme d’ironie de la part de La Martinière, dans Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du grand siècle6.
Néanmoins, avant de nous attarder sur l’étude de Marie-Christine Pioffet, il semble important de noter qu’elle attribue cette œuvre à un certain Sébastien Brémond, tout comme d’autres chercheurs dont François Moureau dans Captifs en Méditerranée (XVIͤ-XVIIIͤ siècles): histoires, récits et légende7 qui attribue L’Heureux esclave à Sébastien Brémond dans sa bibliographie, ou encore Robert Rakocevic dans son article intitulé « L’espace et le récit aux temps classiques8 ». Mais outre cette simple confusion entre deux auteurs, une autre confusion semble être faite, cette fois entre Sébastien Brémond et un certain Gabriel de Brémond puisque l’on peut lire dans le Dictionnaire historique, critique et bibliographique l’entrée suivante : « BREMOND, GABRIEL (DE), littérateur français, réfugié en Hollande, s’y fit mettre en prison pour ses opinions politiques […] On lui attribue aussi L’Heureux esclave, ou les aventures du Sieur de la Martinière […]9 ». Au vu des études menées à ce jour, il semble que ces deux auteurs soient bel et bien deux personnes différentes, selon l’étude d’Edwin Paul Grobe dans son article « Gabriel and Sébastien Brémond »10. Néanmoins, si l’identité de ces deux auteurs semble floue et que la confusion entre les deux est assez répandue dans les dictionnaires et bibliographies, le fait est qu’attribuer L’Heureux esclave à Gabriel ou Sébastien Brémond reste une erreur. En effet, si on trouve bel et bien une œuvre intitulée L’Heureux esclave, nouvelle, attribuée à Gabriel de Brémond11, il ne s’agit certainement pas de L’Heureux esclave de La Martinière, ces deux œuvres étant bel et bien à distinguer l’une de l’autre. Aussi, même si Marie-Christine Pioffet attribue L’Heureux esclave à Brémond, le fait est que les passages qu’elle cite sont bel et bien extraits de l’œuvre de La Martinière.
Aussi, pour en revenir à la dimension éventuellement ironique de L’Heureux esclave, nous pouvons donc nous appuyer l’interprétation que fait Marie-Christine Pioffet sur l’évocation des animaux fantastiques dans l’œuvre :
Au nombre de ces créatures se rangent d’autres bêtes telles les lézards, crocodiles, salamandres auxquelles l’auteur prête des propriétés tout aussi venimeuses. Il va de soi que l’auteur ironise plaisamment sur les boniments des Anciens dont il se fait le héraut. En vérité, le narrateur ressuscite ici la zoologie de Jean Léon l’Africain12.
Ce ne serait donc plus une forme de crédulité de l’auteur influencé par tout un fond de croyances liées à son métier de médecin qui s’exprimerait dans ce passage fantastique, mais plutôt une forme de moquerie envers les propos tenus par des charlatans dont il se ferait le porte-parole, tout en faisant resurgir la zoologie de Jean Léon l’Africain13. Le récit de La Martinière prendrait alors une dimension fortement ironique liée justement à cette façon de critiquer le charlatanisme de l’époque, et s’il est assez évident que c’est plutôt sur un ton plaisant, à travers une forme de relativisation de la situation d’esclave, que La Martinière livre son récit, il y aurait un fond ironique ou du moins une causticité propre à son œuvre qu’il ne faudrait pas négliger.
Nous pouvons d’ailleurs évoquer la toute fin de l’œuvre, et ses dernières lignes évoquant le retour du narrateur chez ses parents : « Ayant demeuré environ deux mois chez luy, en ayant pris congé je fus en Allemagne, puis revint à Paris où j’y retrouvay ma mère & mes autres parents en bonne santé qui croyaient que les loups m’avoient mangé14». Si toute l’œuvre est construite sur une forme de relativisation d’une situation et ce à l’aide d’un ton plutôt léger, le fait est que ces dernières lignes contrastent fondamentalement avec les pages précédentes. Le retour chez soi est ici expédié en une ligne, où le narrateur nous apprend que sa famille croyait qu’il s’était fait manger par les loups. Si cette affirmation pourrait d’abord provoquer le sourire chez le lecteur qui trouverait cette façon d’amener la fin de l’œuvre quelque peu abrupte et absurde, une deuxième lecture un peu plus attentive pourrait conduire à imaginer cette fin comme étant beaucoup moins anodine que ce qu’elle pourrait paraître, en laissant transparaître un ton plus que corrosif de la part de La Martinière. En effet, nous pouvons légitimement nous demander si la famille de l’auteur était réellement au courant de sa situation, ce qui au vu de la conclusion apportée par ce dernier, n’était pas le cas. C’est en cela que l’on pourrait noter une forme d’ironie à la toute fin de l’œuvre, à travers le fait que sa propre famille n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait réellement, réduisant par le même occasion toute une œuvre littéraire à la simple idée d’avoir été dévoré par les loups.
Une forme d’ironie « humoresque »
À partir de cette idée d’ironie transparaissant à travers des événements apparaissant comme comiques, nous pouvons faire le lien avec Vladimir Jankélévitch qui évoque alors la notion d’ « ironie humoresque » dans son œuvre intitulée L’Ironie :
Cette ironie qui est corrosive comme le vitriol, elle cache donc un grand fond de sérieux. […] Cette ironie qui est finalement sérieuse, c’est ce qu’avec Höffding on pourrait appeler l’Humour. L’usage est pour nous, qui donne au mot « humour » une nuance de gentillesse et d’affectueuse bonhomie qu’il refuse parfois à l’ironiste. Il y a, dans l’ironie cinglante, une certaine malveillance et comme une rosserie amère qui excluent l’indulgence ; l’ironie est quelquefois fielleuse, méprisante et agressive. L’humour, au contraire, n’est pas sans la sympathie. C’est vraiment le « sourire de la raison », non le reproche ni le dur sarcasme. […] L’ironie humoresque, elle, est toujours humble à quelque degré ; elle est sans aigreur et pacifie, par une médiation conciliante, les cruelles antithèses du sarcasme15.
La notion d’humour impliquée dans ce texte est évidemment anachronique par rapport à l’œuvre de La Martinière. Néanmoins, la définition que donne Jankélévitch semble correspondre à notre étude de L’Heureux esclave. Car plus que d’un simple comique de situation à visée plaisante, il semble ici être question d’une véritable critique passant à travers cette forme d’ironie « humoresque ». Car derrière un récit qui pourrait sembler plaisant, se cacherait un véritable fond passant par une écriture caustique.
Et cette idée, de faire passer une critique par le rire, peut être mise en relation avec Démocrite, que La Martinière évoque d’ailleurs dans L’Heureux esclave en s’identifiant clairement à lui :
[…] en vérité lui dis-je si je n’avais un cœur Democritien, mais un Heraclitien, je pleurerois continuellement la misere de l’homme aussi bien de luy, qui outre ce que vous venez de dire & l’accablement des travaux, chagrains, infortunes, est encore sujet à mille maladies […] 16
Dans ce passage, où le narrateur s’adresse à un certain Dom Hiérôme avec qui il s’entretient sur des considérations philosophiques, c’est bel et bien un « cœur Democritien » qui est évoqué. La Martinière se place donc dans la lignée du philosophe grec Démocrite dont le caractère rieur est aujourd’hui légendaire et justement opposé au caractère emporté d’Héraclite qui est aussi évoqué dans ce passage. En effet, Démocrite était réputé pour son rire face à la folie humaine tandis qu’Héraclite, lui, pleurait justement cette folie. Aussi Juvénal évoque-t-il Démocrite dans ses Satires : « Tunc quoque materiam risus invenit ad omnes / Occursus hominum17[…] » Ces vers, que l’on pourrait traduire par « Toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire » semble en accord avec la pensée de notre auteur. Car c’est vraisemblablement ce désir de rire de la condition des hommes qui semble animer La Martinière, qui se place lui-même comme disciple de la philosophie de Démocrite. Ce qui transparaît dans son œuvre, c’est justement ce refus de pleurer sur la misère des hommes, en choisissant plutôt d’en rire.
Une remise en question de l’ethnocentrisme occidental
Une œuvre à revendication philosophique
La relativisation du statut d’esclave et cette façon qu’a La Martinière de livrer un récit de façon caustique, nous invite à songer à une éventuelle remise en question d’une forme d’ethnocentrisme occidental, qui passerait notamment à travers tout un raisonnement philosophique de la part de l’auteur. Et pour évoquer tout d’abord l’éventuel fond philosophique de L’Heureux esclave, nous pouvons revenir sur la fin plutôt abrupte que nous avons déjà évoquée, lorsque le narrateur explique qu’en rentrant chez lui, il retrouve sa famille persuadée qu’il avait été mangé par des loups. Nous avons déjà mis en avant le fait que cette référence aux loups était plutôt mystérieuse, dans la mesure où il n’y aurait a priori aucun lien entre les loups, l’Afrique, et la captivité du narrateur. Nous pouvons donc nous demander si cette évocation des loups ne pourrait pas avoir un sens plus métaphorique, ou même radicalement philosophique. En effet, cette référence aux loups pourrait être vue comme un écho à la locution latine « Homo homini lupus est » que l’on trouve d’abord chez Plaute dans la comédie Asinaria, puis reprise par le philosophe anglais Thomas Hobbes dans l’épitre dédicatoire de son De Cive :
Il ne fait aucun doute que les deux formules sont vraies : l’homme est un dieu pour l’homme, et l’homme est un loup pour l’homme. La première, si nous comparons les citoyens entre eux, la seconde, si nous comparons les Etats entre eux. Là, l’homme parvient, par la justice et la charité, qui sont des vertus de paix, à ressembler à Dieu ; ici, même les hommes de bien doivent, à cause de la dépravation des méchants et s’ils veulent se protéger, recourir aux vertus guerrières - la force et la ruse - c’est-à-dire à la rapacité des bêtes18.
Cette œuvre ayant été publiée en 1642, soit seulement près de trente ans avant que La Martinière se soit lancé dans la rédaction de L’Heureux esclave, nous pouvons nous demander si notre auteur n’aurait pas été influencé par cette dynamique philosophique propre à Thomas Hobbes impliquant l’idée que les hommes ne peuvent pas s’entendre car ils sont trop méfiants et dominateurs pour cela. Cette idée, on la retrouvera d’ailleurs dans le célèbre Léviathan, publié en 1651. Dans le Léviathan nous retrouvons donc cette conception philosophique selon laquelle les hommes ne peuvent pas vivre ensemble en harmonie, l’homme étant un ennemi pour les autres hommes. Favorable au régime de la monarchie absolue, Hobbes met en avant que seul ce régime, celui d’un Etat fort, le Léviathan, pourra assurer la paix et la sécurité des hommes en échange de leur obéissance, formant ainsi un pacte social et politique. C’est donc en partant d’une anthropologie pessimiste propre à l’homme qu’Hobbes semble fonder tout son raisonnement philosophique, et sans aller jusqu’à affirmer que La Martinière suivrait totalement cette mouvance, nous pouvons néanmoins nous demander si cette référence qui est fait aux loups à la fin de son œuvre ne pourrait pas être interprétée comme un écho à la vision pessimiste d’Hobbes à propos des hommes. Et ce serait donc une fin fortement ironique qui marquerait l’aboutissement de L’Heureux esclave, où une anecdote banale serait en réalité porteuse d’un véritable sens qui dénoncerait l’incapacité des hommes à cohabiter ensemble.
Et il semble que l’on puisse affirmer et affiner cette position philosophique de La Martinière, en revenant sur les deux rencontres avec Dom Hiérôme rapportées dans L’Heureux esclave. La première rencontre avec Dom Hiérôme constitue l’occasion pour le narrateur de livrer une longue critique des hommes. Il part en effet d’une considération sur le rire continuel de Démocrite et explique que ce dernier a bien raison de se moquer des hommes, hommes ignorants dont il fait une liste sur une dizaine de pages :
[…] il me demanda l’opinion que j’avois du ris continuel de Democrite, se moquant des grands & des petits, du mal & du bien. Je luy répondis qu’il avaoit raison de rire de toute choses, principalement des actions des Hommes, comme de nous qui sans necessité, mais par caprice, desirans voir d’autres Mondes que le nôtre, ne le croyant pas assez grand pour nous promener, nous être embarquez sur Mer, sans considerer le danger où nous nous sommes mis, […] & faits Esclaves comme nous sommes19.
C’est bel et bien l’idiotie des hommes, notamment celle du narrateur, qui est mise en avant et dont Démocrite semble légitimement pouvoir se moquer.
Puis, la deuxième rencontre avec Dom Hiérôme va aussi être le moyen pour le narrateur de faire des considérations philosophiques cette fois d’abord sur Pythagore, en expliquant qu’il ne doit pas être mis au nombre de « ces Philosophes ridicules mais considéré comme un home remply de l’esprit divin 20 ». Puis le narrateur vient ajouter qu’il a un « cœur Démocritien », comme nous l’avons déjà évoqué précédemment. Une nouvelle fois, c’est l’idée qu’il vaut mieux rire plutôt que de pleurer qui ressort. Nous pouvons aussi citer un discours de Démocrite rapporté dans le deuxième volume de l’Histoire critique de la philosophie où l'on traite de son origine, de ses progrès, & des diverses révolutions qui lui sont arrivées jusqu'à notre tems, traduisant bien cette volonté de rire de la part du philosophe grec :
Je voudrois, continua Démocrite, que l'Univers entier se dévoilât tout d'un coup à nos yeux. Qu'y verrions-nous, que des hommes foibles, legers, inquiets, passionnés pour des bagatelles, pour des grains de sable ; que des inclinations basses et ridicules, qu'on masque du nom de vertu ; que de petits intérêts, des démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie, dont on se félicite en secret & qu'on n'oseroit produire au grand jour ; que des liaisons formées par hazard, des ressemblances de goût qui passent pour une suite de réflexions ; que des choses que notre foiblesse, notre extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques, éclatantes, quoiqu'au fond elles ne soient dignes que de mépris ! Et après cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur prétendue sagesse et de tout ce qu'ils vantent & surfont si fort.
Ce discours que j'ai abrégé exprès, remplit Hippocrate de surprise & d'admiration. II s'aperçut que, pour être véritablement Philosophe, il fallait se convaincre en détail qu'il n'y a presque dans le monde, que des fous & des enfans. Des fous plus dignes de pitié que de colere ; des enfans qu'on doit plaindre et contre lesquels il n'est jamais permis de s'aigrir, ni de se fâcher21.
Il faut savoir qu’Hippocrate avait été mandé pour soigner Démocrite, que tout le monde prenait pour un fou puisqu’il ne cessait de rire. Et qu’une fois face à Hippocrate, Démocrite aurait ainsi expliqué son rire constant. Aussi c’est cette idée que les hommes sont tous fous pour la plupart qui ressort, mais que puisqu’il s’agit de fous plus dignes de pitié que de colère, il vaut mieux en rire plutôt que de se fâcher. Et La Martinière, en indiquant qu’il possède un cœur Démocritien, semble se placer dans la lignée de ce raisonnement philosophique. C’est donc en cela que l’on pourrait nuancer notre propos impliquant que La Martinière suivrait le raisonnement philosophique de Hobbes : car s’il semble bien accepter cette idée que l’homme est un loup pour l’homme, ce serait par le rire plutôt que par la constitution d’un système monarchique qu’il faudrait dépasser cette folie des hommes. Dans ce sens, nous pouvons imaginer que le constat philosophique sur la condition des hommes lui viendrait de la perception de Hobbes ainsi que de Démocrite, mais que cette possibilité d’accepter cette aporie lui viendrait essentiellement de Démocrite.
Un récit anthropologique et critique
Nous l’avons donc vu, cette œuvre aurait donc une forte dimension philosophique, mettant en avant le fait que les hommes sont incapables de vivre ensemble. Et cette incapacité à vivre ensemble ne serait certainement pas le résultat de différences insurmontables, mais de préjugés renfermant les hommes sur eux-mêmes. C’est en cela que nous pouvons envisager une critique de l’ethnocentrisme occidental, dans la mesure où, nous allons le voir, La Martinière ne se prive certes pas de critiquer les habitants d’Afrique, mais ne se montre pas pour autant tendre avec son propre pays. Mais tout d’abord, nous pouvons revenir sur la véritable entreprise anthropologique dans l’œuvre de La Martinière, où toutes les formes d’études anthropologiques semblent être mobilisées. En effet, malgré sa situation d’esclave, La Martinière peut exercer le métier de chirurgien, qui lui permet donc d’étudier le corps humain. Car il faut avant tout se souvenir du fait qu’au XVIIe siècle, les médecins et les chirurgiens ne travaillaient absolument pas de la même manière puisque les médecins se focalisaient plutôt sur l’aspect théorique de la médecine en prescrivant toutes sortes de remèdes, tandis que les chirurgiens n’avaient en général aucune connaissance en médecine dans la mesure où la plupart étaient en réalité des barbiers. Pour ainsi dire, la différence fondamentale entre ces deux corps de métiers réside dans le fait que les connaissances des médecins reposent dans une théorie apprise dans les livres, tandis que celles des chirurgiens sont vraisemblablement acquises sur le tas, en ouvrant et soignant des plaies. Pour en revenir à La Martinière, il semble donc que cette occasion de pouvoir exercer le métier de chirurgien durant toute sa période de captivité vient favoriser cette approche anthropologique d’un point de vue physique, approche que l’on retrouve d’ailleurs à travers les nombreuses figures représentant des corps d’hommes torturés. D’un autre côté, sa condition d’esclave lui permet aussi d’observer et d’étudier les comportements humains à travers l’évocation des rituels et prières des Mahométans qu’il juge grotesques, par exemple, n’hésitant donc pas à se moquer d’eux :
Si tôt qu’il eût proféré ces paroles, il fit allumer quantité de chandelles de cire qu’il attacha sur tous les canons, à laquelle action tous les Mahométans se prosternèrent, faisant leur priere accoûtumée, se lavans les parties honteuses, la bouche, les narrines, les yeux, la nuque du col, les pieds, les mains, puis la tête, tantôt gémissans, tantôt rians, tantôt faisans la mouë, tantôt la grimace, se levant, se remettant à genoüil, allant, clochant, puis droit, soufflant autour d’eux, faisant des signes et des postures d’yeux, de tête, de bouche, de mains, de pieds & des autres parties du corps, si grotesques, que cela obligeroit de faire rire le plus melancolique des Chrétiens ; aussi ne peus-je m’empescher d’en rire, me cachant la bouche avec la main, afin que nul ne l’apperceut22.
Une remise en question de la sauvagerie de l’autre
Mais nous l’avons déjà évoqué, La Martinière ne se contente pas de se moquer des habitants d’Afrique. C’est toute une relativisation de la sauvagerie de l’autre qui est mise en place dans L’Heureux esclave, en montrant que n’est pas sauvage celui que l’on croit. Afin d’illustrer nos propos, il peut sembler pertinent d’évoquer l’épisode où le narrateur raconte qu’un esclave chrétien a uriné contre une muraille, ce qui est en réalité un sacrilège et que par conséquent, il a été battu par son maître, avant que le maître du narrateur lui-même explique que l’esclave chrétien est un sauvage qui ne comprend pas les manières de vivre du pays où il se trouve. Et La Martinière commence alors à comprendre que la sauvagerie ne se trouve pas que d’un seul côté :
M’en retournant avec mon Patron au logis, je vid un nouveau Esclave François de ceux qui avoient été vendus avec moy pissant contre une muraille ; ce qu’apercevant mon Patron & un autre Maure, luy furent donner chacun un coup de poing par le visage et deux ou trois coups de pieds au cul23[…]
C’est donc à ce moment-là que le patron de l’esclave sort de chez lui et commence à le battre à son tour, jusqu’à ce que le patron de La Martinière intervienne :
[…] & n’eût été mon Patron qui luy arrêta le bras, excusant l’Esclave, lui remontrant qu’il étoit sauvage, c’est à dire qu’il ne sçavoit pas la maniere de vivre du païs […] je vid apporter deux grandes cruches d’eau, qui furent jettées contre le lieu où il avoit pissé pour le laver, afin d’en ôter la polution, les Mahometans croyans qu’il n’y a point de plus grande infamie que de pisser contre la muraille, cela n’appartenant qu’aux chiens & non aux hommes24.
Il n’est plus question d’un « barbare » africain désigné comme sauvage, mais d’un esclave chrétien qui ne connaît pas les us et coutumes d’Afrique du Nord et qui, par conséquent, ne peut que se comporter en sauvage. La sauvagerie résiderait alors simplement dans la méconnaissance de la façon de vivre du peuple auquel nous serions confrontés. Et par conséquent, il y a donc une sauvagerie des deux côtés : l’Africain semble sauvage au voyageur français, tout comme le voyageur français peut paraître sauvage aux yeux de l’Africain.
Ainsi, l’errance en terre inconnue devient alors une occasion, un moyen de découvrir l’autre et de livrer une critique de sa propre société. Le fait est que dans son œuvre, La Martinière décrit les mœurs de ceux que l’on considère comme des barbares à l’époque, n’hésitant pas à se moquer de leurs folles croyances, notamment lorsqu’il évoque ces personnes qui donnent de l’argent à un marabout, qui pour les remercier, leur donne de violents coups de bâton pour effacer leurs péchés. Néanmoins, il n’hésite cependant pas non plus à se moquer des chrétiens et des médecins européens de son époque, par exemple lorsqu’il évoque les « mumies » :
Un jour que je fut querir quelques drogues chez Ben Moussa, […] je le trouvay en une Chambre à racommoder des corps mumiez, les entassans les uns sur les autres, en voyans un si grand nombre tous entiers, la Chambre en étant toute pleine ; surpris d’en voir tant, je luy demanday d’où cela lui venoit, & comment il pouvoit en avoir une si grande quantité, croyant comme beaucoup d’autres, que les Mumies se faisoient dans les sables de l’Arabie déserte, ou de ces corps embaumez par les anciens Egyptiens, & que c’étoit un souverain remède pour guerir diverses maladies tant internes qu’externes, ce que luy temoignant il se mit à rire, & que les Chrétiens avoient bien peu de jugement à croire telle chose25 […].
C’est d’abord la crédulité première du narrateur dont semble se moquer Ben Moussa qui ressort, puis une forme de critique envers les Chrétiens qui n’auraient que peu de jugement, selon lui. Aussi La Martinière va-t-il à son tour vivement se positionner contre les médecins qui utilisent les momies pour soigner les maladies :
Je m’étonne comme les Médecins ordonnent de prandre de la mumie, sçachans que la plûpart de ces corps mummiez sont de galleux, ladres, verollez & pestiferez, dont l’odeur cadavereuse en fait connoistre la malignité, & comme il y a des gens si frians à manger de ces charognes qui causent mal d’estomach, dégouts & vapeurs puantes, estant poison pernicieux duquel se servent les pescheurs pour enyvrer les poissons, ainsi que de cette espèce d’Aconit nommée Noix vomique26.
C’est tout un fonctionnement propre à la France qui est critiqué ici, de la crédulité des Chrétiens, à l’aberration que constitue le fait que des médecins prescrivent des morceaux de momies en tant que remèdes, en passant par l’absurdité des patients friands de manger ces « charognes » comme les appelle La Martinière. Nous le voyons donc, le narrateur ne se prive pas de critiquer sa propre patrie en dénonçant l’ineptie de certaines pratiques. Aussi, y aurait-il une certaine nécessité de passer par l’entremise de l’autre dans un ailleurs, afin de pouvoir acquérir un regard plus objectif sur sa propre patrie ? Quand on lit le texte de La Martinière, la question semble légitime. Car c’est à partir d’un statut d’esclave que l’auteur va être obligé de se confronter à l’autre, et par conséquent, va le découvrir autant qu’il va se découvrir. Ce texte, qui donne des pistes de recherche de type anthropologique sur les rituels de la mer, sur le corps et la torture, met surtout en avant la problématique du rapport à l’autre inconnu et difficile à appréhender. C’est alors que La Martinière pose un regard que l’on pourrait qualifier de lucide à la fois sur les « barbares » et sur le monde Chrétien. A travers son récit de captivité, même s’il livre bien souvent une critique des mœurs des mahométans, le fait est que La Martinière nous renvoie à notre propre image en nous montrant que la sauvagerie de l’autre dépend uniquement de notre propre perception et qu’aux yeux de cet autre, nous pouvons tout aussi bien être un sauvage. Et c’est d’une certaine façon, un moyen pour l’auteur d’éveiller notre conscience, d’éveiller la conscience européenne en remettant en cause l’ethnocentrisme occidental.
Les bienfaits des voyages selon la martiniere
De l’importance du commerce au XVIIe siècle
Cette critique d’une forme d’ethnocentrisme occidental semble au final être l’expression du point de vue de La Martinière sur ce qui concerne en réalité les bienfaits des voyages. Car connaître l’autre, c’est se connaître soi-même et mettre en avant ses propres lacunes. Si nous avons déjà évoqué le cœur Démocritien de l’auteur qui préfère envisager le rire plutôt que les larmes lorsqu’il s’agit de faire un constat sur les hommes, nous pouvons nous demander si les voyages ne peuvent pas être le moyen de dépasser cette folie. Le rire de Démocrite serait donc un premier moyen d’acceptation du caractère mauvais des hommes, tandis que les voyages pourraient être considérés comme un remède à cette folie, à cette incapacité des hommes à vivre ensemble.
D’une part, il faudrait d’abord noter que pour La Martinière, la dimension commerciale des voyages ne doit pas être négligée. Aussi, dans un récit relatant son voyage en Laponie intitulé Nouveau voyage vers le Septentrion, qui est en réalité la troisième édition de son Voyage des pays Septentrionaux, c’est l’importance des voyages qui apparaît dans le deuxième chapitre intitulé « De la Nécessité du Commerce ». Du point de vue du commerce, les voyages seraient donc essentiels pour l’économie de la nation. Françoise Loux explique d’ailleurs cet engagement de La Martinière d’un point de vue commercial :
Il se rallie ainsi à tout un courant de la pensée économique et politique du XVIIe siècle, cherchant à favoriser le commerce, les compagnies maritimes ; il s’inscrit notamment dans la ligne des traités que le roi tenta de signer avec le Maroc pour limiter la « course » et bâtir des opérations de commerce. […] En effet, commercer entraîne la nécessité de prendre l’autre en considération, au moins extérieurement, d’accepter d’avoir avec lui des relations pacifiques27.
Commercer entraînerait donc la nécessité de prendre l’autre en considération, d’accepter d’avoir des relations pacifiques avec lui, et c’est déjà en cela que les voyages pourraient être bénéfiques dans la mesure où une entente cordiale entre deux pays devrait être maintenue.
Quand l’errance se métamorphose en enrichissement personnel
Mais nous pouvons aller encore plus loin dans notre raisonnement, et voir que pour La Martinière, l’errance devient une nécessité à la découverte, puisque voyager, c’est savoir ce qui se passe ailleurs et par conséquent, s’enrichir intellectuellement. En effet, dans sa troisième édition de l’œuvre qu’il intitule cette fois Nouveau voyage vers le Septentrion, l’auteur rajoute un chapitre28, le chapitre un, qu’il intitule « De l’utilité des voyages » et où l’on peut lire ceci :
La connoissance des productions & des éfets de la Nature parvient à son plus haut degré par le moyen des Voyages. On découvre des secrets plus admirables pour la Médecine en s’attachant à considérer les vertus des plantes, des simples, des minéraux, qui sont dans les païs étrangers & qui ont souvent des propriétés aussi utiles qu’extraordinaires. […] Le plaisir même des Voyages, ce qu’ils fournissent de récréation, de divertissement, est en même temps accompagné de beaucoup d’utilité. [...] C’est par le secours des fréquens Voyages qu’on fait aujourd’hui, que ces Sciences montent chaque jour à un degré de perfection qu’elles n’avoient jamais eu29.
Même si ce chapitre est présent dans le récit de voyage relatant l’aventure dans le Nord de l’Europe, nous pouvons faire le lien avec la captivité de l’auteur en Afrique du Nord puisque même si L’Heureux esclave est une relation d’esclavage, elle n’en demeure pas moins une relation d’esclavage dans un pays étranger. Aussi, il n’est pas question d’une « errance gratuite » comme l’écrit Françoise Loux, car il s’agit plutôt de mettre en avant les avantages que l’on retirera des voyages, de ce que l’on pourra apprendre des autres. L’errance devient alors découverte, autant pour le voyageur découvrant les confins de l’Europe que pour l’heureux esclave car le fait est que dans les deux œuvres, on retrouve la même idée : celle qu’être en errance, c’est se sortir de l’erreur :
Cependant il est certain que de voir, d’examiner ce qui se passe chez les Etrangers, quel bien ou quel mal résulte de leurs maximes, de leurs pratiques, de leurs mœurs, est une des principales & des plus seures voyes pour former l’esprit & pour s’instruire dans ce grand Art. […] On vient ensuite à s’apercevoir que ces mêmes défauts règnent dans le païs où l’on l’on habite mais que la préoccupation & la coutume avoient empêché de reconnoître qu’ils fussent, ou que ce fussent des défauts, ou qu’ils fussent aussi grands qu’ils sont : réflexions qui vous portent à vous corriger vous-même, & qui, à votre retour dans votre Patrie, vous engagent à publier ce que vous avez remarqué, servant d’avertissement & d’instructions à vos concitoyens30.
Ce qui est explicitement mis en avant ici, c’est cette idée qu’en étant confronté aux défauts régnant dans certains pays, nous pouvons nous rendre compte des défaillances de notre pays natal. Et même plus que de constater ces défauts, il est possible de les corriger en publiant ces observations. Ce que semble expliquer La Martinière ici, c’est que voyager et apprendre à connaître un Autre au premier abord étrange sont les seuls moyens de pouvoir se remettre en question et se corriger, avant de tenter de corriger les concitoyens par le moyen du récit de voyage. C’est donc vraisemblablement dans une entreprise didactique, pédagogique, que semble se placer La Martinière. Le voyage deviendrait alors le moyen de se corriger soi-même, et la diffusion du récit permettrait alors d’influer sur les citoyens du pays natal dans le but de corriger leurs vices.
C’est en cela que nous pouvons remettre en question la position de Marie-Christine Pioffet qui écrit dans Espaces lointains, espaces rêvés, dans la fiction romanesque du Grand Siècle :
Ainsi on peut voir qu’en dépit d’un titre fort positif, ce périple africain n’est pas plus heureux que ceux de Polexandre et du narrateur de L’Odyssée ; Brémond dénonce d’ailleurs la vénalité des voyages et renchérit sur les propos de Démocrite :
« Je luy répondis qu’il avoir raison de rire de toutes choses, principalement des actions des Hommes, comme de nous, qui sans necessité, mais par caprice desirans voir d’autres Mondes que le nôtre, ne le croyant pas assez grand pour nous promener, nous estre embarquez sur Mer, sans considerer le danger où nous nous sommes mis, soit pas une tempête être submergez, où par la rencontre des Corsaires et être bâtus, & faits esclaves, comme nous sommes. »
On ne saurait mieux faire l’apologie de la sédentarité que par ces quelques lignes. […] Car le bilan d’un tel séjour est presque toujours déficitaire. Le voyageur, loin de s’enrichir, s’appauvrit31.
Selon Marie-Christine Pioffet, La Martinière, en renchérissant sur les propos de Démocrite de cette façon, ferait l’apologie de la sédentarité. Au vu de notre étude, il semble que l’auteur de L’Heureux esclave en serait en fait bien loin. La véritable critique qu’exprime La Martinière à travers ce caprice des Hommes qui est de désirer voir d’autres mondes, ne réside certainement pas dans le fait de montrer que l’Homme doit rester chez lui, mais plutôt dans l’idée que les Hommes ne croient pas le monde assez grand pour eux dans la mesure où ils croient justement être le centre de ce monde. Et c’est en cela que L’Heureux esclave constituerait une critique de la vision européocentrique, à travers ces voyageurs qui se croiraient au centre d’un monde qu’ils trouveraient bien petit. Aussi, ce n’est certainement pas une vénalité des voyages qui est mise en avant dans l’œuvre, au contraire, dans la mesure où voyager permet selon La Martinière d’ouvrir de nouveaux horizons et par conséquent, l’esprit.
En définitive, ce paradoxe semblant résider dans l’idée d’un esclave heureux pousse en effet à la réflexion, même s’il s’avère au final qu’il ne s’agirait pas vraiment d’un paradoxe. Car c’est ce paradoxe initial de la part de l’auteur, qui nous en pousse en réalité à nous interroger et à arriver à l’expression d’une vocation idéologique de l’œuvre, celle d’une critique de l’ethnocentrisme occidental. C’est donc pour cela qu’il ne faut pas considérer La Martinière et bien d’autres auteurs dans sa lignée comme étant heureux au sens propre du terme, durant leur vie de captivité. Ce n’est certainement pas dans une dynamique positiviste mettant en avant le bonheur impliquant la vie d’esclave que cette œuvre a été écrite, puisqu’il s’agit plutôt d’une forme de relativisation dans le malheur. L’esclavage reste une période traumatisante pour notre auteur, bien qu’il soit possible de trouver une façon de se sortir de cette prison physique à travers une remise en question de fondamentaux acquis allant dans le sens d’une suprématie européenne. Car c’est en vivant l’horreur qu’une prise de conscience serait possible, et qu’une remise en question des actes des Hommes serait inévitable. Nous pouvons aussi brièvement revenir sur le Léviathan qui repose sur l’idée que les hommes ne peuvent pas s’entendre car ils sont trop méfiants les uns envers les autres, beaucoup trop dominateurs pour vivre en harmonie, et que pour dépasser cette folie des hommes, un gouvernement monarchique serait la seule solution afin de soumettre tout le monde à la volonté d’un seul. Il est donc possible d’envisager que la forme même du récit de captivité suivrait cette logique. Car sans aller totalement dans le sens de Hobbes en imaginant qu’une personne devrait gouverner tout le monde, c’est cette même démarche d’unir les gens qui semble émerger dans le récit de captivité : celle de faire exploser les barrières pour mieux se comprendre. Le récit de captivité deviendrait alors en quelque sorte ce Léviathan capable d’unir les hommes, en favorisant la compréhension mutuelle en montrant que la sauvagerie ne réside certainement pas d’un seul côté, et que l’Autre n’est fondamentalement pas si étranger à nous-mêmes.
Notes
LA MARTINIERE, Pierre-Martin de, L’Heureux esclave, ou Relation des aventures du sieur de La Martinière, comme il fut pris par les corsaires de Barbarie & délivré. La maniere de combattre, sur Mer, de l’Afrique & autres particularitez, Paris, O. de Varennes, 1674 – N.B. Pour ce qui concerne la pagination de L’Heureux esclave, je me baserai sur les pages du PDF pris sur Gallica et non pas sur celles de l’œuvre, à cause de nombreuses erreurs de pagination qui compliqueraient la bonne compréhension de cet article.
Le corde à la Falaque est un long bâton de cinq pieds, auquel il y a quatre trous par où passe la corde.
Cette condamnation implique que l’on emmène l’homme en haut d’une tour, qu’on le dépouille, et qu’on le jette par une fenêtre, sur les ganges.
LA MARTINIERE, op. cit. p 24-25
LOUX, Françoise, Pierre-Martin de La Martinière: un médecin au XVIIͤ siècle, Imago, 1988.
PIOFFET, Marie-Christine, Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du grand siècle. Presses Paris Sorbonne, 2007.
MOUREAU, François, Captifs en Méditerranée (XVIͤ-XVIIIͤ siècles), Histoires, récits et légendes, Paris, PUPS, 2008, p. 265.
RAKOCEVIC, Robert, « L’espace et le récit aux temps classiques », Acta Fabula, volume 8, n°3, 2007, disponible sur <http://www.fabula.org/revue/document3188.php> (consulté en février 2016)
ANONYME, Dictionnaire historique, critique et bibliographique: contenant les vies des hommes illustres, célèbres ou fameux des tous les pays et de tous les siècles, etc. Chez Ménard et Desenne, 1821, p. 499.
GROBE, Edwin Paul, « Gabriel and Sébastien Brémond », Romance Notes, n° 2, (1953), IV, p. 132-135.
BREMOND, Gabriel de, L’Heureux Esclave, Nouvelle [1677], Paris, Pierre Witte, 1712, disponible sur <https://books.google.fr/books?id=vElcAAAAcAAJ&dq=gabriel+de+br%C3%A9mond+l%27heureux+esclave&hl=fr&source=gbs_navlinks_s> (consulté en février 2015).
PIOFFET, op. cit. p. 108.
Hassan al-Wazzan al-Hasan ibn Muhammad al-Zayyātī al-Fāsī al-Wazzān, dit Léon l’Africain, est un diplomate et explorateur d'Afrique du Nord des XVe et XVIe siècles, notamment connu pour avoir écrit la Description de l'Afrique, source de renseignement sur la vie, les mœurs, les us et coutumes dans l'Afrique du XVIe siècle.
LA MARTINIERE, op. cit. p. 248.
JANKELEVITCH, Vladimir, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 170-172.
LA MARTINIERE, op. cit. p. 156.
Juvénal, Satires, X, vers 47-48.
HOBBES, Thomas, Du citoyen [1642], traduction de Philippe Crignon, Paris, Gallimard, 2010, p. 75.
LA MARTINIERE, op. cit. p. 118-119.
Ibid. p. 155.
DESLANDES, André François, Histoire critique de la philosophie où l'on traite de son origine, de ses progrès, & des diverses révolutions qui lui sont arrivées jusqu'à notre tems, Volume 2, Chez F. Changuion, 1756, p. 335-336.
LA MARTINIERE, op. cit. p. 59-60.
Ibid, p. 37
Ibid, p. 38-39.
Ibid, p. 132-133.
Ibid, p. 135.
Ibid, p. 31.
Il faut néanmoins savoir qu’il s’agit d’une édition posthume, étant donné que La Martinière serait mort en 1672 et que cette édition a été publiée en 1708. Il faut donc garder un esprit critique vis-à-vis de cette nouvelle édition, étant donné que nous ne disposons actuellement d’aucune information pour attester qu’il s’agit bien d’un ajout de la part de la Martinière.
LA MARTINIERE, Pierre Martin de, Nouveau voyage vers le Septentrion, où l’on représente le naturel, les coutumes, et la religion des Norwégiens, des Lappons, des Kiloppes, des Russiens, des Borandiens, des Sybériens, des Zembliens, des Samoïédes, etc… Amsterdam, éditions Estienne Roger, 1708, p.7-9.
Ibid, p. 7-8.
PIOFFET, Marie-Christine, Espaces lointains, espaces rêvés dans la fiction romanesque du grand siècle. Presses Paris Sorbonne, 2007, p. 109.
Table des matières
1. Transnationalité et transculturalité. Le phénomène migratoire
Migration literature in Austria and Great Britain – a Comparative Thematic Approach
Migration et « nouvelle littérature mondiale » ? Étude croisée de la réception des littératures postnationales contemporaines en Allemagne et en France
Translating War: The Yugoslavian Conflicts as Represented in the Novels The Night Council by Dževad Karahasan and Frozen Times by Anna Kim
Migration literature as a new world literature? An overview of the main arguments
Exil et réinvention de l’identité chez Edward W. Said
2. Exil, erreurs, errances : l’expérience de l’ailleurs
La crémation des veuves indiennes et les voyageurs français au XVIIe siècle. Quand la Sati devient la Sorcière
Poétique de l'exil dans l'Hyperion de Hölderlin
Là où finit la terre : l’enjeu autobiographique du libertin dans Le voyage de Laponie
Instrument, Observation, Erreur : le Songe de Kepler
« Je pourrai m’y amuser en passant » : les voyages en France de La Fontaine et de Chapelle et Bachaumont
Le paradoxe de l’heureux esclave (Pierre-Martin de la Martinière)
L'inculturation des Jésuites en Chine. Pascal, Leibniz, Voltaire et la querelle des rites chinois
Errances identitaires à travers les procès dans L'Autre Monde : Les États et Empires de la lune et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac
3. Normes, textes et pratiques en Asie du Sud
Les appréhensions contradictoires des textes dans les chorégraphies de la danse Odissi en Inde
Poésie au féminin : la poétesse, porte-parole incontournable de ses pairs
Le ghungat : polysémie, représentation corporelles, valeurs et statuts autour du voile
Jouer la norme pour la changer par la pratique théâtrale
Définir la norme à Calcutta au XIXe siècle