Chez le voyageur, renaissant et classique, piqué du désir de donner forme scripturaire à son expérience de l’ailleurs, affleurent toujours à la surface de son esprit, quand il prend la plume, une angoisse, un interdit, un refus fondamental : celui de l’errance, associée aux âges obscurs et confus du Moyen-Âge, dont on retrouvera d’intenses résurgences dans l’imaginaire micheletin de la période, qui ne se départira pas de ces images d’un temps pétri de ténèbres, d’ombres et de chaos1. Ce jeu d’oppositions, mettant en contradiction deux périodes temporelles et deux rapports à la spatialité, conduit ainsi à une valorisation, garant de la réussite et du mérite de l’entreprise scripturaire viatique, aux XVIème, XVIIème et XVIIIème siècles, de l’ordre, du tour ramenant au point de départ, de l’itinéraire balisé, sur le déplacement erratique, incertain, labyrinthique, fruit du caprice d’une subjectivité et des hasards de la fortune. Comme le signale Normand Doiron dans son article « L’être et l’espace », ou plus généralement dans son ouvrage de référence, L’Art de voyager. Le déplacement à l’époque classique2, la perception de l’espace, et dès lors logiquement sa retranscription littéraire, est historiquement marquée et conséquence d’une certaine « construction de l’esprit » qui n’échappe pas au temps. Viateurs humanistes et classiques s’affirment comme de farouches anti-chevaliers errants, se positionnant à mille lieues de ces aventuriers qui se risquaient dans le lointain sans cartes, astrolabes et autres portulans. Ils suivent en cela les « arts de voyage », sur lesquels s’attarde Normand Doiron, qui leur permettent d’organiser leur déplacement de manière méthodique et initiatique, visant l’augmentation de leurs savoirs et l’édification de soi3. Il s’agit alors de devenir savant, ou courtisan accompli, en ouvrant un oeil curieux et averti sur le monde, épris de sciences, de philosophie, de politique etc., et en accumulant des savoirs à ordonner en vue de s’instruire et de se construire4. À cet égard, il n’est pas anodin de signaler le lien étymologique, en grec, entre « méthode » et « chemin », permettant notamment d’associer déplacement spatial et cheminement organisé de la pensée, suivant une coïncidence intensément explorée dans la philosophie de Descartes5.
Mais qu’en est-il d’un petit ensemble de récits de voyage écrits par des mondains, étiquetés « galants » ou « charmant[s] voyage », qui paraissent dans une forme de continuum sériel aux XVIIème et XVIIIème siècles ? Ces voyages en miniature « aux rives prochaines » relèvent-ils également de la logique de la méthode, de l’ordre, du tour accompli menant à l’accomplissement de soi, loin de toute forme d’errance, viatique ou subjective ? Deux exemples paradigmatiques du genre, et analysés souvent à ce titre, ont arrêté notre intérêt : le Voyage à Encausse6 (1656), écrit à quatre mains par messieurs Chapelle et Bachaumont, et la Relation d’un voyage de Paris en Limousin7 (1663) de La Fontaine. Prototypes d’un genre amené à faire un certain nombre d’émules, à l’image du Voyage de Normandie ou du Voyage de Chaumont (1689) de Regnard, des Aventures burlesques (1677) en Bourgogne de Dassoucy, du Voyage de Beaune (1716) de Piron, du Voyage à La Flèche (1734) de Gresset, du Voyage en Languedoc et en Provence (1740) de Lefranc de Pompignan, des voyages d’Hamilton, Du Mont, Desmahis, Bertin et Parny…, ses données génériques ont été bien étudiées par la critique8. Se détournant des ailleurs lointains exigeant d’embarquer pour des voyages au long court, des mondains partent explorer les terres juste au-delà de la Ville, juste au-delà du Centre que représente Paris. Jamais d’exotisme tapageur pour ceux que l’on pourrait qualifier de « promeneurs » : pour La Fontaine, le voyage en Limousin n’est qu’un prolongement opportun de balades entamées en rêve dans les faubourgs parisiens de Saint-Cloud ou de Charonne9, et le voyage de Chapelle et Bachaumont pour prendre les eaux, afin d’apaiser des maux d’estomacs mis à rude épreuve à Paris, dans la station thermale pyrénéenne d’Encausse, est avant tout l’occasion de se rappeler en chemin au bon souvenir de ses amis et d’établir une carte touristique des bons vins et des bonnes tables. Ces textes élisent alors l’infime des petits plaisirs, ceux de la bouche ou du regard10, dans un espace moins exotique qu’excentrique, empruntant les artifices stylistiques de la veine galante qui gonflent les menus faits en vue du divertissement des proches restés à Paris ou à Château-Thierry, à qui sont destinées ces lettres de voyage. Tout y est traité avec humour, légèreté, rapidité, sans aucune forme d’appesantissement, comme si l’impératif présidant à l’écriture viatique était celui de « glisser sur bien des pensées11 », mais aussi en suivant le principe de la varietas, qui se lit autant dans la manière galante qu’ont ces auteurs de faire alterner vers et prose12 que de renverser les tonalités.
Ces textes ne mettent pas en avant le parti pris, volontaire, de l’erratique, et que ce soient Chapelle ou Bachaumont, ou La Fontaine, les voyageurs s’identifient peu aux figures du chevalier errant, si ce n’est par manière de jeu badin entre un époux et sa femme destiné à valoriser l’entreprise d’écriture et à la rendre désirable : « Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde ; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez » (La Fontaine, p. 533). L’errance n’est jamais explicitement revendiquée, et le mot, l’un de ses dérivés (« errer », « errant », « erreur »), ou son champ sémantique synonymique (« vagabond », « s’égarer », « se perdre », « se tromper », « vaguer »…)13, n’apparaît d’ailleurs pas dans le corpus. Les voyages en France ne semblent donc pas se faire sous le haut patronage du hasard qui pourrait conduire à l’heureuse ou à la malheureuse surprise de la rencontre avec l’Ailleurs ou l’Autre, croisé au gré des sinuosités de la route, des erreurs de parcours, ou d’épisodes aventureux. Et l’importante fiabilité de l’itinéraire ne va pas conduire nos voyageurs sur les bords des chemins ou en terra incognita arpentée d’un pas vagabond, comportant toujours le risque mener à la déraison, à la folie et à l’erreur, généralement associée à l’hérésie14. À cet égard, chez Chapelle et Bachaumont, l’erreur dans les textes se résume généralement à des erreurs optiques15, ou aux erreurs du jugement littéraire des Précieuses ridicules de Montpellier.
Et pourtant, on sait à quel point la question de l’errance, vue souvent en mauvaise part dans ses Fables16, hante l’oeuvre et la poétique de La Fontaine, qui, non sans réticences, est contraint d’avouer dans son Épître XVI à Mme de la Sablière : « […] il faut qu’on se propose/ Un plan moins difficile à bien exécuter,/ Un chemin dont sans crime on se peut écarter. Ne point errer est chose au-dessus de mes forces17 ». Les personnages des Contes, et notamment l’Alaciel de La Fiancée du Roi de Garbe18, errent heureusement par terre et par mer, rapportant de ce voyage une fructueuse initiation, particulièrement dans le domaine de l’amour… Chapelle traite également de l’errance, notamment de son âme amoureuse, dans sa poésie19. Par ailleurs, certains auteurs critiques ont tendance à facilement associer ces relations à d’heureuses errances poétiques20. Difficile dès lors de ne pas envisager de quelles manières la carte tirée au cordeau du voyage ne pourrait pas être brouillée, ses lignes floutées, surimposant ainsi l’itinérance sur l’itinéraire.
Exil et itinéraire touristique : les étapes et instruments de la voie droite
Bien que des ambiguïtés persistent sur les origines réelles du voyage, puisque Chapelle et Bachaumont, tout comme La Fontaine, sont très peu bavards à ce propos, il semblerait que ce soit moins un désir de voyager qu’une contrainte, diététique ou politique qui pousse les mondains sur les routes. Laurence Rauline et Bruno Roche, dans l’introduction à leur édition du voyage de Chapelle et Bachaumont, notent :
On ne sait pas comment Chapelle et Bachaumont en sont venus à partager cette expérience de voyageurs […] pour se rendre à Encausse, petite station thermale aux pieds des Pyrénées, où ils sont censés aller soulager des maux d’estomac, en 1656. Il s’agit peut-être d’un exil masqué en voyage d’agrément, comme l’est, quelques années plus tard, le voyage de La Fontaine, qui accompagne en Limousin son oncle Jannart, victime des conséquences de la disgrâce de Foucquet21.
Chez Chapelle et Bachaumont, pourtant, nulle mention explicite n’est faite d’un quelconque exil. Bien sûr, l’épisode de Montpellier, où ils retrouvent Dassoucy, un vieil ami de Chapelle22, accusé d’homosexualité et poursuivi par toute la ville, révèle quand même une certaine inquiétude politique. Chapelle et Bachaumont vont d’ailleurs fuir la ville au plus vite, étrangement effrayés à l’idée d’être la cible de mêmes accusations… Cependant, l’origine politique d’un éventuel exil n’est jamais évoquée. En revanche, les causes du voyage de La Fontaine sont un peu plus claires, et ont fait l’objet de travaux critiques, assez anciens désormais, entérinant de manière plus définitive les raisons du départ23. Il est certain que l’oncle Jannart a été disgracié par le roi, mais La Fontaine est-il compris dans l’ordre royal ou l’a-t-il simplement accompagné pour lui tenir compagnie et pour son agrément ? Toujours est-il qu’il qualifie explicitement le « voyage », terme qui sert pourtant à étiqueter le déplacement en Limousin dans le titre, d’ « exil »24 :
Je remets la description du château à une autre fois, afin d’avoir plus souvent l’occasion de vous demander de vos nouvelles, et pour ménager un amusement qui vous doit faire passer notre exil avec moins d’ennui. (La Fontaine, 5 septembre 1663, p. 551)
Les implications sont lourdes sur le rythme du voyage, enlevé et sous surveillance : un émissaire royal, M. de Châteauneuf, se charge de s’assurer que l’exécution de la sentence d’exil est bien effective, et que l’on ne s’attarde pas en chemin pour musarder. Le déplacement doit se faire dans des délais raisonnables et relativement brefs. Continuellement, le « valet de pied du roi » joue la montre, et une certaine urgence tend le voyage comme le récit, puisque le regard n’a pas le temps de s’arrêter aux détails qu’il souhaiterait contempler et que l’auteur doit dès lors se contraindre à une certaine poétique de la lacune et de l’incomplétude, notamment dans le domaine descriptif.
Il fallut à la fin que l’oncle et la tante se séparassent ; les derniers adieux furent tendres, et l’eussent été beaucoup davantage si le cocher nous eût donné le loisir de les achever. Comme il voulait regagner le temps qu’il avait perdu, il nous mena d’abord avec diligence. (30 août 1663, p. 536)
[…] pour moi, je n’en ai rien vu : le cocher ne voulait arrêter qu’à Châtres (30 août 1663, p. 537)
Je n’eus pas assez de temps pour voir le rempart […]. (30 août 1663, p. 541)
Nous n’eûmes pas le loisir de voir le dedans [château de Blois]. […] J’eusse fort souhaité voir son jardin de plantes, lequel on tenait, pendant sa vie, pour le plus parfait du monde : il ne plut pas à notre cocher, qui ne se soucia que de déjeuner largement, puis nous fit partir. (3 septembre 1663, p. 544)
Au reste le cardinal de Richelieu, comme cardinal qu’il était, a eu soin que son château fût suffisamment fourni de chapelles. Il y en a trois, dont nous vîmes les deux d’en haut ; pour celle d’en bas, nous n’eûmes pas le temps de la voir, et j’en ai regret, à cause d’un saint Sébastien que l’on prise fort (12 septembre 1663, p. 557)
[…] notre promesse et la crainte de faire attendre le voiturier nous obligèrent de sortir du lit devant que l’Aurore fût éveillée. Nous nous disposâmes à prendre congé de Richelieu [le château] sans le voir. (19 septembre 1663, p. 563)
La traversée de la France se fait dès lors au pas de course, au rythme enlevé des carrosses qui ne s’attardent pas en chemin, suivant les humeurs des cochers, bien plus animés de soucis alimentaires que touristiques : l’élection de l’itinéraire n’est pas le fait d’une subjectivité autonome. Le tracé de la voie vers le Limousin dépend majoritairement d’autrui, dont les exilés suivent les injonctions, les volontés et les lubies.
Mais que le parcours relève de l’itinéraire balnéaire ou du trajet d’un exil, il suit les voies droites des routes et des fleuves, mieux balisés en cette seconde moitié de XVIIème siècle par un pouvoir royal soucieux de centralisation et d’assurer sa main-mise sur l’ensemble du territoire, ainsi que par un ensemble de « guides » de voyage25, établissant des itinéraires clairs minimisant les risques de l’errance. La Fontaine note que les traites se font rapidement et sans encombres majeurs, si l’on excepte les sautes d’humeur des cochers et la mauvaise compagnie, et que les routes sont « agréable(s) », l’adjectif revenant à plusieurs reprises : « De Cléry à Saint-Dié, qui est le gîte ordinaire, il n’y a que quatre lieues, chemin agréable et bordé de haies […] » (p. 542). Les chemins et fleuves que suit le carrosse paraissent harmonieusement émondés et entretenus. Aucun passage difficile, aucunes intempéries ne viennent troubler le voyage, effectué à une saison où les routes sont plus aisément praticables qu’en plein hiver. Madame de Sévigné avait sueurs froides et « dragons », terme de l’idiolecte sévignéen qui désigne d’intenses angoisses, quand elle imaginait sa fille, se rendant en Provence, passer montagnes et fleuves dangereux26. À l’inverse, les voyages vers le Limousin ou dans les alentours d’Encausse se font relativement paisiblement, et les petites mésaventures de la route sont davantage l’occasion de passages parodiques que de grandes déplorations lyriques. Dans la forêt de Tréfou, l’équipage de La Fontaine ne rencontre pas les effroyables brigands censés la peupler : La Fontaine se contente de déplorer ironiquement que ces voleurs de grand chemin ne soient pas plus occupés à servir de chair à canon lors de guerres bienvenues27 et le désagrément d’une arrivée un peu en retard à Étampes, l’étape du jour. Quant à Chapelle et Bachaumont, ils seront surpris par un orage à Narbonne, mais ce dernier sera plutôt l’occasion d’une pause touristique extrêmement désagréable et d’un pastiche de déluge biblique que d’une lamentation sur les dangers de la route. Enfin, la bonne organisation de nos voyageurs, qui ont planifié les étapes, se sont arrangés pour que des carrosses les attendent, ont prévenu leurs amis de leur arrivée et de leur éventuel séjour, laissent peu de place au hasard et au chaos. Même hors du centre parisien, ils sont en terrain connu, accueillis par de proches connaissances qui leur servent d’hôte et de guide de choix. Rien ne vient réintroduire de l’aventureux au sein du cheminement ordonné. Les modèles odysséens et picaresques, revendiqués par Dassoucy dans ses Aventures burlesques28, sont d’ailleurs doués d’un traitement comique et parodique : les voyageurs ne se représentent pas comme de nouveaux Ulysse, ballotés çà et là par les flots et la fortune. Au contraire, une dégradation burlesque touche ces modèles. La Fontaine reprend le motif picaresque de la mauvaise auberge29, susceptible de rapprochements incongrus quand il y a déficit de lits dans des maisons prises d’assauts par les voyageurs, sans pour autant s’identifier au jeune picaro jeté sur les routes à la recherche de la bonne fortune, comme dans les romans picaresques de l’époque30. De même, Chapelle et Bachaumont vont jouer avec le mythe odysséen, qu’ils parodient : les belles d’Agen piègent les hommes non par leur chant mais par leur conversation. Et pourtant, ce ne sont pas elles qui tombent amoureuses de nos voyageurs, mais le petit Dortis31 ! Ces mondains, lancés sur les routes de France, ne s’associent donc pas aux grandes figures de l’errance que sont Ulysse ou le picaro donquichottien.
Une organisation irréprochable, la possession de cartes et d’itinéraires composés par des guides soucieux du bien-être des voyageurs, le bon état et l’entretien des routes semblent permettre de garder à bonne distance le risque de l’errance, celle vue en mauvaise part par les rédacteurs des dictionnaires du temps. Et pourtant, des sinuosités et des écarts se laissent tout de même percevoir, transposant notamment sur le plan de l’écriture les irrégularités que le chemin tracé d’avance n’autorise pas. À la méthode du chemin ne semble pas équivaloir, dans un jeu de non-concordance qui défie la logique étymologique et la philosophie d’un Descartes, le chemin méthodique de la pensée et de l’écriture.
« Je pourrai m’y amuser en passant32 » : promenade erratique, lenteur, divertissement et plaisir
Malgré l’organisation d’un chemin précis, l’impression laissée à la lecture par ces deux récits de voyage n’est jamais celle de la voie droite stoïcienne et méthodique. Si l’itinéraire semble rectiligne, ces mondains optent largement pour le détour voire pour l’égarement, dès qu’une échappée s’offre à eux. D’ailleurs, la manière dont La Fontaine qualifie son désir de voyage est symptomatique de cette mise à distance de la rectitude contrainte de la route. Il signale, dans la première lettre qu’il adresse à sa femme : « La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu le pressentiment de l’ordre du roi » (p. 534). La fantaisie a donc précédé l’ordre royal, le devançant et parvenant à l’effacer, l’annuler : seule la fantaisie reste, fantaisie relevant de l’humeur du moment, de la lubie, mais aussi du caprice, de la bizarrerie33. Chez Chapelle et Bachaumont, le trajet jusqu’à Encausse sert davantage de prétexte au voyage et aux retrouvailles avec des amis éloignés que de véritable but. L’épisode des bains thérapeutiques est au demeurant traité en quelques lignes, succinctes, lapidaires et avares en détails descriptifs et pratiques :
Encausse est un lieu dont nous ne vous entendrons guère ; car, excepté ses eaux qui sont admirables pour l’estomac, rien ne s’y rencontre. Il est aux pieds des Pyrénées, éloigné de tout commerce, et l’on n’y peut avoir autre divertissement que celui de voir revenir sa santé. (p. 60)
La cure ne présentant aucun intérêt narratif aux yeux des voyageurs, ils font plutôt d’Encausse l’espace d’une rencontre incongrue et merveilleuse, digne d’une page de roman, celle du Dieu de la Garonne, qui physiquement, dans un étrange syncrétisme, est au croisement des figures du lutin, du sage et du dieu de la mythologie antique. Il vient leur apporter, par la fable, réponse à leurs interrogations sur les origines des hautes marées, et le mouvement singulier de flux et du reflux de ce fleuve. L’écriture, qui pourrait atteindre à propos d’Encausse une acmé descriptive, n’auréole pas le but du voyage d’une valeur particulière, de fait rapidement oublié sous la fantaisie narrative. L’anecdote, centrale, semble donc signaler, à la manière d’un petit manuel de lecture, que l’intérêt du voyage ne se situe pas dans la destination, mais dans l’a-côté, le paratopique, qu’il soit réel ou imaginaire. D’ailleurs, le voyage de retour à Paris n’est pas entrepris sur la même route, puisque Chapelle et Bachaumont décident de visiter la Provence, et cet écartement de la route initiale montre dès lors un véritable plaisir de la promenade en France, sans but autre que celui de l’agréable balade et de la satisfaction des appétits du corps. Le plaisir du détour l’emporte donc souvent sur le but, et La Fontaine traite avec bonheur, dans ce qu’on pourrait appeler un véritable éloge de la lenteur, de ces délicieux moments où le train effréné des coches peut être ralenti, notamment par la marche à pied : entre Cléry et Saint-Dié, la beauté du paysage lui « fit faire une partie de la traite à pied » (p. 542). Plus généralement, quand l’oncle Jannart se débat avec les contraintes, administratives ou triviales, du monde, qui l’accaparent et le poussent à un empressement néfaste, La Fontaine musarde et use pleinement de son temps de loisir, au sens étymologique du terme. L’otium épicurien est délicieusement consommé :
Les occupations que nous eûmes à Clamart, votre oncle et moi, furent différentes. Il ne fit aucune chose digne de mémoire : il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires. Il n’en fut pas ainsi de moi : je me promenai, je dormis, je passai le temps avec les dames qui nous vinrent voir. (p. 536)
De plus, le poète, dès que possible, se détourne de la route la plus diligente pour faire des écarts touristiques, imposant ainsi en surimpression, sur le trajet de l’oncle Jannart, un tracé plus erratique au parcours, guidé par une humeur exploratrice :
Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir : les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. de Châteauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’accompagner : je le pris au mot ; et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin. (p. 549)
La Fontaine goûte ces détours qui permettent de retrouver un tempo moins contraire à sa fantaisie et à son humeur, et qui conduisent à s’échapper de l’itinéraire circonscrit, lui donner une forme plus sinueuse, moins certaine et plus capricante. Cette prédilection pour la sinuosité méandreuse du parcours, qui oublie à escient la destination, va trouver son point d’orgue dans l’apologie de l’égarement dans le jardin ombragé du château de Richelieu : La Fontaine s’enfonce à plaisir dans la douce obscurité des allées couvertes, augmentée par le déclin du jour, propice aux fulgurances poétiques :
Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause [du regard posé rapidement sur une série de statues]. Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse, et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables, et où je me plairais extrêmement à avoir une aventure amoureuse ; en un mot, de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes. […] Je m’enfonçai dans l’une de ces allées, M. de Châteauneuf, qui était las, me laisse aller. À peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis forcé par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. […] Je serais encore au fond de l’allée où je commençais ces vers si M. de Châteauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard. (p. 561)
L’obscurité inquiétante de la forêt de Tréfou, peuplée de brigands, est oubliée : plus besoin de traverser les ténèbres au pas de course afin d’assurer sa sécurité. À l’inverse, le temps ne semble plus avoir de prise dans cet espace baigné d’une lumière intermédiaire aux derniers moments du crépuscule : égaré dans la contemplation de la nature et la méditation poétique, le voyageur oublie l’heure de la montre et le monde hors du jardin, et se plaît à errer dans cet univers à l’écart que constitue le parc de Richelieu. Malgré la prégnance de l’itinéraire, écarts, détours, tentatives de ralentissement de la course effrénée des coches permettent de réinscrire de l’erratique au sein même du trajet, contraint par le but du voyage, ou par une injonction politique.
Par ailleurs, ces relations de voyage insistent à de multiples reprises sur le vocabulaire de la curiosité et soulignent un « désir de voir34 » qui meut les voyageurs. Curiosité, humeur et subjectivité servent donc de principe dynamique et président aux arrêts et détours effectués par les voyageurs.
Je lui veux [à la Loire, le fleuve] du mal en une chose : c’est que, l’ayant vue, je m’imaginai qu’il n’y avait plus rien à voir ; il ne me resta ni curiosité ni désir. Richelieu m’a bien fait changer de sentiment. (p. 546)
La curiosité, ici hyperbolique pour ce qui concernera le château de Richelieu, semble bien être ce qui motive l’ensemble du voyage chez La Fontaine. De même, Chapelle et Bachaumont la mentionnent à de plusieurs reprises comme à l’origine d’écarts de la voie normale afin de faire des haltes touristiques :
La curiosité de savoir ce que c’était nous fit avancer plus avant. (p. 73)
Nous ne pûmes, étant si proches de Nîmes, refuser à notre curiosité de nous détourner pour aller voir Ces grands et fameux bâtiments/ Du pont du Gard, et des Arènes […]. (p. 77)
Une description magnifique qu’on a fait autrefois de cette place [le fort de Marseille] nous donna la curiosité de l’aller voir. (p. 80)
Cette curiosité est alors alimentée par le désir de voir les « merveilles » dont les mérites ont été vantés par les guides de voyage, les amis ou les trompettes de la renommée. Mais on peut également noter la présence d’une esthétique de la merveille en miniature, où un regard personnel va transmuer des faits infimes en extraordinaire parce que ces faits sont liés à l’intime, voire à une intimité partagée avec le destinataire des lettres. La merveille n’est donc pas nécessairement exotique, ou extraordinaire, car relevant de la singularité de l’ailleurs : c’est un regard intérieur, créant les formes d’un exotisme subjectif, qui donne leur étrangeté aux choses, généralement en forme burlesque. L’apparition de l’ami d’Aubeville en Icare tombant des nues, fondant sous le soleil, relève de cette esthétique : le regard subjectif déforme la vision, crée une méprise burlesque, qui transforme le proche en étranger. La subjectivité déforme donc la perception, comme le signale également La Fontaine, pour qui le temps passe à des allures bien diverses suivant les moments :
Selon la vérité, cette avenue peut avoir une demi-lieue ; mais, à compter selon l’impatience où j’étais, nous trouvâmes qu’elle avait une bonne lieue tout au moins. Jamais préambule ne s’est rencontré si mal à propos, et ne m’a semblé si long. (p. 552)
Ainsi, c’est sous le patronage d’une curiosité et d’une manière de voir hautement personnelle et subjective que s’écrivent ces voyages. À cet égard, l’opération de sélection des passages et des vignettes descriptives fait du regard un instrument éminemment subjectif : les guides racontent, avec ordre et minutie, les singularités et merveilles des lieux à traverser, quand nos voyageurs échantillonnent au gré de leur humeur, construisant ainsi une véritable esthétique de la lacune.
Le reste du château nous parut indigne de nous arrêter. (La Fontaine, p. 547)
ce qui me retient [de décrire], c’est le défaut de mémoire, pouvant dire la plupart du temps que je n’ai rien vu de ce que j’ai vu, tant je sais bien oublier les choses. (La Fontaine, p. 552)
Le regard vagabonde, erre, s’arrête où bon lui semble, capté par ce qui attise son intérêt et éveille sa sensibilité, ou sa veine goguenarde : « Nos gens et moi nous ne manquâmes pas/ De promener à l’entour notre vue:/ J’y rencontrai de si charmants appas/ Que j’en ai l’âme encore toute émue » (La Fontaine, p. 545). Chapelle et Bachaumont se refusent à d’amples passages descriptifs, et choisissent souvent les vignettes plaisantes qui pourront divertir le lecteur, à l’image de la galerie de portraits des Précieuses de Montpellier. À l’ordre du voyage s’oppose alors une errance du regard, dont les mouvements sont fortement liés à la subjectivité des voyageurs, qui observent et s’arrêtent suivant leurs goûts et leurs humeurs. Le motif de l’errance de la vue est d’autant plus essentiel chez La Fontaine qu’il s’oppose à la scène écrite sur un mode lyrique et pathétique de l’enfermement de Foucquet, théâtre d’une dramatique myopie dont se lamente le poète, métaphorique de la répression injuste que lui a infligée Louis XIV.
De tout cela [château d’Amboise et immense panorama sur la Loire] le pauvre M. Foucquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment : on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir […]. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clé : au défaut, je fus longtemps à considérer la porte […]. (p. 545)
Cet interdit barbare de ne pouvoir contempler les beautés du paysage qui auraient ravi et diverti un esthète comme Foucquet, est redoublé dans le texte, dans un jeu de symétrie, de l’impossibilité dans laquelle se trouve La Fontaine de pouvoir voir le cachot. Les murailles s’accumulent pour bloquer la vue et empêcher d’accéder à l’essentiel. Mais La Fontaine ne va pas se laisser entraver par cette contrainte, et il profite en chemin de l’heureuse diversité des paysages et des constructions humaines.
À cette jouissance du divers, sans forme d’errance du regard, va répondre une écriture de la variété, extrêmement capricante, emportant le lecteur dans le mouvement même du voyage. D’ailleurs, La Fontaine ne cesse d’établir des jeux de correspondance entre voyage et écriture, puisqu’il se sert des mêmes termes pour évoquer le trajet ou son travail d’écriture, qui deviennent métaphoriquement interchangeables :
Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume […]. (p. 554)
Avec cela, je crois qu’il est bon de ne point passer par-dessus cet endroit de mon voyage sans vous en faire la relation. Quelque mal que je m’en acquitte, il y aura toujours à profiter ; et vous n’en vaudrez que mieux de savoir, sinon toute l’histoire de Richelieu, au moins quelques singularités qui ne me sont point échappées, parce que je m’y suis particulièrement arrêté. (p. 552)
Outre l’écriture qui refuse de « passer par-dessus », comme on passerait sans la regarder une rivière, le verbe « arrêter », au sens originellement spatial, prend un sens métaphorique stylistique, désignant le fait de ménager une pause descriptive. Inversement, le terme littéraire « digression35 » que l’on retrouve dans le texte, emprunt étymologique au latin digressio signifiant « action de s’éloigner », peut réactiver l’imaginaire spatial contenu dans son origine sémantique et devenir emblématique d’une certaine manière d’envisager le voyage. Ainsi, aux détours du voyage répondent les soubresauts d’une écriture qui refuse tout appesantissement, proposant d’ « assaisonner » (p. 553) continuellement le réel : nos auteurs se font alors prosateurs et poètes, chroniqueurs, romanciers, moralistes, collectionneurs de légendes, galeristes galants, gazetiers… ne cessant de changer de style de plume, de mélanger les genres, les tonalités pour divertir les mondains restés à Paris ou à Château-Thierry. De nombreux travaux36 ont insisté sur l’alacrité et le caractère erratique de cette écriture divertissante, qui pousse à faire dévier de la voie, à décoller des pesanteurs du quotidien pour proposer un autre rapport au temps et à l’espace, qui ne cessent de se confronter, de se superposer, de s’interpénétrer dans un jeu de vases communicants visant à faire du texte un espace labyrinthique. Au reste, La Fontaine refuse clairement le plan organisé pour proposer une poétique de l’heureuse incomplétude et de la mosaïque :
De vous faire un plan, c’est à quoi je ne m’amuserai point, et pour cause. (p. 546)
Le poète préfère la cartographie aléatoire et incertaine d’une table de mosaïque37, ornement célèbre de Richelieu dont l’organisation entre diversité et unification, hasard et ordre, n’est pas sans rappeler cette surimpression des détours sur l’itinéraire organisé par le roi, ou les méandres de l’écriture, efflorescences rhizomatiques38 sur le schéma du guide touristique.
Elle est pièce de rapport,
Et chaque pièce est un trésor ;
Car ce sont toutes pierres fines,
[…] Le savoir de Pallas, aidé de la teinture,
Cède au caprice heureux de la simple nature ;
Le hasard produit des morceaux
Que l’art n’a plus qu’à joindre, et qui font sans peinture
Des modèles parfaits de fleurons et d’oiseaux. (p. 559)
L’errance hasardeuse, l’espace labyrinthique, l’écart, le détour, le caprice sont donc au fondement de l’entreprise scripturaire, ce qui ne va pas sans implications sur le plan politique : l’écriture s’éloigne constamment de la voie droite pour brouiller le plan initial imposé par l’ordonnance royale. Le divers et l’erratique l’emportent ainsi sur la ligne droite de la pensée, le chemin, la méthode, et La Fontaine, tout comme Chapelle et Bachaumont, valorisent les surprises des rencontres extraordinaires ou incongrues, ou l’ombre de l’incertitude que créent bosquet et forêts.
Pour rendre compte d’un trajet imposé ou balisé, ces voyageurs usent d’une écriture capricante qui réintroduit désordre, éparpillement et dispersion au sein d’un itinéraire spatial relativement rectiligne. Bien sûr, ce détournement de la voie droite mine un ordre géographique minutieusement acquis par le pouvoir royal, qui entend bien rayonner directement et en maître sur l’ensemble du royaume, suivant une politique de centralisation qui vise à asseoir la main-mise du Roi Soleil dont les rayons doivent atteindre sans heurts les régions les plus reculées comme la Provence ou les Pyrénées. D’ailleurs, La Fontaine fait le choix de mettre en avant dès le début de son récit la brisure, qui rappellera les fêlures et les incomplétudes scripturaires, celle de l’épée de son oncle Jannart qui se casse au départ de Paris, alors que cette dernière est censée marquer le lien avec le suzerain… L’écriture de ces récits viatiques ne relève donc pas de la logique de la mise en ordre de la pensée, qui aurait ainsi parfaitement correspondu à la rectitude de la route : une fondamentale liberté préside à l’activité scripturaire, de l’ordre de la fantaisie et du caprice, qui ne va non plus sans un souverain rire ou sourire qui éloigne des pesanteurs du réel, notamment politiques. Ils révèlent ainsi un penchant pour l’errance, le génie de la dispersion et l’écart libérateur, loin des sentiers battus du raisonnement et de la pensée.
Notes
Outre les images de brouillard envahissant l’Europe, la mention de la tristesse généralisée du Moyen-Âge et de sa violence, Michelet signale, dans un jeu d’opposition radical entre les époques qui n’est pas sans rappeler la manière dont l’âge classique se définit en partie : « À l’époque où cette histoire est parvenue, au dixième siècle, nous sommes bien loin de cette lumière des temps modernes », Histoire de France, vol. 2, Bruxelles, Louis Hauman, 1834, p. 297.
Normand Doiron, L’Art de voyager. Le déplacement à l’époque classique, Presses de l’Université de Laval, 1995 ou « L’être et l’espace », Revue Dix-septième siècle, Paris, PUF, n° 252, 2011/3, p. 489-500.
Suivant l’idée encore très prégnante, et qui a fait particulièrement florès au XIXe siècle, selon laquelle « les voyagent forment la jeunesse ». L’ouvrage fictif de Fénelon, Les aventures de Télémaque (1699), va synthétiser, à la fin du siècle, ces conceptions classiques du voyage, en faisant un parcours initiatique pédagogique et moral essentiel pour le jeune d’Ulysse, comme le signale Sylvie Requemora-Gros dans la version éditée de sa thèse, Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVIIème siècle, Paris, PUPS, 2012, p. 544-561.
Friedrich Wolfzettel insiste également sur cette dimension de la mise en ordre du monde par le récit de voyage dans le chapitre « Le voyage au XVIIe siècle : un discours de l'Ordre », dans Le discours du voyageur, Paris, PUF, 1996, p. 121-230.
François-Xavier de Peretti est revenu sur ces liens entre le voyage et la méthode de Descartes dans une conférence donnée le 3 décembre 2014 dans le cadre du séminaire « Expérience de l’Ailleurs, expérience de l’Autre » organisé par le CIELAM, intitulée : « Figures du voyage, de l’errance et de l’exil chez Descartes ».
Chapelle et Bachaumont, Voyage à Encausse, Laurence Rauline et Bruno Roche (éd.), Saint-Étienne, Institut Claude Longeon, 2008.
Jean de La Fontaine, « Relation d’un voyage de Paris en Limousin », dans Oeuvres diverses, Pierre Clarac (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Tome II, 1968, p. 533-568.
Voir : Roger Duchêne (dir.), La Découverte de la France au XVIIe siècle, Paris, CNRS, 1980 ; Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud (dir.), Le Voyage en France au XVIIe siècle, dans Autour de Madame de Sévigné, PFSCL, Paris-Seattle-Tübingen, 1997, Biblio 17, n° 105 et notamment Normand Doiron, « Le voyage burlesque : théorie d'un genre », p. 369-345 ; Daniel Sangsue, « Le récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles), Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 101, 2001/4, p. 1139-1162 ; Jean-Michel Racault, « Pour une poétique du prosaïque », dans Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues, Sarga Moussa (dir.), Poésie et voyage. De l’énoncé viatique à l’énoncé poétique, Paris, La Mancha, 2002, p. 61-81; Jean-Daniel Candaux, « Voyager en vers et en prose : permanences et innovations d'un genre », op. cit., p. 49-60 ; le chapitre VII de Normand Doiron, « Le voyage galant », op. cit., p. 97-111 ; le chapitre de Sylvie Requemora-Gros, « Échappée vers un ailleurs poétique : poésie du voyage/voyage poétique », op. cit., p. 302-327.
« Il y avait plus de quinze jours que je parlais d’autre chose que d’aller tantôt à Saint-Cloud, tantôt à Charonne, et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir », op. cit., p. 534.
Au cours de son périple, La Fontaine va en effet s’arrêter aux charmes artistiques (tableaux, sculptures, jardins…) des demeures, châteaux, villes et domaine qu’il visite.
L’expression est empruntée à la lettre du 12 juillet 1671 de Madame de Sévigné à sa fille : « Mais comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées et ne pas faire semblant de les voir ; je crois que vous en faites de même », Lettres de l'année 1671, Roger Duchêne et Nathalie Freidel (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2012, p. 241.
Ces auteurs usent alors de la forme « prosimètre », mêlant habilement vers et prose au sein d’une même narration, dont Paul Pellisson donne une définition : « les vers n'y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d'une même narration », Discours sur les Oeuvres de Monsieur Sarasin, dans L'esthétique galante, Alain Viala (dir.), Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989, p. 57.
Dans le Dictionnaire de l’Académie de 1694, l’adjectif « vagabond » signifie « qui erre çà & là ».
Les dictionnaires de l’époque, que ce soit le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) ou le Dictionnaire de l’Académie (1694), signalent tous la parenté entre « errer » et « erreur », en lien avec la question de l’hérésie : errer, c’est « se tromper, avoir fausse opinion », et notamment « errer dans la foi ». Chez Furetière, l’adjectif « errant » est illustré par l’exemple des « pauvres frères errants », hérétiques, dignes de pitié à ce titre. Le terme « erreur » au pluriel en vient même à signaler « les longs voyages remplis de traverses », et en particulier le voyage erratique d’Ulysse, l’Odyssée étant aussi appelée « les erreurs d’Ulysse ».
Chapelle et Bachaumont ont une « vision » sur la route : ils voient arriver un cavalier monstrueux, mi-animal, mi-Icare tombant des nues, fondant à l’image d’un tableau sur lequel on aurait jeté de l’eau. Ce monstre « bizarre », ridicule et étrange, est en fait leur ami d’Aubeville, qu’ils reconnaîtront une fois qu’il se sera approché.
On connaît le sort malheureux du pigeon qui erre loin de son logis dans la fable « Les Deux Pigeons » (IX,2). De plus, le voyage est généralement vu comme néfaste dans les Fables. Voir à ce propos : Jacques Chupeau, « La Fontaine et le refus du voyage », dans L'information littéraire, n°20, 1968, p. 62-72 ; Olivier Leplâtre, « Les animaux voyageurs chez La Fontaine », dans Chemins d'étoile, n°12 : « Le bestiaire voyageur », 2006, p. 222-234 ; Sylvie Requemora-Gros, « La Fontaine ou le voyage "aux rives prochaines" », dans Lectures de La Fontaine. Le recueil de 1668, Christine Noille (dir.), Rennes, PUR, coll. « Didact Français », 2011, p. 259-269.
La Fontaine, op. cit., p. 645.
La Fontaine, « La Fiancée du Roi de Garbe », dans Contes et nouvelles en vers, Paris, Flammarion, 1982.
« Mon âme, en ces lieux vagabonde,/ Ressent son extrême pouvoir ;/ À peine avais-je dans le monde/ Un plus grand désir de la voir./ Sans ce mal qui me fait la guerre,/ J’aurais à souhait tous les biens ;/ Dans les champs bienheureux où j’erre,/ Ce ne sont qu’épicuriens », Chapelle, « L’ombre de Daphnis », dans Voyage de Chapelle et Bachaumont suivi de leurs poésies diverses, Paris, Chez Constant Letellier fils, 1826, p. 102.
Daniel Sangsue fait de Chapelle et Bachaumont les muses de Nerval à l'origine de sa « fantaisie humoristique » viatique, qui se détourne du lyrisme romantique d'un Chateaubriand ou d'un Lamartine. Le motif de l'errance passe dès lors du XVIIe au XIXe, venant souligner en retour la composante erratique du parcours des mondains en voyage : « Il vaudrait la peine de relire certains textes romantiques dans la perspective du voyage humoristique. Ainsi Les Nuits d’octobre de Nerval, récit de l’errance d’un voyageur qui désire se rendre à Meaux et qui, ayant raté l’omnibus, vagabonde dans toutes sortes de lieux parisiens, puis atteint enfin sa destination, mais par un itinéraire rendu tortueux par la complication des lignes de chemin de fer et des correspondances [...] », op. cit., p. 1152.
Laurence Rauline et Bruno Roche, op. cit., p. 8.
Madeleine Alcover, « Un gay trio : Cyrano, Chapelle, Dassoucy », dans R. Heyndels et B. Woshinsky (éd.), L'Autre au XVIIe siècle, Biblio 17, vol. 117, Tubingen, 1999, p. 265-275.
Léon Petit, « Autour du procès de Foucquet ; La Fontaine et son oncle Jannart sous la griffe de Colbert », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 1947, p. 193-210.
Même si le terme peut aussi avoir une acception plus neutre et simplement désigner l’éloignement des deux hommes loin des terres de Château-Thierry : le mot « exil » viendrait alors poétiquement qualifier cette distance séparant les parents, le substantif s’est tout de même glissé dans le texte.
Le trajet de Chapelle et Bachaumont en Provence suit d’ailleurs l’itinéraire conseillé : Montpellier, Marseille, Avignon… Sur la question des guides de voyage au XVIIe siècle, voir notamment : Chantal Liaroutzos, « Savoir et pouvoir dans les guides routiers français du XVIIe siècle », dans Autour de Madame de Sévigné, op. cit., p. 135-148.
« Ah ! Ma bonne, quelle lettre ! quelle peinture de l'état où vous avez été ! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril ! Je sais bien qu'il est passé, mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de la fin, sans frémir d'horreur. Et M. de Grignan vous laisse conduire la barque ! et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous ! Au lieu de vous faire attendre que l'orage fût passé, il veut bien vous exposer, et vogue la galère ! Ah mon Dieu ! Qu'il eût été bien mieux timide, et de vous dire que si vous n'aviez point de peur, il en avait, lui, et ne souffrirait point que vous traversiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait ! Que j'ai de peine à comprendre sa tendresse en cette occasion ! Ce Rhône fait peur à tout le monde ! Ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toute mesure ! Un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche ! Et quel miracle que vous n'ayez pas été brisée et noyée dans un moment ! », op. cit., p. 89.
« Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre : en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe ; ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer », p. 537.
Voir à ce propos l’article de Dominique Bertrand, « Les aventures de Dassoucy en France : une odyssée burlesque ? », dans Le Voyage en France au XVIIe siècle, op. cit., p. 333-345.
« Comme Saint-Dié n'est qu'un bourg, et que les hôtelleries y sont mal meublées, notre comtesse n'étant pas satisfaite de sa chambre, M. Châteauneuf voulant toujours que votre oncle fût le mieux logé, nous pensâmes tomber dans le différend de Potrot et de la dame de Nouaillé. Les gens de Potrot et ceux de la dame de Nouaillé ayant mis, pendant la foire de Niort, les hardes de leur maître et de leur maîtresse en même hôtellerie et sur même lit, cela fit contestation. Potrot dit : « Je coucherai dans ce lit-là. - Je ne dis pas que vous n'y couchiez, repartit la dame de Nouaillé, mais j'y coucherai aussi. » Par point d'honneur, et pour ne se pas céder, ils y couchèrent tous deux. La chose se passa d'une autre manière ; la comtesse se plaignit fort, le lendemain, de puces », op. cit., p. 542.
On peut citer par exemple L'Histoire comique de Francion (1623) de Charles Sorel, Le Roman comique (1653) de Paul Scarron ou Le Roman bourgeois (1666) d'Antoine Furetière.
« Un nombre infini de personnes y [à Agen] passé le reste de leur vie sans en pouvoir sortir. Le fabuleux palais d'Armide ne fut jamais si redoutable. Nous y trouvâmes M. de Saint-Luc arrêté depuis six mois ; Nort depuis quatre années ; et Dortis depuis six semaines ; et ce fut lui qui nous instruisit de toutes ces choses, et qui voulut absolument nous faire voir les enchanteresses de ce lieu. Il pria donc toutes les belles de la ville à souper ; et tout ce qui se passa dans ce magnifique repas nous fit bien connaître que nous étions dans un pays enchanté. […] Il est impossible de les voir et de conserver sa liberté ; et c'est la destinée de tous ceux qui passent en ce lieu-là, s'ils ont la permission d'en sortir, d'y laisser au moins leur cœur pour otage d'un prompt retour. Ainsi donc qu'avaient fait les autres,/ Il fallut y lasser les nôtres./ Là, tous deux ils nous furent pris:/ Mais, n'en déplaise à tant de belles,/ Ce fut par l'aimable Dortis ;/ Aussi nous traita-t-il mieux qu'elles », op. cit., p. 59.
« Si je trouve quelqu'un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai m'y amuser en passant, et par curiosité seulement », La Fontaine, op. cit., p. 534.
Suivant l’un des sens du mot « fantaisie » que proposent les dictionnaires de l’époque, après celui d’imagination : « caprice, bizarrerie, pensées bizarres et capricieuses ». On retrouve aussi dans le Dictionnaire de l’Académie de 1694 une acception qui peut prendre un sens plus scripturaire : « Une chose inventée à plaisir, et dans laquelle on a plutôt suivi le caprice que les Règles de l’Art ».
L’expression est employée par La Fontaine pour désigner ceux qui partent à l’aventure : les brigands « égorgent celui que Thémis, ou le gain,/ Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre », p. 537.
« Pardonnez-moi cette digression ; il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter ; que voulez-vous ? », p. 555.
Voir notamment Yves Giraud, « L'hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l'alternance prose/vers », dans Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, Hélène Baby (dir.), Paris, L'Harmattan, 2006, p. 111-124 et Sophie Tonolo, « Voyage en Languedoc de Chapelle et Bachaumont et Relation d’un Voyage en Limousin de La Fontaine: deux modèles de récit de voyage », dans Écrire des récits de voyage (XVe-XVIIIe siècles). Esquisse d’une poétique en gestation, Marie-Christine Pioffet (dir.), Laval, Les Presses de l’Université Laval, 2008, p. 123-137.
Marc Fumaroli notait déjà : « Une science, une philosophie une politique, une poétique de la diversité ingénieuse et vivante sont résumées dans cette table chatoyante de formes et de couleurs. Ce qui vaut pour les arts plastiques, vaut en effet pour les arts politiques de régner et de bâtir », « Du bon usage de la disgrâce : La Fontaine en voyage », dans Le poète et le roi. Jean de La Fontaine en son siècle, Paris, Éditions de Fallois, 1997, p. 259.
En effet, l'écriture amplifie à partir de points nodaux remarqués en chemin, que sont les micro-événements et les surprises du regard qui adviennent au fil de la route.
Table des matières
1. Transnationalité et transculturalité. Le phénomène migratoire
Migration literature in Austria and Great Britain – a Comparative Thematic Approach
Migration et « nouvelle littérature mondiale » ? Étude croisée de la réception des littératures postnationales contemporaines en Allemagne et en France
Translating War: The Yugoslavian Conflicts as Represented in the Novels The Night Council by Dževad Karahasan and Frozen Times by Anna Kim
Migration literature as a new world literature? An overview of the main arguments
Exil et réinvention de l’identité chez Edward W. Said
2. Exil, erreurs, errances : l’expérience de l’ailleurs
La crémation des veuves indiennes et les voyageurs français au XVIIe siècle. Quand la Sati devient la Sorcière
Poétique de l'exil dans l'Hyperion de Hölderlin
Là où finit la terre : l’enjeu autobiographique du libertin dans Le voyage de Laponie
Instrument, Observation, Erreur : le Songe de Kepler
« Je pourrai m’y amuser en passant » : les voyages en France de La Fontaine et de Chapelle et Bachaumont
Le paradoxe de l’heureux esclave (Pierre-Martin de la Martinière)
L'inculturation des Jésuites en Chine. Pascal, Leibniz, Voltaire et la querelle des rites chinois
Errances identitaires à travers les procès dans L'Autre Monde : Les États et Empires de la lune et Les États et Empires du Soleil de Cyrano de Bergerac
3. Normes, textes et pratiques en Asie du Sud
Les appréhensions contradictoires des textes dans les chorégraphies de la danse Odissi en Inde
Poésie au féminin : la poétesse, porte-parole incontournable de ses pairs
Le ghungat : polysémie, représentation corporelles, valeurs et statuts autour du voile
Jouer la norme pour la changer par la pratique théâtrale
Définir la norme à Calcutta au XIXe siècle