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Résumé

Que peuvent nous apprendre les dictionnaires du xviie siècle sur la façon dont est considéré à l’époque l’amour-propre ? En quels termes en parle-t-on ? Les auteurs semblent-ils indiquer un « bon » et un « mauvais » amour-propre ? Et si oui, comment les reconnaître ? Cet article se donne pour objet de tenter de répondre à ces questions, un certain nombre d’indices indiquant des critères d’ordre social.

What can be learned from the XVIIth century’s dictionaries about the way self-esteem was considered at the time ? With which words is it described ? Do the authors seem to suggest there’s a « good » and a « bad » self-esteem ? If so, how do you tell them apart ? This article’s goal is to try to answer these questions, with some clues pointing to social criteria.

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C’est maintenant chose connue et établie que, si le xviie siècle, sous l’impulsion du jansénisme, a avec insistance combattu l’amour-propre, ce n’est pas de façon univoque, et que, à côté des moralistes sévères qui le condamnent, certains ont entrepris de le réhabiliter1. Or l’on peut supposer que la défense de l’amour-propre a une part linguistique, que toute réhabilitation de la chose passe par une réhabilitation du mot. Que ce soit pour le critiquer ou pour le défendre, on peut certes parler de l’amour-propre sans utiliser ce terme, comme le fait La Bruyère2, mais il faut bien, à un moment ou à un autre, lui donner un nom, ou en tout cas le définir : Jean-Pierre Beaujot a ainsi noté que La Rochefoucauld, contemporain des premiers grands dictionnaires, était particulièrement attentif aux questions de sémantique3. C’est pourquoi cet article se propose d’explorer le point de vue sur l’amour-propre de ceux qui se posent comme des professionnels de la langue : les lexicographes. On s’appuiera essentiellement sur trois dictionnaires : celui de Richelet ( 1680 ), celui de Furetière ( 1690 ), et la première édition de celui de l’Académie française ( 1694 ) , à quoi il faut ajouter le cas, un peu particulier, du Dictionnaire historique et critique de Bayle ( 1697 ), plus proche de l’encyclopédie que du dictionnaire. Les définitions et exemples révèlent-ils une pensée cohérente sur l’amour-propre ? Laquelle ? Trouve-t-on dans ces dictionnaires les signes de la réhabilitation de l’amour-propre entamée par certains auteurs à l’époque ? Sur quelles bases ?

 

Tout d’abord, le mot « amour-propre » lui-même fait-il l’objet d’une revalorisation ? Est-il considéré comme étant intrinsèquement négatif, ou bien neutre ? Il paraît évident que tous les auteurs n’ont pas le même avis sur la question. Charles-Olivier Stiker-Métral souligne que certains, comme les disciples de Malebranche, parlent de « mauvais amour-propre »4, ce qui suppose, naturellement, qu’il y en ait un bon, cet « amour-propre éclairé » dont le même commentateur note l’émergence au cours du xviie siècle5. Pour d’autres, le terme même d’ « amour-propre » est, en soi, négatif, comme Camus6, ou Jacques Abbadie7. Tantôt « amour-propre » et « amour de soi », sont opposés, l’un étant illégitime, l’autre légitime, tantôt ils sont synonymes8. Pour ajouter encore à la complexité, « amour-propre » peut parfois être aussi un terme positif, un synonyme d’ « amour-propre éclairé »9.

Ce qui n’aide pas à y voir plus clair, c’est que, comme l’a noté Michel Bouvier, les dictionnaires de l’époque n’ont généralement pas d’article « amour-propre »10. Le dictionnaire de l’Académie dit ainsi que « Propre » signifie « qui appartient à quelqu’un à l’exclusion de tout autre », et la phrase choisie pour définir l’amour-propre n’est pas très parlante : « c’est un homme rempli d’amour-propre ». Richelet n’est pas beaucoup plus instructif à l’article « Propre » : « L’Amour propre. C’est l’amour qu’on se porte à soi-même. » En exemple, il cite certes La Rochefoucauld : « L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs » (43), ce qui laisse supposer qu’il partage peut-être la sévère lucidité du duc, qu’il cite également aux articles « Orgueil » et « Vanité », par exemple. Mais son point de vue reste malgré tout peu explicite. Même problème dans l’article « Propre » de Furetière, qui se borne à nous dire que « Nous ne faisons presque rien que nous n’y soyons portés par l’amour-propre », après avoir dit que ce terme de « propre » « se dit en Morale de ce qui se trouve ordinairement dans les choses, de leurs vertus particulières ».

Faut-il se résigner à cette apparente dispersion du discours sur l’amour-propre ? Sans doute pas, et une solution pour progresser consisterait sans doute à élargir le champ des recherches à d’autres termes que le seul « amour-propre ». L’amour-propre est en effet polymorphe11, c’est une notion assez large et flottante, ce dont témoignent les efforts de certains pour en distinguer les nuances12. La Rochefoucauld distingue ainsi amour-propre et orgueil : « L’orgueil ne veut pas devoir, et l’amour-propre ne veut pas payer. » (81) Mais on voit bien que le distinguo n’est guère là que pour l’effet de parallélisme et que les deux notions sont, en fait, très proches. On peut donc se rabattre sur les synonymes de l’amour-propre pour déterminer quelle vision peuvent en avoir les lexicographes. Certains de ces synonymes sont certes, eux aussi, absents des dictionnaires, comme « philautie », sans doute considéré comme daté. Quant à « Narcisse », si Furetière rappelle qu’il était « amoureux de lui-même », le dictionnaire de l’Académie, au même article, ne mentionne que la fleur du même nom. Mais le champ lexical de l’amour-propre est suffisamment couvert par les dictionnaires pour nous fournir des informations.

 

À première vue, le problème reste entier, car il apparaît que, quand les dictionnaires évoquent l’amour-propre, même sans le nommer, on retrouve les mêmes ambiguïtés que nous signalions à propos du mot « amour-propre » lui-même.

Certaines définitions apparaissent ainsi comme très sévères envers l’amour-propre et ses divers avatars. Le dictionnaire de l’Académie dit ainsi d’ « Altier » qu’il « se prend toujours en mauvaise part ». Certaines définitions font référence aux mécanismes pervers de l’amour-propre : par exemple, le dictionnaire de l’Académie suggère, comme l’a montré Charles-Olivier Stiker-Métral, comment l’amour-propre correspond à un détournement vers soi de ce qui est dû aux autres13 : à l’article « Complaisance », on trouve la remarque suivante : « On dit qu’Un homme se regarde avec une grande complaisance, qu’il a une grande complaisance pour tout ce qu’il fait, pour dire qu’il a beaucoup d’amour-propre » ; or , cette attitude apparaît comme paradoxale, pour ainsi dire, car l’Académie définit la complaisance comme une attention aux « volontés d’autrui » : être complaisant envers soi-même serait donc contradictoire, monstrueux, en un sens.

La condamnation d’ordre religieux, en particulier, est récurrente. À l’article « Amour », Furetière dit ainsi que « l’amour divin est le seul qui nous doit enflammer » ; or l’on sait que, depuis saint Augustin, l’amour de Dieu est le pôle opposé de l’amour-propre14. De même, à l’article « Orgueil », Furetière désigne celui-ci comme « le premier des sept péchés capitaux », et mentionne l’exemple des anges déchus, ce que font également le dictionnaire de l’Académie dans ses articles « Orgueil » et « Superbe », et Richelet dans son article « Superbe ». Dans son propre article « Superbe », où réapparaît, encore une fois, l’exemple des anges déchus, Furetière répète que « le christianisme est ennemi de l’esprit de superbe ». De même, Bayle mentionne à plusieurs reprises que l’amour-propre, l’orgueil sous toutes ses formes, est incompatible avec l’esprit chrétien : il dit ainsi à l’article « Morus (Alexandre) », qu’avoir un « esprit souverain », « une fierté et un emportement extrême », n’est pas digne d’un pasteur, et que l’en accuser, « c’est, dans le fond, flétrir un Ministre, et le destituer entièrement de l’esprit évangélique ». Et inversement, à l’article « Bedell (Guillaume) », il salue la modestie comme faisant partie des « vertus véritablement pastorales ». Et cela ne concerne pas seulement les ecclésiastiques, mais aussi tous ceux qui se veulent bons chrétiens, puisque, dans son article « Cassius Longinus (Caius) », Bayle associe l’ « amour-propre » aux « incrédules ». Rien d’original dans ces points de vue, bien sûr, mais l’horizon religieux est si fréquemment présent quand il s’agit de l’amour-propre qu’il est impossible de l’ignorer.

Il est donc possible de trouver dans les dictionnaires des condamnations très nettes de l’amour-propre, mais, par ailleurs, certaines définitions témoignent d’une approche bien plus neutre de la question. En effet, les lexicographes admettent parfois que l’amour-propre fait partie de la nature humaine. Ainsi, à l’article « Vanité », Furetière dit, certes, qu’ « une once de vanité gâte un quintal de mérite », mais aussi que « la vanité est naturelle à l’homme, et plus encore à la femme ». Si l’on fait abstraction de la misogynie de cette dernière remarque, on constate qu’il y a deux façons de l’interpréter. Soit l’on considère que, bien que « naturelle », la vanité reste, en soi, un vice, ce qui est possible étant donné que le jansénisme, comme on le sait, a diffusé dans les esprits l’idée que la nature humaine a fondamentalement été pervertie par la Chute15. Soit l’on considère que la remarque de Furetière signifie que la vanité est simplement un instinct, une donnée de la nature humaine. Dès lors, le statut de la remarque sur l’universel empire de l’amour-propre devient ambigu : reproche, ou simple constatation ? La question se pose pour Furetière, non seulement à l’article « Vanité », mais aussi à l’article « Estime » où l’on trouve écrit qu’ « il n’y a personne qui n’estime qu’il a de l’esprit, qui n’ait bonne estime, bonne opinion de lui-même ». Elle se pose également pour l’article « Intérêt » du dictionnaire de l’Académie, qui déclare que « c’est l’intérêt qui gouverne tout ».

Les lexicographes semblent donc parfois faire preuve d’une certaine neutralité, voire d’une certaine indulgence : l’on remarque que les attaques les plus frontales sont parfois atténuées. Quelquefois parce qu’elles sont attribuées à d’autres. Furetière se désolidarise ainsi quelque peu, dans son article « Vanité », de la part la plus directement critique de son propos : « une once de vanité gâche un quintal de mérite, dit certain épigramme ». De même, quand Richelet estime, dans son article « Vanité », que « La plupart des hommes sont pleins d’une sotte vanité », il paraît clairement réprobateur … mais il mentionne que c’est une citation de D’Ablancourt. Autre cas de figure, l’animosité de certains articles contre l’amour-propre est atténuée par le fait que le même lexicographe peut formuler un point de vue moins critique dans d’autres définitions. Par exemple, Bayle est assez clairement réprobateur quand il constate que les « vertus véritablement pastorales », et plus généralement chrétiennes, sont « malaisées à trouver », y compris chez ceux qui sont censés les pratiquer et les défendre, dans son article « Bedell (Guillaume) » : « Où sont les ecclésiastiques, qui ne cherchent à faire du bruit dans le Monde, et surtout jusqu’aux oreilles des Souverains et des Favoris ? » Mais dans son article « Aristide », il semble plus mesuré : « Quand il serait vrai que tous les hommes agissent par un principe d’amour-propre, n’est-ce rien que de tirer sa gloire plutôt de ceci que de cela ? » Le conditionnel, qui atténue quelque peu la virulence de l’attaque, sonne presque comme une concession à un trait de caractère quasi universel.

Les dictionnaires se font ainsi l’écho d’interrogations que l’on retrouve chez d’autres auteurs. On remarque que les phrases citées rappellent, d’une certaine façon, la maxime 4 de La Rochefoucauld : « L’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde. » (44) Là aussi, on peut se demander si c’est, de la part du duc, un aveu de défaite ou si le combat n’en reste pas moins légitime et important : la simple écriture des Maximes, qui démasquent l’amour-propre, plaide bien entendu pour la seconde solution … mais non sans ambiguïté. Quant aux remarques de Furetière sur l’estime de soi, elles évoquent la réflexion de Descartes sur le bon sens comme « la chose du monde la mieux partagée », dont Charles-Olivier Stiker-Métral a montré les ambivalences, entre mise en évidence d’une nature humaine universelle et critique des prétentions ridicules16.

On peut donc toujours se demander si l’auteur réprimande ou simplement analyse ce règne universel de l’amour-propre, et l’ambiguïté est, par exemple, forte dans les fables de La Fontaine. En effet, l’amour-propre est une des cibles privilégiées du genre, mais, comme chez La Rochefoucauld, on trouve chez le singe de la fable « Le Lion, le singe et les deux ânes », une forme de résignation quand il s’agit de combattre l’amour-propre de Sa Majesté le lion :

 

 

Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte, Ce n’est pas chose si petite Qu’on en vienne à bout en un jour ; C’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour. (La Fontaine, t. I, 433)

 

 

À partir de cette résignation, on glisse parfois vers ce qui paraît être une forme d’acceptation. Prenons ainsi « L’Aigle et le hibou ». L’amour-propre coûte cher au hibou, dont l’aigle dévore les petits parce que son aveuglement l’avait poussé à en faire une image excessivement flatteuse :

 

 

Quelqu’un lui dit alors : N’en accuse que toi, Ou plutôt la commune loi, Qui veut qu’on trouve son semblable Beau, bien fait, et sur tous aimable. Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait : En avaient-ils le moindre trait ? (201)

 

 

Mais on mesure déjà dans ce passage, malgré la cruauté de son humour noir, que La Fontaine, d’une certaine façon, admet l’amour-propre comme un fait : il est répréhensible, oui, mais c’est aussi une « commune loi », une faiblesse universelle dont on ne pourrait se départir. La Fontaine semble considérer la force de l’amour-propre moins comme quelque chose qu’il faudrait anéantir que comme un pur et simple fait, indissociable de la nature humaine. « La Besace », le dit plus clairement :

 

 

[…] Tout ce que nous sommes,

 

Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes : On se voit d’un autre œil qu’on ne voit son prochain. Le Fabricateur souverain Nous créa Besaciers tous de même manière,Tant ceux du temps passé que du temps d’aujourd’hui :Il fit pour nos défauts la poche de derrière Et celle de devant pour les défauts d’autrui. (39)

 

 

À l’orée des fables, on constate donc que l’amour-propre apparaît comme une donnée intangible (« tout ce que nous sommes », « tous de même manière »). C’est même Dieu qui se trouve désigné comme responsable de l’amour-propre. Cette idée n’est peut-être pas aussi audacieuse qu’il y paraît, puisqu’on la retrouve, par exemple, chez Pascal, qui attribue lui aussi à l’amour-propre une origine divine :

 

 

Dieu a créé l’homme avec deux amours, l’un pour Dieu, l’autre pour soi-même ; mais avec cette loi, que l’amour pour Dieu serait infini, c’est-à-dire sans aucune autre fin que Dieu même, et que l’amour pour soi-même serait fini et rapportant à Dieu. L’homme en cet état non seulement s’aimait sans péché, mais ne pouvait pas ne point s’aimer sans péché. (20)

 

 

Mais l’on constate néanmoins que La Fontaine et plus radical et malicieux, puisque Pascal parle d’estime de soi et d’instinct de conservation, alors que La Fontaine glisse plus nettement vers une certaine forme d’orgueil.

En tout cas, si l’amour-propre est quelque chose d’inné, pourquoi donc le moraliste partirait-il en guerre contre une partie de la nature humaine éternelle, telle qu’elle a été voulue par le Créateur ? Plutôt que de condamner l’amour-propre, La Fontaine se contente donc parfois de l’analyser :

 

 

Se croire un personnage est fort commun en France. On y fait l’homme d’importance, Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois : C’est proprement le mal françois. La sotte vanité nous est particulière. Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière. Leur orgueil me semble en un mot Beaucoup plus fou, mais pas si sot. (317)

 

 

Bien sûr, le vocabulaire péjoratif, moqueur, est bien là, mais on a l’impression que La Fontaine porte ici sur l’amour-propre un regard non pas de moraliste, mais, toutes proportions gardées, d’anthropologue : il observe, compare, mais on ne peut pas dire qu’il prêche. A travers ces différentes fables, donc, La Fontaine semble dire que, à défaut de pouvoir venir à bout de l’amour-propre, il faut s’en accommoder.

 

Revenons maintenant aux dictionnaires. Non seulement l’amour-propre semble parfois désigné comme une réalité incontournable, mais on constate assez régulièrement que les termes qui le désignent peuvent être pris « en bonne part » ou « en mauvaise part ». C’est le cas de la « Fierté » chez Furetière ou dans le dictionnaire de l’Académie, ou encore de l’ « Orgueil » dans le dictionnaire de l’Académie : « se prend quelquefois en bonne part, comme en cette phrase, Un noble orgueil, pour dire, Un sentiment noble et élevé, qui fait qu’on ne voudrait faire aucune bassesse ». À l’article « Orgueil » de Richelet, on trouve écrit, de la même façon, qu’ « il y a un sot orgueil et un noble orgueil ». De sorte que, quand le même Richelet définit le « Présomptueux » comme celui « qui a un orgueil ridicule », il est permis de supposer qu’il existe une autre forme d’orgueil, plus digne et légitime. De même, Bayle signale, dans son article « Aristide », que l’amour-propre n’est pas nécessairement répréhensible car il peut avoir des effets positifs, comme le mépris des richesses : « Quand il serait vrai que tous les hommes agissent par un principe d’amour-propre, n’est-ce rien que de tirer sa gloire plutôt de ceci que de cela ? N’est-ce pas un assez juste motif d’admirer les uns, et de mépriser les autres ? » On ne pourrait donc porter de jugement unique sur toutes les manifestations de l’amour-propre. Mais comment départager de façon sûre celles qui sont positives et celles qui sont négatives ?

Certaines définitions suggèrent que l’on peut utiliser ce que l’on pourrait appeler un critère d’intensité. Si l’on poursuit la lecture de l’article « Orgueil » de Richelet, on trouve ainsi la formule suivante : « Il commence à s’enorgueillir un peu trop ». L’adverbe « trop » laisse entendre qu’une certaine mesure d’orgueil, d’amour-propre, est tolérable, que le problème surgit quand il y a excès. Cet adverbe, on le retrouve dans un certain nombre de définitions. Par exemple, l’article « Superbe » de Furetière : « qui a [...] une trop bonne opinion de lui-même ». Ou bien encore l’article « Orgueil » de l’Académie : « vanité, présomption, opinion trop avantageuse de soi-même, par laquelle on se préfère aux autres ». On le retrouve aussi, dans ce même dictionnaire, à l’article « Superbe » : « orgueilleux, arrogant, qui s’estime trop, qui présume trop de lui ». C’est aussi le cas chez Bayle, qui, à l’article « Morus (Alexandre) », évoque la « trop forte passion de s’élever au-dessus des autres ». Cette idée d’excès se trouve, dans les dictionnaires, sous d’autres formes. On peut citer par exemple l’article « Présomption » du dictionnaire de l’Académie : « vanité, arrogance, excessive opinion de soi-même ». La précision de ces définitions laisse donc entendre que l’on peut avoir une bonne opinion de soi qui, si elle reste dans certaines bornes, est légitime. C’est également ce que laisse entendre l’article « Fier » de l’Académie : « un peu de fierté ne sied pas mal ». Pour les lexicographes, donc, il semblerait que l’amour-propre pêche surtout quand il n’est pas régulé, que s’estimer ne soit pas, en soi, un vice, si c’est avec justesse, retenue.

Deuxième point sur lequel quelques définitions semblent s’accorder : l’amour-propre doit être fondé, il est ridicule quand il ne l’est pas. Ainsi, pour critiquer l’ « Orgueil », Richelet donne l’exemple suivant : « Elle est orgueilleuse de rien. » Dans son article « Altier », il donne de même la très révélatrice définition suivante, « Qui est fier et superbe à cause de quelques qualités qu’il a, ou qu’il croit avoir. » Il suggère donc que l’orgueil, la vanité, l’amour-propre sont illégitimes quand ils surgissent sans raison valable – ici, des qualités qui peuvent être illusoires. En outre, dans son article « Présomption », il donne l’exemple suivant d’utilisation du mot : « Présomption mal fondée. » On comprend donc que, pour Richelet, l’amour-propre ne peut être positif que s’il a de solides raisons qui le justifient.

En cela, il rejoint Descartes et sa notion de « générosité ». La « générosité » cartésienne est en effet le nom de l’amour-propre, de l’estime de soi quand elle est justifiée. Celle-ci,

 

 

qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pour quoi il doive être loué ou blâmé, sinon pource qu’il en use bien ou mal; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user. (Descartes 177)

 

 

Il serait donc possible de faire preuve d’un amour-propre, pour ainsi dire, raisonnable. Cela fait écho, au fond, à des préoccupations assez récurrentes du temps : l’estime que les autres ont de nous, ou que nous avons de nous-mêmes, est-elle un dû inconditionnel, ou doit-elle, peut-elle, être fondée ? Comment ? La Fontaine, par exemple, insiste beaucoup sur la nécessité que l’estime soit justifiée :

 

 

Monseigneur n’a que trop mérité

 

La pension qu’il veut que je lui donne. (La Fontaine, t. II, 494)

 

 

Desjardins, il faut l’avouer, Mérite par cet œuvre une éternelle gloire. Nous en louâmes tout, car tout est à louer […]. (660) J’ai cité Bourbon à propos : Joignez tout ce mérite insigne ; Il n’est déesse ni héros Qui de notre encens soit si digne. (707)

 

 

On m’a mandé que Votre Altesse était admirée de tous les Anglais, et pour l’esprit, et pour les manières, et pour mille qualités qui se sont trouvées à leur goût. Cela vous est d’autant plus glorieux que les Anglais ne sont pas de fort grands admirateurs. Je me suis seulement aperçu qu’ils connaissent le vrai mérite, et en sont touchés. (669)

 

Dans ces extraits, même si elle est affadie par les formules de politesse, l’idée que l’estime, y compris l’estime de soi, est légitime si elle est fondée, est bien présente.

Mais sur quels principes l’estime de soi pourrait-elle être fondée ? Quels motifs d’amour-propre seraient légitimes ou illégitimes ? Le problème est que les lexicographes les répertorient souvent sans en indiquer clairement la valeur. Furetière, à l’article « Vanité », mentionne la gloire des armes comme motif, mais sans indiquer explicitement s’il est valable ou non : « Ce brave fait une grande vanité d’avoir fait un tel combat. » Dans son article « Fier », Richelet liste toute une série de motifs d’amour-propre : « Il est fier de sa richesse, de sa noblesse, etc. Elle est fière de sa beauté. Il est fier d’avoir remporté un prix que la brigue lui a fait donner. » En principe, la fierté ici est prise « en mauvaise part », mais l’on ne voit pas trop quel facteur pourrait unir ces différents cas, et de plus, la présence ici de l’adjectif à connotation positive « noble », sur lequel l’on aura à revenir, semble suggérer que la condamnation des motifs invoqués de fierté n’est peut-être pas aussi ferme qu’il n’y paraît. Le dictionnaire de l’Académie propose une liste tout aussi hétéroclite à l’article « Fier » : « il se tient fier de ses amis, de ses richesses, de son crédit », liste qui est d’ailleurs encore allongée à l’article « Orgueil » : « La faveur l’a enorgueilli », « S’enorgueillir de son savoir, de sa bonne fortune ». Dans ces cas, la « bonne » ou « mauvaise part » n’est pas vraiment explicitée.

Il est possible néanmoins de dégager certaines constantes. Le savoir, par exemple, est régulièrement décrit comme un motif illégitime d’amour-propre. C’est ainsi que Bayle estime qu’un auteur ne saurait être vaniteux, dans son article « Bodin (Jean) » : « Quelle arrogance ! Et qu’elle sied mal aux gens de Lettres, quoi qu’elle soit fort commune parmi eux ! » Ce discrédit du savoir éclaire peut-être la maxime 261 de La Rochefoucauld : « L’éducation que l’on donne d’ordinaire aux jeunes gens est un second amour-propre qu’on leur inspire. » (87) La richesse n’est, elle aussi, explicitement pas considérée comme un motif valable d’amour-propre. C’est ainsi que, dans son article « Fier », Furetière cite comme exemple de fierté prise « en mauvaise part » : « il est fier de ses richesses ». Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’un pauvre ait plus de raisons d’être fier que le riche : « un arrogant pauvre est quelque chose de monstrueux », dit Richelet dans son article « Arrogance ». On peut donc repérer certains éléments récurrents, mais quelle en serait la logique ?

À y regarder de près, certains articles disent en fait assez nettement que ce n’est pas le quoi qui compte, mais le qui, et que ce qui détermine la légitimité ou l’illégitimité de l’amour-propre, ce n’est pas son motif, mais l’identité même de celui qui l’éprouve. Ainsi, les femmes semblent avoir certaines prérogatives, puisque dans ses articles « Fier » et « Fierté », Furetière liste comme exemple de fierté prise « en bonne part » « une beauté fière », et assure que « la fierté sied bien aux belles ». Mais l’essentiel semble être ailleurs, à savoir dans le fait que l’amour-propre semble intolérable essentiellement quand il vient de certaines catégories sociales. Dans ses articles « Arrogance » et « Arrogant », Furetière affirme ainsi que « le Sage dit qu’il n’y a rien de plus insupportable qu’un gueux arrogant », et choisit des exemples assez parlants : « Cet homme exige le payement de ses dettes avec une arrogance insupportable. Ce valet répond avec une grande arrogance. » Il y revient dans son article « Fier », déclarant, de façon clairement critique, qu’ « un gueux enrichi est toujours fier ». L’arrogance serait donc d’autant plus blâmable qu’elle vient de bourgeois, implicitement visés par les remarques sur les richesses, ou pire, de « gueux » et de laquais … en somme, de tous ceux qui ne sont pas aristocrates, comme le suggère l’article « Orgueil » de Furetière : « On dit aussi à un homme de néant, qui veut maîtriser les autres, d’où vous vient cet orgueil ? » Or, l’ « homme de néant », on le sait, c’est le contraire de l’aristocrate, c’est celui qui n’a pas derrière lui le poids de sa lignée.

En revanche, dans l’article « Fierté » de Furetière, il est dit que « les Princes ont une noble fierté ». Et dans son article « Fier », Richelet donne un exemple très révélateur : « Elle est trop fière pour faire une chose si indigne de sa naissance. » Il semblerait donc que l’amour-propre soit justifiable surtout quand il est le fait d’aristocrates, dont la naissance paraît suffire à l’excuser, voire à le légitimer. Le dictionnaire de l’Académie a donc beau clamer que « la vanité est blâmable en toutes personnes », les définitions trahissent un point de vue bien différent. Et à cet égard, il n’est sans doute aucun article plus révélateur que l’article « Arrogance » de Richelet. Celui-ci commence par dire que « l’arrogance ne sied à personne », mais la suite de son discours est bien différente : « Les gens de qualité ont d’ordinaire moins d’arrogance que les autres, parce qu’ils sont mieux élevés. L’arrogance marque un pédant, un petit esprit, ou une personne que la fortune a sottement élevée. » « C’est un pédant arrogant ; c’est un provincial arrogant, parce qu’il n’a pas vu le monde. Elle est arrogante, car elle est folle, et de la lie du peuple; et ces sortes de personnes sont d’ordinaire de ce caractère. » Les préjugés en faveur des aristocrates sont clairement lisibles ici. Peut-on vraiment croire Richelet assez naïf pour juger les mondains, aristocrates et grands bourgeois qui aspirent à leur ressembler, moins sujets à l’arrogance que les autres ? N’est-ce pas plutôt une façon de dire que, venant d’eux, l’arrogance, en partie fondée, est plus justifiable ? Si l’on en revient à la « générosité », Descartes admet d’ailleurs qu’elle est essentiellement réservée à une certaine élite :

 

Il n’y [a] point de vertu, à laquelle il semble que la bonne naissance contribue tant, qu’à celle qui fait qu’on ne s’estime que selon sa juste valeur; et […] il [est] aisé à croire, que toutes les âmes que Dieu met en notre corps, ne sont pas également nobles et fortes. ( 185 )

 

Ce qui paraît confirmer l’hypothèse d’une association entre aristocratie et conception positive de l’amour-propre, c’est que « noble » est un terme récurrent dans les définitions positives de l’amour-propre. On le retrouve, par exemple, dans l’article « Orgueil » de Furetière : « la grandeur inspire un noble orgueil, qui empêche de faire des bassesses ». Mais aussi dans l’article « Fier » de Richelet : « Ce mot se prend aussi en bonne part, et veut dire, qui a une fierté noble et grande, qui a un orgueil qui lui sied bien, et qui marque de l’honneur ». Ainsi que dans l’article « Fierté » du dictionnaire de l’Académie : « se prend aussi en bonne part : […] il a une noble fierté ». Or, certes, « noble » et « noblesse » sont des mots qui peuvent avoir des sens divers. Mais si l’on regarde l’ordre des priorités dans leurs définitions, l’on constate que l’acception aristocratique est peut-être la plus marquante. Chez Richelet, le sens aristocratique de « Noble » passe avant le sens moral. Dans le dictionnaire de l’Académie, la définition de la « Noblesse » comme « corps des gentilhommes » ne vient certes qu’en second, après le sens plus abstrait de « qualité par laquelle un homme est noble », mais les exemples qui illustrent ce premier sens lorgnent déjà vers l’aristocratie, puisqu’il est question d’« ancienne noblesse » ou de « noblesse d’épée ». Plus encore, chez Richelet, les deux seuls sens répertoriés de « Noblesse » sont « Honneur et éclat qui vient d’une ancienne et illustre famille », et « Tous les nobles ». On peut donc supposer que la « noblesse » qui légitime l’amour-propre a, au moins, des connotations sociales, et certains exemples sont d’ailleurs à cet égard très explicite, comme l’extrait du Cid que cite Furetière dans son article « Orgueil » : « Un noble orgueil m’apprend qu’étant fille de Roi, / Tout autre qu’un monarque est indigne de moi.» (Corneille 712)

L’amour-propre serait donc un autre privilège des bien nés ou de ceux qui les fréquentent ? En tout cas, certaines définitions laissent transparaître des réflexes de pensée typiquement aristocratiques. Le sens des privilèges, par exemple. En effet, si l’on a vu, précédemment, que le mauvais amour-propre est perçu comme un excès, une transgression, certaines tournures donnent parfois l’impression que cette transgression est une usurpation de privilèges. Regardons par exemple la définition que donne l’Académie de l’ « Arrogance » : « Fierté, orgueil, présomption par laquelle on s’attribue un mérite, un droit, une autorité que l’on n’a pas ». Ou la façon dont Furetière décrit l’ « Arrogant » : « celui qui s’attribue quelque chose avec hauteur ». Ou l’un des exemples de « vanité » que donne Bayle, à l’article « Gontaut (Armand de) », celle de Biron, qui, enorgueilli par ses exploits, en vient à ne plus rester à sa place et à se montrer irrespectueux envers son roi, Henri IV. Et comparons avec une des manifestations positives de la « Fierté » selon Furetière : « Il ne relâche rien de ce qui est dû à sa qualité. » Encore une fois, on le voit, l’ambiguïté demeure, car Richelet définit la « Qualité » à la fois comme « ce qui fait la bonté ou le défaut de quelque sujet que ce soit, et qui le rend tel. Chose louable, ou blâmable dans quelque sorte de sujet » et comme « Naissance noble et illustre ». On pourrait donc argumenter qu’il s’agit d’une question de mérite, de valeur personnelle … mais il semble tout de même que les définitions citées penchent plutôt vers le second sens de « qualité », et reflètent le repli sur soi d’une aristocratie attachée à ce qui peut la distinguer, trahissent une prise de parti en faveur des hiérarchies sociales établies.

Autre élément aristocratique, il est un terme qui revient régulièrement dans les définitions relatives à l’amour-propre, c’est celui de « Gloire ». Pour l’Académie, la superbe est une « vaine gloire », pour Furetière l’orgueil est une « sotte gloire ». En un sens, rien de surprenant, puisque, comme le rappelle l’Académie, « Gloire » peut, à l’époque, signifier « orgueil, sotte vanité ». Mais est-il valeur plus associée à l’aristocratie que la gloire ? À l’article « Amour », Furetière dit : « l’amour de la gloire est la cause des plus belles actions ». Autrement dit, un des points positifs de l’amour-propre est qu’il pousse à exceller, à se dépasser, comme Bayle le dit assez longuement dans son article « Junius (Hadrien) » :

 

On ne saurait trop louer la modestie, et cette humilité rare, qui fait que l’on se défie de ses forces : mais il est sûr qu’elle ne vaut rien pour faire fortune dans le monde; et si un père a dessein que ses enfants parviennent aux dignités, je lui conseillerais de leur inspirer plutôt la vanité et la présomption, que la défiance de leur mérite. Junius est peut-être le seul qui, par rapport aux avantages mondains, se soit bien trouvé de sa modestie. Je ne prétends pas établir que l’arrogance soit toujours utile : elle perd quelquefois les jeunes gens, et les empêche de s’élever ; je ne parle de ceci qu’en général, je ne m’arrête pas aux exceptions.

 

Est-il rien de plus conforme à l’ethos aristocratique ? C’est par exemple en évoquant le Grand Condé, l’un des plus grands noms du royaume, que La Fontaine tient un discours similaire :

 

[Alexandre le Grand] était très bien instruit des difficultés de cette entreprise, des fatigues et des périls qu’il lui faudrait essuyer, et de mille obstacles presque invincibles ; le tout pour la gloire, et principalement pour être loué des Athéniens. Il le dit lui-même au passage d’une rivière : « O Athéniens, pourriez-vous bien croire combien de travaux j’endure pour être loué de vous ? » Et puis, que M. le Prince aille condamner l’amour des louanges ! (La Fontaine, t. II, 684)

 

Ce n’est pas seulement parce que Condé est un héros militaire, ce qui est un des domaines privilégiés de la gloire. Certains auteurs montrent clairement que rechercher la gloire est, en somme, un devoir d’homme bien né, car ainsi l’on fait également honneur à sa lignée :

 

 

Un homme de basse condition pourrait courre les champs toute sa vie, sans qu’on s’en aperçût, ou qu’on se mît en peine de l’en détourner ; mais vous qui avez l’exemple à suivre de mille Aïeux, qui depuis tant de siècles ont laissé des marques de leur grandeur, vous laisserez-vous reprocher d’avoir moins ajouté qu’eux à la splendeur de votre Race ? (Molière d’Essertines, dans Recueil Faret 163)

 

La gloire semble donc embellir et justifier l’amour-propre des héros.

Enfin, la conception de l’amour-propre exprimée dans ces dictionnaires apparaît comme imprégnée par les valeurs de l’aristocratie jusque dans les limites qui lui sont posées. En effet, il est un autre trait de la culture aristocratique et mondaine que l’on retrouve de façon récurrente dans les définitions de l’amour-propre et de ses synonymes, c’est ce que l’époque appelle l’ « honnêteté », le savoir-vivre. Et cette honnêteté a pour conséquence de brider l’amour-propre dans certains de ses élans pour des raisons de politesse, de bienséance. On trouve ainsi chez Furetière la remarque suivante, à l’article « Hautain » : « On ne gagne point les cœurs avec une mine fière et hautaine, avec des paroles rudes et hautaines ». On peut également lire à l’article « Superbe » de Richelet : « Une personne qui a de l’honnêteté et tant soit peu de monde ne parle ni ne répond superbement. » Ou bien encore, à l’article « Arrogant » du même : « Il est d’un sot de répondre arrogamment, un honnête homme est toujours civil. Il parle arrogamment à tout le monde, et de cette manière, il marque sa naissance et sa grossièreté. »

Au fond, quand il écrit, à l’article « Modestie », qu’ « on doit parler de soi modestement, mais sans affectation », sans fausse coquetterie, Richelet résume toute une pensée mondaine de l’équilibre entre estime de soi et respect des autres. Amour-propre et modestie demandent à être dosés, dans les esprits du temps, l’important étant qu’aucun des deux ne donne dans l’excès. Car certains jugent que la modestie excessive est un « défaut » si elle entrave l’estime légitime de soi-même17. Plus encore, la modestie excessive peut être ressentie comme importune. Notamment, refuser un éloge mérité peut être ressenti comme une insulte envers celui qui le prononce :

 

Ce refus obstiné d’une louange acquise, M’accuserait enfin de peu de jugement, D’avoir pris tant de peine et souffert de tourment, Pour qui ne valait pas l’offre de mon service. (Corneille 20)

 

 

Il y aurait une espèce de férocité à rejeter indifféremment toute sorte de louanges ; l’on doit être bien sensible à celles qui nous viennent des gens de bien, qui louent en nous sincèrement des choses louables. (La Bruyère 241)

 

 

Le trop d’esprit et la modestie vous font tort. Je trouve étrange que cette dernière veuille s’opposer aux éloges dont les autres vertus sont dignes, et qu’elle se fasse toujours valoir au préjudice de ses compagnes. Voilà sans mentir une contrainte qui est trop dure, et qui approche en quelque façon de la tyrannie. (La Fontaine, t. II, 706)

 

On comprend mieux pourquoi Descartes distingue la « générosité » de l’orgueil, et l’associe au contraire à l’ « humilité vertueuse » : l’amour-propre raisonné apparaît comme un juste milieu entre vanité excessive et humilité excessive. L’honnêteté à la fois encourage et limite l’amour-propre18.

 

 

L’amour-propre a donc bien des noms, ce qui devrait achever de convaincre ses détracteurs de sa nature diabolique. Fort heureusement, les lexicographes débroussaillent la forêt de ses synonymes, relevant constantes et distinctions, et nous permettant de discerner quelques lignes de force. Les définitions de l’amour-propre révèlent une vision du monde qui est, sans surprise, celle de l’époque, faite de fascination pour les valeurs aristocratiques et mondaines – ce qui est quelque peu paradoxal venant de deux membres de la bourgeoisie de robe comme Richelet et Furetière ou d’un fils de pasteur comme Bayle.

Ouvrages cités

Bayle, Dictionnaire historique et critique, Rotterdam, R. Leers, 1697 [BNF Gallica]

Corneille, Œuvres complètes, t. I, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1980

Descartes, Les Passions de l’âme, éd. Geneviève Rodis-Lewis, Paris, Vrin, 1994

Le Dictionnaire de l’Académie françoise, >dédié au >Roy, deux tomes, Paris, J.-B. Coignard, 1694 [BNF Gallica]

Furetière, Dictionnaire >universel, contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutesles sciences et des arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690 [BNF Gallica]

La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Paris, Le Livre de Poche, collection « Classiques de poche », 1995

La Fontaine, Œuvres complètes, t. I : Fables, contes et nouvelles, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1991 ; t. II : Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1958

La Rochefoucauld, Maximes et réflexions >diverses, éd. Jean Lafond, Paris, Gallimard, « Folio Classique, 1976

Pascal, Œuvres complètes, t. II, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000

Recueil de lettres nouvelles dit « Recueil Faret », sous la direction d’Eric Méchoulan, Rennes, PUR, collection « Textes rares », 2008

Richelet, Dictionnaire françois, contenant généralement tous les mots tant vieux que nouveaux, et plusieurs remarques sur la langue française, Amsterdam, Elzevir, 1706 [BNF Gallica]

Notes

1 .

Charles-Olivier Stiker-Métral, Narcisse contrarié : L’amour-propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, coll. « Lumière classique », 2007, passim

2 .

Ibid., p. 335

3 .

Jean-Pierre Beaujot, « Le travail de la définition dans quelques maximes de La Rochefoucauld », Les Formes brèves de la prose et le discours discontinu (xvie-xviie siècles), éd. J. Lafond, Paris, Vrin, 1984, p. 96

4 .

Charles-Olivier Stiker-Métral , op. cit., p. 322-323

5 .

Ibid., p. 145

6 .

Ibid., p. 93

7 .

Ibid., p. 301; voir aussi p. 48 et 332

8 .

Ibid., p. 65 et 141; Michel Bouvier, dans son article « Considérations sur la manière de parler de l’amour-propre afin d’en bien juger », Papers on French Seventeenth Century Literature n° 36, 1992, p. 37, note que la seconde tendance se poursuit jusqu’au XIXe siècle avec Littré.

9 .

Charles-Olivier Stiker-Métral, op. cit. p. 333

10 .

Michel Bouvier, art. cit., p. 37

11 .

Voir par exemple Sénault, cité par Charles-Olivier Stiker-Métral, op. cit., p. 129: voir aussi ibid., p. 247-249

12 .

Michel Bouvier, art. cit., p. 38, signale ainsi comment Laurent de Paris distingue « amour de soi », « amour privé », « amour naturel » et « amour-propre »; voir aussi Charles-Olivier Stiker-Métral, op. cit., p. 201-202, pour la distinction entre « amour-propre de vanité » et « amour-propre de commodité »

13 .

Voir par exemple ibid., p. 50

14 .

Ch.-O. Stiker-Métral, ibid. p. 47, y voit même un lieu commun.

15 .

Voir par exemple l’interprétation négative de l’expression « amour naturel » chez Michel Bouvier, art. cit., p. 38

16 .

Ch.-O. Stiker-Métral, op. cit., p. 507 sq.

17 .

Voir par exemple Furetière, Nouvelle allégorique, Genève, Droz, 1967, collection « Textes littéraires français », p. 34 : il présente la Modestie comme une voleuse de réputation.

18 .

Voir Ch.-O. Stiker-Métral, op. cit., notamment p. 178

 

 

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