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Résumé

Comme Diderot n’a pas manqué de le souligner dans sa Correspondance, il y a une très forte dimension picturale dans La Religieuse, qui semble principalement destinée à exagérer l’effet pathétique. Le roman est structuré autour d’une série de scènes très souvent conçues comme des tableaux vivants, qui viennent en quelque sorte pallier le caractère ténu de la diégèse. Loin d’être un effet accidentel de la narration ou une simple parenthèse dans la linéarité du récit, le dispositif de la scène-tableau semble au contraire participer pleinement du projet esthétique et idéologique porté par le roman. Dans quelle mesure ce dispositif affecte-t-il le sens et la portée du récit proposé aux lecteurs par la jeune religieuse ? N’est-il pas le lieu d’une ambiguïté fondamentale, entre volonté d’émouvoir et désir de séduire ? Nous nous interrogerons ainsi sur l’ambivalence esthétique et morale d’un tel projet romanesque.

Abstract

As Diderot did not fail to point out in his Correspondence, there is a very strong pictorial dimension in La Religieuse, which seems mainly intended to exaggerate the pathetic effect. The novel is structured around a series of scenes very often conceived as tableaux vivants, which somehow compensate for the tenuity of the diegesis. Far from being an accidental effect of the narrative or a simple parenthesis in the linearity of the story, the scene-picture device seems on the contrary to participate fully in the aesthetic and ideological project carried by the novel. To what extent does this device affect the meaning and scope of the narrative proposed to readers by the young nun? Is it not the place of a fundamental ambiguity, between the will to move and the desire to seduce? The purpose of this article is to question the aesthetic and moral ambivalence of such a novelistic project.

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On pourra partir de la lettre à Meister du 27 septembre 1780, dans laquelle Diderot présente La Religieuse comme « un ouvrage à feuilleter sans cesse par les peintres » et « dont la véritable épigraphe serait, si la vanité ne s’y opposait : son pittor anch’io »1. Diderot ajoute dans cette même mettre que « le roman est rempli de tableaux pathétiques ». De fait, on peut lire La Religieuse comme une galerie de tableaux, et le texte propose une forme de conversion permanente de l’écriture à la peinture. Cette recherche de transposition est d’autant plus remarquable que Diderot ne cesse de marquer, dans ses Salons, les spécificités irréductibles des deux arts.

On est frappé de voir comment la métaphore de la peinture revient à plusieurs reprises dans le cours de la narration.

Si le passage qui donne son titre à cette communication mobilise clairement un vocabulaire pictural, il s’organise aussi comme une sorte de scène théâtrale. On en profitera pour remarquer comment ces deux arts, la peinture et le théâtre, ne cessent de se croiser dans le roman, à travers des énoncés tels que : « la scène que je viens de peindre » (1492), ou, « c’est ici que je peindrai la scène dans le fiacre » (189). Cette coprésence de la picturalité et de la théâtralité indique sans doute qu’il est possible d’élargir les termes de l’enquête. Pour ambitieux qu’il soit, le traitement du sujet ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur les rapports étroits qui unissent le tableau et la scène dans le roman, et les relations complexes que ceux-ci entretiennent avec la fiction.

 

Tous les commentateurs l’ont remarqué, et Diderot lui-même n’a pas manqué de le souligner dans sa Correspondance : il y a une très forte dimension picturale dans La Religieuse, qui semble principalement destinée à exagérer l’effet pathétique. Le roman est structuré autour d’une série de scènes, scènes muettes ou parlées, très souvent conçues (mais pas exclusivement) comme des tableaux vivants, qui viennent en quelque sorte pallier le caractère ténu de la diégèse. Loin d’être un effet accidentel de la narration ou une simple parenthèse dans la linéarité du récit, le dispositif de la scène-tableau semble au contraire participer pleinement du projet esthétique et idéologique porté par le roman. On s’interrogera donc sur les moyens et les fins de cette nouvelle esthétique romanesque, à un moment où Diderot se trouve pleinement engagé dans une réflexion sur l’art dramatique, dans le cadre de sa théorie du drame sérieux, mais aussi sur la peinture, à travers les différents Salons.

La scène-tableau est-elle le lieu d’une « pensée du roman » ? Laquelle ? Dans quelle mesure ce dispositif affecte-t-il le sens et la portée du récit proposé aux lecteurs par la jeune religieuse ? N’est-il pas le lieu d’une ambiguïté fondamentale, entre volonté d’émouvoir et désir de séduire ?

Pour répondre à ces questions, nous montrerons comment la scène et le tableau organisent et structurent le récit, avant d’examiner la façon dont celui-ci propose une véritable scénographie du regard et de la vision. Nous nous interrogerons enfin sur l’ambivalence esthétique et morale d’un tel projet romanesque.

 

Un principe de composition

Scènes et tableaux, scènes ou tableaux ?

On est frappé d’emblée, à la lecture du texte, de l’omniprésence de « scènes » à l’intérieur même du récit. On peut en dresser une liste non exhaustive : je ne le ferai pas ici, faute de temps, mais j’en ai compté 35, ce qui fait à peu près 1 scène toutes les 5 pages. Une telle présence de la scène permet de mesurer « l’importance quasi rythmique de cette esthétique du tableau dans La Religieuse » (Ch. Martin).

La plupart de ces scènes se présentent en effet très nettement comme des tableaux, soit qu’elles mettent en valeur des effets de composition et d’agencement dans l’espace, la distribution des personnages et des objets, les détails de l’éclairage, soit qu’elles décrivent les habits ou les postures des corps... Au point qu’il devient souvent difficile de dissocier l’effet dramatique de l’effet pictural, l’un étant en quelque sorte inclus dans l’autre et réciproquement.

On remarquera que le fonctionnement de ce principe de successivité est clairement exhibé dans le texte, et le principe en est explicité : « La scène que je viens de peindre fut suivie d’un grand nombre d’autres semblables que je néglige » et « Voici la suite de la précédente » (149, je souligne).

Dans La Religieuse, l’éclatement généralisé de l’action en « scènes-tableaux » multiples apparaît ainsi dès la première lecture comme un principe de composition. Celui-ci semble correspondre au choix théorisé par Diderot pour l’art dramatique, qui vise à créer « autant de tableaux réels qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au peintre » (Entretiens sur Le Fils naturel, premier entretien). Ces tableaux forment dans le roman lui-même une sorte de petit Salon de peinture, une « Promenade Vernet » pathétique et tragique, un jeu de références qui s’offre à l’identification dans l’histoire de la peinture. La déclinaison de ces tableaux permet de les associer à des images existantes et connues ou à reconnaître.

On verra plus tard les effets ambivalents pour le lecteur, qui oscille entre fascination et prise de conscience critique des calculs et intentions cachées que ce traitement de l’action révèle. Sur le plan du pathétique, cet éclatement, qui conduit à une forme d’autonomisation des tableaux, produit chez le lecteur une émotion singulière et comme attachée à chacun d’entre eux. On pourrait citer ici ce qu’écrit Jean-Marie Apostolidès (« La religieuse et ses tableaux », voir bibliographie), sur le lien étroit entre peinture et théâtre chez Diderot :

« Le tableau chez Diderot est un procédé esthétique à la charnière de la peinture et du théâtre. S’il participe de ces deux domaines, on le rencontre dans la majorité des œuvres de l’auteur : dans les Salons, bien sûr, où Diderot prend prétexte des peintures exposées pour leur substituer d’autres tableaux qu’il recompose à sa façon ; dans sa correspondance également, où il narre à ses interlocuteurs des tableaux pris sur le vif ; dans ses œuvres littéraires et philosophiques enfin, où les moments d’intense signification se présentent fréquemment sous forme de tableau ».

Comme l’écrit encore Ch. Martin dans le même article, l’écriture de La Religieuse « devient le lieu d’expérimentation d’une picturalité romanesque. S’inspirant des analyses proposées par Anne Deneys-Tunney, Ch. Martin en conclut à sa suite à un fréquent brouillage des frontières entre récit et description dans le roman. D’où « une composition recourant aux ellipses et aux sommaires pour mettre en valeur des scènes, parfois dialoguées, souvent muettes, que Diderot désigne comme des “tableaux pathétiques” » (article cité, p. 119).

Il faut encore montrer les aspects littéraires d’un tel brouillage : le texte propose en quelque sorte des équivalents stylistiques et formels de ce dispositif. Il importe de relever notamment le rôle de l’imparfait (tableau) dans ces passages, ou de la parataxe (scènes) : imparfait et parataxe brisent ainsi la continuité temporelle de la narration ou de la phrase. Une des conséquences du recours à ces figures, comme le souligne Anne Deneys-Tunney, c’est bien, en effet, « le brouillage de l’opposition entre récit et description » (livre cité, p. 189).

Ce brouillage participe sans doute à l’effet d’étrangeté du roman, à la création d’une forme hybride entre narration et tableau, entre écriture et peinture.

Suzanne en scène

Il n’y a pas lieu d’analyser ici en détail le tableau proposé en modèle pour le titre de cette commuication (« un assez agréable tableau à voir », 155). On se contera de comparer son agencement avec ce qu’écrit Diderot dans ses Pensées détachées sur la peinture :

« Dans la description d’un tableau, j’indique d’abord le sujet ; je passe au principal personnage, de là aux personnages subordonnés dans le même groupe ; aux groupes liés avec le premier, me laissant conduire par leur enchaînement ; aux expressions, aux caractères, aux draperies, aux coloris, à la distribution des ombres et des lumières, aux accessoires, enfin à l’impression d’ensemble. Si je suis un autre ordre, c’est que ma description est mal faite, ou le tableau mal ordonné3. »

Si l’on reprend la description du tableau proposée à la page 155 de La Religieuse, on constate assez vite qu’elle correspond assez à ce que Diderot préconise dans ses Pensées. La scène en question est explicitement présentée comme un « tableau » (« un assez agréable tableau à voir ») et elle est proposée à l’appréciation du marquis (« vous qui vous y connaissez en peinture »). Cette picturalité est encore renforcée par le motif de « l’atelier », qui définit le cadre de travail du peintre et qui constitue les personnages en modèles pour l’artiste, ainsi que par la distribution du tableau, entre le personnage au premier plan (la supérieure) et les personnages au second plan (les autres religieuses), ou encore par la situation en retrait de Suzanne, à l’intérieur du cadre, retrait marqué par son immobilité et par son oisiveté (« j’étais assise sur le bord du lit et je ne faisais rien ») : Suzanne ne fait rien, mais elle observe, et elle observe sous l’œil du peintre, selon un principe de dédoublement qui n’est pas sans rappeler les Ménines de Velázquez, mais qui est en fait constitutif même du roman et conforme au système du roman-mémoire. Suzanne est à la fois dans le tableau et hors du tableau, elle en est à la fois l’objet et le sujet, le personnage et le peintre. On remarquera enfin le choix d’un vocabulaire proprement pictural ou propre à la statuaire (ainsi le verbe « tourner » dans la phrase « des bras ronds comme s’ils avaient été tournés », qui évoque le travail du « tour » par le sculpteur, mais aussi par le potier).

Le récit contient plusieurs portraits de Suzanne, selon un principe qui appartient aussi bien à la peinture qu’à la fiction narrative, mais qui, du fait de la picturalité prononcée du texte, prend une valeur particulière. Un premier portrait, portrait en creux d’une certaine manière, est porté par les éloges des sœurs du couvent de Sainte-Marie et il est mis en évidence par une injonction à voir :

« Mais voyez donc, ma sœur ; comme elle est belle ! Comme ce voile relève la blancheur de son teint ! Comme ce bandeau lui sied, comme il lui arrondit le visage, comme il étend ses joues ! Comme cet habit fait valoir sa taille et ses bras !… Je les écoutais à peine ; j’étais désolée ; cependant il faut que j’en convienne, quand je fus seule dans ma cellule je me ressouvins de leurs flatteries, je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir, et il me sembla qu’elles n’étaient pas tout à fait déplacées. » (16)

La question que pose ce passage pourrait être : qui peint ? S’agit-il d’un portrait ou d’un autoportrait ? La coquetterie de Suzanne s’affiche malgré qu’elle en ait : on en veut pour preuve la contradiction dans les termes des éloges qualifiés de « flatteries », flatteries pourtant qu’elle « vérifie » (si « flatterie » il y a, Suzanne devrait plutôt « vérifier » en quoi le portrait est en deçà de l’original ; or ici il s’agit au contraire de constater qu’il n’y a point réellement de flatterie et que le portrait est conforme à l’original : « je ne pus m’empêcher de les vérifier à mon petit miroir »).

On trouve le même procédé à l’autre bout du roman (p. 135) :

« elle trouvait que j’avais l’haleine pure, les dents blanches et les lèvres fraîches et vermeilles. En vérité, je serais bien belle, si je méritais la plus petite partie des éloges qu’elle me donnait ; si c’était mon front, il était blanc, uni et d’une forme charmante ; si c’étaient mes yeux, ils étaient brillants ; si c’étaient mes joues, elles étaient vermeilles et douces ; si c’étaient mes mains, elles étaient petites et potelées ; si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds ; si c’était mon cou, aucune des sœurs ne l’avait mieux fait et d’une beauté plus exquise et plus rare ; que sais-je tout ce qu’elle me disait. Il y avait bien quelque chose de vrai dans ses louanges » (135, je souligne)

Il arrive que Suzanne soit elle-même « composée » dans un tableau agencé par d’autres : « elle me composa la tête, les pieds, les mains, la taille, les bras… » (17). Et Suzanne elle-même se « compose » pour revenir à un état plus décent, après une scène violente (75).

Le récit propose par ailleurs d’autres portraits que ceux de Suzanne :

C’est d’abord celui de madame de Moni en prophétesse :

« En vérité cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle, mais l’âge en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie ; elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins et démêler au-delà, à une grande distance ». (45)

Il y a aussi celui de la supérieure de Saint-Eutrope en originale :

    « Cette supérieure s’appelle Mme ***. Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin. C’est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements ; sa tête n’est jamais sise sur ses épaules ; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement ; sa figure est plutôt bien que mal ; ses yeux dont l’un, c’est le droit, est plus haut et plus grand que l’autre, sont pleins de feu et distraits ; quand elle marche elle jette ses bras en avant et en arrière ; veut-elle parler, elle ouvre la bouche avant que d’avoir arrangé ses idées, aussi bégaye-telle un peu ; est-elle assise, elle s’agite sur son fauteuil comme si quelque chose l’incommodait. Elle oublie toute bienséance, elle lève sa guimpe pour se frotter la peau, elle croise ses jambes ; elle vous interroge, vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas ; elle vous parle et elle se perd, s’arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche et vous appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez pas sur la voie. Elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain ; ses moments de dignité sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure. Sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l’inégalité de son caractère ; aussi l’ordre et le désordre se succèdent-ils dans la maison ». (121)

    Ce portrait est particulièrement intéressant parce qu’il est très écrit, et va bien au-delà des simples mémoires d’une « pauvre religieuse ». Il est, d’une part, très rhétorique, et il met en valeur l’esthétique du décousu et du composé chère à Diderot (on a remarqué qu’il n’était pas sans rapport avec la figure du neveu dans Le Neveu de Rameau). D’autre part, il introduit dans le texte une note comique. L’expression « quelque chose qui cloche » peut se lire de façon métadiscursive : ce qui « cloche » aussi, c’est aussi la rupture soudaine de ce passage avec la tonalité pathétique propre à l’ensemble du texte, et le caractère familier - pour ne pas dire trivial - de l’expression, qui diffère singulièrement du style habituel de Suzanne. Ce portrait est là manifestement pour « faire tableau » et d’abord, simplement pour « faire portrait », en faisant au passage rire ou sourire.

    Faire théâtre

    On peut remarquer la fréquence du mot « scène » dans le roman. On relèvera quelques occurrences du terme : « scène lugubre » (48) ; « la scène du reposoir » (68) ; « pendant cette scène » (126) ; « la scène du cachot » (143) ; « cette terrible scène de nuit » (185) ; « la scène de la nuit » (166) ; reprenant la même expression, « cette terrible scène de la nuit » (185) ; « ma scène dans le fiacre » (189), etc.

    Le roman donne ainsi à voir une variété de scènes (des types de scène) qui se distribuent entre scènes parlées et scènes muettes. A propos de scènes parlées, on peut relever la variante originale que constitue la scène chantée avant le Carême, qui manifeste toute la malice de Suzanne formant un duo complice avec sœur Sainte-Ursule : « dans les heures de récréation que nous passions au jardin, je la prenais à l’écart, je la faisais chanter, et pendant qu’elle chantait, voici ce que je lui dis… » (64).

    On peut aussi montrer comment la formule scénique est elle-même dramatisée :

    « Voici le moment le plus terrible de ma vie, car songez bien, monsieur, que j’ignorais absolument sous quelles couleurs on m’avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu’il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. » (88)

    La scène peut aussi devenir « spectacle » (68, 105). Ainsi : « Les religieuses m’examinaient de loin, elles ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation » (105).

    Du point de vue de la technique picturale, ce principe d’organisation scénique peut être rapproché de la réflexion sur ce que Diderot appelle dans les Salons l’importance du « moment » en peinture. Selon lui, le défaut d’imagination le plus courant constaté chez les peintres, c’est leur incapacité à choisir le moment le plus adéquat à représenter. À la différence du poète et de l’écrivain, dont l’imagination se déploie dans la temporalité et la succession des épisodes du récit, le peintre, comme le note encore Diderot dans l’article Composition de l’Encyclopédie, « n’a qu’un instant presque indivisible ; c’est à cet instant que tous les mouvements de la composition doivent se rapporter4 ». Le choix de cet instant est crucial car il doit permettre, sans revenir sur ce qui précède, ni anticiper sur ce qui suit, de concentrer le plus d’émotion possible : « Chaque action a plusieurs instants ; mais je l’ai dit et je le répète, l’artiste n’en a qu’un dont la durée est celle d’un coup d’œil » (Diderot, Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765). Diderot énonce ici, comme l’écrit justement Gilles Gourbin, « ce pourquoi, précisément, le tableau doit se construire et se comprendre comme une scène, c’est-à-dire un dispositif qui ne fige pas l’instant, mais l’inscrit dans une chronologie, à la fois rétrospective et projective » (article cité).

    Scènes muettes et pantomimes

    Si les scènes se distribuent en effet entre scènes parlées et scènes muettes, certaines de ces dernières touchent à la pantomime. Le recours à la pantomime s’accompagne également d’un emploi des verbes à l’imparfait. Comme le remarque Anne Deneys-Tunney, la « pantomime opère […] toujours sur fond de silence, ou entre deux silences » (livre cité, p. 185), ce qui a pour effet de la mettre davantage en valeur.

    À propos de la pantomime, des remarques comme : « j’étais renversée sur ma chaise ; ou je gardais le silence ou je sanglotais ; ou j’étais immobile, ou je me levais, ou j’allais tantôt m’appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein » (15) montrent combien certaines descriptions de scènes-tableaux s’en approchent fortement. De même le début du morceau qui relate l’entretien de Suzanne avec sa mère : « C’était dans l’hiver. Elle était assise dans un fauteuil devant le feu ». On peut encore citer ce passage : « J’étais assise à côté d’une jeune religieuse qui m’aimait : quelquefois je l’avais vue me regarder en pitié et verser des larmes, elle ne me parlait point, mais certainement elle souffrait » (58)

    Certaines de ces scènes muettes sont aussi des scènes de genre : ainsi les trois versions du tableau de Suzanne au clavecin (on notera à chaque fois la station assise des personnages). Une première version, méditative et mélancolique : « C’était le soir ; on apporta des bougies, je m’assis, je me mis au clavecin, je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tête que j’en ai pleine et n’en trouvant point… » (38) ; une deuxième version, primesautière et joyeuse : « Je m’assis ; elle pensa que je pourrais avoir froid, elle détacha de dessus les chaises un coussin qu’elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds qu’elle mit dessus, ensuite elle alla se placer derrière la chaise et s’appuyer sur le dossier. Je fis d’abord des accords, ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti ; cependant elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était placée sut mon épaule nue et l’extrémité de ses doigts posée sur ma gorge » (135-136) ; une troisième version, sensuelle et érotique : « La collation faite, je me mis au clavecin et j’accompagnai deux sœurs qui chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix ; je chantai aussi et je m’accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin et paraissait goûter le plus grand plaisir à m’entendre et à me voir ; les autres écoutaient debout sans rien faire, ou s’étaient remises à l’ouvrage. Cette soirée fut délicieuse » (158).

    Le tableau de la vie monacale

    Comme le remarque Christophe Martin, la religion chrétienne apparaît-elle dans le roman de Diderot comme dotée d’une redoutable efficacité dans la fabrication de simulacres. Le cloître est à la fois et indissociablement un lieu soustrait à toute temporalité chronologique et le lieu par excellence du rituel et du simulacre, où l’on ne cesse de fabriquer des tableaux édifiants, séduisants ou effrayants » (article cité, p. 118).

    Concernant les « simulacres », on peut citer la scène où la supérieure de Longchamp contrefait le désespoir (« Ce fut encore une scène de désespoir », 15, mais il s’agit d’un désespoir feint et hypocrite) ; et le passage où cette même supérieure apporte à Suzanne une lettre de sa mère : passage marqué par une éloquence forcée du geste et de la parole, une éloquence artificieuse puisque la bienveillance et la compassion de la supérieure sont une nouvelle fois contrefaites (20-21). Le risque de contrefaçon menace même Suzanne, qui prend conscience de son pouvoir d’acteur. De Suzanne personnage à Suzanne comédienne, il n’y a qu’un pas : « Si j’avais eu quelque penchant à l’hypocrisie ou au fanatisme et que j’eusse voulu jouer un rôle dans la maison, je ne doute point qu’il ne m’eût réussi… » (68).

    On a souvent relevé dans La Religieuse, la place et l’importance des scènes nocturnes, entre pénombre et ténèbres. Lors de son arrivée à Longchamp, la supérieure qui accueille Suzanne veut un témoignage de ses talents de musicienne en présence de sa mère. Il est frappant de voir comment le texte fait ici coïncider le moment nocturne de la scène, les sentiments intimes de Suzanne et le contenu même du morceau qu’elle va chanter : « C’était le soir ; on apporta des bougies, je m’assis, je me mis au clavecin, je préludai longtemps, cherchant un morceau de musique dans ma tête que j’en ai pleine et n’en trouvant point. Cependant la supérieure me pressa, et je chantai sans y entendre finesse, par habitude, parce que le morceau m’était familier : Tristes apprêts, pâles flambeaux, jour plus affreux que les ténèbres… » (38).

    La mort de madame Moni est elle aussi empreinte de cette tonalité sombre qui caractérise l’ensemble du roman, au propre comme au figuré : « À l’approche de sa mort elle se fit habiller ; elle était étendue sur son lit ; on lui administra les derniers sacrements, elle tenait un Christ entre ses bras. C’était la nuit, la lueur des flambeaux éclairait cette scène lugubre » (48).

    « Bougies », « torches », « flambeaux », tout contribue à faire du couvent un lieu d’effroi où la lumière s’absente et où la méchanceté peut accomplir son œuvre dans l’obscurité et le secret : « Quand je fus arrivée à ce petit oratoire qui était éclairé de deux lumières, on m’ordonna de demander pardon à Dieu et à la communauté du scandale que j’avais donné » (109). Et une page plus loin : « On éteignit les lumières, les religieuses se retirèrent, et je me rhabillai » (110). Ou encore, et pour finir : « Le soir, lorsque je fus rentrée dans ma cellule, j’entendis qu’on s’en approchait en chantant les litanies ; c’était toute la maison rangée sur deux lignes. On entra, je me présentai. On me passa une corde au cou, on me mit dans la main une torche allumée et une discipline dans l’autre. Une religieuse prit la corde par un bout, me tira entre les deux lignes, et la procession prit son chemin vers un petit oratoire intérieur consacré à sainte Marie. On était venu en chantant à voix basse, on s’en retourna en silence » (111).

    La terreur qui règne dans le couvent, et la noirceur des sentiments qui y règne, sont encore signifiés par une série de scènes-tableaux hallucinatoires, telles que celle, terrible de la religieuse devenue folle : « Elle était échevelée et presque sans vêtement ; elle traînait des chaînes de fer ; ses yeux étaient égarés ; elle s’arrachait les cheveux ; elle se frappait la poitrine avec les poings ; elle courait, elle hurlait ; elle se chargeait elle-même et les autres des plus terribles imprécations ; elle cherchait une fenêtre pour se précipiter » (19). Folie qui guette Suzanne, qui va aussi apparaître échevelée (« Cependant je tâchais de rajuster mon voile, mes mains tremblaient, et plus je m’efforçais à l’arranger, plus je le dérangeais ; impatientée, je le saisis avec violence, je l’arrachai, je le jetai par terre, et je restai vis-à-vis de ma supérieure le front ceint d’un bandeau et la tête échevelée » (75). On pourrait encore citer la scène effroyable où Suzanne au sol est piétinée par les autres religieuses, sur ordre de la supérieure (« Marchez sur elle, ce n’est qu’un cadavre », 82), ainsi que la scène qui suit, d’allure proprement spectrale, où les têtes faibles » de la communauté voyaient [Suzanne] dans leur imagination troublée avec une figure hideuse, faisaient le signe de la croix à [s]a rencontre et s’enfuyaient en criant : Satan ! éloignez-vous de moi ; mon Dieu, venez à mon secours… » (83).

    Une scénographie du regard et de la vision

    Voir et être vu

    Le thème de la vue est omniprésent dans le roman, et il participe évidemment de cette scénographie du regard qui souligne ce qu’on pourrait appeler la pulsion scopique du monde conventuel. Dans le cours de sa narration, Suzanne ne cesse de voir. Plus encore, elle « regarde ».

    Elle regarde d’abord la supérieure de Longchamp et ses acolytes : « Madame, lui dis-je en prenant un ton grave et un regard assuré… » (76); « Allez, me dit-elle, ne me souillez pas de vos regards » (81) ; « je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes » (88) .

    Elle regarde ensuite la sœur Sainte-Ursule : « Je la regardai en souriant tristement… » (113).

    Elle regarde également la sœur Sainte-Thérèse : « Je ne pus m’empêcher de la regarder à l’église » (131).

    Elle regarde enfin la supérieure de Saint-Eutrope : « Je la regardais avec de grands yeux hébétés » (139)

    Si Suzanne ne cesse de regarder, elle voit également le regard des autres sur elle.

    C’est d’abord le regard de son père : « En ce moment M. Simonin entra. Il vit le désordre de sa femme, il l’aimait, il était violent ; il s’arrêta tout court, et tournant des regards terribles sur moi, il me dit… » (35-36)

    Puis c’est le regard de sa mère qui pèse sur elle : « tout ce que j’en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d’indignation de la tête » (28).

    Vient ensuite le regard de madame de Moni : « Elle s’assit à côté de mon lit ; elle avait posé légèrement une de ses mains sur mon front ; elle me regardait » (44). Il faut enfin prendre en compte les très nombreux exemples où le regard des autres religieuses est évoqué : « Quand j’allais de ce côté, on affectait de s’en éloigner et de regarder ailleurs » (55) ; « J’étais assise à côté d’une jeune religieuse qui m’aimait : quelquefois je l’avais vue me regarder en pitié » (58) ; « On continua de m’épier pendant plusieurs jours, on allait où j’étais allée, on regardait partout » (59) ; « Les religieuses m’examinaient de loin » (105) ; « Quelques religieuses qui me regardaient causaient entre elles, et si je ne me suis point trompée, elles me regardaient comme incessamment  menacée des mêmes terreurs » (176) ; etc.

    Pèse aussi le regard de la supérieure de Longchamp et de ses acolytes : « La supérieure immobile me regardait et me disait… » (61) ; « Ces femmes me regardaient d’un air qui marquait la nécessité, l’inflexibilité et qui m’ôtait le courage de les implorer » (89)

    On peut citer également le regard du grand vicaire et de ses auxiliaires : « Cependant il me regardait » (93) ; « leurs regards étaient attachés sur moi » (106).

    C’est enfin le regard de la supérieure de Saint-Eutrope : « Quelquefois en me regardant de la tête aux pieds avec un air de complaisance que je n’ai jamais vu à aucune autre femme » (135) ; « elle s’arrêtait, me regardait avec des yeux attendris » (138) ; en prononçant ces derniers mots elle me regarda de bas en haut avec des yeux déjà humides » (143) ; « Je vous ai regardée ; que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez ! » (150) ; « Cependant elle ne s’en allait point, elle continuait à me regarder » (150) ; « Ah ! » me dit-elle en me regardant tendrement » (156) ; « Après avoir circulé ainsi un moment, elle s’arrêta en face de moi me regardant avec des yeux très affectueux et très tendres » (158) ; « Je lui tendis les mains, elle les prit avec ardeur, elle les baisait, et puis elle me regardait, et puis elle les baisait encore et me regardait encore » (172) ; etc…

    Si l’on veut mesurer à quel point le motif du regard est topique, et notamment celui de Suzanne regardée, on relira ce passage de la p. 149, où Suzanne est vue sans voir qu’elle l’est (elle est endormie), mais elle devine ce qui se passe :

    « Pendant que je dormais on entra, on s’assit à côté de mon lit, mes rideaux étaient entrouverts, on tenait une petite bougie dont la lumière m’éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir, ce fut du moins ce que j’en jugeai à son attitude lorsque j’ouvris les yeux » (149).

    Les obstacles à la vue

    Il arrive aussi que le regard de Suzanne soit proprement empêché, par ce que Anne Deneys-Tunney appelle des « scènes d’absence ». Anne Deneys-Tunney montre au passage l’originalité qu’occupe La Religieuse dans l’histoire du roman-mémoire : « Dans un roman à la première personne, c’est le regard du narrateur qui détermine le regard de la narration. Or dans La Religieuse, d’innombrables scènes d’évanouissement, catalepsies, sommeil, privent symboliquement Suzanne de son regard, tout en la plaçant sous le regard des autres et du récit comme un objet » (livre cité, p. 147). Anne Deneys-Tunney prend l’exemple de la scène de la prise d’habit comme illustration d’une « extériorité réciproque du regard de Suzanne et du regard de la narration » :

    « Je ne sais ce qui se passait dans l’âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu’on portait à l’autel, et il s’échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout, il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises et attachées aux barreaux de la grille, et il se faisait un profond silence… » (26)

     

    Monstration et démonstration

    « Suzanne est une très belle religieuse » (17). La beauté de Suzanne est maintes fois soulignée. Lorsqu’il s’agit de la décrire, Diderot retrouve d’ailleurs la langue et la rhétorique qu’il emploie pour parler des tableaux qu’il admire dans les Salons, et Suzanne est souvent décrite en termes plastiques : « si c’était ma gorge, elle était d’une fermeté de pierre et d’une forme admirable ; si c’étaient mes bras, il était impossible de les avoir mieux tournés et plus ronds » (135, je souligne).

    Le texte exprime une constante injonction à voir. L’impératif « voyez… » apparaît ainsi fréquemment dans le roman : « Mes compagnes m’ont entourée, elles m’embrassent et se disent : Mais voyez donc, ma sœur ; comme elle est belle ! » (16) ; « Sœur Suzanne, voyez. Je me levai brusquement et je lui dis : Madame, j’ai tout vu » (61) ; « Voyez dans quel état vous êtes. En effet, je jetai les yeux sur moi et je vis… » (74) ; etc.

    Suzanne est, du reste, constamment occupée à « se montrer » dans toute l’étendue et la violence de sa souffrance, exposant au regard des autres les stigmates des persécutions qu’elle endure. Les expressions telles que « Je montrai », « je [lui] présentais… » sont fréquentes dans son récit. Nous ne prendrons qu’un seul exemple, qui conjugue les deux formes de la monstration décrites : « Je lui dis en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré : Vous voyez ! » (96).

    Se montrer, être vue : ces deux situations participent de la stratégie narrative de Suzanne. Cette pente à la fois « monstrative » et démonstrative du récit, qui vise la plupart du temps à susciter la pitié est à mettre en parallèle avec ce passage du Salon de 1767 : « Est-ce que ce sujet de l’innocence implorant le secours de la justice n’était pas assez beau, assez simple, pour fournir à une scène intéressante et pathétique ? »

    Hypotyposes et dramatisations

    Les vœux forcés de Suzanne et la violence permanente à laquelle elle est soumise l’amènent à se « représenter » des scènes fantasmatiques et tragiques dont elle est l’actrice (notez ici « mon rôle »). Ces projections imaginaires sont susceptibles de faire tableau :

    « Ô monsieur, quelle nuit que celle qui précéda ! Je ne me couchai point, j’étais assise sur mon lit. J’appelais Dieu à mon secours, j’élevais mes mains au ciel, je le prenais à témoin de la violence qu’on me faisait. Je me représentais mon rôle au pied des autels, une jeune fille protestant à haute voix contre une action à laquelle elle paraît avoir consenti » (24)

    Ces projections peuvent prendre une allure rétrospective où le souvenir des sévices qu’elle a endurés revient en force dans l’imagination de Suzanne :

    « Lorsque j’étais effrayée des tourments dont j’étais menacée ; ce cachot où j’avais été traînée une fois se représentait à mon imagination dans toute son horreur » (78)

    Une première forme d’hypotypose est constituée des scènes que Suzanne croit voir. Après que M. Manouri a publié un second mémoire, vient le moment du procès. L’affaire est plaidée à l’audience, tandis que Suzanne, confinée dans sa cellule, dans l’attente de la délibération, s’imagine la scène et croit voir les avocats du procès :

    « Ô la cruelle matinée que celle du jugement d’un grand procès ! Je voulais prier, je ne pouvais pas, je me mettais à genoux, je me recueillais, je commençais une oraison, mais bientôt mon esprit était emporté malgré moi au milieu de mes juges. Je les voyais, j’entendais les avocats, je m’adressais à eux, j’interrompais le mien » (104)

    Une seconde forme d’hypotypose consiste dans les scènes que d’autres croient voir à propos de Suzanne. L’affection que lui voue la supérieure de Saint-Eutrope prend des allures étranges, qui manifestent ce que Suzanne appelle son « inquiétude » (149). Dans un accès de délire mâtiné de pulsion érotique, la supérieure entre de nuit dans la cellule de Suzanne pour lui faire le récit des images qui la tourmentent. Elle se représente ainsi avec horreur les sévices que Suzanne a subis et les lui raconte, en insistant sur ce qu’elle voit :

    « À peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination ; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage ; je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou, je crois qu’elles vont disposer de votre vie ; je frissonne, je tremble, une sueur froide se répand sur tout mon corps » (150, nous soulignons).

    La scène-tableau, lieu de l’ambivalence esthétique et morale du projet romanesque

    Tableaux pathétiques

    Dans le roman, on le sait, presque tous les personnages pleurent : Suzanne (15, 28, 32, 54), le public des premiers vœux (26), la mère de Suzanne (34), Madame de Moni (42), les religieuses à la mort de Madame de Moni (48), quelques religieuses et les acolytes du vicaire en voyant les sévices infligés à Suzanne (94), M. Manouri (107), Sainte-Ursule (115), etc.

    Les larmes de Suzanne, surtout, coulent fréquemment. Plusieurs scènes larmoyantes peuvent frapper l’imagination du lecteur, et faire de nouveau tableau, et notamment la scène avec la mère au début du roman :

    « Je ne sais ce qui se passa dans mon âme, mais tout à coup je me jetai à ses pieds et je penchai ma tête sur ses genoux ; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j’étouffais » (27).

    Dans cette scène au pathétique appuyé, le sang vient se mêler aux larmes :

    « le sang me vint au nez, je saisis une de ses mains, malgré qu’elle en eût, et l’arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main je la baisais et je lui disais : Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant. » (27)

    Et comme s’il n’y suffisait pas, le sang et les larmes coulent encore quelques lignes plus loin, au point de « recouvrir » le corps de Suzanne :

    « Je lui obéis, je me rassis et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d’autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras et j’en étais toute couverte sans que je m’en aperçusse ».

    Suzanne sanglote parfois, mais elle pleure aussi abondamment. L’image du « torrent de larmes » revient à deux reprises dans le roman (« je versai un torrent de larmes » (14), « j’ajoutai en versant un torrent de larmes » (93), composant un tableau bien pitoyable.

    On peut rappeler ce que dit fort justement Anne Deneys-Tunney à propos du corps : « Le tableau et la scène ne sont pas seulement des moments ou des artéfacts du récit : ils en deviennent le centre, à partir desquels l’histoire de Suzanne se raconte. Il n’est pas indifférent que cette centralité accordée au tableau aille de pair avec la centralité donnée au corps de Suzanne : le tableau est presque souvent le tableau du corps, et celui-ci devient symboliquement l’espace autour duquel se déploie tout le roman » (livre cité, p. 150).

    Dans La Religieuse, le corps parle aussi, et il s’exprime notamment dans une série de poses et de postures pathétiquesqui peuvent faire tableau.

    On peut distinguer, schématiquement, deux types de poses, les poses statiques et lew poses dynamiques.

    On est frappé par la récurrence d’une certaine gestuelle, faite de quelques « poses ». Ainsi, l’image de Suzanne prosternée revient à plusieurs reprises dans le roman : « Ma compagne priait droite, moi, je me prosternai, mon front était appuyé contre la dernière marche de l’autel et mes bras étaient étendus sur les marches supérieures » (67-68) ; « Je fis quelques pas, puis je revins et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de l’archidiacre (96) ; Tout au sortir du confessionnal j’allai me prosterner au pied des autels » (167).

    Il s’agit presque toujours, comme le dit Suzanne, d’offrir aux autres le spectacle de sa douleur : « Les religieuses […] ne voulaient rien perdre du spectacle de ma douleur et de mon humiliation » (105, je souligne).

    La scène-tableau la plus topique est sans doute celle de Suzanne suppliante. Nous ne prendrons qu’un seul exemple, celui du moment qui précède la confrontation de Suzanne avec l’archidiacre : « J’avançais vers la supérieure des bras suppliants et mon corps défaillant se renversait en arrière » (89). A l’instar des scènes pathétiques dans la peinture du XVIIIe siècle, on voit ainsi souvent Suzanne tendre les bras (« je leur tendis les bras », 61). On trouve d’ailleurs différentes variantes, toutes fortement dramatisées, de cette posture de supplication : « en me jetant entre ses bras » (14) ; « je me jetais à ses pieds » (27).

    Enfin, on notera la récurrence d’une posture active/ passive : : Suzanne se traînant, et Suzanne être traînée (« je me traînais » (26) ; « on me traînait » 62).

    L’effet pathétique, ou comment « émouvoir une âme de bronze »

    Le texte de La Religieuse orchestre une impressionnante mise en scène de tortures : Suzanne est affamée, battue, humiliée, privée de ses objets et commodités, foulée aux pieds, emprisonnée et mise au secret, couverte d’immondices, coupée aux pieds avec du verre brisé, brûlée au fer rouge, soumise à une espèce de pendaison où les cordes entrent dans ses chairs…

    Mais le point essentiel me semble-t-il, est le fait que roman est tout entier tourné vers l’effet à produire, et cet effet, comme le rappelle Diderot lui-même dans la lettre à Meister, est prioritairement pathétique. Dans cette perspective, le dispositif du tableau ou de la scène-tableau joue un rôle fondamental.

    Le passage essentiel, de ce point de vue est celui de « la scène du reposoir » (69) :

     

    « Quand je me relevai je crus être seule, je me trompais, elles étaient toutes les trois placées derrière moi, debout et fondant en larmes, elles n’avaient osé m’interrompre, elles attendaient que je sortisse de moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me voyaient. Quand je me retournai de leur côté mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il produisit sur elles » (68)

    Le roman se plaît par ailleurs à mettre en scène ce qu’on peut appeler ici l’effet pathétique mimétique : le lecteur se trouve placé à peu près dans la position de la supérieure de Saint-Eutrope, lorsqu’elle écoute le récit de Suzanne !

    « Je commençai donc mon récit à peu près comme je viens de vous l’écrire. Je ne saurais vous dire l’effet qu’il produisit sur elle, les soupirs qu’elle poussa, les pleurs qu’elle versa, les marques d’indignation qu’elle donna contre mes cruels parents, contre les filles affreuses de Sainte-Marie, contre celles de Longchamp » (143)5.

    Concernant l’effet pathétique, il est frappant de voir que notre extrait exhibe ses propres mécanismes. Et ce, à deux reprises. Une première fois dans le corridor qui mène au cachot : « j’étais dans un état à toucher des âmes de bronze » (62). Devant les sévices qu’endure Suzanne, on attend de toute personne sensible qu’elle compatisse. Une deuxième fois lors de la scène du reposoir. Après s’être prosternée et avoir prié un long moment, Suzanne se relève et semble revenir à elle après avoir perdu la conscience du temps. Cette scène est glosée par elle-même comme un « spectacle » et un spectacle « touchant » : « Je ne sais combien je restai dans cette position ni combien j’y serais encore restée, mais je fus un spectacle bien touchant, il le faut croire, pour ma compagne et pour les deux religieuses qui survinrent. Quand je me relevai je crus être seule, je me trompais, elles étaient toutes les trois placées derrière moi, debout et fondant en larmes, elles n’avaient osé m’interrompre, elles attendaient que je sortisse de moi-même de l’état de transport et d’effusion où elles me voyaient » (68).

    Suzanne est bien consciente de l’effet qu’elle produit. Il n’est pas anodin que le mot soit dans le texte : « Quand je me retournai de leur côté mon visage avait sans doute un caractère bien imposant, si j’en juge par l’effet qu’il produisit sur elles et par ce qu’elles ajoutèrent ; que je ressemblais alors à notre ancienne supérieure lors qu’elle nous consolait, et que ma vue leur avait causé le même tressaillement » (104).

    Des tableaux « intéressants »

    La compassion de personnages « sensibles », dans le roman, doit elle-même favoriser la compassion du lecteur. Il s’agit de « faire impression » (le mot revient plusieurs fois dans le texte), comme une image qui s’imprimerait dans l’esprit du personnage spectateur, mais également dans celle du lecteur : « J’ai la figure intéressante, la profonde douleur l’avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère ; j’ai un son de voix qui touche, on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l’archidiacre » (93). Suzanne est bien, comme son visage, un personnage « intéressant »6. Et l’« impression » qu’elle produit est celle de la « pitié ».

    À propos de l’effet « pathétique », on peut encore citer le passage qui suit :

    « Il me dit ensuite : Faites un acte de foi, et je le fis. Faites un acte d’amour, et je le fis. Faites un acte d’espérance, et je le fis. Faites un acte de charité, et je le fis. Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus, mais je pense qu’apparemment ils étaient pathétiques, car j’arrachai des sanglots de quelques religieuses, que les deux jeunes ecclésiastiques en versèrent des larmes » (94)

    Scènes et tableaux érotiques

    S’agit-il seulement de tableaux « pathétiques » ? Diderot est sans doute sincère en proposant lui-même cette lecture du roman : après tout, elle dit bien l’essentiel du texte, et elle est conforme à l’esthétique revendiquée dans l’Éloge de Richardson. À ce propos, Anne Deneys-Tunney qui cite cette même lettre à Meister, et qui a démarqué en exergue de son chapitre consacré à La Religieuse un passage des Pensées détachées sur la peinture de Diderot7, fait bien de poser la question : « faut-il donner à l’expression de “tableaux pathétiques” un sens moral ? En matière de peinture, l’exergue ci-dessus offre un exemple particulièrement réjouissant de la disparité des propos de de Diderot concernant la nature de l’œuvre d’art, rapportée d’un côté à la jubilation sexuelle, soumise d’autre part à un moralisme redondant » (livre cité, p. 135).

    Comme le remarque justement Ch. Martin, « ce ne sont pas seulement les scènes les plus voluptueuses ou les plus osées que le pinceau ingénu de Suzanne s’attarde à peindre avec complaisance, ce sont aussi les plus cruelles » (Foliothèque). Et Ch. Martin rappelle le principe esthétique que Diderot développe dans une lettre à Sophie Volland du 14 octobre 1762 : « Les grands effets naissent partout des idées voluptueuses entrelacées avec les idées terribles […] Voilà le modèle de toutes les choses sublimes. C’est alors que l’âme s’ouvre au plaisir et frissonne d’horreur. Ces sensations mêlées la tiennent dans une situation tout à fait étrange ».

    C’est le fameux thème de la beauté dans le crime que l’on a souvent identifiée chez Diderot (R. Demoris, M. Delon, etc.). On peut citer ici ce qu’écrit René Demoris :

    « la représentation du corps souffrant n'est-elle pas un moyen d'esquiver une pulsion scopique nettement sexualisée pour autoriser le regard sur une chair privée — en apparence du moins — de pouvoir érotique parce que ‘purifiée [...], en quelque sorte, par la souffrance’? Alors nous assistons peut-être à une ‘substitution de la jouissance cruelle à la jouissance érotique’ »8.

    Qu’il s’agisse de scènes de violence ou de scènes sensuelles, il se pourrait bien, selon le principe énoncé par Diderot et rappelé plus haut, que pour le lecteur le « bénéfice » soit le même.

     

    Tableaux du corps jouissant

    La dernière des trois mères supérieures va faire vivre à Suzanne des expériences sensuelles et sexuelles inédites, auxquelles, il faut le dire, celle-ci se prête d’assez bonne grâce. Mais nous savons avec elle que « le mal [est] contagieux » (144).

    On est frappé par le nombre de scènes de caresses dans cette dernière partie du roman.

    Celles-ci pourraient aisément constituer d’authentiques sujets de gravures de romans libertins. Si Suzanne est le plus souvent consentante, mais à son corps défendant dira-t-on,

    « La supérieure m’embrassait par le milieu du corps et elle trouvait que j’avais la plus jolie taille. Elle m’avait tirée à elle, elle me fit asseoir sur ses genoux ; elle me relevait la tête avec les mains et m’invitait à la regarder ; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint ; je ne répondais rien, j’avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme une idiote » (130)

    Ailleurs, elle se montre davantage participative : « elle m’exhortait en bégayant et d’une voix altérée et basse à redoubler mes caresses, je les redoublais » (139).

    Mais on retiendra cette scène, surtout, véritable équivalent scripturaire d’une illustration ou d’une peinture érotique, qui ne peut qu’arrêter l’attention des lecteurs de livres qu’on ne lit que d’une main, comme dirait Rousseau :

    « Elle me disait à voix basse : « Suzanne, mon amie, rapprochez-vous un peu. » Elle étendit ses bras ; je lui tournais le dos ; elle me prit doucement, elle me tira vers elle, elle passa son bras droit sous mon corps et l’autre dessus, et elle me dit : « Je suis glacée ; j’ai si froid, que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal. — Chère Mère, ne craignez rien. » Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l’autre autour de ma ceinture. Ses pieds étaient posés sous les miens et je les pressais pour les réchauffer, et la chère Mère me disait : « Ah, chère amie, voyez comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu’il n’y a rien qui les sépare des vôtres. — Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière ? — Rien, si vous voulez. » Je m’étais retournée ; elle avait écarté son linge ; et j’allais écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. » (152)

    Il va de soi que cette lecture « picturale » des scènes érotiques peut s’appliquer également à la fameuse scène d’orgasme (144-145), qualifiée effectivement de « scène » à la page 149.

    Selon Anne Deneys-Tunney, « cette scène définit de manière explicite le pouvoir du récit comme un pouvoir érotique, une voie d’accès au corps. Dans cette scène, ce n’est pas du corps de Suzanne que jouit la Supérieure, mais bien de son discours » (livre, p. 191).

    Et en effet, le passage qui précède l’orgasme (qui le précède ou le prépare : le désir de la supérieure croît à mesure que le récit de Suzanne progresse), donne lieu à une singulière logorrhée orgasmique marquée par la modalité exclamative, où le geste érotique se mêle au discours pathétique :

    « Comment l’éclat de ces yeux ne s’est-il pas éteint dans les larmes ? Les cruelles ! serrer ces bras avec des cordes ! et elle me prenait les bras et elle les baisait. Noyer de larmes ces yeux ! et elle les baisait. Arracher la plainte et les gémissements de cette bouche ! et elle la baisait. Condamner ce visage charmant et serein à se couvrir sans cesse des nuages de la tristesse ! et elle le baisait. Faner les roses de ces joues ! et elle les flattait de la main et elle les baisait. Déparer cette tête ! arracher ces cheveux ! charger ce front de souci ! et elle baisait ma tête, mon front, mes cheveux. Oser entourer ce cou d’une corde, et déchirer ces épaules avec des pointes aiguës ! et elle écartait mon linge de cou et de tête, elle entrouvrait le haut de ma robe, mes cheveux tombaient épars sur mes épaules découvertes, ma poitrine était à demi nue, et ses baisers se répandaient sur mon cou, sur mes épaules découvertes et sur ma poitrine à demi nue ». (144)

    Ce qui frappe dans ce passage, c’est autant l’alternance du geste et de la parole et la confusion des affects qui l’accompagne, que la complaisance du récit dans la description des détails. Est-il besoin pour la narratrice, et pour le marquis censé lire les mémoires, de connaître précisément chacun des gestes de la supérieure, et l’exploration des parties intimes du corps de Suzanne ? Savoir par exemple que ses cheveux « tombaient épars sur [s]es épaules découvertes » et que « ses baisers se répandaient sur [s]on cou, sur [s]es épaules découvertes et sur [s]a poitrine à demi nue » ? Si on en doutait, la simple répétition du mot découverte (négligence ou insistance de Diderot ?) est là pour introduire le soupçon. Il s’agit bien de « faire voir » au marquis, et de le mettre, comme la supérieure, en situation de désirer ce corps offert au regard et à la convoitise sexuelle.

    Suzanne, le lecteur et les vieillards

    Comme l’écrit justement Ch. Martin, « bien des images audacieuses, en particulier dans la dernière partie du roman, sont décrites avec trop de complaisance pour qu’on ne soupçonne pas que Suzanne les ait jugées aptes à susciter les convoitises imaginaires de son destinataire masculin » (Foliothèque, p. 105).

    Par-delà ces scènes érotiques, l’ingénuité de Suzanne est mise à mal dans plusieurs scènes du roman. Suzanne paraît assez consciente de son pouvoir de séduction (ne lui rappelle-on pas fréquemment qu’elle est belle ?) mais elle l’est peut-être moins de sa volonté de séduire. C’est pourtant ce qu’elle avoue dans une scène moins souvent commentée, celle de sa rencontre avec le père Le Moine, qui donne lieu à un portrait enthousiaste et marqué au coin du désir, du personnage :

    « C’est un cordelier ; il s’appelle le père Le Moine ; il n’a pas plus de quarante-cinq ans. C’est une des plus belles physionomies qu’on puisse voir […] Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là, et moi-même je me suis surprise plusieurs fois, sur le point d’aller à la grille, arrêtée tout court, rajustant mon voile, mon bandeau, composant mon visage, mes yeux, ma bouche, mes mains, mes bras, ma contenance, ma démarche, et me faisant un maintien et une modestie d’emprunt qui duraient plus ou moins selon les personnes avec lesquelles j’avais à parler. » (161)

    Ce portrait est surtout l’occasion de révéler au lecteur un geste de coquetterie, geste déjà reconnu dans la scène au miroir, qui sera de nouveau confirmé à la conclusion de ses mémoires (« je suis une femme, peut-être un peu coquette, que sais-je ? » (195).

    S’agissant des potentialités érotiques des tableaux qui concernent Suzanne, on est frappé par le nombre important de scènes de déshabillé ou de déshabillage dans le roman (pages 24, 61, 93, 110, 122-123, 127, 136, 144, 149.

    Même lorsqu’il s’agit de scènes violentes, on voit là encore comment Suzanne fait le choix de détailler précisément les parties de son corps mis à nu. Ainsi, après la perte de son procès et les représailles qui s’ensuivent, elle raconte ainsi la scène où la supérieure vient la trouver sans sa cellule :

     

    « je me déshabillai, ou plutôt on m’arracha mon voile, on me dépouilla et je pris cette robe. J’avais la tête nue, les pieds nus, mes longs cheveux tombaient sur mes épaules, et tout mon vêtement se réduisait à ce cilice que l’on me donna, à une chemise très dure, et à cette longue robe qui me prenait sous le cou et qui me descendait jusqu’aux pieds. » (109)

    Quand on sait ce que signifie l’image des cheveux défaits dans l’imaginaire sexuel de l’Ancien Régime, on comprend mieux la force érotique du détail des « longs cheveux » qui tombent sur les épaules de la jeune femme. Une page plus loin, le lecteur assiste à un nouveau déshabillage, où l’on retrouve la mention des longs cheveux défaits : « on me déshabilla jusqu’à la ceinture, on prit mes cheveux qui étaient épars sur mes épaules, on les rejeta sur un des côtés de mon cou » (110).

    On pourrait encore évoquer le déshabillage imaginaire (dont à peine à croire que Suzanne en ait été le témoin !) d’une certaine « Sœur Sainte-Augustine ». La narratrice raconte (invente ?) le dialogue de la supérieure avec cette religieuse dont il n’a pas été question jusque-là : « Sœur Sainte-Augustine, mais tu es folle d’être honteuse, laisse tomber ce linge, je suis femme et ta supérieure… Oh la belle gorge ! qu’elle est ferme ! … et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes ! non, non, il n’en sera rien. » Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices et la renvoie dans sa cellule » (123).

    À propos de la « gorge », cette partie du corps de Suzanne est évoquée six fois dans le roman (et une fois celle de cette Sainte-Augustine), et ces évocations sont la plupart accompagnées du qualificatif « belle ». Dans un couvent où, en principe, les religieuses découvrent rarement leur poitrine, on conviendra que le lecteur puisse s’en trouver quelque peu surpris. Les tableaux de corps dénudés, dévoilent ainsi au sens propre, ce que le voile de la religieuse ne permettrait pas de voir.

    Les scènes-tableaux que propose Suzanne ne peuvent donc se comprendre que si on les replace dans le contexte de l’énonciation, et la forme de la lettre-mémoire adressée au marquis. Cette présence d’un regard masculin détermine sans doute en partie le projet de « peindre », d’autant que le marquis est, comme on le sait, « connaisseur » en peinture. Mais le regard masculin conditionne également le « caractère » de l’écriture même des mémoires et justifie des semblants d’hésitation :

    « Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi, mais puisque je n’ai point eu honte de ce que j’ai fait, pourquoi rougirais-je de l’avouer ? Et puis comment supprimer dans ce récit un événement qui n’a pas laissé que d’avoir des suites ? Disons donc que j’ai un tour d’esprit bien singulier ; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j’écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables ; mon âme est gaie ; l’expression me vient sans peine ; mes larmes coulent avec douceur ; il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m’écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l’expression se refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s’en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un. (182-183)

    Tout se passe, comme si Suzanne entendait absolument, tout dire, tout peindre, tout dévoiler, à charge pour le marquis de s’autocensurer en sautant les passages du mémoire susceptibles de le déranger (« et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits »).

    Y a-t-il une manière plus fine de susciter l’intérêt du lecteur, pour ne pas dire sa concupiscence ?

    Le marquis n’est sans doute que l’hypostase de tout lecteur masculin, et avant lui, de tous les hommes capables de reconnaître le pouvoir de séduction de Suzanne.

     

    Le texte dit de différentes manières la dimension transgressive du regard (regard masculin, mais pas uniquement), regard convoqué et récusé à la fois.

    La monstration permanente du corps de Suzanne dans le texte qui met le lecteur en position de voyeur, a souvent été commentée. Elle renvoie à un dispositif connu dans le roman des Lumières (voir sans être vu), mais elle fait aussi écho à un tableau sur lequel Diderot revient à plusieurs reprises dans les Salons, qu’on a coutume d’appeler Suzanne et les vieillards (la dénomination varie toutefois selon les œuvres). Le traitement pictural de cet épisode tiré du livre de Daniel dans la Bible, dans lequel Suzanne, qui ne se sait pas regardée, prend son bain, n’a pas manqué d’intéresser Diderot. S’en est-il souvenu au moment de composer le roman de La Religieuse ? Ce dispositif l’a-t-il inconsciemment influencé ? Dans le cas du tableau de peinture, le thème de Suzanne et les vieillards permet de développer une représentation double du voyeurisme, avec d'une part les vieillards qui observent Suzanne dénudée et d'autre part le spectateur de l’œuvre, qui observe également le corps de la jeune femme.

    Mais un vieillard peut en cacher un autre.

    L’insistance du roman à montrer Suzanne en situation d’être regardée et d’être dénudée, est peut-être une manière de reproduire autrement cette scène topique de l’histoire de la peinture. Dans le récit de Suzanne, le regard des religieuses se substitue à celui des vieillards, au profit du lecteur lui-même. Par ce moyen, il se trouve à la fois invité à voir, et innocenté de toute tentation lubrique.

    On distinguera deux cas de figures, bien que l’effet produit soit globalement le même : soit que le regard que les religieuses portent sur la nudité de Suzanne, et l’acte de lui ôter son voile, apparemment exempt de velléité libertine, permettent au lecteur de regarder le corps dénudé de Suzanne à bon compte, soit que le regard concupiscent de la Mère lesbienne invite ce même lecteur à voir avec elle, de manière complice, ce corps appétissant – un lecteur qui peut, au passage, s’indigner vertueusement de la lubricité de la supérieure. Dans les deux cas aussi, la posture morale du lecteur-spectateur est sauvée.

    On comprend pourquoi une lecture libertine du roman ne saurait être totalement exclue, à condition de voir comment Diderot ménage ici la figure du lecteur et le dédouane de toute intention immédiate de lubricité. Comme Suzanne, le lecteur reste « chaste », alors même qu’il occupe la situation de voyeur qui caractérise les vieillards lubriques du tableau.

     

    Le récit de son histoire par Suzanne vise ainsi à orchestrer le conflit entre différents tableaux concurrents, celui pathétique, de la victime expiatoire, et celui, érotique, de la jeune femme éminemment désirable, tableaux concurrents mais susceptibles de se superposer.

    Cette série de tableaux vivants intensifient l’émotion du geste et de la parole. À rebours de la fixité et de l’immobilité qui caractérise une certaine rhétorique picturale, le roman de Diderot donne à voir des images en mouvement, des tableaux-scènes ou des scènes-tableaux, capables de provoquer des sentiments apparemment contraires, mais dont la rencontre fait sens dans le cadre de la réflexion esthétique élaborée par Diderot. Cette mise en scène conduit à conférer au corps un fort investissement, et lui donne une puissance de symptôme. Elle dit simultanément le pouvoir du récit et le pouvoir du corps, et la manière dont le lecteur les investit.

    Le motif de la scène-tableau, si souvent exploité dans La Religieuse, montre ainsi à quel point l’acte de raconter relève de la performance : performance de la peinture, performance de l’écriture, toutes deux capables de restituer l’énergie pathétique et l’intensité érotique de l’instant.

    Notes

    1

    Diderot, Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », éd. procurée par Laurent Versini, t. V, p. 1309. Dans les Salons, Diderot exprime à plusieurs reprises cette velléité d’être peintre. Sur ce sujet, on peut rappeler ce qu’écrit Gilles Gourbin dans son article « Diderot ou l’art d’écrire » (https://doi.org/10.4000/leportique.2633) : « Passant du regret de n’être qu’écrivain (« Ah ! Si j’étais peintre ! », Salon de 1765) à la prétention d’être peintre tout autant en reprenant le mot fameux du Corrège (« Et moi aussi je suis peintre », Salon de 1763), Diderot exprime en maints endroits le parallèle entre la littérature et la peinture. Certes, encore en 1765, Diderot considère parfois la poésie comme supérieure à la peinture, mais dès 1767, en dépit de quelques formules ambiguës (« Ce n’est pas de la poésie ; ce n’est que de la peinture », Salon de 1767), Diderot recherche une forme d’équivalence textuelle des représentations picturales. La peinture partage en effet avec la poésie, comme avec les autres arts, la finalité commune de toucher le cœur : « la peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux ; si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moindre partie du chemin », Salon de 1765.

    2

    Les références à La Religieuse sont données dans l’édition de Florence Lotterie, GF Flammarion, 2009.

    3

    Pensées détachées sur la peinture, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », éd. procurée par Laurent Versini, t. IV, p. 1033.

    4

    Diderot, article « composition » de L’Encyclopédie, tome IV, 1754.

    5

    Pour les êtres compatissants et sensibles, le tableau des malheurs de Suzanne ne peut qu’intéresser. Mais inversement, l’effet de la bonté du Marquis atteint le cœur de Suzanne comme le raconte Madame Madin dans la lettre qu’elle envoie au Marquis de Croismare : « Je ne saurais vous dire tout l’effet de votre billet sur elle ; elle a beaucoup pleuré… » (205).

    6

    Sur le mot « intéressant », et le verbe correspondant qui signifie à la fois dans la langue classique intéresser et émouvoir, je me permets de renvoyer à mon article, « Les “épreuves de la vertu”. Un topos romanesque, un débat moral », Revue des Sciences Humaines, 254, 1999, p. 107-127. Voir aussi, dans le texte de la Préface-Annexe, ce que Grimm écrit à propos de Diderot et du roman lui-même : « Il est certain que s’il eût achevé cette histoire, elle serait devenue un des romans les plus vrais, les plus intéressants et les plus pathétiques que nous ayons » (198).

    7

    Il s’agit du passage suivant : « […] si nos idées de pudeur et de modestie n’avaient proscrit la vue des bras, des cuisses, des tétons, des épaules, toute nudité ; si l’esprit de mortification n’avait flétri ces tétons, amolli ces cuisses, décharné ces bras, déchiré ces épaules ; si nos artistes n’étaient pas enchaînés et nos poètes contenus par les mots effrayants de sacrilège et de profanation ; si la vierge Marie avait été la mère du plaisir, ou bien, mère de Dieu, si c’eût été ses beaux yeux, ses beaux tétons, ses belles fesses, qui eussent attiré l’Esprit-Saint sur elle […], vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires ».

    8

    René Demoris, « Peinture et cruauté chez Diderot », dans Colloque international Diderot, éd. A. -M. Chouillet, Aux Amateurs de livres, 1985, p. 306.

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